Lénine et le contrôle ouvrier en 1917 (Brinton, 1970)

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Extrait de Les bolcheviks et le contrôle ouvrier, par Maurice Brinton, brochure du groupe Solidarity traduite en français  dans Autogestion et socialisme (sept.-déc. 1973). La brochure complète n’est actuellement disponible sur internet qu’en anglais et en espagnol.

1er octobre 1917: Publication de « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir? » de Lénine. Ce texte contient certains passages qui facilitent la compréhension des évènements ultérieurs.

« Quand nous disons: « contrôle ouvrier », ce mot d’odre étant toujours accompagné de celui de la dictature du prolétariat, le suivant toujours, nous expliquons par là de quel État il s’agit (…). [S]’il s’agit de l’Etat prolétarien, le contrôle ouvrier peut devenir le recensement (souligné par Lénine, M.B.) national, général, universel, le plus minutieux et le plus scrupuleux de la production de de la répartition des produits. »

Dans le même texte Lénine définit le type « d’appareil socialiste » (ou le cadre) dans lequel s’exercera la fonction de recensement (le contrôle ouvrier).

« Sans les grandes banques, le socialisme serait irréalisable. Les grandes banques constituent « l’appareil d’État » dont nous avons besoin pour réaliser le socialisme et que nous prenons tout prêt au capitalisme; notre seule tâche est alors de retrancher de cet excellent appareil d’État ce qui en fait un monstre capitaliste, de le renforcer encore, de le rendre plus démocratique, plus universel (…). Une banque d’État, unique, vaste parmi les plus vastes, qui aurait des succursales dans chaque canton, auprès de chaque usine, voilà déjà les neuf dixièmes de l’appareil socialiste« .

Selon Lénine, ce type d’appareil devra permettre une « comptabilité à l’échelle nationale de la production et de la répartition des produits » et serait « quelque chose, pourrions-nous dire, comme la charpente de la société socialiste ». (C’est Lénine qui souligne).
Qu’il soit important d’enregistrer de façon exacte les données économiques, nul ne songera à le nier. Mais l’assimilation pure et simple chez Lénine du contrôle ouvrier, dans un « État ouvrier », au « recensement » (c’est-à-dire à la vérification de l’exécution de décisions déjà prises par d’autres) est tout à fait révélatrice. Nous ne trouverons pas un texte de Lénine qui identifie le contrôle ouvrier à la participation aux décisions fondamentales (c’est-à-dire à l’initiative de ces décisions) concernant la production (volume de production, mode de fabrication, « coût » économique et social). Dans d’autres écrits de la même période, Lénine répète inlassablement que l’une des fonctions du contrôle ouvrier, c’est d’empêcher le sabotage des grands bureaucrates et fonctionnaires.

« Quand aux cadres supérieurs (…) force sera de les traiter « avec rigueur », tout comme les capitalistes. Tout comme les capitalistes, ils résisteront (…). [O]n réussira peut-être, grâce au contrôle ouvrier (sur les capitalistes) à rendre toute résistance impossible« 

(Lénine, Œuvres choisies, Moscou, t.2, pp. 482-484)

Pour Lénine, l’idée du « contrôle ouvrier » (comme moyen d’éviter le lock-out), ainsi que la demande, maintes fois présentée d’ « ouverture des livres de compte » (comme moyen d’éviter le sabotage économique), étaient inséparables de la situation historique du moment et de celle des mois qui allaient suivre la révolution. Il envisageait une période pendant laquelle, dans un Etat ouvrier, la bourgeoisie pourrait conserver la propriété formelle et la gestion effective de la plus grande partie de la production. Le nouvel État, d’après Lénine, ne serait pas capable d’assurer immédiatement la bonne marche de l’industrie. Il y aurait donc une période de transition pendant laquelle il faudrait contraindre les capitalistes à coopérer avec le nouveau pouvoir. Le « contrôle ouvrier » n’était que l’instrument de cette contrainte.

10 octobre:

Quatrième Conférence des Comités d’Usine de Pétrograd et de ses environs. La question principale à l’ordre du jour était la convocation de la première Conférence panrusse des Comités d’usine.

