1965 La Peste brune (I: Avant la catastrophe) [Guérin]
Publié par Spartacus, Série B n° 152, mai 1996 (réédition 2018). Première mise en ligne par http://raforum.apinc.org.
Avertissement de l’auteur :
Cette première partie est le récit d’un voyage à pied entrepris, en août-septembre 1932, à travers l’Allemagne, alors pré-hitlérienne. J’en rapportai une série d’articles qui parurent à l’automne de la même année dans divers périodiques : le magazine Vu ; l’hebdomadaire Monde, que dirigeait Henri Barbusse, la revue syndicaliste-révolutionnaire la Révolution Prolétarienne ; le magazine communiste Regards.
A l’époque, l’éditeur que je pressentis ne crut pas devoir rassembler ces témoignages qui, dans mon esprit, devaient servir d’introduction à mon reportage sur l’Allemagne de l’année suivante : la Peste brune a passé par là. Les relisant avec le recul des années, il ne me paraît pas possible de les publier tels quels. Ils font parfois double emploi. Ils manquent d’homogénéité. Ils s’écartent de temps à autre du sujet essentiel : la montée du national-socialisme. C’est pourquoi j’ai préféré, à l’aide de cette matière première, rédiger, en style autobiographique, le récit de mon premier voyage. Le texte que l’on va lire est, de ce fait, inédit. Il ne figurait pas dans les éditions de la Peste brune antérieures à la présente édition Maspero de 1965.
À la fin août 1932, je décide d’entreprendre en Allemagne un grand voyage à pied, sac au dos, selon les rites germaniques. Avec le camarade qui m’accompagnera, nous nous y préparons avec ardeur. Au pied du fort de Romainville, notre voisin, le canal de l’Ourcq étale sa ligne droite. Pour mieux nous entraîner, nous revêtons notre tenue complète de marcheurs à pied, blouson, culotte courte de velours, lourds brodequins et grosses chaussettes de laine ; nous chargeons notre rucksack du poids respectable qu’il pèsera effectivement au cours de notre périple. Et, cartes en main, nous repérons exactement, sur les berges du canal, une distance de 12,5 km. D’une allure souple et régulière, redressant la tête, creusant les reins, bombant le torse, nous franchissons chaque jour cette distance. Parvenus au point d’arrivée, nous esquissons un demi-tour quasi militaire et refaisons, en sens inverse, le même kilométrage, indifférents au soleil ou aux intempéries, prêts à tout affronter.
Et c’est enfin le départ, le soir du 9 août 1932. Un camionneur qui fait chaque nuit le trajet Paris-Strasbourg a bien voulu nous charger dans son poids lourd. L’énorme véhicule saute avec un bruit de ferraille sur le pavé de Pantin. Dans la remorque, entre deux rouleaux de linoléum, à l’imposant diamètre, nous avons, mon compagnon et moi, logé nos corps meurtris, nos sacs bourrés et difformes que surmonte une gamelle. Au volant, dans la cabine où nous les rejoignons de temps à autre pour faire la causette, de grands gars d’Alsace placides et blonds. Il suffit de soulever la bâche de notre remorque pour prendre connaissance avec le paysage. Mais, le plus souvent, rois fainéants vautrés sur des colis rugueux, nous laissons se dérouler le fil des heures. Et quand la nuit venue, les conducteurs, harassés, font halte au bord de la route, nous courons dans un champ voisin d’où nous rapportons, pour arrondir les angles et amortir les chocs, de moelleuses gerbes de blé fraîchement coupé.
Au seuil de la Forêt-Noire, je déborde d’un optimisme que les vicissitudes des luttes sociales n’ont pas encore ébranlé et que mon compagnon, petit-bourgeois sceptique et insouciant, ne partage guère. Après une si longue période d’inaction stérile, dans un vieux pays dégénéré, je vais peut-être enfin me trouver au cœur de l’action, dans cette Allemagne jeune, moderne et dynamique que, depuis ma jeunesse, je n’ai cessé d’admirer. C’est ici que triomphera le socialisme ou nulle part. C’est ici que s’est formée la classe ouvrière la mieux organisée, la plus cultivée du monde. Ici que les contradictions économiques et sociales ont atteint un point de tension extrême. Ici que va sonner l’heure de l’explication décisive entre le bloc formidable du salariat et les mercenaires du grand capital.
Et pourtant les germes d’une maladie mortelle minent déjà cette chair en apparence resplendissante. L’atmosphère est lourde, les oiseaux volent bas, comme avant l’orage. Plus je m’enfoncerai au cœur de ce pays, plus je déchanterai. En vérité, malgré çà et là quelques apparences trompeuses, tout annonce, tout fomente — sans que j’en aie encore une pleine conscience — la victoire du fascisme hitlérien.
Par une belle fin d’après-midi s’achève notre première étape outre-Rhin. Déjà 25 kilomètres dans les jambes et, sur les épaules, malgré que nous nous soyons entraînés pour cette distance, les courroies pèsent un peu. Nous traversons un village qui paraît coquet en comparaison des nôtres, avec ses maisonnettes blanches fraîchement repeintes, ses fenêtres garnies de géraniums. Tel le cheval qui sent l’écurie, nous marchons d’un pas plus allègre lorsqu’à la sortie de la petite agglomération, à l’écart et entouré d’arbres, apparaît le gîte que nous cherchions : l’auberge de la jeunesse. Chaque soir, de la même manière, nous nous retrouverons comme chez nous.
La salle commune est déjà pleine : jeunes de quinze à vingt ans, cheveux blonds, voix mâles, visages volontaires. Une chemise de sport kaki ou verte, aux manches retroussées, découvre leurs avant-bras bronzés par le soleil. Des genoux sculpturaux émergent d’une culotte courte en velours ou en peau que complète souvent une paire de bretelles tyroliennes avec sa large plaque de cuir rectangulaire, formant comme un pont entre les pectoraux. Les jambes sont halées, muscles tendus et durs. De grosses socquettes retombent sur de forts souliers luisants. Certains ont conservé sur la tête, posée crânement, une petite calotte du type ecclésiastique, en feutre gris, découpée dans le fond d’un vieux chapeau.
Nous ne tardons pas à lier connaissance. Notre qualité de Français nous vaut un accueil fraternel.
— Franzose ? Pas possible ! On voit des Franzosen si rarement.
Puis c’est une volée de questions:
— Chez vous aussi il y a beaucoup de chômage ?
— Est-il vrai, ce qu’on dit, que les Français sont si riches, qu’ils ont tant d’or ?
— Vous avez le service militaire obligatoire ?
— Comment donc nous appelez-vous ? Des… des… Boches.
Nous répondons tant bien que mal. Autour de nous, le cercle s’est formé, un cercle au centre duquel je me sens bien. Je lis dans les regards un besoin de communication directe, par-delà les frontières artificielles, les journaux et les discours mensongers, un étonnement de se sentir pareils.
Sur une table, un «livre d’or». Chacun est invité à y inscrire son nom, laisser une trace — pensée, poésie ou dessin — de son passage. Sur le feuillet de garde, ce vain avertissement: «On est prié d’oublier la politique au seuil de ce livre.» Pourtant, quand je le feuillette, je vois la politique sourdre à chaque page. Elle tourmente ces jeunes au point qu’ils ne peuvent, malgré l’ambiance neutre de l’auberge, s’en abstraire. Une main a écrit: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !» Mais une autre a biffé l’appel d’un trait de plume rageur. Ailleurs, ce sont les trois flèches socialistes qui transpercent la croix gammée. On nous explique que cette passion est plutôt récente.
Quand je décris, en comparaison, la jeunesse française indifférente, ignorante, engourdie par l’opium des journaux sportifs on me répond qu’il n’y a pas si longtemps la jeunesse allemande s’intéressait beaucoup plus aux champions et aux stars qu’à Hitler ou à «Teddy» Thälmann. Mais le chômage, la misère, l’entrée en scène tapageuse du national-socialisme ont tout changé. Au fond des regards de mes jeunes compagnons d’un soir, je lis, parce qu’ils ont dix-huit ans, la joie de vivre, mais aussi l’angoisse et la faim. Ces auberges, luxueusement aménagées, dans lesquelles de beaux fourneaux sans emploi contrastent avec les ceintures qui se serrent, suggèrent un monde périssable. La contagion du fanatisme politique a gagné jusqu’aux impubères. Un gamin de treize ans me crie son amour pour le Führer, une fillette m’explique gravement le dernier discours du chancelier von Papen. Peu ou prou de non-engagés. Chacun a pris parti.
