Article paru dans le Socialist standard d’avril 2007.
Les termes «bolchevisme» et «léninisme» sont généralement considérés comme synonymes. Eu égard à l’immense influence de Lénine sur le parti bolchevik, ça peut sembler juste. Mais en fait, Lénine compta des rivaux politiques et intellectuels au sein de son propre parti. Le plus important de ces bolcheviks non-léninistes était Alexandre Bogdanov (1873-1928).
Bogdanov était un homme avec de multiples talents. Il avait été formé en médecine et en psychiatrie. Il avait inventé une philosophie originale qu’il avait appelée « tectologie » et est désormais considéré comme un précurseur de la théorie des systèmes (synergétique). Il fut aussi un économiste marxiste, un théoricien de la culture, un écrivain de science-fiction populaire, et bien sûr un militant politique. Encore aujourd’hui, la majeure partie de son travail n’est toujours pas disponible en anglais. Le seul livre qui lui soit consacré est l’étude de Zenovia Sochor sur ses idées à propos de la culture (Revolution and Culture:The Bogdanov-Lenin Controversy, Cornell University Press 1988).
Un volume des écrits de science fiction de Bogdanov est cependant paru en anglais (Red Star: The First bolchevik Utopia, traduit par Charles Rougle et édité par Loren R. Graham et Richard Stites, Indiana University Press, 1984) [*]. On y a compilé deux romans sur Mars (Red Star et Engineer Menni), un poème: “A Martian Stranded on Earth,” et des essais. Red Star raconte comment les Martiens ont emmené le bolchevik russe Leonid sur leur planète d’origine pour en savoir plus sur la société communiste là et s’en servir comme agent de liaison entre la Terre et Mars.
Engineer Menni se passe aussi sur Mars, mais à un stade antérieur, peu avant la transition du capitalisme au communisme. La mission de l’ingénieur Menni est de concevoir let réaliser les grands canaux sur Mars grands canaux (on croyait à l’époque qu’il y en avait).
Culte de l’ingénieur?
Les critiques russes et occidentaux ont qualifié Bogdanov de défenseur de la «technocratie» et de promoteur d’un «culte de l’ingénieur».
Richard Stites parle ainsi de sa «célébration du pouvoir technocratique et de l’intelligentsia technique. » A première vue, ce jugement semble justifié. L’ingénieur Menni était populaire parmi les planificateurs soviétiques au moment de la premier plan quinquennal, et Menni est certainement une figure héroïque à laquelle un apprenti technocrate pouvait facilement s’identifier.
Mais vous n’aurez pas besoin de chercher longtemps des indices suggérant une appréciation différente. Dans Red Star Bogdanov présente Mars comme une société communiste en proie à de graves problèmes, en aucune façon comme une utopie. La technologie est la principale source de ces problèmes. Leonid découvre, par exemple, que certains travailleurs sont tellement fascinés par les machines qu’ils refusent de cesser de travailler et doivent être contraints à se reposer. Et Nella, la maîtresse de Menni, chante une chanson dans laquelle elle se plaint qu’avec toutes ses vertus Menni manque de compassion:
«Son cœur est de glace, il ne sent pas la douleur
… Pour les créatures abaissées par le destin …
Les larmes des malheureux jetés dans la mêlée
Son cœur de pierre ne connaît pas la chaleur. »
Le système politique martien présenté dans Red Star – avec quelques détails explicites – en rouge détaille un peu peu explicites – semble bien être technocratique plutôt que démocratique. Ainsi, les intervenants lors d’une conférence convoquée pour examiner la colonisation martienne de la terre sont un ingénieur d’astronautique, un médecin et un mathématicien (qui plaide en faveur de l’anéantissement de tous les Terriens, et est tué plus tard par un Leonid égaré). Les Martiens aux postes de direction se déplacent en »gondoles » volantes qui ne semblent pas être à la disposition des Martiens ordinaires (si elles l’étaient, le contrôle du trafic aérien serait un cauchemar). Ce n’est pas une société que j’appellerais socialiste ou communiste, même si les échanges marchands y ont été abolis et la production y est pour l’usage.
Dans Engineer Menni, nous trouvons une indication sur la raison pour laquelle la révolution a donné naissance à une société technocratique. Un délégué des travailleurs à un congrès syndical déplore l’ignorance des travailleurs qui les empêche de traiter eux-mêmes les problèmes et les place à la merci des ‘experts, qu’ils sont acculé à suivre.
