La 2de guerre mondiale vue par Rosmer du Mexique et de New-York (1950)

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La guerre vue de Mexico & de New York

Alfred Rosmer

Publié dans Le Crapouillot n°11 (avril 1950) et repris dans Agone n°28 (2003)

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ALORS C’EST LA GUERRE ? La question m’est posée par un homme de basoche dans les derniers jours de juillet 1939, quand je me prépare à quitter la France pour quelques mois. Mes arguments ne l’ont pas convaincu ; il est « front populaire », et c’est l’époque où Litvinov trône à Genève, proclame que la guerre n’est pas inévitable, élabore une définition de l’agresseur ; isolé, Hitler n’osera pas attaquer.
À la demande de Trotski, nous lui avons conduit son petit-fils. Staline lui a pris ses deux filles, ses deux fils, ses secrétaires, ses amis. Seul lui reste ce garçon d’une dizaine d’années ; il veut l’avoir maintenant près de lui. Nous ne faisons que passer à Coyoacan pour aller nous installer avec la maisonnée à Tasco, dans la villa d’un professeur américain.
Spécialiste des questions mexicaines, il vient ici chaque année diriger un séminaire et, en fin d’études, conduit ses étudiants chez Trotski pour une large discussion sur la situation de l’Amérique et du monde,surtout sur les perspectives en ces temps troublés. En échange, il met sa maison à la disposition de Trotski, qui vient s’y reposer quand les circonstances le permettent. Le matin, on fait un grand tour dans les environs; après déjeuner, on prend possession d’une terrasse couverte où la chaleur de midi est supportable. Trotski joue aux dames avec son petit-fils, se plonge dans les livres français que je lui ai apportés. Jours de détente et de repos. Nous ne donnons qu’un regard distrait aux journaux.
La France et les inquiétudes européennes sont loin.
Mais où en est-on ? Je descends en ville chaque soir pour voir les titres de la feuille qui s’imprime ici dans l’après-midi. Un soir, pas plus agité que les autres, j’aperçois une manchette sur toute la largeur de la première page : « Ribbentrop est parti pour Moscou ». Je regagne la maison en hâte, et à peine ai-je répété les mots de la manchette que chacun s’écrie : « C’est la guerre ! » Sans doute, Trotski l’a écrit maintes fois et expliqué : au moment critique, Staline traitera avec Hitler. On ne voulait pas le croire ; on ne voyait là qu’une exagération de polémique.
Même parmi ses partisans, certains restaient sceptiques ou n’étaient qu’à demi convaincus : comment un tel retournement serait-il possible après tant de déclarations publiques ?
Finie la cure de repos. Les télégrammes, les câbles se succèdent ; le téléphone appelle. « Que pense Trotski du pacte ? Quelles vont en être les conséquences ? pour la guerre ? pour les Alliés ? pour le communisme? » Le « réalisme » stalinien provoque, sur le moment, du dégoût, mais le Mexicain juge la situation nouvelle avec un certain détachement.
Il a des griefs sérieux contre tous les belligérants et ne veut prendre parti pour aucun. Avec le général Cardenas, c’est la gauche du Parti de la révolution mexicaine qui est au pouvoir, une gauche socialisante qui prend son programme au sérieux et ne recule pas devant les mesures audacieuses. La plus importante a été la reprise par la nation des champs pétrolifères et l’expropriation des compagnies anglaises et mexicaines. Londres a rappelé son ambassadeur ; les relations restent tendues. Les compagnies mènent une guerre sourde, elles essaient d’intimider la volonté du gouvernement, de l’user pour l’obliger à céder.
Réservé vis-à-vis de la Russie, le geste généreux de Cardenas ouvrant les portes du Mexique à l’homme que Staline pourchasse montre qu’il ne craint pas plus l’homme du Kremlin que les magnats du pétrole.
Les colonies étrangères s’agitent, surtout le Cercle commercial allemand, qui célèbre bruyamment les premiers succès. Les Français sont,dans cette période, on le comprend, plus réservés. Quelques-uns tournent les yeux vers Londres, où ils iront rejoindre le général de Gaulle.
Des deux grands quotidiens, le plus important, El Universal, est lié pour l’information internationale au New York Times, dont il reflète, atténuée, la position politique : sympathie discrète pour les Alliés. Excelsior est franchement conservateur. L’organe du parti au pouvoir, El Nacional, est hypocritement pro-stalinien ; la tactique du Front populaire a permis aux communistes de s’infiltrer partout. La révolution mexicaine a supprimé beaucoup d’abus et de privilèges ; elle a fait place nette pour un régime démocratique mais il y a encore une longue étape à parcourir.