La salle commune s’est vidée peu à peu. Pourtant, aux extrémités opposées, deux groupes demeurent. Dans la pénombre, de petits écoliers tiennent chacun un recueil de chansons à la main. Sous la conduite de leur magister, ils entonnent des airs martiaux où il est question de héros victorieux et d’ennemis en déroute. Trois solides gaillards de Westphalie, prolétaires sans nul doute, les écoutent avec satisfaction puis, avec eux, reprennent en chœur le refrain. A l’autre bout de la salle, d’autres «ajistes»,1 indisposés par cette démonstration, observent, muets, renfrognés. L’un d’eux serre dans ses doigts crispés la Rote Fahne, le quotidien communiste. Et comme j’essaie, en vain, de le faire parler, il me montre, d’un signe de tête, le camp adverse et hausse les épaules. Jusqu’à l’heure réglementaire de l’extinction des feux, nazis et révolutionnaires resteront ainsi face à face, dans un état de veillée d’armes.
Un jeune, plus loquace, ou plus lucide, murmure à mon oreille, tandis que nous gagnons notre dortoir:
— Vois-tu, nous sommes dressés les uns contre les autres. Les passions sont chauffées à blanc au point qu’il nous arrive de nous entre-tuer, mais nous voulons au fond la même chose…
— Vraiment ?
— Oui, la même chose, un monde nouveau, radicalement différent de celui d’aujourd’hui, un monde qui ne détruise plus le café et le blé, tandis que des millions d’hommes ont faim, un nouveau système. Mais l’un croit dur comme fer qu’Hitler le lui donnera et l’autre que ce sera Staline. Il n’y a entre nous que cette différence…
Et c’est pourquoi dans la chambrée, avant que les lumières ne s’éteignent, retentira, de cinquante coffres sonores, un vieux chant de vagabonds de la route, que le nazi entonne avec autant de conviction que le socialiste ou le communiste:
Quand nous cheminons côte à côte
Et chantons les airs anciens
Dont les bois nous renvoient l’écho,
Alors, nous le sentons, il faut que cela arrive :
Avec nous viennent les temps nouveaux !
Avec nous viennent les temps nouveaux !
Unanimité à peine fêlée par la discordance des trois cris antagonistes, proférés ensemble, tel un bonsoir ou un final défi :
— Heil Hitler !
— Freiheit !
— Rot Front !
Pourtant les dilettantes, les poètes, les rescapés romantiques et littéraires de la Jugenbewegung («mouvement de jeunesse») d’avant 1914 n’ont — pas encore — totalement disparu. Témoin ce groupe d’étudiants, que nous rencontrons le lendemain sur la route, vêtus d’un simple short, à peu près nus sous un soleil de plomb. Une invraisemblable vaisselle s’accumule sur leurs échines bronzées. On dirait une caravane de chameaux porteurs de denrées. Ces joyeux lurons s’entêtent à préférer le naturisme aux controverses politiques. Et ils susurrent, en s’accompagnant d’une guitare, ces vers, si pacifiques, d’un poète tombé au front2 :
Et mon cœur, mon cœur chante
Un air qui lui aussi monte vers le ciel,
Un air très léger et très doux
Un air aussi délicat, aussi tendre
Qu’un petit nuage fuyant à travers l’azur
Comme un flocon de duvet dans la brise…
Mais, dans cette Allemagne de l’été 1932, les «ajistes» qui cheminent par goût sont moins nombreux que les vagabonds par nécessité. Un demi-million de jeunes chômeurs, au bas mot, errent sur les routes. Ils n’ont droit à aucun secours, le plus souvent parce qu’un membre au moins de leur famille a conservé un emploi. Las de se tourner les pouces dans leur triste faubourg et d’être à charge au foyer paternel, ils partent avec le printemps et roulent leur bosse jusqu’à la fin de l’automne. Certains déambulent ainsi depuis plusieurs années, sans but, vivant d’aumônes, gîtant dans des asiles ou des étables. Ils sont, en général, deux sur les routes les plus circulantes, une grosse canne ou un bâton de pèlerin à la main, pillant les arbres fruitiers, pratiquant ce qu’on n’a pas encore baptisé «auto-stop». Quand ils forment un groupe, l’un joue d’un instrument, tandis que les autres, musiciens-nés comme le sont les Allemands chantent en chœur. Ils sont blagueurs et fatalistes, certains même cyniques et serviles : si l’on veut manger, il faut savoir ne déplaire à personne. Ceux-là, le jour venu (et nous ne savons pas encore que ce jour est si proche) se vendront au plus offrant ; ou bien leurs rancœurs trop longtemps accumulées, exploseront avec brutalité et, sur les boucs émissaire qui leur seront désignés, ils cogneront à tour de bras.
Au bord d’une rivière où nous nous baignons, nous avons fait connaissance avec une paire de copains. L’un, quand il y avait du travail, était cordonnier et l’autre, teinturier. Ils n’ont aujourd’hui pour se vêtir qu’une veste rapiécée à même le torse nu ; et ils me montrent en riant leurs brodequins éculés d’où prennent le frais des doigts de pied, longs et roses. D’une poche déchirée, ils tirent avec précaution un carnet crasseux, leur officiel «livret de nomade». Sur des pages et des pages, c’est une longue suite de noms de localités, inscrits à l’encre ou au crayon, apposés au moyen de tampons. Des noms reviennent déjà deux, trois fois et, sans doute, sur les pages qui restent blanches, reviendront encore. Un cycle infernal. Il ne prendra fin que par l’enrôlement dans les «chemises brunes» ou l’embauche dans les usines d’armement.
Mais, en attendant, le gouvernement préfasciste embarque déjà quelques-uns de ces trimardeurs, à titre de «volontaires» dans des camps de travail militarisés. Crever de faim ou se laisser embrigader, telle est, pour la jeunesse allemande de 1932, l’alternative.
Du pont de Kehl à l’entrée de la Saxe — long itinéraire parcouru tantôt à pied tantôt en train — une impression dominante : la population a déjà basculé du côté des nazis. C’est une épidémie qui exerce partout ses ravages, dans les villes comme dans les campagnes.
Sur chaque place de village, un grand mât insolent, visible de loin, porte un énorme étendard rouge, d’un rouge criard, strié de la noire croix gammée ; les murs de la mairie ou de l’école sont garnis de panneaux d’affichage sur lesquels sont apposés, chaque jour, les pages du quotidien national-socialiste. Sur les tables des brasseries, encartés dans de luxueuses reliures, les magazines du parti.
Je suis entré chez des paysans, afin de leur acheter des œufs et du lait. Sur les murs, des portraits du Führer découpés dans quelque illustré et collés grossièrement.
— Notre sauveur ! articule le père, avec une opaque certitude.
On étale devant moi la pile de tracts hitlériens reçus de la dernière campagne électorale. Il y en a de tous les formats, de toutes les couleurs. Le fils me déclare d’une voix rude qui n’admet ou n’imagine même pas la contradiction :
— La liste nationale-socialiste a eu chez nous la majorité absolue !
La mère, elle, cherche fébrilement dans une armoire. Enfin elle a tiré de sa cachette une boîte de cigares et me la présente. Je proteste que je ne suis pas fumeur. Alors elle l’ouvre, en tire une liasse de billets de banque jaunis et me lance, tandis que le fils me jette un regard dur :
— Tout notre avoir ! Tout ce que nous avons épargné durant vingt années d’un travail de forçats. Cela ne vaut plus rien… pas un pfennig, monsieur ! Les sociaux-démocrates, avec leur inflation, nous ont tout pris.
Dans les villes, battant le haut du trottoir, bottes et baudriers trop neufs ou trop bien cirés, les jeunes SA déambulent. Autour des «Maisons brunes», gardées par de nombreux factionnaires, un État dans l’État qui est déjà l’embryon d’un nouvel État, règne une agitation intense : allées et venues, foule de curieux et de sympathisants.
