Le syndicalisme (De Leon, 1909)

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Article de Daniel De Leon paru dans le Daily People du 3 août 1909.

 « SYNDICAT  » est le mot français pour ce qu’on appelle en anglais  » Union « . On pourrait en conclure que syndicalism signifierait unionism. Ce n’est pas le cas. Par un de ces caprices irresponsables de la langue, «Syndicalism» est désormais compris partout dans le sens d’une sorte particulière d’ « Unionism« , à savoir, une théorie de l’organisation économique dans le but révolutionnaire de renverser le capitalisme par la force.

Tout le monde, du moins parmi ceux dont les connaissances ne sont pas en-dessous de la moyenne, sait que, pour comprendre une institution, un mouvement, ou un document, l’histoire du pays de ceux-ci doit d’abord être connue. On ne peut bien apprécier une pièce d’Aristophane sans connaître l’histoire de la Grèce; Don Quichotte est un livre hermétique, ou en tout cas, simplement un livre drôle, pour ceux qui ne connaissent  pas l’Espagne, et qui pourrait mesurer le poids de la Fédération civique s’il ne savait rien des conditions américaines? « Le syndicalisme » (Syndicalism), un mot d’origine française, reflète une chose de naissance française. Si on garde cela à l’esprit, alors, d’une part, les Européens non-français qui dénoncent «syndicalisme» d’un revers de main devraient retenir leur plume, et d’autre part, les américains qui voudraient être les imitateurs du «syndicalisme» devrait se rendent compte qu’ils jouent le rôle de singes au pôle Nord, ou d’ours polaires sous les tropiques.

Ce point peut être mieux compris en focalisant sur deux types représentants deux courants apparemment opposés du Mouvement en France : Guesde, l’anti-syndicaliste, et Lagardelle ou Hervé, pro-syndicalistes.

A Nancy, en 1907, Guesde a exprimé son point de vue sur l’organisation économique comme un lieu où les hommes sont attirés par la recherche de gains matériels individuels immédiats. L’organisation économique, selon lui, n’est pas et ne pouvait être un corps animé d’un idéal élevé, encore moins des idéaux supérieurs de la République socialiste. Cet idéal ne pourrait être poursuivi que par le mouvement politique. Pourtant, Guesde terminait son discours en disant que cela ne signifiait en aucun cas la négation du recours à la force. L’heure de celle-ci arriverait à coup sûr. Les hommes du Parti prendraient les armes. (Notez bien).

Lagardelle, dans son style scolastique, et Hervé, à sa façon « marteau et pinces » entrecoupée d’esprit et de satire, ont ridiculisé les attentes excessives de leurs adversaires tournés vers le mouvement politique. L’auditoire, composé de délégués à  la convention d’un parti politique, a noté que ni Lagardelle ni Hervé ne répudiaient pour autant l’action politique. Ils disaient toutefois que l’organisation économique avait une mission pré-éminente, et qu’il fallait réunir en son sein les éléments insurrectionnels qui fourniraient la force nécessaire pour renverser le joug capitaliste. (Notez bien, ici aussi).

À première vue, il semblerait que les deux tendances soient inconciliables, qu’elles ne soient pas les branches d’un même tronc et que soit l’une soit l’autre doive être une bizarrerie. Pas du tout. A ce stade de maturité du mouvement international, il n’y a pas trace de ces manifestations, qui en plus de trahir une faiblesse intellectuelle, relèvent généralement aussi de la malhonnêteté intellectuelle. Les forces tant de Guesde que de Lagardelle-Hervé sont intellectuellement puissantes et propres. Elles sont les enfants de parents identiques: leurs principes trouveront eux-mêmes une réponse dans une pratique identique.

Une connaissance des conditions françaises le montre clairement.

