Nous commençons la mise en ligne du dernier chapitre de La dynamique du capitalisme au XX° siècle, publié d’abord dans les Annales [1983, Volume 38, N°4 p. 790 – 820]. Rappelons que Souyri est mort en juillet 1979 en écrivant ce livre, donc inachevé, publié après sa mort et, malheureusement, depuis longtemps introuvable dans le commerce.
La crise commencée en 1974 a surgi comme le point d’aboutissement d’un processus qui a mis un terme au mythe d’une programmation rationnelle du développement capitaliste par l’État. Si la baisse du taux de profit ne s’est pas manifestée comme une tendance continuelle qui ne serait compensée que par d’incessants transferts de valeur opérés par l’État en faveur des monopoles, il n’est pas vrai non plus que le capitalisme contemporain ait franchi un seuil au-delà duquel la loi de la chute du taux de profit serait devenue caduque.
Mais constater qu’à partir du milieu des années soixante le taux de profit a recommencé à chuter ne signifie pas non plus que ce retournement soit insurmontable et que le capital et l’État se trouvent désormais confrontés à une situation telle qu’ils seraient incapables d’enrayer le déclin de la rentabilité et d’empêcher par là même le capitalisme de s’abîmer dans une nouvelle période de stagnation ou de rétrécissement de la production.
Le capitalisme au contraire dispose de toute une gamme de moyens qui peuvent être utilisés tour à tour ou en combinaison pour contrecarrer l’action des divers éléments qui font chuter le profit. Mais, dans le cadre du capitalisme contemporain, la plupart de ces moyens ne sont opérants que dans certaines limites et leur mise en oeuvre ne peut être poussée à fond sans que surgissent de proche en proche les prémices d’une déstructuration de la société de consommation.
A. – L’INFLATION
Cela est vrai pour les pratiques inflationnistes qui permettent aux firmes dominant des marchés où la concentration et la cartellisation ont fait disparaître la concurrence par les prix, de réagir à la chute de leurs profits en répercutant dans leurs prix de vente la hausse des coûts de production qu’elles subissent, et parfois même qu’elles prévoient simplement. Ces hausses ne résultent pas nécessairement de la seule augmentation des salaires et des «charges sociales »des entreprises. L’accroissement des ponctions fiscales de l’État qui ne servent pas toutes à financer des dépenses sociales, la hausse des prix du capital circulant, l’augmentation des frais de commercialisation des produits, l’élévation du coût des investissements nécessaires pour faire face à la concurrence par l’innovation, l’augmentation des tributs prélevés par le capital financier sur le capital industriel ont également contribué à réduire le profit des entreprises. Comme le fait remarquer Ch. Levinson, ce sont souvent les firmes à très haute intensité capitaliste, au sein desquelles les dépenses en capital variable ne représentent qu’une très faible part des coûts de production, qui ont été les premières à majorer leurs prix de vente en vue d’augmenter ou de maintenir leurs capacités d’autofinancement et d’être en mesure de faire face à la « concurrence par l’investissement ». L’exemple de l’industrie automobile en France, qui entre 1973 et 1975augmente de plus de 50% le prix des véhicules, confirme qu’il n’y a pas de relations directes entre le taux d’inflation que pratique tel ou tel groupement capitaliste et les taux d’élévation des salaires qu’il subit. En l’occurrence, la majoration du prix des automobiles a été pour les constructeurs un moyen d’échapper aux effets de la récession: l’augmentation du profit réalisé sur chaque véhicule a compensé la réduction de la masse du profit qui résultait de la diminution du volume des ventes.
