Marceau Pivert et le service du film de la Fédération de la Seine

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Extrait de la contribution de Bert Hogenkamp au livre Une histoire mondiale des cinémas de propagande (2008). Bert Hogenkamp est historien du cinéma, professeur à l’Université d’Utrecht et responsable de la recherche aux archives audiovisuelles néerlandaises (NAA). Les illustrations ajoutées par nos soins viennent du Fonds Pivert du Centre d’histoire sociale du XXe siècle.

Ce fut finalement la fédération de la Seine du Parti socialiste SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) qui créa son propre service cinématographique. L’instigateur en fut Marceau Pivert, le chef de la Gauche révolutionnaire de la SFIO; le prétexte concret pour commencer à tourner fut la rumeur selon laquelle les sociétés commerciales d’actualités pourraient boycotter la commémoration annuelle des Communards tombés au Mur des Fédérés, le 16 mai 1935. Pivert enrôla quelques cameramen pour filmer la manifestation, à laquelle participèrent plus de 200 000 Parisiens. La cinéaste Germaine Dulac, mentionnée plus haut, membre de longue date de la SFIO, y assista en tant que conseillère. Le résultat fut un film de 25 minutes, intitulé Mur des Fédérés.

Le projet suivant du Service du film fut un documentaire sur le rassemblement populaire du 14 juillet 1935, célébrant la naissance du Front populaire (…°. Le Service du film de la Fédération de la Seine couvrit les grandes manifestations avec plusieurs équipes. Connu sous le nom de 14 juillet ou Bastille 1789 – Bastille 1935, ce film de trois quart d’heures reliait les événements de 1789 à l’assemblée populaire, en mettant l’accent sur la victoire du socialisme. C’était à l’évidence le point de vue de la Gauche révolutionnaire. En utilisant, entre autres, des séquences filmées par le Service du film de la Fédération de la Seine, l’Assemblée populaire elle-même réalisa un autre film sur le même événement, Le Défilé des 500 000 manifestants. Comme l’a fait remarquer Jonathan Buchsbaum, ce film « était plus festif et moins militant » que celui produit par le Service du film de la Fédération de la Seine, ce qui révélait les différences politiques entre la Gauche révolutionnaire et les communistes [1].

(…) La réalisation de ces deux films entraîna d’énormes dépenses pour le Service du film de la Fédération de la Seine. Il s’ensuivit une réorganisation interne et ce n’est qu’en 1936 qu’un nouveau film sortit. A nouveau, il couvrait une manifestation qui exigeait le démantèlement des ligues fascistes, suite à l’agression par un groupe de fascistes du leader socialiste Léon Blum qui se retrouva à l’hôpital. Le 16 février 1936 durait 20 minutes, le commentaire était dit par l’anthropologue Paul Rivet et par Georges Monnet, le chauffeur en charge de la voiture de Blum lors de l’attaque.

(…) Alors qu’on pouvait interpréter les images de Grèves d’occupation comme « Tout est possible » (ainsi l’avait écrit Marceau Pivert dans un célèbre article du Populaire), le Service du film de la Fédération de la Seine ne sortit aucun film sur les grèves, tout en ayant suffisamment de matière pour le faire. C’était évidemment pour des raisons politiques: si ce film avait insisté sur le caractère révolutionnaire des occupations d’usines, et émis un doute sur les déclarations de la CGT affirmant qu’on avait obtenu le meilleur résultat possible, il aurait été inacceptable pour le groupe majoritaire à l’intérieur de la SFIO. A l’inverse, si ce film avait soutenu que les grèves n’avaient pas remis en question le système capitaliste en place, mais que ce n’était qu’histoire de marchandage des syndicats avec les patrons, il aurait été inacceptable pour Pivert et ses partisans de la Gauche révolutionnaire. Au lieu de cela, le Service du film de la Fédération de la Seine produisit un certain nombre de films à la gloire de l’unité de la SFIO. Le film de 30 minutes sur le Conseil national extraordinaire du 10 mai 1936 pouvait sans aucun doute être interprété ainsi. Idem pour les trois films d’actualité qui suivirent:La Manifestation triomphale du 7 juin au vélodrome d’hiver, A Roubaix: le Nord socialiste reçoit ses ministres et 14 juillet 1936. Après le suicide, en novembre 1936, du ministre de l’intérieur Roger Salengro, le Service du film produisit La Vie et mort de Roger Salengro, hommage honnête à ce politicien de la SFIO qui fut victime d’une campagne de dénigrement venant de la droite.