C’est à Rothenburg, petite ville de Bavière, dont a été préservé le décor médiéval, si parfait qu’il semble en carton-pâte, que j’ai ma première conversation avec un milicien nazi. Fébrile, parlant fort, les yeux injectés, mais avec une courtoisie toute germanique, il m’ouvre son cœur, comme s’il avait un pressant besoin de le soulager.
Petit-bourgeois devenu enragé, il m’explique que, chauffeur de taxi de son métier (et propriétaire de sa voiture), il a longtemps appartenu au Parti social-démocrate. Mais il en est sorti avec dégoût. Il reproche à la fois au «marxisme» d’avoir trahi l’Allemagne et d’avoir trahi le prolétariat. Le voici chef de section d’assaut, et, au sein de son nouveau parti, extrémiste.
— Hitler participera-t-il au pouvoir ?
— Non ! Non ! mille fois non ! hurle-t-il, comme si de crier de la sorte l’apaisait. Tout ou rien !
L’auberge où il nous invite à boire un bock est le siège local du parti. En coup de vent, claquant la porte avec fracas, des motocyclistes en uniforme, gaillards solides, avantageux, botté et casqués de cuir, font irruption. Avec une conviction puérile, notre chauffeur de taxi et la tenancière nous expliquent qu’Hitler fera cesser le chômage, chassera la misère, instaurera le nouveau système.
Et cela recommence dans une petite localité de la Suisse franconienne, non loin de Bayreuth. Une piscine de plein air s’y abrite, entre des rochers couverts de sapins. Autour de nous, des grappes de corps hâlés, détendus, libérés. Mais la politique l’emporte, une fois de plus, sur la nature. Armé d’une pelle minuscule, nu comme un ver, un gosse nous envoie du sable dans les yeux, nous enjambe. Il est si beau, si blond, d’un type germanique si pur que je demande à son père l’autorisation de le photographier.
— Mais bien sûr ! Vous montrerez aux Français le portrait d’un petit Allemand et vous les prierez d’être moins injustes envers son pays…
Et ce naturiste se lance dans une violente diatribe contre le traité de Versailles, contre la France impérialiste. Allongé sous le brûlant soleil, les yeux clos, les mains derrière la nuque, il réclame le droit au service militaire obligatoire, non pas, m’explique-t-il, pour faire la guerre, mais pour «discipliner» la jeunesse. Comme j’essaie de lui opposer des arguments dans lesquels il flaire un relent de «marxisme», il s’emporte contre les chefs sociaux-démocrates qui, depuis quatorze ans, dit-il, ont travaillé, non pour la classe ouvrière, mais pour s’emplir les poches.
Et soudain :
— Enfin, voyons, répondez franchement : souhaiteriez-vous pour le prolétariat allemand, puisque, semble-t-il, vous vous intéressez à lui, un régime du type stalinien ?
Dans un compartiment de chemin de fer, j’ai tiré de mon rucksack une liasse d’illustrés communistes, que je commence à parcourir. Un ouvrier en tenue de travail, à la démarche pesante monte, s’assied à la place voisine.
Comme je remarque qu’il jette un furtif coup d’œil sur mes journaux, je les lui prête. Il se met à les lire attentivement, un à un, sans mot dire. Mais, à l’autre bout du compartiment, je n’avais pas prêté attention à deux jeunes gens : sur leur veston de coupe élégante, la croix gammée. Ils n’ont pas bronché, mais surveillent leur proie du coin de l’œil.
Et quand, arrivé à destination, l’ouvrier se lève, tire du filet le petit sac qui contient sa gamelle, l’un d’eux se dresse, lui tend le Völkischer Beobachter, le prie, poliment, mais impérieusement, de l’emporter. Une seconde d’hésitation, puis l’homme apeuré, se résout à prendre la feuille, salue gauchement d’un coup de casquette, disparaît.
Dans la petite ville où nous faisions halte, un après-midi, une fête enfantine se déroule sur la place principale. Idyllique spectacle. Fils et filles de travailleurs, la tête ceinte d’une couronne de fleurs, dansent en rond, chantent en chœur d’une voix cristalline.
Je souffle à mon compagnon:
— C’est sûrement une fête ouvrière.
Il fait une moue sceptique, et il n’a pas tort. A la nuit tombante, nous retrouverons, en effet, ces enfants, par ribambelles, dans la rue, sur le chemin du retour. Leurs parents, prolétaires endimanchés, les conduisent. Chaque gosse porte avec fierté, au bout d’une tige de bois, un lampion aux couleurs rutilantes, sur lequel se détache, en gros traits noirs, la croix gammée.
Mais, dans les centres industriels, nous rencontrons tout de même des «rouges». Un dimanche, nous entrons dans un gros bourg près de Stuttgart — rues vides, ennui dominical, cantiques et tintements de cloches — lorsque soudain l’Internationale me fait sursauter. Mon compagnon sourit de mon émoi. Je suis en arrêt, comme un chien de chasse, reniflant, cherchant d’où vient le chant. Le son nous conduit jusque dans l’arrière-salle d’une brasserie, où garçons et filles nous accueillent chaleureusement, avec des poings tendus et des Rot Front ! Ils font partie d’un club sportif prolétarien de Stuttgart et, comme ils regagnent cette ville, au terme d’une randonnée dominicale, ils nous invitent à monter avec eux dans leur camionnette. Les filles ont les cheveux coupés, des bras brunis qui pourraient être masculins. Les gars en culotte courte, virils à souhait, ressemblent à des révolutionnaires pour fresques historiques.
Le long du trajet, à travers les interminables faubourgs de Stuttgart, ils entonnent le répertoire entier des chants rouges, soulevant partout l’enthousiasme. Familles en promenade, amoureux en goguette, femmes sur le pas de leur porte, bambins dans le ruisseau, gentils cyclistes au guidon fleuri, tous, le visage illuminé, lèvent le poing et nous crient frénétiquement:
— Rot Front !
Je vais mieux. Je reprends confiance. J’ai senti, tout contre moi, physiquement, ce que je crois être la force du prolétariat révolutionnaire allemand.
Mais le mouvement syndical offre, le plus souvent, et surtout dans les grandes villes, un spectacle beaucoup moins réconfortant. Ainsi la Maison du peuple de Dresde. Maison est trop peu dire. Nous avons devant nous un building colossal, œuvre d’un architecte de la dernière cuvée.
Nous sommes d’abord entrés dans la salle de brasserie, aux profonds fauteuils. Sous nos brodequins de marche, dont soudain nous avons honte, un épais tapis amortit les pas. Atmosphère silencieuse et douillette de bonne chère. Un maître d’hôtel en élégante veste blanche s’avance vers nous, d’abord obséquieux. Mais notre tenue inusitée en ces lieux cossus donne sa voix des inflexions un peu ironiques. Il nous présente la carte : longue liste de mets raffinés, d’un prix manifestement inaccessible aux bourses ouvrières. A une table voisine, deux ou trois gros consommateurs se livrent à une formidable partie de cartes, en avalant de formidables bocks et en donnant de formidables coups de poing.
Et, tout d’un coup, le sens du mot bonze par lequel communistes et nazis s’accordent pour désigner les dirigeants réformistes, prend pour moi toute sa signification. Les joueurs de cartes, nos voisins, ce sont des bonzes. Nous sommes tombés dans un repaire de bonzes. Braves gens au demeurant. Lorsqu’ils apprennent que nous sommes des camarades français, ils nous invitent cordialement à nous joindre à leurs libations. Le teint fleuri, épais, sans flamme, confinés dans leur douillet petit univers bureaucratique et corporatif, ils m’inspirent l’envie de les prendre par le col de leur veste et de les secouer. Sept ou huit millions de prolétaires allemands crèvent de faim et d’autres millions travaillent le ventre à demi vide. Le péril fasciste est à la porte. Mais les bonzes de Dresde se donnent du bon temps.
Comme ils ont la courtoisie de nous faire visiter cette «Maison du peuple» qui n’appartient plus au peuple, nous voici emportés dans des ascenseurs animés du mouvement perpétuel. On les attrape au vol, on en saute sans qu’ils interrompent leur silencieux va-et-vient. D’un seul bond, nous atteignons le sommet : un toit-terrasse où nous recevons, sans préparation, en pleine figure, la ville immense scintillant au soleil.