L’immense majorité de la population vit misérablement de galettes de maïs et s’empoisonne avec le pulque, horrible liqueur qu’on extrait des agaves. L’impulsion vient donc toujours d’en haut, du gouvernement.
L’organisation syndicale elle-même en dépend toujours plus ou moins.
Sous la présidence de Calles, c’était la Confédération régionale des ouvriers mexicains qui recevait l’aide du pouvoir et une sorte de consécration officielle. Aujourd’hui, c’est la Confédération des travailleurs mexicains, à la tête de laquelle se trouve un licenciado, Lombardo Toledano. Un mois avant le déclenchement de la guerre, il a prononcé un grand discours pour préciser la position de la Confédération devant les menaces de guerre. C’est le discours type du moment : guerre acharnée contre Hitler et le fascisme. Le quotidien confédéral en donne le texte in extenso quelques jours avant la signature du pacte ; que va-t-il dire maintenant ? Un temps d’arrêt, de silence, et puis c’est la nouvelle explication « marxiste », « dialectique », etc.
Aux journalistes qui s’étonnent et l’interrogent, Trotski répond :
« Vous découvrez un peu tard la duplicité stalinienne, ses mensonges et ses crimes. Vous l’avez cependant pu voir à l’oeuvre lors des procès de Moscou, des “purges”. Mais vous regardiez tout cela en spectateurs que ces machinations ne touchaient pas directement, parfois même avec contentement, quand vous croyiez que c’était la révolution qui se dévorait elle-même. » Pourtant, il ne renonçait pas à sa formule de « défense de l’URSS ». Même après cette nouvelle trahison du prolétariat, il ne fallait pas abandonner la Révolution russe et l’Union soviétique, ni les identifier avec Staline et sa politique contre-révolutionnaire.
Il a fallu rompre avec Diego Rivera. On n’oublie pas ses initiatives et ses démarches pour l’obtention du visa, mais la décision, incompréhensible, qu’il a prise soudain de faire campagne pour le candidat réactionnaire Almazan est trop compromettante… Otto Rühle vit avec sa femme dans le voisinage. En 1914, il a été le seul député, avec Liebknecht, pour stigmatiser le reniement des dirigeants de la social-démocratie allemande.
Ici, où il est depuis plusieurs années, le climat est rude, sa santé s’est affaiblie ; il sera bientôt emporté par une crise cardiaque ; sa femme refusa de lui survivre et mit fin à sa vie quelques heures plus tard.
Les réfugiés ne viendront que lorsque nous serons partis: Olga Nin et ses deux filles, Victor Serge, Jean Malaquais, Gorkin, Benjamin Péret,Marceau Pivert qui, avec Victor Serge et des Espagnols, publiera une revue, Socialisme et Liberté, dont le titre marque la tendance. Seuls les Espagnols sont déjà nombreux, qui se livrent dans les cafés à d’ardentesdiscussions. Une vingtaine d’entre eux, socialistes et poumistes, viennent un après-midi discuter avec Trotski ; longue discussion, cordiale et certainement profitable.
Les staliniens sont alors les plus nombreux ; ils tentent de s’imposer par la terreur et les violences, en accord avec leurs congénères mexicains.
Ceux-ci, pour faire oublier la volte-face que le « réalisme » stalinien leur a imposée, redoublent d’injures et de menaces, accentuent encore leur campagne systématique d’excitation au meurtre contre Trotski, qui ne s’interrompt par instants que lorsque Trotski les met au pied du mur. Mais contre les exécutants staliniens, il ne dispose que d’arguments ; les autres ont des armes et l’ordre de le supprimer. Un premier attentat échouera par miracle. Une bande à la tête de laquelle était le peintre Siqueiros envahit la nuit, par surprise, la maison. Trotski et Natalia avaient eu le temps de se jeter contre une des cloisons de la chambre où les mitraillettes ne pouvaient les atteindre. Les murs, le lit furent criblés de balles. Le petit-fils, qui dormait dans la chambre voisine, fut blessé par les meurtriers qui, se retirant en hâte, tentèrent d’incendier la maison. Gênés, non de leur tentative criminelle mais de son échec, les staliniens prétendirent d’abord qu’il s’agissait d’un attentat simulé ; mais les preuves étaient là, et le chef de la bande, Siqueiros, avoua, minimisant son forfait en disant qu’il n’avait jamais projeté de tuer Trotski mais voulait seulement s’emparer de ses archives.
On pouvait penser que Staline renoncerait alors à sa vengeance.