Cette inflation a commencé à se manifester dans les dernières années soixante, c’est-à-dire au moment où aux U.S.A., puis dans les autres États capitalistes, le taux de profit a commencé à stagner puis à chuter. Devenant stagnation, puis slumpflation [1], elle se poursuit même lorsque la croissance s’arrête et que le système entre en crise. Elle est devenue pour le capital un moyen de poursuivre et d’intensifier l’accumulation, indépendamment des obstacles qu’y opposent les fluctuations conjoncturelles. A une époque dominée par l’extension des ententes cartellaires internationales et par l’affirmation de l’hégémonie des firmes multinationales sur le marché des principaux produits – dont quatre ou cinq entreprises mondiales se partagent 50 à 80 % de la production, l’inflation est devenue une sorte d’impôt privé que le capital s’est arrogé le droit de percevoir sur les consommateurs grâce à la disparition de la concurrence par les prix. Ce pouvoir de fiscalisation permet aux oligopoles et aux cartels de contraindre la population, y compris celle qui a de faibles revenus, à pratiquer une sorte d’épargne forcée, de fixer son montant en fonction de leur programme d’investissement et de se l’approprier sans avoir à rembourser ni à payer d’intérêts. L’inflation devient ainsi un moyen d’intensifier l’accumulation et d’en élargir les bases sociales. Elle se superpose aux mécanismes traditionnels – émission d’actions et d’obligations, emprunts bancaires, etc. – par lesquels s’opéraient la centralisation de l’épargne des classes moyennes et sa conversion en capital, et contraint la population tout entière à fournir sa contribution forcée à l’accumulation.
La pratique des surprix tend à majorer les profits que le capital industriel peut investir, mais elle déclenche aussi des réactions en chaîne qui vont en sens inverse. A partir du moment, en effet, où l’inflation s’accélère, la spéculation s’amplifie, aggrave la hausse du coût des facteurs de production qui déprime les profits du capital industriel et détourne une importante proportion du capital disponible des investissements productifs. C’est ainsi qu’en 1973, dès que le cours des matières premières a commencé à monter, les opérations de stockage ont fortement amplifié la raréfaction des produits et la hausse des cours. Par la suite, le capital commercial, y compris celui qui opère au niveau du commerce de détail, a utilisé la conjoncture inflationniste pour élargir ses marges bénéficiaires, accélérant l’augmentation du coût de la vie et contribuant ainsi à déclencher les revendications salariales qui empêchent les firmes industrielles de comprimer ses dépenses en capital variable.
Par ailleurs, l’inflation tend à provoquer un reflux du capital hors de la sphère de la production. Une partie du capital disponible se trouve alors en effet attiré vers les placements refuges qui offrent une garantie contre la dévaluation de l’argent, comme par exemple l’investissement immobilier. Il ne s’agit pas seulement de placements effectués par de petits et moyens épargnants auxquels l’acquisition d’immeubles fournit un moyen d’arrondir le patrimoine plus sûr que l’achat d’actions ou d’obligations. En 1974, le capital britannique s’est investi de manière spectaculaire dans les achats immobiliers en Europe continentale. De manière plus massive encore, le capital se porte en période d’inflation vers des opérations qui offrent des occasions de profit immédiates et supérieures à celles qui pourraient être escomptées d’une activité industrielle, comme la spéculation sur les monnaies. Il est vrai que les spéculations monétaires sont en grande partie le fait des firmes multinationales qui élargissent ainsi leur marge d’autofinancement, mais les capitaux moins importants ne négligent pas toujours de participer à cette source de profits. Et ce détournement des capitaux vers des activités spéculatives contribue à son tour, en raréfiant le crédit, à élever le taux d’intérêt que les firmes industrielles à court d’argent frais doivent payer aux banques. La spéculation, le va-et-vient des capitaux flottants qui se portent alternativement d’un pays à l’autre, les vagues de revendications salariales que déclenche la hausse du coût de la vie, les tentatives que font les pays exportateurs de produits primaires pour sauvegarder leur part de plus-value, tendent à accélérer et à imprimer à son développement des rythmes désordonnés et sensiblement inégaux suivant les pays. C’est pourquoi les gouvernements, qui se trouvent contraints de tolérer la politique des surprix pratiquée par les firmes industrielles dans la mesure où elle devient un moyen essentiel de riposter à la chute du taux de profit, doivent en même temps essayer de contrôler et de freiner les mouvements inflationnistes pour éviter que ceux-ci en s’exagérant ne provoquent une contraction des ventes sur le marché intérieur et une chute des exportations.
La crise qui, en 1974, succède à deux années d’accélération de la hausse des prix montre que les gouvernements ne sont pas en mesure de faire en sorte que l’inflation opère de manière rationnelle pour le développement capitaliste. Son utilisation comme moyen d’épargne forcée en faveur du capital industriel a rapidement déclenché des mécanismes qui ont amplifié les hausses de prix jusqu’au point où les problèmes de la réalisation ont resurgi et bloqué la croissance.