On ne nous épargne rien, ni les salles de réunions, grandes pièces claires, revêtues de couleurs vives et audacieuses, où les syndiqués, comme s’ils étaient gênés par l’ambiance, observent un silence guindé, ni l’hôtel dont les coûteuses chambres aux meubles de style Louis XV s’ouvrent, en de rares occasions, à des parlementaires sociaux-démocrates en tournée de propagande.
Je me frotte les yeux. La Révolution serait-elle déjà faite ? Mais non, derrière l’esbroufe de ce palais, il y a des millions d’hommes sans pain et sans espoir, et d’autres qui méditent d’arracher à la classe ouvrière ses dernières conquêtes. Le vieux monde se désintègre. L’heure est venue de tout risquer. Pourtant les bruits de la bataille ne franchissent pas ces murs, ils sont amortis par l’insonorisation de ce luxe.
La Maison du peuple de Dresde est le symbole et le produit d’une folie collective. Une mégalomanie de l’américanisation a tourné la tête à toute l’Allemagne. Tandis que les capitaines d’industrie bâtissaient des usines trois fois trop belles et d’une capacité de production trois fois supérieure aux besoins, tandis que les municipalités, les administrations publiques édifiaient des gares, des bureaux de poste ou des auberges de la jeunesse atteints de gigantisme, les bonzes syndicaux, pour ne pas faire moins bonne figure, engloutissaient les gros sous de leurs cotisants en de richissimes bâtisses. Mais, depuis la crise, ce luxe n’empêche pas les revenus des salariés de fondre et, à l’heure où il faudrait se colleter avec les «chemises brunes», il émascule des dirigeants engourdis dans les délices de Capoue.
Comme je me risque à exprimer, avec des précautions de langage, le malaise que je ressens, mon guide m’explique, avec une lyrique obstination :
— Nous voulons que nos chefs aient de beaux bureaux, bien aménagés, parce qu’ils sont nos chefs… Chaque travailleur est fier que la classe ouvrière organisée ait pu réaliser de telles merveilles. Après avoir pénétré dans notre belle Maison du peuple il en sort avec l’idée d’élever sa condition…
Je ne me contiens plus :
— Ne croyez-vous pas, plutôt, qu’il n’aura plus désormais qu’une seule pensée : pour vivre mieux, devenir à son tour un bonze ?
Jamais sans doute langage si peu conformiste n’a troublé la quiétude de ce bureaucrate. Il cherche, en vain, une réponse.
— Et, dites-moi, si les «chemises brunes» envahissaient un jour votre Maison du peuple, comment vous défendriez-vous ?
La langue de mon interlocuteur s’embarrasse dans sa mâchoire:
— Si les… ? Vous dites. Si les… ?
Il sait par cœur combien ont coûté les appareils téléphoniques qui se déploient comme des accordéons, les classeurs métalliques, les fauteuils de bureau si profonds qu’on y perd la notion du temps et de l’espace. Mais cela… Non, vraiment, il n’y avait jamais pensé.
Quant aux communistes, ils ont déjà jeté par-dessus bord, livré en pensée à Hitler, tout cet appareil réformiste. Un grand garçon, maigre, au regard inquisiteur et orthodoxe et qui me dévisage du haut de ses 1,90 mètre, me confie :
— Peu nous chaut que les nazis mettent la main sur ces palais et sur ces bonzes… Nous n’aurons rien à y perdre, nous autres. Au contraire ! Nous, communistes, nous travaillerons beaucoup mieux dans l’illégalité que dans la légalité.
Demain, d’astucieux maraudeurs, profitant du désarroi et de l’indifférence populaires, s’empareront, sans coup férir, de cette vaine richesse. Et dans ces palais, ils substitueront aux bonzes déchus leurs propres bonzes.
Le soir même, à Dresde, le national-socialisme étale devant nous sa force montante. Cela a commencé, dès l’après-midi, par les évolutions, au-dessus de la ville, d’une escadrille d’avions, rapides et bruyants, fonçant pour lâcher une pluie de petits papiers, puis reprenant leur essor, en formation de combat. Et sur les routes qui convergent vers la capitale saxonne, c’est un défilé de nazis à pied, en bicyclette, en camion, accourant de tous les villages. Sur les gradins de l’immense stade sportif, une foule attend, debout. Public populaire, où les petits-bourgeois prévalent. C’est d’abord un interminable défilé militaire. A la faible lueur des projecteurs, au son d’une musique de bastringue, d’une désespérante banalité, les sections d’assaut s’avancent, une à une, drapeau en tête. Quand l’allure ralentit, ils piétinent mécaniquement dans la poussière, les bras ballants, marquant le pas.
Au passage de chaque étendard, dix mille bras se lèvent, saluent à la romaine. Et cela se produit vingt-cinq fois de suite. Après avoir fait le tour complet du stade, chaque section vient se ranger en carré, au centre du terrain, autour de la tribune dressée pour les orateurs. Nous avons devant nous une mer de chemises brunes, au garde-à-vous.
Enfin, le chef attendu apparaît, nu-tête, entouré de gardes de corps, salué par des Heil enthousiastes. Botté et ceinturonné, cravate noire sur sa chemise brune, court sur pattes, chauve, un peu obèse, la lèvre inférieure proéminente, Gregor Strasser fait plus grotesque que martial. Dans le «civil», il était apothicaire, et la panoplie dont il s’est affublé ne réussit pas à camoufler son allure de petit-bourgeois vulgaire. Mais il est très loin d’être sot. Il passe pour le plus doué et le plus «gauchiste» des dirigeants nazis. Certains disent même qu’il est le véritable chef du parti. En fait, sa forte personnalité porte ombrage à Hitler, qui le fera abattre comme un chien le 30 juin 1934.
Pendant deux heures, les haut-parleurs nous transmettront des tirades d’une démagogie fort éloquente et d’un pouvoir de conviction à ne point sous-estimer: «Le fait essentiel de l’heure est que plus de 90% de la population allemande considèrent le régime capitaliste comme ayant vécu et réclament autre chose… une économie nouvelle… un nouveau système…» (Cris de toutes parts : Oui, c’est cela, Jawohl !)
Et l’immense chœur d’entonner, comme un seul homme, le Horst Wessel Lied, dans un élan d’hypnose collective.
Quand nous arrivons à Berlin, le 5 septembre, avec ce léger frisson d’impatience qui accompagne la découverte d’une grande capitale, nous sommes les témoins d’un changement à vue aussi brusque qu’inattendu.
On dirait, en effet, une ville de garnison dont toutes les troupes auraient, à la fois, quartier libre. Faisant contraste avec les juvéniles SA, cette soldatesque est marquée par les stigmates de l’âge. Sont-ce des «territoriaux», comme nous disions en France, ces gros hommes aux fesses monumentales, au ventre redondant, aux uniformes un peu fripés ? Quand ils enlèvent leur casquette verte, d’un abominable vert, un crâne poli comme un galet épanche son trop-plein de sueur dans leur mouchoir à carreaux. Ils cheminent, en groupes compacts, tenant toute la largeur du trottoir, se font photographier au pied du colossal monument équestre de Guillaume Ier, se recueillent sous la coupole de style romain qui abrite le «soldat inconnu». Les lunettes d’or du Herr Doktor alternent avec le monocle du Junker. Des légions de paysans, encore à demi-serfs, traînent des brodequins pesants. La morgue aristocratique des uns alterne avec la vulgarité tonitruante des autres.
De quelle trappe surgit-elle, cette vieille Allemagne militaire et impériale ? Elle a ressuscité, l’espace d’un matin, par la volonté du chancelier von Papen. C’est que les messieurs d’ancien régime, hobereaux, généraux, industriels, barons du Herrenklub (le «club des Seigneurs») n’éprouvent pas une sympathie sans mélange pour les bandes plébéiennes d’Adolf Hitler. Ils se flattent de les contrebalancer par des cohortes plus rassies, trempées dans l’antique discipline prussienne. Ils consentiraient à la rigueur à partager le pouvoir avec ce parvenu qui débuta comme peintre en bâtiment, non à le lui livrer. Ils ont d’autres titres à gouverner le Reich : aux roturiers sans éducation ni expérience, ils céderaient, au besoin, quelques portefeuilles secondaires ; mais à eux les leviers de commande.