13 octobre:

Goloss Trouda réclame un « contrôle ouvrier total sur toutes les activités de l’usine, un contrôle réel et non fictif, contrôle de réglementation du travail, de l’embauche, et du licenciement, des horaires, des salaires et des méthodes de fabrication ». Soviets et Comités d’usine surgissent partout, à une vitesse incroyable. Ce développement tient au caractère absolument radical des problèmes auxquels devait faire face la classe ouvrière. Les Soviets et les Comités, infiniment plus près des réalités de la vie quotidienne que les syndicats, sauront être des porte-parole beaucoup plus efficaces des aspirations fondamentales des masses. Une propagande intensive pour les idées libertaires fut menée pendant toute cette période. « Pas un seul journal ne fut saisi, pas un seul tract, texte ou livre ne fut confisqué, pas un seul rassemblement ou meeting de masse interdit (…) A vrai dire, le Gouvernement était tout disposé à utiliser la manière forte contre les anarchistes et les bolcheviks à ce moment-là. Kerenski menaça à diverses reprises de « cautériser la plaie au fer rouge ». Mais le Gouvernement était sans pouvoir: la révolution battait son plein »[1]. Comme nous l’avons déjà signalé, les bolcheviks, pendant cette phase, soutenaient encore les Comités d’usine. Ils y voyaient « le bélier qui portait des coups au capitalisme (…), organisations (…) du combat de classe créés par le prolétariat chez lui, sur son terrain, dès le début de la lutte »[2]. Ils voyaient aussi dans le mot d’ordre du « contrôle ouvrier » un moyen de saper l’influence des mencheviks dans les syndicats. Mais les bolcheviks se voyaient « entraînés par un mouvement qui par certains côtés les embarrassait fort, mais qu’ils ne pouvaient faire autrement que soutenir, car c’était une des forces motrices de la révolution »[3]. Au milieu de l’année 1917, le soutien des bolcheviks aux Comités d’usine avait pris de telles dimensions que les mencheviks en vinrent à les accuser d’ « abandonner » le marxisme et de défendre des positions anarchistes. « En fait, écrit Deutscher – Lénine et ses camarades restaient fermement attachés à la conception marxiste de l’État centralisé. Leur objectif immédiat n’était pas d’organiser la dictature centralisée du prolétariat, mais de décentraliser autant que possible l’État bourgeois et l’économie bourgeoise, car il s’agissait là d’une condition nécessaire du succès de la Révolution. Or dans le domaine économique, les Comités d’usine, organes créés sur les lieux mêmes de travail, étaient des instruments de subversion beaucoup plus puissants et efficaces que les syndicats. Ceux-ci furent donc relégués au second plan… » [4]. On ne saurait dire de façon plus nette et précise pourquoi les bolcheviks, pendant cette phase, apportèrent leur soutien à l’idée du contrôle ouvrier et à son expression organisationnelle, les Comités d’usine. Aujourd’hui, seule la pure et simple ignorance – ou la ferme volonté de se tromper soi-même – peut permettre encore à certains de croire ou de feindre de croire que le pouvoir ouvrier dans la production ait jamais été l’un des principes ou des objectifs fondamentaux du bolchevisme.

Notes:

[1] G. P. Maximoff, Syndicalists in the Russian Revolution, « Direct Action » pamphlet N°11, p. 6.

[2] A. Pankrata, op. cit., p. 5

[3] E. H. Carr, The Bolshevik Revolution, 1917-1923, Penguin ed., vol. 2, p. 80.

[4] I. Deutscher, op. cit., pp. 15-16

brinton001-250pixVoir aussi:

Délégués à la 1° Conférence des Comités d'usine (de Petrograd en mai-juin 1917, ou Panrusse en octobre 1917?)

Délégués à la 1° Conférence des Comités d'usine (de Petrograd en mai-juin 1917, ou Panrusse en octobre 1917?)

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4 Réponses to “Lénine et le contrôle ouvrier en 1917 (Brinton, 1970)”

  1. La revue “Kommounist” et les communistes de gauche en 1918 (Brinton, 1970) « La Bataille socialiste Says:

    […] Lénine et le contrôle ouvrier en 1917 (Brinton, 1970) […]

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  2. Chris Pallis dit Maurice Brinton (1923–2005) « La Bataille socialiste Says:

    […] disponible en anglais au format pdf . Nous avons actuellement publié deux extraits en français: Lénine et le contrôle ouvrier en 1917 et La revue “Kommounist” et les communistes de gauche en […]

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  3. Le X° Congrès du Parti bolchevik en 1921 « La Bataille socialiste Says:

    […] sur internet qu’en anglais et en espagnol. Les précédents extraits que nous avons publié sont: Lénine et le contrôle ouvrier en 1917 et La revue “Kommounist” et les communistes de gauche en […]

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  4. Djilas et l’autogestion (1956) « La Bataille socialiste Says:

    […] 1970 Lénine et le contrôle ouvrier en 1917 [Brinton] […]

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