Autour de Trotski, nous étions unanimes à lui dire : « Maintenant, ils vont vous laisser tranquille. » Mais il connaissait mieux Staline que nous. « Vous vous trompez, dit-il ; il va redoubler d’efforts pour m’atteindre.» Trotski se sentit plus que jamais prisonnier dans sa propre maison, un prisonnier, qui, dans sa geôle, n’a pas même la sécurité.
Trois mois ne s’étaient pas écoulés qu’il devait succomber sous les coups du tueur stalinien qui, pendant deux ans, avait préparé son crime. New York, après le Mexique, c’est l’abondance, la richesse, l’opulence.

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Dans le quartiers populaires, les boutiques débordent de victuailles ; les grands magasins sont envahis ; le luxe habituel aux vitrines de la 5e Avenue et de Madison. Nulle trace de la guerre. À leur arrivée, les réfugiés en sont choqués. Ils s’y habitueront, mais leur première réaction c’est : si les Français voyaient ça ! s’ils pouvaient l’imaginer, ils lâcheraient car ils ne tiennent que parce qu’ils attendent l’entrée de l’Amérique dans la guerre. S’ils savaient que l’Amérique ne s’y prépare pas, ne paraît même pas y songer…
C’est un fait que l’immense majorité des Américains n’y songent pas.
Quand on leur dit : « Votre tour viendra, et plus vite que sous Wilson »,ils se récrient : « Ah ! non, une seule fois suffit. » C’est vrai aussi qu’ils ne se sont jamais autant désintéressés du sort de l’Europe. En 1937, quand j’étais à New York avec la Commission internationale d’enquête sur les procès de Moscou, j’entendis le socialiste Ludwig Lore, rentrant d’un voyage d’étude, dire : « L’Europe est finie ; il n’y a que les Scandinaves qui ont préservé une sorte de stabilité et d’équilibre, mais c’est la prospérité au bord du gouffre. » Et Dos Passos, venant d’Espagne, écrivait : « L’Atlantique est un bon et large océan. » On ne veut plus rien savoir de ces pays minuscules, incapables d’établir entre eux des relations paisibles de voisinage, orgueilleux, querelleurs, où l’on n’entend plus que des bruits de ferraille guerrière, dont les conflits répétés troublent sans cesse la paix du monde.
Quand la guerre éclate de nouveau en Europe, les isolationnistes traditionnels vont en conséquence recevoir du renfort de divers côtés.
Anciens et nouveaux se groupent dans une organisation unique, qui mène une active propagande, par écrit et grands meetings. Lindbergh, le héros populaire, s’engage à fond : il y perdra sa popularité. Un récent voyage en Europe l’a convaincu de l’énorme supériorité militaire de
l’Allemagne ; elle seule a une aviation puissante ; les Alliés n’ont rien : c’était folie de leur part de déclarer la guerre. Sa femme le seconde avec un livre qui a pour titre The Wave of the Future : le fascisme et l’hitlérisme peuvent être détestables, parfois odieux, mais ce sont des mouvements jeunes, ils apportent quelque chose de nouveau – c’est « la vague de l’avenir » (le même argument sert aux prostaliniens pour défendreles régimes totalitaires). John L. Lewis, le potentat du syndicat des mineurs, se joint lui aussi à l’équipe, mais sans réussir à entraîner les mineurs qui continuent à voter pour Roosevelt. Et puis, jusqu’au jour où Hitler se retournera contre son partenaire, les staliniens sont partout parmi les isolationnistes les plus bruyants, dénoncent les impérialismes britannique et français, fauteurs de guerre.
En contrepartie, des éléments antifascistes pro-Alliés opposent une propagande en faveur de la France et de l’Angleterre, demandent que toute l’aide possible leur soit donnée ; mais, contraints de tenir compte de la volonté de l’immense majorité du pays, ils doivent limiter leur programme à toute l’aide possible « short of war » – des munitions, du ravitaillement mais pas la guerre. Ces deux propagandes hostiles ne développent qu’une agitation superficielle. Elles ne gênent nullement la politique que Roosevelt s’est fixée.
Reclus, condamné par la paralysie à vivre dans son cabinet de la Maison-Blanche, il n’est cependant pas d’homme qui ne soit plus intimement en contact constant avec les diverses couches de la population, qui n’en connaisse mieux l’état d’esprit, les aspirations. Aussi sait-il toujours exactement ce qu’il peut leur demander. Il pressent le rôle prépondérant que l’Amérique va désormais jouer dans le monde ; il sait que les développements de la situation militaire l’obligeront à intervenir.