C’est pourquoi, à l’occasion d’un congrès annuel, ils ont, à grands frais, rassemblé, dans la capitale, venus des quatre coins du pays, 150.000 anciens combattants de l’organisation dite Stahlhelm (le «Casque d’acier»). Empruntant au national-socialisme ses techniques de propagande, ils espèrent, par un spectacle à grand fracas, par une parade gigantesque, faire la nique à Hitler.
A l’heure où l’on s’attendait au choc décisif entre fascisme et révolution, que vient faire dans le tableau ce spectre d’un passé mort ? En tout cas, s’il ne s’agit que d’une reconstitution historique, ou d’un intermède sans lendemain, le metteur en scène a bien fait les choses.
Ces gros hommes verts, je les vois d’un peu trop près. Sur la plate-forme d’un autobus, me voici comprimé entre leurs rotondités, leurs baudriers et leurs croix de fer. Le «casque d’acier», c’est la réaction crasse, lourde, bête, le petit-bourgeois borné, le cul-terreux indécrottable, le revanchard à tous crins, la Réaction irréversible.
Potsdam, le Versailles du grand Frédéric a, pour un jour, retrouvé la vie. Les drapeaux aux couleurs impériales flottent à toutes les fenêtres. De vieux reîtres ont tiré du camphre leur rutilant et archaïque uniforme et portent avec arrogance le casque à pointe — ce casque que, dans notre enfance, nous dessinions en tremblant, comme les cornes du diable. Dans le grand parc aux hautes frondaisons, ces troupiers bardés de lard offensent la nature, violentent la vue, l’ouïe et l’odorat. Sous les charmilles, autour des bassins de marbre, par paquets serrés, ils avancent au pas cadencé, s’arrêtant soudain au commandement, dans un roulement de talons entrechoqués. Des péquenots, au rude accent de terroir, se montrent du doigt, avec un sourire égrillard, les seins finement ciselés des statues. D’autres, à plat ventre, malgré le havresac qui double grotesquement le volume de leur dos, s’amusent à tenter d’attraper des poissons dans les bassins. Aux pourtours du parc, des cuisines roulantes stationnent, avec leurs cheminées de locomotives préhistoriques prêtes à gaver tous ces ventrus.
Devant le tombeau de la «dernière impératrice d’Allemagne» (petit temple antique recouvert de lierre, à la grille close), les hommes verts se figent avec un bruit sec :
— Jurez ici de replacer l’Allemagne à la tête des peuples ! martèle un géant au regard dur, à la voix carnassière.
— Nous le jurons !
Les «Messieurs» pourtant, seraient imprudents de crier victoire. S’ils ont pour eux les anciens combattants et une partie des cadres de l’armée, leurs points d’appui dans les masses et au Parlement sont plutôt faibles. Ils vont maintenant tenter de consolider leurs fragiles positions.
Le 12 septembre 1932, le Reichstag est convoqué pour une séance qui, murmure-t-on, pourrait bien être «historique». Je ne veux pas manquer ce spectacle, que m’interdit pourtant ma tenue de globe-trotter. Mais un serviable social-démocrate me prête un complet trop large dans lequel je flotte. Et, comme j’ai réussi à obtenir une carte de presse, je fais au palais parlementaire une entrée très digne, en taxi, salué militairement par une haie de Schupos.
L’atmosphère de l’hémicycle me paraît morne en comparaison du Palais-Bourbon. Les individualités ne comptent guère. Sur les bancs qui se garnissent peu à peu, on n’aperçoit que des volumes, compacts et bien tranchés : les groupes parlementaires des partis. Chacun a sa tonalité particulière, ses membres semblent avoir été fondus dans le même moule.
Voici, tout d’abord, majestueuse dans ses bonnes manières, la social-démocratie : on dirait de vieux professeurs de province falots, des dames mûres et un peu collet monté. On a peine à imaginer que ce parti a pu être celui de Bebel et de Wilhelm Liebknecht.
Les communistes sont plus jeunes, plus dynamiques, avec des femmes plus débraillées, mais non moins dignes et attentives. A l’écart de tous les autres groupes, les 89 représentants de la IIIe Internationale donnent l’impression, ou, pour le moins, l’illusion d’un bloc sans fissure.
Puis ce sont les hommes du Zentrum, prélats en civil, aux jaquettes noires aux mines glabres et chafouines ; ensuite les barons engoncés du parti conservateur de Hugenberg ; et, plus à droite encore, la masse provocante, plébéienne, turbulente, des 230 hitlériens. Parmi eux, beaucoup de jeunes hommes, beaux gaillard insolents. Ils n’osent pas encore arborer en séance la chemise brune. Mais les couloirs et les alentours du Reichstag pullulent de miliciens bottés.
Au fauteuil présidentiel, haut siège gothique, apparaît, en veston de ville marron et col mou, élégant et impertinent, une sorte de gros poupon, imberbe, à l’inquiétante mâchoire, mi-bourreau, mi-clown. Il semble prodigieusement s’amuser. Mais lorsqu’il ouvre la bouche sa voix est aussi carnassière que celle du géant vu à Potsdam ; et, dans le fond de ses yeux vagues de morphinomane, passent des lueurs de férocité. Le président Hermann Goering donne aussitôt la parole au député communiste Torgler. En quelques mots brefs, violents, habiles, le stalinien ouvre l’attaque contre le gouvernement. Alignés derrière une table, à droite de la tribune, comme pour un jeu de massacre, les ministres ne bronchent pas. On dirait quelque respectable conseil d’administration de société anonyme.
Goering, après une courte suspension de séance, annonce, sur un ton de couperet, la mise aux voix de la résolution communiste. Le chancelier von Papen se lève, gommeux, déplaisant, très pâle. D’un geste à peine visible, il demande la parole. Mais le terrible poupon présidentiel tourne la tête ailleurs affecte de l’ignorer. Papen tend une seconde fois un index volontaire. En vain. On n’avait jamais vu pareil sacrilège dans un Parlement allemand. Alors, tremblant d’une rage contenue, le chancelier tire de son aisselle un portefeuille rose, se dirige d’un pas rapide vers le bureau présidentiel, tend à Goering un petit papier, puis se retire suivi, en file indienne, de tous ses barons.
Le poupon attrape au vol le papier, le lance dédaigneusement à l’autre bout de son bureau et s’écrie, sarcastique, que le vote sur la résolution communiste continue.
Car déjà les urnes circulent. Quand on dépouillera le scrutin, on saura que la vieille Allemagne spectrale n’a recueilli que 33 voix. Contre elle fascisme et marxisme ont fait bloc.
Et soudain, de son banc de député, un petit singe boiteux a bondi. En deux enjambées il accède au fauteuil gothique et, avec volubilité, force gestes, il fait la leçon au morphinomane. Ainsi chapitré par le Dr Goebbels, Goering proclame alors que le gouvernement est renversé, qu’en conséquence le décret de dissolution du Reichstag, extrait par Papen de son portefeuille rose, est nul et non avenu.
Un bruit se répand dans Berlin comme une traînée de poudre : demain l’armée occupera le palais du Reichstag — une armée de métier de 100.000 hommes, bien entraînés par sept ans de service, équipée à la moderne. Goering devra-t-il jouer les Mirabeau ? Les deux camps de la droite vont-ils s’affronter ? Mais ils ne tardent pas à se raccommoder. Une heure après la séance, Goering, apprend-on, se dégonfle, s’incline devant la légalité constitutionnelle. Le Reichstag, dans lequel le national-socialisme disposait de 230 sièges, est bel et bien dissous. Les fanfarons hitlériens n’ont pas osé se frotter à la Reichswehr.
La vieille Allemagne, pour un bref moment, l’emporte. Mais elle ne désire pas davantage que le national-socialisme un conflit ouvert. En vain, les partis de gauche, plutôt que de s’unir, ont-ils tenté, croyant jouer au plus fin, de dissocier les deux camps adverses. Le Troisième Reich, demain, naîtra, tout à la fois, de la désunion prolétarienne et d’un compromis entre les anciens et les nouveaux messieurs. Le 12 septembre, il est déjà dans l’air.