Hervé a déclaré à Stuttgart à l’auteur de cet article que le facteur qui agit comme l’élément dissuasif le plus puissant sur ​​les classes dirigeantes pour ne pas pousser le prolétariat à l’extrême, c’est de savoir que « sur le continent tous savent se servir d’une arme ». L’observation est riche de conclusions qui portent directement sur ​​le «syndicalism», et guère moins directement sur ​​le cours des événements dans d’autres pays:

Premièrement: Dans un pays où le service militaire obligatoire a non seulement rendu les gens habiles dans le maniement d’un fusil, mais les a familiarisés avec la tactique militaire, un appel insurrectionnel aux armes ne peut imaginer réunir 50.000 hommes sans que la grande majorité d’entre eux soient facilement vite organisables. Au sein d’une masse éduquée militairement des chefs et  lieutenants seraient reconnus spontanément et la force organisée insurrectionnelle serait sur pied.

Deuxièmement: Dans un pays comme la France, où, bien qu’il n’y ait pas de grand capitalisme pour aligner le prolétariat  en bataillons pour une organisation insurrectionnelle industrielle, et fournir ainsi à la Révolution, comme équivalent d’une force militaire, un puissant moteur de force physique non-militaire, mais où, d’un côté, le service militaire obligatoire a amplement préparé le terrain à une insurrection organisée, et dans lequel, d’ailleurs, les traditions nationales ont vite fait de se tourner vers de telles méthodes, dans un tel pays donc, la seule vraie différence entre Guesde et Lagardelle-Hervé est dans ce qui reste d’anciens sentiments inconscients. Il y a une différence d’importance, salutaire aux deux. Elle préserve l’anti-syndicalisme du danger possible de se perdre dans les labyrinthes de ce que Marx appelait le «crétinisme»  du parlementarisme bourgeois, et préserve le syndicalisme de se précipiter, mu par une impétuosité prématurée. Il y a une différence qui marque les peu mûrs, et d’autres un peu trop mûrs. Finalement, c’est une différence qui prouve l’identité de la tâche à laquelle les deux courants se tiennent et où éventuellement ils se fondent.

Troisièmement: Dans tous les autres pays européens, où, comme en France, le service militaire obligatoire prépare le terrain à l’insurrection militaire organisée, mais où, contrairement à la France, le tempérament et les traditions sont autres, les pensées du « syndicalism » semblent sauvages à l’heure actuelle, comme naturellement, elle sembleront rationnelles et seront adoptées quand les temps seront mûrs. Le rejet actuel du « syndicalism » dans ces zones, à condition qu’il ne s’agisse pas d’une condamnation d’un coup de balai, est impératif, même pour ceux qui peuvent voir plus loin. Toute autre politique de leur part n’aurait d’autre effet que celui, néfaste, de donner du grain à moudre au moulin détraqué de l’Anarchie.

Quatrièmement: Dans un pays comme les États-Unis, où, contrairement à la France et à d’autres pays européens, il n’y a pas de service militaire obligatoire qui puisse préparer le terrain à l’insurrection militaire organisée, mais où, d’autre part et contrairement à partout ailleurs, le capitalisme est à maturité, alignant le prolétariat en bataillons pour une insurrection industrielle, ainsi tout prêts pour la Révolution, comme l’équivalent d’une force militaire, avec une puissante force physique non militaire, dans un tel pays, le syndicalisme n’a pas sa place. Dans un tel pays, quiconque soutient la phraséologie du syndicalisme est aussi ridicule que le serait un singe dans le Grand Nord, ou un ours polaire dans les déserts torrides. L’atmosphère socio-politique les rend freak-frauds (des fraudes bizarres).

Cinquièmement: Dépouillé de certaines expressions occasionnelles, le « syndicalism » n’est pas l’ «Industrial unionism » . Le « syndicalism »   ne met guère l’accent sur la STRUCTURE de l’organisation économique – il ne peut le faire que le développement capitaliste dans le pays natal ne lui en fournit pas la base – , il le met principalement sur la FONCTION de l’organisation économique, pour lui la force physique. Le syndicalisme industriel, au contraire, produit du capitalisme américain hautement développé, met l’accent sur ​​la STRUCTURE de l’organisation économique, la FONCTION de celle-ci – le renversement de l’État politique et prise du pouvoir comme État socialiste ou industriel – découlant de sa structure.