Mais l’intervention est si loin des esprits qu’il faut la préparer. Ce qu’il va faire avec un art consommé. De temps à autre, on annonce qu’il va parler à la radio. Sur le ton de la causerie familière « au coin du feu », il explique les mesures qu’il va prendre, celles qu’il a déjà prises quand la nécessité l’a exigé. Toute l’Amérique ; c’est une impression singulière. Il semble que, dès que le speaker a annoncé « The President of United States », tout bruit cesse, un silence qu’on sent s’établit ; il n’y a plus que cette voix venant de Washington – la plus belle voix de la radio,dit-on –, et on ne peut pas ne pas l’entendre. Hors des maisons, au long des avenues, elle vous suit dans votre marche car elle surgit des boutiques, des taxis stationnés, des autos qui roulent. Nul besoin de hautparleur, et c’est infiniment plus impressionnant.
Ainsi, ses premières mesures, toutes cependant en faveur des Alliés, sont facilement acceptées. C’est d’abord le règlement « cash and carry » en ce qui concerne la délivrance des munitions. Comme l’Allemagne ne peut venir en prendre livraison, seuls ses adversaires pourront en acquérir, et quand ils auront épuisé leur cash, la loi du prêt-bail viendra à point pour leur faire crédit. Puis c’est la loi de neutralité qui est rappelée, cinquante torpilleurs livrés à l’Angleterre pour lui permettre de protéger ses convois contre les sous-marins. Sur le terrain diplomatique, il envoie son homme de confiance, l’amiral Leahy, auprès de Pétain pour l’aider à jouer son double jeu, et l’empêcher de glisser vers une entente avec Hitler.
Son deuxième terme de quatre années expire en mars 1941, mais les élections ont lieu dès novembre 1940. Il décide de se représenter une troisième fois. Les républicains crient à l’imposture, à la dictature, à la violation de la règle, tacitement acceptée, et à laquelle les plus grands ont obéi, de ne pas briguer une troisième élection. Ils écartent leurs candidats déjà en ligne, Taft, qui n’est que le fils de son père, et Thomas E. Dewey, un petit procureur new-yorkais, pour choisir l’homme capable, selon eux, de battre Roosevelt : Wendell Willkie. La campagne est acharnée, mais Roosevelt s’y trouve dans son élément, bien que handicapé par son infirmité ; il est passionné des luttes électorales.
Il consacre une journée à New York où on le voit rarement. En route dès le matin, il parcourt les quartiers de l’énorme agglomération : Brooklyn, Queens, le Bronx, Richmond, pour finir la soirée par Manhattan où 20 000 personnes pressées dans l’immense vaisseau de Madison Square Garden attendent patiemment sa venue. Il y a d’abord, selon le rite, des intermèdes variés, des chants, puis Roosevelt est annoncé. On a relié la tribune au plancher par un plan incliné pour qu’il puisse y accéder sans aide. Il avance en se cramponnant à la barre d’appui; c’est à la fois pénible et émouvant ; mais dès qu’il a pu atteindre la tribune, son visage rayonne. Il s’y installe, les mains lourdement appuyées sur la tablette ; un appareil spécial lui permet de se tenir ainsi, debout, le temps de prononcer un discours. Son discours est écrit mais il y a à peine besoin de regarder les feuillets. Discours habile, adroit, de bonne propagande électorale : rien de plus. Des rappels, des citations bien choisies font rire l’assistance aux dépens des républicains. Nulle grandiloquence ; une voix qui porte admirablement, de la bonne humeur, une assurance qui donne confiance. La voix ne s’échauffera que lorsqu’il affirmera qu’il n’enverra pas, une fois encore, les jeunes hommes d’Amérique se battre sur les champs de bataille d’Europe.