Un dimanche, dans les environs de Berlin, nous rencontrons par hasard, sur la route, une troupe étrange. Ce ne sont pas, bien entendu, leurs culottes courtes, leurs mollets nus coupés par une brassière de laine, l’énorme et hétéroclite chargement brinquebalant sur leur échine, les volumineux brodequins, qui les distinguent des trimardeurs ordinaires. Mais ils font, comme on dirait aujourd’hui, très «blousons noirs». Visages vicieux, troubles, de voyous. Et sur la tête les couvre-chef les plus bizarres : melons noirs ou gris à la Charlot, vieux chapeaux de femme, aux bords relevés en «amazone» avec plumet et médailles, casquettes prolétariennes du type navigateur ornées, au-dessus de la visière, d’un énorme edelweiss, mouchoir ou foulard, de couleur criarde noué n’importe comment autour du cou, torses à demi nus émergeant d’un tricot de peau très échancré à grosses rayures, bras striés de tatouages fantaisistes ou orduriers, oreilles bouclées de pendentifs ou d’énormes anneaux, culottes de peau surmontées d’une immense ceinture triangulaire, également en peau, toutes deux peinturlurées de chiffres ésotériques, de profils humains, d’inscriptions telles que Wild-Frei (sauvage et libre) ou Raüber (bandits). Au poignet, un énorme bracelet de cuir. Bref, un mélange insolite de virilité et d’effémination.
En tête, un grand gars, aux lèvres sensuelles, aux yeux cernés de noir, porte un étendard. C’est Winnetou, le «caïd» de la bande. Il n’est pas très loquace. Mais il nous en dit tout de même assez pour que nous apprenions l’essentiel : nous avons affaire à une Wild-clique, une bande sauvage, un gang d’adolescents dévoyés, asociaux, une communauté de gars rejetés par la société.
De retour à Berlin, je cours les salles de rédaction de la presse d’extrême gauche pour trouver quelqu’un qui puisse me renseigner sur ces «cliques». On m’envoie à Christine Fournier, ex-femme de l’écrivain libéral Rudolf Olden collaboratrice de l’A.I.Z., l’hebdomadaire illustré que publie Willy Munzenberg, génial affairiste et propagandiste stalinien. Elle a fréquenté ces jeunes vauriens, avec sollicitude et patience. Elle a réussi peu à peu à gagner leur confiance, à se faire admettre dans leur compagnie, à pénétrer leurs secrets jalousement gardés. Dans la Neueweltbühne du 20 janvier 1931, elle a consigné, en une excellente étude, le fruit de ses audacieuses observations.
J’ai devant moi une femme d’environ quarante-cinq ans, au visage encore jeune et séduisant malgré ses cheveux blanchis prématurément, au regard clair derrière les lunettes d’écaille. Mon accoutrement de trimardeur ne semble pas trop l’incommoder : elle a l’habitude.
— D’où viennent ces bandes ?
— Les cliques, en Allemagne, ne sont pas chose nouvelle. Elles sont nées du chaos de la guerre et de l’après-guerre… Dès 1916 et 1917, on pouvait rencontrer dans les faubourgs et la banlieue des grandes villes des troupes du même acabit. C’étaient des adolescents dont les pères étaient au front, les mères à l’usine. Personne à la maison ne s’occupait d’eux. L’inflation de l’après-guerre et, depuis deux ans, le chômage ont multiplié ces gangs. Ils offrent à une jeunesse déracinée, souvent privée de foyer, la vie en commun, la camaraderie, le goût du danger et de l’aventure. Pour échapper à la tentation du suicide, ils se créent un monde à leur fantaisie, un monde reposant sur des préceptes entièrement différents de ceux admis par la morale courante, un monde livré à l’instinct le plus effréné, un monde de haine contre la société qui les abandonne.
— D’où leur devise: Wild-Frei ?
— Wild-Frei, sauvages et libres, rebelles à toute autorité : des révoltés et non pas des révolutionnaires. A eux seuls les noms que se donnent les cliques sont significatifs : Sang de Tartares, d’Indiens, de Cosaques, Crime sauvage, Terreur des filles, Apaches rouges, Amour noir, Ossements sanglants, Pirates des bois, Gosiers à la gnole. Ils ont tous lu Karl May, notre Gustave Aimard, et Winnetou, surnom qu’ils affectionnent, est celui du dernier des Indiens Apaches…
— Et leur vie sexuelle ?
— Chaque clique a son abri, dans un grenier, une cave, un entrepôt et le seul meuble de ce refuge clandestin est le stoszsofa, le sofa où s’accomplit le coït. Mais ce n’est pas tout…
Mon interlocutrice baisse la voix :
— … Il y a les rites secrets d’initiation… La nuit, dans quelque bois désert, au bord d’un des nombreux lacs qui entourent l’agglomération berlinoise. Les épreuves sont parfois terribles : combats au couteau, immersion, tout habillé dans le lac ; épreuve du feu ; acte d’amour pratiqué par le postulant devant là «clique» dans un temps fixé que le «caïd» contrôle, chronomètre en main. Mais il y a pire encore…
A ce moment, Mme Olden, appelée au téléphone dans la pièce voisine, me laisse seul. J’en profite pour m’emparer d’une enveloppe bourrée de photographies, auxquelles elle a fait allusion mais que, sans doute, elle n’a pas osé me montrer. Et je tombe sur une collection d’adolescents nus, suspendus par les poignets à une branche, ou ligotés, les mains derrière le dos, au sommet d’un arbre, tandis qu’autour du patient les membres de la clique, nus également, brandissent des emblèmes phalliques.
Quand Mme Olden revient, j’ai déjà eu le temps de réintégrer les images dans leur enveloppe.
— La fête de l’initiation, conclut-elle, dégénère toujours en une beuverie, en une folle orgie. Les lectures de ces jeunes, bien sûr, ont pu jouer un certain rôle: ils imitent peut-être des rites primitifs. Mais je crois, bien plutôt, qu’il s’agit d’un retour spontané à la barbarie. La civilisation, après tout, n’est qu’un très mince, récent et fragile vernis…
En quittant Christine Fournier, je ne peux me défendre d’une angoisse : celui qui saurait les enrégimenter pourrait bien faire de ces apaches de mi-carême de vrais bandits. Deux ans plus tard, la journaliste de la Neueweltbühne (devenue ma belle-mère) me confiera que, après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, elle a rencontré dans une rue de Berlin un sinistre et puissant SA. A sa surprise, le nazi l’interpelle familièrement, affectueusement même ; elle le reconnaît enfin. C’est l’ancien «caïd» de la clique dont elle avait gagné l’amitié. C’est Winnetou.
De la Wild-clique à Kuhle Wampe, il y a toute la distance qui sépare un univers d’un autre univers. Et pourtant, l’un et l’autre sont le produit du chômage et de la misère des temps. Ici, nous n’avons plus affaire à des révoltés, mais à des révolutionnaires.
Kuhle Wampe, au bord du Müggelsee, est un camp de chômeurs berlinois. Il vient alors d’inspirer au metteur en scène communiste Slatan Dudow, en collaboration avec Bertold Brecht, un film retentissant et magnifique, qui lui vaut, en cet été 1932, un flot ininterrompu de visiteurs. Éparpillés au bord du lac, sous les pins, les petites cases se ressemblent : simples montants en bois, revêtus de toiles de tentes blanches ou zébrées. Toutes sont claires, propres, tenues avec soin. Leurs constructeurs ont rivalisé d’ingéniosité et de coquetterie. Un jardin miniature entoure les plus belles. Au moment où j’arrive, un couple de vieux chômeurs, arrosoir à la main, se tient immobile, en extase, devant trois géraniums encore humides.