L’approfondissement de la division internationale du travail et la multinationalisation du capitalisme sont en grande partie à l’origine de cette situation. Les différentes économies nationales sont devenues trop interdépendantes pour que les États puissent contrôler les poussées d’inflation qui leur sont transmises de l’extérieur et qui deviennent une arme dans les compétitions internationales.
Cela est vrai en premier lieu en ce qui concerne les politiques monétaires. L’apparition d’une masse grossissante de capitaux flottants qui vont d’un pays à l’autre suivant la rentabilité plus ou moins grande des placements et amplifient l’inflation dans les pays où ils se portent, les grandes manœuvres de la spéculation internationale qui s’attaque tour à tour aux différentes monnaies et aggrave l’instabilité de leurs cours rendent en grande partie inopérantes les mesures par lesquelles les États réglementaient leurs emprunts monétaires et le taux du crédit en fonction des impératifs de l’économie nationale.
La même impuissance des différents États capitalistes avancés se manifeste en ce qui concerne le prix des produits primaires. La hausse des prix des matières premières et des hydrocarbures n’a pas été qu’une riposte des pays producteurs à l’inflation occidentale qui réduisait leur part de plus-value. Les cartels américains qui dominent les marchés ont favorisé des hausses qui majoraient leurs profits et l’État américain lui-même a soutenu une politique dont l’effet immédiat était d’affaiblir les capacités compétitives des concurrents européens et japonais. Les pays de l’Est ont également manœuvré pour amplifier les hausses des métaux non ferreux dont ils sont exportateurs de manière à augmenter la masse des devises dont ils ont besoin pour payer leurs importations de produits occidentaux.
Même à l’intérieur de chaque État, les gouvernements ne sont que très imparfaitement parvenus à contrôler les mouvements inflationnistes d’origine interne. En menaçant de déposer un bilan de faillite, de fermer une partie de leurs usines, les grandes firmes obtiennent sans difficulté des dérogations aux mesures gouvernementales de blocage des prix ou de limitation des hausses. Quant aux comportements qui aboutissent à superposer à l’inflation organisée par le capital industriel une inflation parasitaire grâce à laquelle grossistes, fournisseurs de services et spéculateurs de toutes sortes élargissent des profits qui ne font que rarement l’objet de placements productifs, ils n’ont jamais réellement été endigués. Les gouvernements n’ont ni les moyens d’exercer un contrôle effectif sur cette multitude, ni, le plus souvent, dans des pays comme la France ou l’Italie, la volonté d’exercer leur autorité à rencontre de catégories sociales qui constituent un des soutiens du bloc au pouvoir.
Cette incapacité des gouvernements capitalistes à contrôler les dérapages de prix les a conduits les uns après les autres à rechercher à la fois une restauration du profit et une modération des mouvements inflationnistes dans une politique de compression des salaires directs ou indirects.
Dès que la contraction du taux de profit que le boom des prix des produits primaires amplifia brusquement et les mesures de restriction du crédit par lesquelles les gouvernements avaient cherché en 1973 à ralentir l’inflation arrêtèrent l’investissement, et aboutirent à la crise et au gonflement du chômage, les États capitalistes inversèrent l’ordre de priorité de leur politique économique. La poussée du chômage, la plus forte que le monde capitaliste ait connue depuis la reconstruction, créait enfin une situation permettant au capital et à l’État d’interrompre et d’infléchir la hausse des coûts de la force de travail qui s’était poursuivie presque sans interruption pendant toute la durée de l’expansion. C’est pourquoi la lutte contre l’inflation a été partout présentée comme une nécessité plus impérieuse que la restauration du plein emploi, ou plutôt comme la condition du retour au plein emploi. « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain, et les investissements de demain les emplois d’après-demain », a fait valoir le Chancelier H. Schmidt pour faire accepter aux syndicats une modération de leurs revendications salariales qui doit permettre au capital d’augmenter ses profits et de relancer les investissements que l’État subventionne par ailleurs à l’aide de primes. Le gouvernement et les syndicats travaillistes adoptent et diffusent un point de vue analogue pour les salaires du Royaume-Uni. «L’adaptation des salaires au coût de la vie menace les salaires et l’emploi de demain. » Le plan Barre et le plan Andreotti, dont les syndicats et les partis ouvriers italiens acceptent en fin de compte le principe, sont imposés par la même stratégie :empêcher la dégradation de la situation du capitalisme national, et si possible la restaurer face aux concurrents étrangers en exerçant une pesée suffisante sur les salaires.