Nous sommes arrivés à New York en juin 1940, le jour où les journaux annonçaient l’entrée des Allemands à Paris. Comme nous manifestions notre désir de continuer notre voyage vers l’Europe, l’officier d’immigration nous dit : « Restez d’abord quelque temps ici, c’est plus sûr. »
Les correspondants qui avaient chômé aussi longtemps que dura la drôle de guerre s’en donnent maintenant à coeur joie. Les journaux sont remplis de câbles relatant la débâcle de l’armée française, l’effondrement du régime, l’instauration de Pétain « chef de l’État français ». Plusieurs de ceux qui étaient en Europe avant la guerre publient des livres où à des pages de « journal » succèdent des explications des événements qui viennent de se dérouler à une allure foudroyante. Leur ton est souvent insupportable ; tous, bien entendu, avaient exactement prévu ce qui est arrivé. Ils sont sévères pour les dirigeants français et anglais, dénoncent leur corruption, leur lâcheté, la honte de Munich. Il y en a de tous genres ; le plus extraordinaire est celui qu’on annonce comme étant d’un journaliste français, André Simone. On apprend que ce Simone est Allemand et qu’il est de l’équipe qui a vécu du Front populaire. On est si désireux d’accepter cette version de l’histoire récente qu’on ne remarque même pas qu’il n’y a dans ce livre un seul mot sur le pacte Hitler-Staline. Au cours d’une conférence que je fais à la Young Men Hebrew Association, sentant mon auditoire dans cette disposition d’esprit, je conclus mon exposé en disant que si grandes que puissent être les responsabilités des gouvernements français et anglais dans la débâcle, il ne faut cependant pas oublier que, sans le retournement in extremis de Staline, il est infiniment probable que Hitler, pour qui la guerre sur deux fronts était un cauchemar, n’aurait pas risqué l’aventure, et que, si la folie l’avait emportée, la guerre se serait déroulée tout autrement. Je sens alors une gêne, comme si j’avais manqué aux règles du jeu qui exigent qu’on s’abstienne de critiquer Staline. Une jeune Martiniquaise, troublée par mon rappel, me montre un de ces livres que je viens de critiquer en disant : « C’est mon bible. »
Un « antifascisme professionnel » fait de rapides progrès. Une dame Lisa Sergio, qui hier encore travaillait à Rome pour Mussolini et a dédicacé un livre « Aux héroïques Chemises noires », propage maintenant un stalinisme camouflé ; son bavardage quotidien finit toujours par une justification des thèses russes. C’est un tel scandale que, de divers côtés, on le fait remarquer à son « sponsor » : « Elle a une si belle voix », répond-il. Et la dame continue. Enfin, il y a les Français eux-mêmes, les réfugiés ; au premier rang, le tandem Kérillis-Tabouis et son hebdomadaire. Le premier écrit de pesantes colonnes pour répéter : « Je vous l’avais bien dit » ; tandis que l’autre cancane, comme elle le faisait à Paris, suivant le courant, tour à tour gaulliste et pétainiste ; finalement, ces deux associés se brouillent après s’être querellés avec les gaullistes fidèles de France Forever.
Tout cela intéresse assez peu les Américains, qui se contentent de noter les faits sans en chercher les causes : la France et son armée se sont lamentablement effondrées. On gardait rancune à la France de n’avoir point payé ses dettes ; maintenant, son prestige s’effrite. On blâme tout et tous, les vainqueurs d’hier et les vaincus d’aujourd’hui ; des premiers, on dit avec détachement : « Ah ! oui, les hommes qui ont gagné la guerre et perdu la paix. » On se détourne de tout ce qui est français, de la langue elle-même ; les classes de français sont désertées.
Inutile de songer au dernier recours des Français bloqués à l’étranger : « Ce ne sont pas les professeurs qui manquent, disent les directeurs ’institution, ce sont les élèves. » Mais on ne se jette pas pour autant dans les bras de l’Allemagne. Ceux qui comprennent le danger pour l’Amérique de l’installation des Allemands sur l’autre bord de l’Atlantique sont peu nombreux. La masse reste toujours aussi éloignée de la guerre. Elle déteste Hitler, son hystérie, sa mise en scène ; elle est révoltée par l’odieux traitement infligé aux Juifs.
Parmi les réfugiés, les uns arrivent directement à New York ; d’autres doivent faire un crochet par l’Amérique du Sud ou par les Antilles ; c’est le cas d’André Breton, demeuré plusieurs mois à la Martinique et quis’adapte mal à la vie new-yorkaise. Parmi les premiers, André Maurois est le plus connu. Il donne un article au Harper’s Magazine pour expliquer « ce qui s’est passé en France » : excès de gauche, Front populaire ; pro-hitlérisme, à droite. Position prudente qu’il gardera durant tout son séjour. Si habile qu’il soit et si bien qu’il connaisse ses nombreux publics, il fera un faux pas en publiant son autobiographie.