Comme la pluie commence à tomber, un gars m’invite à m’abriter dans sa cahute. On m’offre un fauteuil, le seul fauteuil. Les uns prennent place sur des tabourets de bois rustique, d’autres grimpent sur les couchettes superposées. M’entourent plusieurs camarades solides, au regard franc, vêtus d’un survêtement bleu marine et leurs jeunes femmes, souriantes, attentives. Ils m’expliquent :
— Vois-tu, l’air de Kuhle Wampe est meilleur que celui de faubourgs, et ce sont des vacances qui ne coûtent rien… Nous préférons aller chaque semaine, en vélo, toucher à Berlin nos indemnités de chômage. Et puis, nous voulons montrer que des prolétaires savent vivre d’une vie intelligente et affranchie…
La pluie ayant cessé, nous allons au bord de l’eau, regarder jeunes et vieux se livrer aux joies du bain de soleil, tandis que les plus cérébraux, allongés sur leur carpette, sont plongés dans des lectures sérieuses. Et, comme je fais mine d’appuyer sur le déclic de mon appareil, un souple et grand athlète, à la crinière fauve, copieusement bronzé, arrache d’un geste brusque son slip et s’offre entièrement nu, aux rayons brûlants :
— Pour protester contre l’ordonnance du chancelier von Papen, lance-t-il en riant aux éclats.
La Réaction voit, en effet, d’un mauvais œil ces camps de prolétaires libres, d’où sont bannis les préjugés bourgeois. Déjà plusieurs colonies ont été interdites et une puritaine ordonnance prohibant le nudisme a été promulguée. Les chômeurs de Kuhle Wampe ne sont ni des hors-la-loi ni des farfelus, mais des hommes sains et résolus qui entendent utiliser au mieux cette période d’oisiveté forcée. Le naturisme, le nudisme ne sont pas pour eux un prétexte à exhibitionnisme ou un dérivatif aux luttes sociales. Ils aiment le soleil qui les rend plus forts et les vêtements dont ils se dépouillent dans un défi lancé aux barons du Herrenklub, symbolisent pour eux les préjugés qu’ils rejettent.
Les communistes de Wedding, le quartier rouge de Berlin, sont nombreux à Kuhle Wampe et ils font reculer, par une explication patiente, l’esprit petit-bourgeois, individualiste, qui menace toujours, plus ou moins, une colonie de campeurs.
Îlot perdu, au milieu de cette Allemagne déchirée, Kuhle Wampe sera bientôt balayé par le raz de marée hitlérien, et il n’en restera que les impérissables images préservées par les cinémathèques.
Pour rendre visite aux militants et aux «théoriciens» de cuvées diverses dont j’ai les adresses, je parcours Gross-Berlin en long et en large. La S-bahn aérienne me fait tracer à travers la géante agglomération de fulgurantes diagonales ou, autour d’elle, d’énormes cercles concentriques. J’assiste ainsi à la réunion d’une section du Parti social-démocrate. Vieux militants routiniers, obtus, passifs, aïeules papoteuses qui me rappellent nos chaisières d’église ou nos dames de la Croix-Rouge, petits-bourgeois bedonnants et rassis.
Mais, dans le fond de la salle, une impatiente jeunesse piaffe, essaie de soulever le couvercle sous lequel on la veut étouffer. Ses porte-parole réussissent, pourtant, à faire entendre un réquisitoire où souffle la colère. La jeune génération applaudit à tout rompre, l’ancienne, renfrognée, se tait : il y a cassure. Néanmoins, quand il s’agit de stigmatiser les ministres qui, le 20 juillet, se sont laissé déloger par le chancelier von Papen du gouvernement de Prusse sans esquisser le moindre geste de résistance, tous les orateurs, y compris un député du Landtag, se retrouvent d’accord : un socialiste ne se console pas d’avoir perdu un maroquin ou un siège parlementaire.
Un autre soir, je suis l’invité d’un groupe de jeunesses communistes, dans la rouge Wedding. Une arrière-salle de café. Autour d’une grande table, garçons et filles font cercle. J’admire leur sérieux, leur niveau culturel, leur ardeur militante. Un tout jeune homme, qui a peut-être dix-sept ans, lunettes, geste volontaire, ouvre gravement la séance. Avec une volubilité, un savoir-faire qui me laissent pantois, il tente de justifier (sans doute pour se convaincre lui-même) la ligne du parti. Je lui préférerais moins de bagout car, ainsi rendu ensorcelant, son sectarisme, loin de rebuter l’auditoire, le rassure et l’envoûte. Il me semble que tout ce dévouement fraternel, toute cette foi révolutionnaire sont dépensés en pure perte.
Fait exception un jeune, dont la blonde chevelure est, par la fenêtre ouverte, éclairée d’un rayon de lune. Il a une voix cristalline et il murmure, seul de son avis, cette hérésie :
— Le malheur de notre temps, c’est qu’il n’y a personne, dans ce chaos, pour nous guider. Ah ! si Lénine vivait encore !
A vrai dire, je n’ai pu trouver durant tout mon voyage un seul communiste qui, mis en confiance après un moment de conversation, s’affirme vraiment d’accord avec la tactique du parti. Les plus orthodoxes se répètent à eux mêmes que «la ligne est juste», mais ils le font avec l’angoisse du croyant assailli par le doute. Quant aux plus courageux, ils dissimulent à peine leur malaise.
J’entre dans le bureau de chômage d’un quartier ouvrier. Dans une vaste salle, propre et aérée, de longues queues, résignées, muettes, y tracent des arabesques. A la sortie, les sans-travail stationnent le plus longtemps possible sur le trottoir. A quoi bon se presser ? N’est-ce pas, si l’on peut dire, «le dernier salon où l’on cause» ? Et les conversations s’engagent, prenant vite le tour d’une âpre discussion politique. Ce n’est plus à l’usine, à l’atelier que les trois partis tendent leurs filets, mais ici. Des tracts, des petits journaux polycopiés sont distribués à foison. Parfois, entre rouges et bruns, éclate une bagarre sanglante.
Voici, précisément, qu’un cercle s’est formé, grossissant à vue d’œil. Ouvriers en casquette bleu-marine, jeunes, maigres, les yeux brillants. Je m’approche. Une altercation met aux prises deux d’entre eux. Ils crient fort et ne paraissent pas loin d’en venir aux mains. Je crois d’abord qu’il s’agit d’une dispute entre un nazi et un communiste. Mais ce sont deux frères ennemis.
L’aspect du social-démocrate est typique : travailleur rangé et sérieux, d’âge moyen, un peu grassouillet. Le communiste est plus jeune, plus bohème, plus ardent, et aussi plus décharné. Devant un auditoire qui compte les coups ils se lancent à la tête toutes les fautes, passées et présentes de leurs partis respectifs. La majorité des spectateurs opine visiblement pour le communiste. Mais le socialiste ne se laisse pas démonter, prend obstinément la défense de ses chefs. On les sépare à grand-peine.
Cependant, malgré la résistance des bureaucraties dirigeantes, un courant unitaire a pris naissance à la base. Nombreux sont les travailleurs qui perçoivent, enfin, que la mise en commun de leurs forces contre le péril fasciste est une question de vie ou de mort. En juillet et en août, après le coup d’État prussien, le front unique au sommet, c’est-à-dire d’organisation à organisation, a été spontanément réalisé en maints endroits. Mais chaque fois, à peine scellé, il s’est disloqué. Ailleurs, des pourparlers entamés ont été, presque aussitôt, interrompus. Les directions centrales des deux partis ouvriers — malgré la forte pression de la base — sont demeurées irréductiblement opposées à l’unité d’action : les sociaux-démocrates, par peur de perdre la direction de leurs troupes, les communistes par obéissance servile aux ordres de Moscou et, aussi, la crainte de se déjuger en négociant avec des «social-fascistes».
Et, chaque fois, le prétexte invoqué pour refuser le front unique, pour rejeter, en particulier, les propositions de grève générale commune faites, à deux reprises, par le Parti communiste au Parti social-démocrate, ça a été la question brûlante de la «trêve des critiques» : les communistes se refusant à cesser leurs attaques idéologiques contre les réformistes et, ces derniers n’acceptant le front unique que sous la forme d’une confortable «trêve de Dieu» où l’expression d’aucune opinion divergente n’égratignerait leur épiderme trop sensible.