B. – L’ATTAQUE CONTRE LE SALAIRE
Cette contre-attaque du capital a pu se développer avec plus ou moins d’ampleur suivant les pays et ses effets se sont trouvés décalés dans le temps. Dans les pays où les appareils syndicaux ont pu immédiatement collaborer avec les gouvernements pour faire en sorte que les revendications des travailleurs ne dépassent pas les limites au-delà desquelles le fonctionnement du capitalisme se trouve gravement perturbé, la politique d’austérité a rapidement abouti à des résultats positifs. Dès 1974-1975, les avantages sociaux et les salaires des travailleurs américains et allemands, puis britanniques, japonais, se trouvent sérieusement entamés. Dès la fin de 1975, les profits remontent, en particulier auxU.S.A. et en R.F.A., permettant une relance de l’investissement et de la croissance. Mais, au même moment, alors même que l’économie mondiale se ranime sous l’impulsion de la reprise américaine et allemande, la France, où les syndicats sont liés à des partis d’opposition et peu empressés de coopérer avec le pouvoir, et l’Italie où la base ouvrière oppose de vives résistances à la politique de compromis des centrales ouvrières et du P.C.I., ne sont pas parvenues à infléchir sensiblement l’augmentation des salaires et à enrayer l’inflation.
Le conflit entre le capital et le travail est devenu à l’image d’une guerre de position :chacun des deux adversaires n’étant pas en mesure d’effectuer une percée décisive, les attaques et les contre-attaques qui se succèdent n’aboutissent qu’à déplacer et à redéplacer de quelques dizaines de mètres les lignes du front. Cette impossibilité où se trouve le capitalisme de développer une offensive vigoureuse et prolongée pour rabaisser fortement et durablement le prix de la force de travail résulte d’abord de la résistance des salariés et des freinages que sont contraints d’exercer les appareils syndicaux les plus engagés dans la coopération avec l’État pour modérer les pressions exercées par le capital sur le niveau de vie des travailleurs. Les ouvriers du rang ont, au cours des premières années de la décennie soixante-dix, multiplié une foule d’actions spontanées et parfois violentes qui dérangeaient les prudents calculs des partis ouvriers. Mais ces luttes sont restées dispersées. Même avec leurs limites, elles incitent cependant les appareils dirigeants du mouvement ouvrier à se montrer circonspects dans leur politique de soutien à la restauration du profit capitaliste et à faire en sorte que ne soient exercées sur le niveau de vie des salariés que des pressions prudemment calculées. Et de leur côté, les milieux dirigeants capitalistes ne cherchent pas à pousser plus loin leur avantage que ce que peuvent consentir les syndicats sans courir le risque de voir leur influence s’effriter et leur rôle de modérateurs des conflits sociaux dangereusement remis en question.
L’État et le capital parviendraient-ils d’ailleurs à comprimer durablement le niveau des salaires et à paralyser les unes après les autres les ripostes des travailleurs dans ce domaine, qu’ils risqueraient de n’aboutir qu’à un simple déplacement dans le champ de la lutte sociale.
Pendant toute la période au cours de laquelle l’expansion et le plein emploi rendaient à la fois possible et inévitable une augmentation approximativement régulière des salaires, le capitalisme a, dans toute la mesure du possible, essayé de compenser les concessions qu’il faisait aux travailleurs en tant que consommateurs en leur imposant des efforts toujours plus durs en tant que producteurs. L’élévation du niveau de vie des salariés, leur accès graduel à la «société de consommation », constituaient le prix à payer pour obtenir une paix sociale relative et l’adhésion des travailleurs aux finalités du système et à la vision qu’il produisait de lui-même et de son avenir. L’affirmation répétée jusqu’à satiété que le système était désormais capable d’accroître indéfiniment une richesse dont tout le monde bénéficierait de proche en proche, permettait à la fois d’extirper du prolétariat toute espèce de projet révolutionnaire effectif et de persuader l’immense majorité des salariés qu’à force de travail, d’heures supplémentaires, de primes de rendement, d’assiduité, etc., ils accéderaient à un standing de petits-bourgeois. Cette politique d’intégration du prolétariat a été un indiscutable succès, mais elle était coûteuse et n’était praticable que dans la mesure où la pression exercée sur le taux de profit par l’augmentation des coûts de la force de travail se trouvait contrecarrée par une augmentation de la plus-value relative. Les efforts déployés par le capital pour soutirer de chaque ouvrier davantage de plus-value pendant ses heures de présence dans l’entreprise en intensifiant les cadences de la production sont allées de pair avec l’augmentation des salaires et des charges sociales, et ils se sont même accentués à partir du moment – au cours des années soixante – où il est devenu manifeste que dans les conditions de plein emploi les barrages opposés à la poussée des salaires cédaient les uns après les autres. Mais, en poussant toujours plus avant la parcellisation des tâches et l’accélération des rythmes de travail, le capitalisme a finalement abouti à une situation qui est la négation des objectifs qu’il poursuivait. L’augmentation des salaires et de la consommation a de plus en plus cessé d’être éprouvée comme une compensation valable à un labeur industriel toujours plus exténuant, monotone et dangereux– aux U.S.A., le taux de déclaration des accidents de travail a augmenté de 27,7°/o entre 1963 et 1970– et les luttes ouvrières contre l’intensification de la production se sont déployées à partir du milieu des années soixante avec une ampleur croissante aux U.S.A. puis en Europe et en particulier en Italie, entre 1969et 1977.