On est désagréablement surpris d’apprendre qu’il ne s’appelle pas Maurois mais Herzog ; qu’il est juif. Sa clientèle n’est pas généralement antisémite, mais… Il n’y a pas, ou à peine, dans toute l’Amérique d’antisémitisme bruyant et agressif, mais un antisémitisme latent inexprimé est assez répandu pour imposer dans certains domaines une discrimination que les Juifs ne manquent pas de ressentir. Jules Romains, venu plus tard, connaît une aventure cruelle à son amour-propre. Il arrive, lui, avec une série d’articles, des révélations sensationnelles, « Les sept mystères du destin de l’Europe », que le Saturday Evening Post accueille contre un nombre imposant de dollars. À mesure qu’ils paraissent, la stupeur croît. « L’Homme du Roi » – c’est le belge De Man – fait croire à un canular. Mais non, c’est très sérieux ; Jules Romains conseillait Daladier ; il est allé au front, a rédigé pour Gamelin un rapport ; Gamelin ne lui a pas même accusé réception. « Les dirigeants nazis, écrit-il, me considéraient comme le Führer de la jeunese de France… et même quelque chose de plus »… Dans The Nation, Justin O’Brien se moque doucement en imaginant une lettre de Jerphanion à Jallez : qui aurait cru que notre Jules Romains était un personnage aussi important dans l’État ? Le New York Times est plus dur : on comprend, maintenant, dit son critique, pourquoi la France a été battue…Pierre Cot parle dans une synagogue. Depuis quelque temps on y organise des forums de discussion le dimanche matin. Après un minimum de culte, la personnalité choisie fait un exposé qu’une libre discussion suivra. J’ai entendu Maurois à la synagogue de la 82e Rue – édifice d’un luxe inouï, tout en marbre et bois sculpté. Torrès y viendra plus tard et sera accueilli par une vibrante Marseillaise. Pierre Cot est présenté, lui, par une congrégation orthodoxe. Exposé très « front populaire », mais il se garde bien de rappeler une certaine phrase de lui que Hitler n’oubliait jamais. Manoeuvrant, comme tant d’autres, les forces antifascistes, il avait ajouté : « De plus, nous avons en la Tchécoslovaquie un bastion avancé contre l’Allemagne. » On voit le parti qu’en pouvait tirer Hitler.
Deux événements, qui se succéderont à quelques mois d’intervalle, vont tout changer. Le 21 juin 1941, Hitler, qui n’a pu avoir raison de la ténacité britannique, se retourne contre son partenaire. Coup de théâtre !
À vrai dire, il y a eu des signes annonciateurs. Churchill a avisé Staline de ce qui se préparait. Staline est si satisfait de son nouvel allié qu’il fait injurier par sa presse ceux qui cherchent à le brouiller avec lui. Le ton pleurard de Molotov quand il annonce l’« agression injustifiée » – « Nous avions toujours tenu nos engagements » – le confirme. Heures d’angoisse au Kremlin. Staline pense à ce qu’il ferait en pareille circonstance.
Nous ne pouvons le voir mais, grâce à Enrique Castro, ce communiste espagnol siégeant alors au Komintern, nous voyons son reflet sur les traits de Manouilsky: « Effondré dans un fauteuil, attendant que la BBC parle… Manouilsky paraît avoir vieilli de dix ans. Il a le corps affaissé, immobile, tenant d’une main sa vieille pipe qu’aujourd’hui il ne fume pas… La BBC. Nous nous approchons du poste. Churchill parle. Il promet à l’Union soviétique l’aide de la Grande-Bretagne… Du coup, le visage de Manouilsky s’éclaire. Il rallume sa pipe. »
Les staliniens de tous les pays changent aussitôt de camp. Plus d’impérialisme anglais, français, américain. De nouveau la croisade antifasciste, la coalition de tous les démocrates honnêtes ; maintenant il faut que l’Amérique se jette dans la guerre ; le pays tout entier doit être mobilisé ; la grève est dénoncée comme une trahison. L’armée russe et ses stratèges ont fait une si piteuse exhibition en Finlande pour appuyer le pseudo-gouvernement populaire de Kuusinen que, partout, on les sous-estime. Hitler lui-même, pourtant mieux renseigné. Il prétend enfoncer le front russe du golfe de Finlande à la mer Noire, prendre Leningrad et Moscou. Ses armées n’arriveront qu’aux portes des deux capitales. Le général Hiver, et l’autre général, Immensité, sauveront Staline. La bestialité nazie dressera contre les soldats allemands les paysans d’Ukraine prêts à les accueillir en libérateurs… L’entrée en guerre de l’Amérique apportera à Staline un soutien décisif.
Durant tout le mois de novembre, des pourparlers laborieux ont eu lieu à Washington, où Tokyo a envoyé une délégation spéciale dirigée par deux hommes qu’on dit amis de l’Amérique. Les pourparlers durent encore le 7 décembre, un dimanche. Peu après deux heures, à peine ai-je tourné le bouton de la radio qu’un speaker annonce soudain, sur un ton grave, que la Maison-Blanche va communiquer un « bulletin » : « Des escadrilles japonaises ont attaqué, durant la matinée, la flotte ancrée à Pearl Harbor. » Les Japonais ont bien choisi leur jour – comme autrefois Hitler faisant ses coups en fin de semaine. Le dimanche matin, toute l’Amérique dort ; on s’est couché tard dans la nuit après avoir souvent beaucoup bu. Les aviateurs japonais ont pu canarder les bâtiments américains tout à leur aise, et ne partirent que lorsqu’ils jugèrent avoir détruit tout ce qui pouvait l’être.

