Pour une union mondiale des tendances révolutionnaires (Rubel, 1983)

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Texte rédigé par Maximilien Rubel d’après la plaquette de Ngo Van Avec Maximilien Rubel… Combats pour Marx 1954–1996: une amitié, une lutte. Source: original de 6 pages dactylographiées que nous a envoyé le SPGB.

On peut considérer que la théorie révolutionnaire est achevée, mais on doit aussi reconnaître que cet achèvement théorique n’a pas abouti jusqu’à présent à un mouvement révolutionnaire authentique mettant en péril l’ordre social mondial dominé par le capitalisme et l’État. Ces deux fléaux dont disposent les oligarchies économiques et politiques menacent aujourd’hui l’humanité d’un cataclysme qui n’a pas son pareil dans l’histoire. Ils maintiennent l’espèce humaine dans un état de servitude permanente, l’insécurité matérielle et morale des masses entraînant quasi automatiquement la soumission de l’immense majorité aux entreprises d’exploitation économique et aux aventures politico-militaires des pouvoirs établis.

Les discours politico-militaires des gouvernants des pays réellement capitalistes et des pays faussement socialistes révèlent par leur identité foncière des symptômes d’une nouvelle forme d’aliénation mentale que l’on est en droit de considérer comme un nouveau genre de paranoïa. La pathologie de cette aliénation dissimulée derrière des discours parfaitement logiques reste à élaborer, alors que les meilleurs représentants de la psychiatrie et de l’antipsychiatrie modernes, presque exclusivement hantés par les « structures asiliaires », dédaignent de s’intéresser au caractère paranoïde des comportements observables parmi les membres de la classe politico-militaire tant dans les pays hautement civilisés que dans les pays « en développement ».

Il importe, par conséquent, de constater l’évidence: les peuples du monde sont prêts à jouer le jeu infernal de leurs gouvernements, à l’Ouest comme à l’Est, du Nord au Sud, quelques que soient les régimes établis, « démocratiques » ou « totalitaires », la nature du mode de production sur lequel ces régimes sont fondés étant identique. S’il existe partout des foyers d’opposition ou de subversion, ceux-ci ne présentent nulle part une véritable menace pour les classes dominantes, même si à l’intérieur de celles-ci s’affrontent des tendances idéologiques et politiques rivales. Face aux masses dépossédées et asservies, les maîtres des moyens de production et de distribution, dans le domaine économique comme dans le domaine culturel, se livrent frénétiquement à leurs jeux démentiels, pour satisfaire leurs besoins et leurs instincts les plus pervers aux dépens de ces masses. Les individus, hommes et femmes, que l’on peut encore aujourd’hui – malgré les immenses progrès des sciences et des techniques – ranger sous la catégorie des « masses laborieuses », accomplissent les tâches matérielles et intellectuelles nécessaires au maintien et au développement de la civilisation bourgeoise, donc de la barbarie du capital, dont ils acceptent et soutiennent plus ou moins consciemment le système des valeurs dans l’ordre de la morale et de la culture, donc dans leur existence quotidienne de citoyens et de producteurs.

Rien ne caractérise mieux l’état actuel du monde que la perspective, quasi unanimement acceptée, d’une nouvelle guerre mondiale envisagée comme l’ultime recours pour le sauvetage des biens et valeurs proclamés, sacrés, par les maîtres du pouvoir politico-militaire et du savoir technocratique. « Plutôt mort qu’américanisé », pontififie-t-on dans les pays décrétés socialistes.