Toutes ces luttes, de la grève sauvage à l’absentéisme et aux actions concertées des ouvriers en vue de freiner ou même de saboter la production, sont devenues si fréquentes que les managers des firmes américaines ont fini par les considérer comme une partie importante du coût de fonctionnement des entreprises. Cette crise du travail, qui est devenue assez générale et assez aiguë pour enrayer la croissance de la productivité et contribuer par là à la stagnation et à la chute du taux de profit, n’est pas nécessairement destinée à s’approfondir et à s’amplifier de manière ininterrompue. Le développement du chômage et les craintes qu’il fait surgir pour les salariés sont au contraire de nature à favoriser une restauration de la discipline dans les ateliers et les bureaux et à provoquer une régression des violations ouvertes des règlements comme l’absentéisme ou les pauses concertées et illicites pendant la journée de travail. Il est moins sûr qu’elles fassent disparaître ou même reculer durablement les diverses formes de résistance clandestine à l’intensification de la production, qui sont le fait d’organismes dissimulés dans les entreprises d’autant plus difficiles à extirper qu’ils sont informels et en continuel changement. Il est même probable que, dans le cas où le capitalisme se trouverait conduit à procéder à un blocage ou à une réduction prolongée des salaires, il exaspérerait l’hostilité contre l’organisation capitaliste du travail. Le capitalisme n’est pas parvenu à faire accepter les frustrations qu’engendre le travail salarié et à prévenir la chute des rendements en augmentant le niveau de vie. Il est à fortiori douteux qu’il parvienne à empêcher cette chute de s’amplifier s’il ne pouvait plus utiliser la part de la consommation croissante comme incitatif à la production.
Les ouvriers ont toujours essayé d’échanger le moins possible de travail contre le plus possible d’argent ;il ne sera pas facile de les persuader qu’en échange d’un salaire diminué il faut fournir autant ou davantage de travail. Le capital risquerait fort de perdre au niveau de la productivité du travail ce qu’il gagnerait au niveau de sa rémunération. Une politique inconsidérée de réaction en matière de salaires pourrait bien avoir pour effet d’accumuler dans le prolétariat un désespoir et des colères dangereuses, sans pour autant modifier sensiblement le taux de profit d’une manière positive.