Grand branle-bas. Les postes de radio rappellent leurs commentators qui reviennent au micro d’heure en heure, se bornant à des rappels de faits car, sur l’attaque elle-même, ils ne savent que ce que Washington veut en dire. On leur permet cependant d’interrompre à plusieurs reprises la transmission du concert de la Philarmonie de New York, ce qui provoquera des protestations de musiciens que les journaux publieront.
Les premiers communiqués sont réticents, s’efforcent d’atténuer les dommages, ne convainquent personne. Toute l’attention se porte sur les événements qui vont dès lors se précipiter. Le Congrès déclare l’état de guerre entre les États-Unis et le Japon. Le 11 décembre, l’Allemagne et
l’Italie déclarent la guerre aux États-Unis. Leur tactique est d’obliger l’Amérique à s’engager sur les deux fronts, Atlantique et Pacifique, la presser, ne pas lui laisser le temps de s’armer. Car on sait, à Berlin et à Tokyo, que la quasi-totalité des bâtiments a été détruite ou si sérieusement endommagée que les réparations exigeront de longs mois.
L’Amérique va entrer dans la guerre contre deux adversaires puissamment armés et préparés, alors qu’elle n’a ni armée, ni marine, ni aviation.
Les Japonais s’attaquent aussitôt aux Philippines, sautent d’île en île si rapidement que l’Australie paraît un moment menacée d’invasion. Les sous-marins allemands, massés devant les ports de l’Atlantique, tentent de couper l’Amérique de l’Angleterre et de la France. Les Américains encaissent moins bien que les Anglais ; même dans cette période ils voudraient des succès. Un des grands journaux de New York, World Telegram, inaugure une nouvelle rubrique, « Good News », qui disparaît rapidement car les nouvelles ne parlent que de transports torpillés ; naviguant comme de coutume sans protection, ils étaient pour les sous-marins des cibles touchées à chaque coup.
C’est dans ces conditions que le miracle américain va se produire. Roosevelt a annoncé un programme de fabrication et d’équipement qui paraît fantastique, irréalisable. Du bluff, crie Hitler. Même en Amérique, les sceptiques ne manquent pas. Roosevelt va montrer cette fois encore que c’est lui qui connaît le mieux l’Amérique et les Américains. L’effort de guerre se développe parallèlement dans tous les domaines. On construit de nouvelles usines ; on instruit une nouvelle main-d’oeuvre, cadres et manoeuvres spécialisés ; dans les camps, les recrues sont entraînées selon une rude méthode : tout de suite des exercices exténuants, moyen brutal de faire la sélection nécessaire. Sur les côtes, les anciens chantiers sont doublés, des villes naissent. Ni fièvre ni nervosité, cependant ; une force qui se développe sans hâte, sûre d’elle-même.
Dans cette période où toute la production est centrée sur la guerre, rien dans le comportement extérieur de la population n’indique qu’elle a conscience que le pays est soumis à une terrible épreuve. Un optimisme tranquille l’habite : l’Amérique gagnera la guerre, cela ne fait pas question. Il y a cependant des moments tragiques, angoissants. Par exemple, lorsque Rommel arrive aux portes de l’Égypte et marche vers les Japonais qui sont en Birmanie. La nouvelle arrive un dimanche.
Nous vivons alors à Lawrence, dans Long Island, à quelque distance des plages. C’est un beau soir d’été : nous sommes assis sur le porche.
Devant nous, sur la large avenue, les autos roulent sans arrêt, vers New York. On est allé se baigner ; maintenant on rentre : un dimanche comme les autres.
Le programme « fantastique » de Roosevelt a été atteint et va être dépassé. L’Amérique est déjà assez forte pour pouvoir ravitailler en armes, en équipements, en nourriture, l’Angleterre et la Russie, surtout la Russie, qui ne lui en saura aucun gré. Loin d’être bloquée et paralysée, l’Amérique va apparaître sur le Vieux Continent. C’est le débarquement sur la côte africaine, la rencontre avec Giraud, l’espoir tôt perdu qu’onpourrait en faire l’anti-de Gaulle ; l’utilisation de Darlan, qui provoque de tels remous dans les milieux antifascistes de France et d’Angleterre que Roosevelt doit se hâter d’expliquer qu’il ne s’agit là que d’un « expédient temporaire » – formule qui lui a été soufflée par Churchill.