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« La classe ouvrière est révolutionnaire, ou elle n’est rien » (Marx, 1865)

Si nous acceptons aujourd’hui cet avertissement, nous serons bientôt amenés à admettre qu’une seule alternative se dessine devant nos yeux: la révolution ou le néant. Devant ce choix fatal, la seule chance de salut réside dans l’existence ou l’organisation d’un mouvement révolutionnaire dont la seule devise devrait être: « La praxis avant tout, ensuite la théorie! » Bien entendu, l’action ne s’oppose nullement à la réflexion théorique, mais sa finalité révolutionnaire ne doit pas être subordonnée à une théorie tenue pour infaillible et moins encore à une idéologie quelle qu’elle soit, puisque, ainsi que l’expérience des mouvements groupusculaire nous le prouve, toute adhésion idéologique est synonyme d’enlisement sectaire. Les oligarchies dominantes n’ont rien à craindre des professions de foi révolutionnaires que se lancent, à longueur de pages enflammées, les groupes idéologiquement divisés, opposés dans leurs périodiques respectifs, le plus souvent à tirage réduit et à parution éphémère.

« … l’union des travailleurs est la première condition de leur triomphe » (Marx, 1847)

Nulle théorie n’est nécessaire, nul marxisme, pour admettre cette vérité qui est bien antérieure à l’œuvre de Marx. Mais l’admettre et s’y conformer sont deux positions bien différentes. La simple constatation de l’existence de nombreux groupes et partis se disant « marxistes », de plusieurs écoles de pensée se réclamant d’une variété particulière de marxisme et invoquant pieusement telle ou telle célébrité de la postérité marxiste (Lénine, Rosa Luxemburg, Trotski, Mao, etc.), ce seul fait démontre l’impuissance des servants du culte marxiste devant l’indifférence et l’apathie des masses auxquelles ils destinent leurs lumières théoriques.

Le but révolutionnaire ne sera atteint que si le mouvement est porté par des individus dont le comportement et l’action tendent à l’union et à la solidarité plutôt qu’à un accord théorique; si ce mouvement se confond avec l’activité de masses d’individus dont la force révolutionnaire [espace] leur nombre et que leur soumission à des mots d’ordre d’avant-garde divisées entre elles par des « plateformes » contradictoires qui sont autant d’obstacles à l’union des travailleurs manuels et intellectuels. Il est conforme à la lettre et à l’esprit de l’enseignement des penseurs socialistes du XIX° sicèle, Marx y compris, d’accorder la priorité à la pratique révolutionnaire sur la spéculation verbale et de concentrer la réflexion sur une action concrète portée par un mouvement de masses. Il importe donc d’élaborer ensemble un projet de subversion sociale progressive dans le respect critique des impératifs révolutionnaires hérités des réformateurs (socialistes, communistes, anarchistes) dont les contributions théoriques et pratiques gardent encore aujourd’hui une certaine valeur.

En esquissant ce projet d’action, nous renonçons à en appeler à l’autorité de Karl Marx et encore moins à celle d’un marxisme quel qu’il soit. Notre hommage, en cette année du centenaire, s’adresse à travers son œuvre à la cause émancipatrice qu’il avait faite sienne, donc à la révolution imaginaire dont l’accomplissement pratique nous importe plus que les interminables et stériles querelles des professionnels du discours idéologique ou académique. A la différence d’autres penseurs du XIX° siècle, traités de « grands », les Hegel, Kierkegaard ou Nietzsche, Marx cherche aujourd’hui comme hier le contact avec la « vile multitude », le contact avec la « masse massive », la communication avec l’humanité souffrante qui pense et veut agir, tout comme avec l’humanité pensante consciente de son aliénation.

Il est, en effet, intolérable qu’un penseur révolutionnaire dont l’œuvre se destine avant tout à la classe la plus nombreuse et la plus pauvre (selon le terme de Saint-Simon), soit confisquée par des castes d’intellectuels pour qui l’interprétation du monde l’emporte sur la transformation du monde. Il n’est pas juste que « l’Année Marx » soit célébrée par des discours sans conséquence et par des exégèses sans portée aucune ni pour le prolétariat des pays riches ni pour les masses affamées et humiliées des pays pauvres.