Enfin, indépendamment même des problèmes que posent la résistance et les réactions éventuelles du prolétariat, le capitalisme se trouve contraint de limiter l’ampleur des offensives qu’il peut promouvoir en vue de faire régresser le niveau des salaires par les structures de la société et de la production elle-même. Le capitalisme du XIX° siècle pouvait se développer en freinant à l’extrême l’augmentation du capital variable, et parfois même en le réduisant, parce que le travail salarié n’englobait encore qu’une partie réduite de la population et que la production était essentiellement une production de biens capitaux. Les marchandises produites par les entreprises capitalistes comme moyens de consommation n’étaient que partiellement destinées aux salariés, qui ne consommaient que des denrées de première nécessité et une quantité infime de biens semi-durables ou durables. Les produits de ce type étaient en grande partie vendus à des couches riches ou aisées qui ne tiraient pas leurs revenus d’un salaire et qui étaient encore fort nombreuses. Mais l’évolution du capitalisme a dans tous les pays avancés assujetti au travail salarié l’immense majorité – plus de 80°/o – de la population active de sorte que, compte tenu du relèvement de leur niveau de vie pendant toute la période de l’expansion, la consommation des salariés est devenue une des principales composantes du marché intérieur. En France, les salariés reçoivent, en 1974, 66,2% du revenu distribué contre 59,6 % en 1959. Pour l’ensemble de la population, on constate que si la part des dépenses des ménages consacrée à l’alimentation et à l’habillement diminue, passant respectivement de 37% à 26% et de 15à 14 %o entre 1959 et 1974, celle consacrée à l’achat de biens durables et de biens fongibles non alimentaires est passée de 22 à 26 °7o et celle consacrée aux services de 26 à 34 %. Cette transformation du type de consommation est sans doute moins sensible parmi les ouvriers et les employés. En 1974, le pourcentage d’ouvriers et d’employés qui possèdent une automobile, un poste de télévision ou des équipements électroménagers, reste au-dessous de la moyenne nationale. Mais, entre 1959 et 1974, la vente d’automobiles, de postes de télévision et d’appareils électroménagers a progressé plus rapidement dans ces couches sociales que dans les autres milieux– à l’exception des paysans. Le pourcentage des ouvriers (y compris les ouvriers agricoles) et d’employés en possession d’une automobile passe de 21,3 % en 1959 à 60,05 % en 1974. Pendant la même période, il passe, pour le poste de télévision, les réfrigérateurs et les machines à laver, respectivement de 8,6 % à 80,9 %, de 19,4% à 87,05% et de 21,2 % à 72,9 %. Au cours des mêmes années, parmi les cadres moyens, le nombre de possesseurs d’automobiles, de postes de télévision, de réfrigérateurs et de machines à laver passe respectivement de 57,8 % à 87 %, de 16,1 % à 82,6 %, de 39,7 % à 94,4 % et de 33,1 % à 78,4 %. Compte tenu de leur nombre croissant et de la transformation de leur genre de vie, ce sont les ouvriers, les employés et les cadres moyens qui, au cours des quinze ans qui précèdent la crise de 1974, jouent le rôle le plus important dans l’extension du marché dont a besoin la production capitaliste devenue une production Une politique de compression brutale des salaires ne se limiterait pas seulement à la résistance des travailleurs. Elle menacerait les intérêts immédiats de l’immense secteur de l’appareil économique du capitalisme qui vend des biens et des services aux classes moyennes salariées et au prolétariat lui-même.
La crise qui avait été déclenchée par un ralentissement des investissements consécutif à la chute du taux de profit a été rapidement amplifiée par la réduction de l’activité du Département II , et dès lors celui-ci a réduit ses commandes au Département I [*]. Il en résulte une importante augmentation du chômage total ou partiel, qui a combiné ses effets à ceux de la stagnation ou de la réduction des salaires réels pour aggraver le gonflement des stocks puis la chute des ventes en produits de consommation. Face à cette situation, les gouvernements ont été contraints d’intervenir pour stopper la propagation cumulative des mécanismes récessionnistes, en prenant des mesures destinées à assigner un palier à la chute du pouvoir d’achat, alors même que le problème de l’inflation n’était pas résolu : organiser la réanimation de l’économie nationale pour contenir la montée du chômage, interdire aux entreprises les compressions intempestives de personnel et verser des allocations aux salariés privés de leur emploi. Placés devant l’alternative de laisser se développer un important chômage qui permettrait de faire pression sur les salariés pour modérer leurs exigences et réduire leur indiscipline, ou laisser monter les salaires et les prix, les États capitalistes ne parviennent pas à effectuer un choix décisif et à s’y tenir fermement. La chute des ventes sur le marché intérieur, qui intervient dès que le pouvoir d’achat de la population salariée est sensiblement entamé, les contraint à relâcher les mesures d’austérité jusqu’au moment où la montée des prix devenant une menace pour les exportations ou la balance des paiements rend nécessaires de nouvelles mesures pour tenter de freiner le gonflement de la masse salariale ou de la réduire.