Pourtant, le Parti communiste, à l’issue de sa grève manquée du 20 juillet, aurait dû tirer la leçon de l’échec. Comment, sans préparation, faire soudain quitter le travail à des ouvriers entretenus dans la haine du «social-fascisme», pour protester contre l’expulsion de ministres «social-fascistes» ? Mais, plus grave encore, la preuve est faite, désormais, que l’influence du parti, assez forte sur les chômeurs, est, sur les travailleurs organisés, quasi nulle : de toute évidence, une grève générale, sans le concours des ouvriers réformistes, est impossible. Alors qu’attend le parti, depuis le temps qu’il se targue d’y parvenir, pour trouver enfin le chemin qui mène aux millions de syndiqués ?
Il faudra le dénouement tragique du début de 1933 : l’arrivée de Hitler au pouvoir, l’incendie du Reichstag, la mise hors la loi du Parti communiste, pour que Moscou, trop tard, autorise enfin ses subordonnés à «renoncer aux attaques contre les organisations socialistes durant l’action commune». Mais à ce moment la peste brune aura déjà tout submergé.
En attendant la défaite finale qui approche à grandes enjambées, les malheureux travailleurs allemands sont plongés dans le désarroi et la confusion les plus extrêmes. Je recueille des propos de ce genre :
— Pourquoi, moi, ouvrier social-démocrate, dois-je considérer comme mon principal ennemi le voisin d’atelier qui est communiste ?
— Pourquoi, moi, ouvrier communiste, dois-je échanger de coups, souvent mortels, avec le travailleur nazi qui fait queue, à mes cotés, au bureau de chômage ?
Personne, en vérité, ne sait plus le pourquoi des choses. Aussi voit-on des ouvriers nazis prendre part aux grèves contre les décrets-lois de Papen. Et l’on voit aussi des égarés passer, avec une déconcertante aisance, d’un camp à l’autre : sociaux-démocrates devenant nazis, nazis se faisant communistes et vice versa. Il est des nazis et des communistes que rapproche la haine commune de la social-démocratie et le slogan empoisonné de la «libération nationale». Il est des socialistes et des fascistes que rapproche le mythe d’une économie dirigée, d’un syndicalisme d’intérêt général intégré dans l’État.
Et, surtout, la lassitude fait son œuvre. Aucun signe de reprise économique. Sera-t-on sans travail pour l’éternité ? Les partis politiques ont tant promis. On a lu tant d’affiches, parcouru tant de tracts. Il y a eu tant de campagnes électorales, tant de bulletins jetés en vain dans l’urne. Et c’est toujours la même chose. Pis encore aujourd’hui qu’hier. Les dernières libertés sont abolies; les journaux ouvriers interdits ; dans les réunions publiques, je l’ai vu de mes propres yeux, un Schupo3insolent coupe la parole aux orateurs qui lui déplaisent.
Et, chez les plus égarés parmi les travailleurs, j’entends ce monologue, qui pourrait bien sonner le glas de l’Allemagne démocratique : Ah ! si les chefs s’entendaient ! Mais cette perspective est mince et lointaine… Alors, pourquoi n’écouterais-je pas ces nouveaux sauveurs, qui me promettent du pain, du travail, qui s’offrent à me libérer des chaînes du traité de Versailles et qui me jurent qu’ils sont, eux aussi, un parti ouvrier, révolutionnaire, socialiste. Heil Hitler !
Pourtant, à l’automne 1932, il peut sembler, à l’observateur superficiel, que la marée fasciste marque un temps d’arrêt ou même qu’elle recule. Les messieurs du «club des Seigneurs», soutenus par le président Hindenburg et l’armée, paraissent, un instant, consolider leur pouvoir. Aux élections du 6 novembre, manigancées par von Papen pour remplacer le Reichstag qu’il a dissous, les nationaux-socialistes perdent des sièges. L’imprudent Léon Blum s’empresse de vaticiner, dans le Populaire4 : «Hitler est désormais exclu du pouvoir. Il est même exclu, si je puis dire, de l’espérance du pouvoir. Entre Hitler et le pouvoir, une barrière infranchissable est dressée.»
Un militaire astucieux vient de succéder au chancelier von Papen, dont il était hier l’adjoint. Le général von Schleicher a compris qu’une simple résurrection de la vieille Allemagne impériale, voire une restauration monarchique, n’aurait aucune chance de durer. L’armée, si elle veut canaliser, ou neutraliser ou même évincer Hitler, doit faire du neuf. Aussi le général rêve-t-il d’instaurer en Allemagne, avec l’appui simultané des syndicats ouvriers et de l’aile gauche du national-socialisme, une sorte de «bonapartisme» ou de fascisme larvé : capitalisme d’État à la prussienne et corporatisme à la Mussolini. Il picore tout à la fois dans les programmes des nazis et des socialistes les boniments qui peuvent le servir ; il débauche, dans les deux camps, non seulement des idées, mais des hommes. Il est en coquetterie avec Gregor Strasser, le démagogique rival du Führer, et il noue des tractations avec le secrétaire général de l’ADGB (la CGT allemande), l’équivoque Leipart, digne émule de notre Jouhaux. Il est question de nationaliser les banques et certaines grandes industries. L’appareil de l’État absorberait quelques bonnes volontés hitlériennes, trop pressées et qui ont hâte de démontrer, enfin, la mesure de leurs talents ; il intégrerait, du même coup, les bonzes syndicalistes et coopératifs, leur permettant ainsi, miraculeusement, de sauver leurs fiefs dorés.
Mais l’intrigue est trop byzantine, et aussi trop tardive, pour réussir. Schleicher ne parvient qu’à rassembler contre lui, dans tous les partis, une coalition d’adversaires. Comment la «base» du mouvement syndical laisserait-elle Leipart s’enchaîner au char du général et, surtout, comment ce «bonapartisme», improvisé à la dernière heure, réussirait-il, même soutenu par l’armée, à se maintenir au pouvoir contre tout un peuple impatient de changements radicaux ?
Sur la grande vient, alors, se greffer la toute petite histoire, celle à qui Brecht, avec une myopie décevante, semble avoir donné la priorité dans son Arturo Ui. Le vieux président Hindenburg, afin d’étouffer un scandale de pots-de-vin qui risque de l’éclabousser, congédie le chancelier von Schleicher, insuffisamment complaisant à son gré, et, le 30 janvier 1933, à l’instigation de Papen et de ses barons, il installe Hitler au pouvoir. L’irréparable s’est accompli.
Un jeune camarade communiste, que j’avais connu dans la rouge Wedding, m’adresse, en France, le 28 février 1934, un ultime message : le gouvernement Hitler, dit-il, prépare une action de grand style contre le parti; après les élections, qui doivent avoir lieu le 5 mars, l’on interdira le PC ou l’on annulera les mandats de ses élus. On prépare déjà l’opinion à ce coup de force. Le prolétariat est trop affaibli pour riposter. Mon correspondant ajoute à sa lettre un lugubre post-scriptum : il vient juste de recevoir la nouvelle de l’incendie du Reichstag, qui a éclaté, la veille, dans la nuit. Les éditions spéciales lancent déjà la version officielle : les communistes seraient les auteurs de l’incendie. J’aimerais voir l’idiot qui a incendié le Reichstag en croyant agir dans l’intérêt du prolétariat ! s’exclame mon jeune correspondant. Et il continue : le gouvernement national-socialiste, ne perdant pas une seconde, vient de décider des mesures de rigueur contre le parti ; des arrestations, des perquisitions sans nombre ont déjà été opérées ; la police auxiliaire des nazis a été appelée sous les armes ; l’état de siège va être proclamé ; Berlin ressemble à un camp retranché ; des exécutions en masse ne vont pas tarder. Une terreur sans nom est sur le point de déferler contre la classe ouvrière; et, comme le secret de la correspondance va sans doute être levé, mon correspondant termine son ultime message par ces mots: Cette lettre sera probablement la dernière. La nuit est tombée sur l’Allemagne.
Notes
1 Terme employé à l’époque pour les membres des mouvements des Auberges de jeunesse.
4 septembre 2009 à 10:37
[…] socialiste: Le Comité d’Action Socialiste pour l’Espagne en 1937 (1937) * Daniel Guérin: La Peste brune (I: Avant la catastrophe) (1965) * Josef Strasser: L’internationalisme (1912) * Otto Rühle: Which Side To Take? (1940) […]
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