Le désaccord croissant entre la Gauche révolutionnaire et les partisans de Blum commençait à paralyser le travail du Service du film, surtout composé de partisans de Pivert. Le déclin d’intérêt dont il était l’objet dans Le Populaire indique clairement que, vu ses liens étroits avec la Gauche révolutionnaire, il était de moins en moins perçu comme un service du film de l’ensemble du Parti socialiste. Sa production qui avait à son actif en 1936 quelques quinze œuvres originales (mis à part quelques films animés s’ajoutant aux films d’actualités), demeura quasiment identique l’année suivante et seules vinrent s’y ajouter quelques productions extérieures sur la guerre civile en Espagne [2]. Ce fut l’un des points de discorde, la Gauche révolutionnaire s’opposant à la politique non-interventionniste de Blum, laquelle était tout autant critique envers la politique communiste vis-à-vis de l’Espagne. Cela ne veut pas dire que le Service du film ne tourna rien en 1937, mais simplement que le matériel ne fut pas monté. En janvier 1938, le Service du film sortit enfin un film qui le remit à la une de la presse socialiste, mais il n’était pas de son cru, c’était la version française d’un film américain sur le commerce des armes, Trafiquants de la mort.

En juin 1938, au Congrès de la SFIO à Royan, Pivert et ses partisans démissionnèrent du parti et peu après, ils fondèrent le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP). Le Service du film suivit loyalement Pivert et rejoignit en bloc le PSOP, archives cinématographiques comprises. Enfin, les images des grèves de juin 1936 et des manifestations de la Gauche révolutionnaire pouvaient être utilisées sans réserve. En novembre 1938 sortit le premier et unique film du PSOP, Contre le courant. Pendant près d’une heure, ce documentaire donnait une interprétation des événements survenus en France entre 1934 et 1938 du point de vue de la gauche radicale, ce qu’accentuait la voix de Marceau Pivert qui disait lui-même au commentaire.

Le moins que l’on puisse dire, c’est même en étant de plus en plus marginalisé au sein de la SFIO, le Service du film de la Fédération de la Seine restait cependant plus productif que Mai 36, organisation officielle du Parti pour l’art et la culture qui avait commencé ses activités en juillet 1936. Germaine Dulac était responsable de sa section film qui n’en produisit qu’un, Le retour à la vie (1936). Mélange d’actualités et des scènes de fiction, le film soutenait que seule une hausse du pouvoir d’achat résoudrait les problèmes économiques français. Pour le reste, Mai 36 se limita à participer à la production de La Marseillaise et à organiser des cours de vulgarisation sur le cinéma.

Notes:

[1] Jonathan Buchsbaum, Cinéma engagé: Film in Popular Front, Urbana III, Chicago, University of Illinois Press, 1988, p. 63. Buchsbaum nomme les actualités de l’assemblée populaire Le Grand Rassemblement, mais à Ciné-Archives la copie existante du film est enregistrée sous le nom: Le Défilé des 500 000. J’utilise donc ce titre.

[2] Le Populaire, 23 octobre 1937, p.6.

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6 Réponses to “Marceau Pivert et le service du film de la Fédération de la Seine”

  1. Neues aus den Archiven der radikalen (und nicht so radikalen) Linken « Entdinglichung Says:

    […] La Bataille socialiste Un ouvrier parle du système Bedaux (1948)Un éditeur pour le socialisme libertaireMarceau Pivert et le service du film de la Fédération de la Seine […]

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  2. From the archive of struggle, no.40: Yale Yiddish special « Poumista Says:

    […] Bert Hogenkamp: Marceau Pivert et le service du film de la Fédération de la Seine (2008, Auszug aus Une histoire mondiale des cinémas de propagande) * Pierre Monatte: Préface à […]

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  3. Marceau Pivert chargé de mission (juin 1936 – février 1937) « La Bataille socialiste Says:

    […] et la direction de la SFIO (qui dissout la GR en avril). Nous avons déjà vu le travail cinématographique de Pivert à la Fédé de la Seine, nous publions ces extraits de Tout est possible! de Jean Rabaut […]

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  4. Chronologie de la Gauche révolutionnaire (1935-1938) « La Bataille socialiste Says:

    […] Marceau Pivert et le service du film de la Fédération de la Seine […]

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  5. Marceau Pivert (Etienne Weill-Raynal, 1958) « La Bataille socialiste Says:

    […] de production cinématographique : « l’Équipe », en même temps qu’il créait le service cinématographique du Parti. C’est à lui qu’on doit ces films – mis en lieu sûr pendant l’occupation, […]

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  6. Marie Says:

    « ce qu’accentuait la voix de Marceau Pivert qui disait lui-même au commentaire » : c’est inexact, Pivert fait la présentation face caméra, mais ce n’est pas lui qui fait la voix off.

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