L’importance qu’ont prise la production des moyens de consommation et l’offre de services dans l’économie des pays avancés, et le rôle prépondérant que joue la consommation de masse de la population salariée de ces pays dans la réalisation de la plus-value, opposent désormais des obstacles structuraux au déploiement d’une politique qui consisterait à chercher une issue aux difficultés de l’accumulation en organisant un blocage ou une régression prolongée des salaires. A supposer même que le capital parvienne à infliger aux travailleurs une série de défaites décisives et à mettre en place des régimes de coercition suffisamment forts pour que les salariés soient obligés de se résigner à subir une stagnation ou une réduction de leur niveau de vie, les économies occidentales se trouveraient de nouveau confrontées au vieux problème de la surproduction.
Les États capitalistes pourraient sans doute entreprendre d’y trouver un remède en développant leurs exportations vers les pays de l’Est et ceux de la périphérie. Mais ces marchés extérieurs ne seraient pas partagés à l’amiable et de manière stable entre les États ou les groupes d’États capitalistes et les firmes multinationales américaines, européennes ou japonaises. Les concurrents rivaliseraient pour améliorer leur capacité compétitive. Il y aurait nécessairement des perdants dans la lutte pour les exportations et ceux-ci devraient tendre tous leurs efforts pour essayer de récupérer leur position perdue.
Mais c’est alors la perspective d’une régression du système impérialiste vers des structures et un mode de fonctionnement qui seraient à peu de chose près ceux de l’époque antérieure à la deuxième guerre mondiale, et plus précisément des années trente et quarante. Le capitalisme serait à nouveau engagé sur une voie qui le conduirait, à travers une série d’offensives contre le prolétariat et le mouvement ouvrier, à établir des régimes qui accompliraient la même fonction que le fascisme, et de nouveau la sous-consommation qui serait imposée aux masses en vue de restaurer le taux de profit contraindrait le système à s’engager dans une nouvelle phase d’expansion externe, génératrice d’intenses compétitions inter-impérialistes et même d’affrontements militaires locaux ou généralisés. «Le redressement durable »– écrit E. Mandel qui évoque la menace «de nouveaux Hitlers dotés d’armes nucléaires »– «requiert pour le capital des remèdes de cheval analogues au fascisme et à la deuxième guerre mondiale. Pour les imposer, il faut écraser la capacité de résistance de la classe ouvrière. »L’avenir du capitalisme se trouve ainsi conçu à l’image de son passé, comme si le système ne développait pas une véritable histoire. La réalité capitaliste ne se serait éloignée du schéma théorique léniniste pendant trois décennies que pour s’en rapprocher et pour coïncider à nouveau avec eux dans ses traits essentiels. Mais cette dynamique régressive ainsi attribuée au capitalisme est entièrement bâtie sur le postulat que le système ne peut surmonter la chute du taux de profit qu’en abaissant les salaires réels. Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que le capitalisme ait déjà épuisé tous les autres moyens de contrecarrer la chute du taux de profit, et en particulier l’implantation d’innovations technologiques produisant des effets «labour-saving »et «capital-saving »qui restitueraient, pour un certain temps du moins, au développement du Département I un rôle de moteur de la croissance.
Une politique de réaction sociale systématique, qui rejetterait une grande partie de la population salariée hors de la société de consommation, ruinerait tous les efforts qui ont été faits pour intégrer les travailleurs au système et contenir les luttes sociales dans les limites de conflits institutionnalisés, et conduirait les États capitalistes vers des guerres économiques, se heurte à tant d’obstacles et serait grosse de tant de risques et de développements imprévisibles qu’elle ne peut pas être délibérément choisie par le capital comme moyen central de riposter à la crise. L’abaissement des salaires n’est qu’un des éléments d’une stratégie globale beaucoup plus flexible et diversifiée.
Notes:
[1] Slumpflation =phase où coexistent dépression et inflation. (Note de la BS)
[*] Département I:Biens de production ;Département II: Biens de consommation (Note des Annales)
20 juin 2010 à 11:46
[…] La crise de 1974 et la riposte du capital (suite & fin) Par admin Suite et fin du dernier chapitre de La dynamique du capitalisme au XX° siècle, de Pierre Souyri (Annales 1983, Vol. 38, N°4 p. 790 – 820). [cf. Première partie] […]
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23 juin 2010 à 09:48
[…] Rosa Luxemburg: La question polonaise au Congrès international de Londres (1896) * Pierre Souyri: La crise de 1974 et la riposte du capital – 1: L’inflation et l’attaque contre les… (1979) * Pierre Souyri: La crise de 1974 et la riposte du capital – (suite & fin) (1979) […]
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