Ainsi, Amérique et Angleterre mènent désormais la guerre conjointement avec Staline – l’« étrange allié », dira un général anglais. Pour le rendre acceptable, il a fallu le «blanchir » ; Roosevelt s’assigna cette tâche particulière. Pour préparer le rétablissement des relations diplomatiques,
il avait envoyé à Moscou un petit politicien dont il avait fait pour la circonstance un ambassadeur, Joseph E. Davies. Obéissant aux instructions de son maître, celui-ci avait écrit dans ses rapports que le régime stalinien n’était pas du tout ce qu’on avait imaginé, qu’il était parfaitement adapté aux conditions spécifiques de la Russie, et que les procès de Moscou étaient un bel exemple de justice populaire. Il reprit ces histoires, en fit un livre, Mission to Moscow, qu’on répandit en toutes sortes d’édition à milliers d’exemplaires. Après quoi, on le porta à l’écran.Impossible de nier que l’« étrange allié » ne soit un partenaire difficile.
Roosevelt ne l’ignore pas mais il est persuadé que, s’il peut l’amener une conférence à trois avec Churchill, il sera possible de s’entendre, d’arriver à un accord sur les points essentiels. Staline se fait longtemps prier ; il craint des questions embarrassantes. Quand enfin il consent, c’est pour exiger que la rencontre ait lieu à Téhéran.
Deux hommes ne peuvent être de formation et de caractère plus opposés. Asiate, Staline a de l’Asiate la ruse et la cruauté. Roosevelt ne connaît que la ruse politicienne, inoffensive au regard de la ruse démoniaque, et son « charme » personnel est un élément de sa politique.
Staline s’aperçoit vite qu’il pourra le manoeuvrer à son aise. Dès l’arrivée à Téhéran, il persuade la délégation américaine qu’un attentat est préparé contre Roosevelt ; qu’il sera plus en sûreté à l’ambassade russe, où auront lieu les conférences, les entretiens particuliers – et où les murs ont des oreilles. Le tour est si bien joué que Roosevelt rentre ravi de cette première rencontre. À Yalta, il cédera sur tous les points, accordera à Staline tout ce qu’il exige : la Pologne, les États baltes, les Balkans, même deux ports chinois : Port-Arthur et Dairen. Il joue le sort de l’Amérique – et du monde – sur une entente cordiale russo-américaine.
Dans les derniers mois de sa vie, le doute s’était emparé de lui ; certains actes de Staline l’inquiétaient… Trop tard.
Été 1944. Nous passons nos vacances dans une maison isolée du Vermont, mais nous avons à quelque distance des amis chez qui nous allons prendre les nouvelles que donne la radio. Depuis le débarquement sur les côtes normandes, on est impatient ; on suit l’avance des armées ; on note les villes libérées. Enfin, Paris. Sa libération provoque un véritable enthousiasme dans les milieux de gauche, chez les Américains pour qui la France reste le pays de la liberté et qui ont souffert de la voir décriée. Ils ne peuvent se retenir d’exprimer leur joie :
« Paris est toujours Paris ! Paris ouvrier se réveille ! » Cette guerre sordide va prendre un sens. Ils ont attendu si longtemps un événement réconfortant qu’ils ne retiennent des dépêches que ce qui confirme leur voeu. Enthousiasme d’un jour qui tombera dès que la réalité s’imposera.

Nous devions apprendre la mort de Roosevelt d’étrange façon. Nous étions à l’époque dans une petite ville de Californie, au pied de la Sierra Madre, et, comme en fin d’après-midi nous nous dirigions vers la poste, une bande d’écoliers de dix à douze ans nous entoura – chose tout à fait inhabituelle – disant : « Roosevelt est mort ! » Nous voyant incrédules, l’un d’eux s’écria : « Yes ! Truman the Crook was already sworn in. » [Cette canaille de Truman a déjà prêté serment] D’où tenaient-ils cette appréciation irrévérencieuse de leur nouveau Président ? Sans doute de leurs parents ; peut-être de l’école, où c’est la coutume de discuter, entre maîtres et élèves, les événements du jour. Roosevelt avait des ennemis irréductibles et, dans les polémiques, ses lieutenants n’étaient pas épargnés.
Truman n’était pas un crook ; la confiance de ses collègues du Sénat en son intégrité l’avait porté à la présidence de la commission chargée de vérifier les marchés de guerre ; mais il était entré dans la vie politique dans l’équipe d’un crook et ses adversaires ne manquaient jamais de le lui rappeler. L’héritage que lui laissa Roosevelt était grevé de redoutables hypothèques.
La grande idée rooseveltienne d’une Organisation des nations unies prit corps péniblement. Dès la conférence initiale de San Francisco, Staline se révéla plutôt ennemi qu’allié ; ses tendances despotiques inquiétèrent les participants ; pour éviter une rupture, il fallut accepter ses conditions.

ALFRED ROSMER


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