Technocratie ou socialisme?
Tant les écrits politiques que de fiction de Bogdanov sont présentées par Sochor comme suggérant que la prochaine révolution contre le capitalisme aboutirait à une société technocratique. Cela parce que les travailleurs n’auraient pas les connaissances requises et la possibilité de prendre eux-mêmes en main le contrôle de la société. Une des raisons de cette situation était dans la nature hiérarchique et autoritaire du processus de production capitaliste; une autre dans le mode hiérarchique et autoritaire de l’organisation du parti bolchevik, bien que considéré par Bogdanov comme nécessaire et inévitable (il était un bolchevik après tout).
Ce n’était pourtant pas une perspective dont Bogdanov se félicitait, ni qu’il idéalisait. Il savait que le socialisme réel (ou le communisme) ne pouvait être qu’une société pleinement démocratique. Et il savait que seule une classe ouvrière instruite et consciente pourrait atteindre le vrai socialisme. C’est pourquoi les questions de culture et d’éducation étaient au centre de sa pensée et de son travail. L’accent mis sur la connaissance et la compréhension comme des conditions préalables pour le socialisme réel (par opposition au pseudo-socialisme technocratique) c’est quelque-chose qu’il partage avec nous du Mouvement socialiste mondial.
Bien que Bogdanov soit resté fidèles au régime bolchevique en Russie jusqu’à la fin de sa vie, ses idées étaient profondément subversives. Elles inspirèrent un groupe dissident appelé « Vérité ouvrière » [**] qui fut actif au début des années 1920 (bien qu’il semble que Bogdanov n’ait pas eu de liens personnels avec eux). Dans son manifeste, la «Vérité ouvrière» déclarait que l’ancienne bourgeoisie avait été remplacée en tant que maîtresse de la production par « l’intelligentsia technique au service du capitalisme d’État », le Parti communiste était devenu le parti de cette intelligentsia, qui était le noyau d’une nouvelle bourgeoisie ascendante.
STEFAN
Notes de la BS:
[*] Le livre existe en français: L’Étoile rouge – L’Ingénieur Menni (Alexandre Bogdanov). Par ailleurs une étude a été publiée en 2009: A. A. Bogdanov et l’empiriomonisme. Le Proletkult. La littérature prolétarienne (Robert Camoin).
[**] Groupe Rabotchaya pravda. Constitué fin 1921, il considérait la NEP comme la « renaissance de rapports capitalistes normaux », déclarait par exemple que « La classe ouvrière mène une existence misérable à une époque où la nouvelle bourgeoisie (c’est-à-dire les fonctionnaires responsables, les directeurs d’usines, les hommes de confiance, les présidents des comités exécutifs, etc.) et les hommes de la NEP vivent dans le luxe et nous rappellent à la mémoire le tableau de la vie de la bourgeoisie de tout temps » et aurait participé aux grèves sauvages de 1923, année de son démantèlement par la Guépéou. Son manifeste (1923) est disponible en russe: Из воззвания группы «Рабочая Правда»
.
Voir aussi:
- Вопросы социализма (« Les enjeux du socialisme », A. Bogdanov, 1918)
- Socially Organised Society: Socialist Society (A. Bogdanov, 1919)
- Die Wissenschaft und die Arbeiterklasse (A. Bogdanov, 1920)
- Пять недель в ГПУ (« Cinq semaines dans la Guépéou », A. Bogdanov, 1923)
- The Workers’ Artistic Inheritance (A. Bogdanov, 1924)
- Un rival de Lénine: A. Bogdanov (Georges Haupt, 1967) pdf
- Bogdanov et son œuvre (Avraham Yassour, 1969) pdf
26 mai 2010 à 09:37
[…] La Bataille socialiste Les communistes face à la crise (entretien avec Nicolas Dessaux)La famille et l’État communiste (Kollontaï, 1920)Bogdanov, la technocratie et le socialisme […]
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25 juin 2010 à 06:51
[…] Bogdanov, la technocratie et le socialisme (Socialist standard, 2007) […]
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27 juin 2010 à 23:27
Red star est disponible en russe à l’adresse http://publ.lib.ru/ARCHIVES/B/BOGDANOV_Aleksandr_Aleksandrovich/Krasnaya_zvezda.%5Bdoc%5D.zip
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24 juillet 2010 à 09:37
[…] Bogdanov, la technocratie et le socialisme […]
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