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Imaginons un mouvement révolutionnaire offrant le maximum de chances de réussite. Seul un mouvement organisé sur la base d’un projet global, épuré de toute ambiguïté idéologique et de toute référence à des concepts désormais entrés par usurpation dans le discours officiel des régimes proclamés « socialistes » ou « communistes », seul un mouvement capable de s’inventer un nouveau langage sans artifice jargonnant mais fidèle à l’esprit critique des pionniers de l’émancipation humaine, seul un tel mouvement pourrait avoir prise sur les consciences des victimes des fléaux signalés précédemment: le capital et l’État. Les principes d’association à adopter se réduisent à un petit nombre de constatations et de postulats empiriques portant,

1°, sur la nature de la crise mondiale annonciatrice d’une catastrophe sociale sans précédent, suite normale des calamités qui ont jalonné l’histoire de notre vingtième siècle jusqu’à ce jour et qui continuent à nous accabler à chaque instant de notre existence;

2°, sur la nécessité prioritaire d’une union des forces révolutionnaires éparses, divisées par des convictions idéologiques dont se nourrit le sectarisme stérile, au seul profit des détenteurs du pouvoir politique et intellectuel;

3°, sur les règles de conduite révolutionnaire, la plus efficace semblant être, dans les circonstances historiques actuelles, l’arme de la GRÈVE GÉNÉRALE entraînant la rupture totale et décisive avec les mécanismes de contrainte et d’abrutissement grâce auxquels les oligarchies économiques et politiques ont jusqu’ici réussi à se maintenir et à se renforcer.

« Pour le triomphe des principes énoncés dans le Manifeste communiste, Marx se fiait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu’il devait résulter nécessairement de l’union et de la discussion commune » (Engels, 1890).

Pour peu que nous prenions au sérieux ce propos, nous y verrons une exhortation à subordonner nos divergences théoriques à l’impératif de parvenir à la plus large Union mondiale des tendances révolutionnaires. Ce sera en quelque sorte l’acte fondateur préalable à toute discussion relative aux trois principes d’association définis plus haut.

A cet effet, nous proposons un programme d’action à entreprendre dans le délai le plus bref possible, lequel ne devrait pas dépasser l’année 1983:

1°, organisation d’un « Colloque fraternel » où se feraient connaître les représentants des « groupes » (au sens le plus large du terme) pouvant être caractérisés comme des « tendances révolutionnaires » en raison de leur position théorique et de leur activité de propagande. Ce colloque pourrait se tenir pendant la semaine de noël 1983, à Paris.

2°, publication d’un bulletin de correspondance (trimestriel?) qui serait l’organe provisoire des « candidats » au titre de « tendance révolutionnaire ». Les modalités de ce projet seront discutées lors du « Colloque fraternel ».

3°, constitution immédiate de « Comités de correspondance » en vue des réalisations sous 1° et 2° et aboutissant à la formation d’un « Réseau de communication ».

Ce projet est proposé à la réflexion des camarades pour qui penser et agir sont inséparables, étant entendu que l’association pour définir des modes d’action constitue en elle-même une manière d’agir, et que les querelles idéologiques ne doivent pas entraver l’union des tendances révolutionnaires: les chances de tout mouvement révolutionnaire dépendent de la réalisation de cette union.

Paris, juin 1983

Comité de correspondance de Paris

Prière de communiquer tout courrier relatif au présent projet à l’adresse ci-après:

Comité de correspondance de Paris

c/o SPARTACUS

5, Rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie

75004 PARIS

France

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2 Réponses to “Pour une union mondiale des tendances révolutionnaires (Rubel, 1983)”

  1. Neues aus den Archiven der radikalen (und nicht so radikalen) Linken « Entdinglichung Says:

    […] La Bataille socialiste Le collectivisme bureaucratique de Bruno Rizzi (Souyri, 1979)L’ombre de Lénine (1943)Pour une union mondiale des tendances révolutionnaires (Rubel, 1983) […]

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  2. From the archive of struggle no.43 « Poumista Says:

    […] Marx (1982) * Marceau Pivert chargé de mission (juin 1936 – février 1937) * Maximilien Rubel: Pour une union mondiale des tendances révolutionnaires (1983) * Articles de Karl Marx dans le New York Daily Tribune (1852-61) * Guy Debord: La […]

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