Le socialisme est possible en Europe, dès aujourd’hui

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Un entretien avec Nicolas Dessaux sur les « perspectives politiques », le mouvement contre la réforme des retraites, le départ du gouvernement…

Stéphane Julien : Chaque fois qu’un mouvement social de grande ampleur ces dernières années se heurte à l’obstination gouvernementale, et on pense forcément au mouvement contre la précédente « réforme » des retraites en mai-juin 2003, on entend dire qu’il « manque des perspectives politiques ». Non seulement ça sert d’excuse à l’incurie syndicale, mais ça propose en gros de déserter la rue pour attendre les prochaines élections. Mais la gauche parlementaire, qui ne revient jamais sur les saloperies votées par la droite, ne propose dans tous les dossiers que des variantes dans une même logique. Alors oui, dans ce sens, c’est sûr qu’il manque des perspectives. Que ce gouvernement parte ou qu’il pourrisse sur pied, quel projet de société vraiment alternatif les communistes-ouvriers peuvent-ils mettre en avant pour demain et après-demain ?

Nicolas Dessaux : Nous faisons face, aujourd’hui, à un gouvernement très déterminé à briser le mouvement, malgré quelques maigres concessions préparées à l’avance. Il a besoin de briser la résistance sociale afin d’avoir les mains libres pour ses « réformes » et pour cela, il doit afficher la plus grande indifférence envers les manifestations. C’est le sens des déclarations telles que « quand il y a une grève en France, plus personne ne s’en aperçoit ». Les multiples dispositifs anti-grève, la pression au licenciement pour les salariés du privé, la répression policière et judiciaire extrêmement brutale au moindre « débordement », les arrangements avec les directions syndicales pour assurer la division du mouvement, vont dans ce sens : rendre les mouvements sociaux inopérants, quelque soit leur importance.

En soi, c’est juste de considérer qu’il « manque des perspectives politiques », à condition, justement, de bien dire de quoi on parle et d’en proposer. Chaque fois qu’un mouvement social prend de l’ampleur, les slogans se font de plus en plus politiques. On commence par brandir des pancartes pour les retraites, et très vite, on demande la démission de Woerth, de Sarkozy, du gouvernement. Au cœur du mouvement, cela peut provoquer une crise politique, dont on connaît les symptômes : une partie de la majorité commence à flancher, à critiquer le gouvernement, celui-ci semble perdre confiance. Mais à ce stade, le mouvement ressent comme une gène, parce que chacun connaît la suite de l’histoire : si vraiment le gouvernement tombait, qu’est-ce qui se passerait ? Des élections anticipées ? La « gauche » au pouvoir ? Pour quoi, pour quel projet de société ?

Les politiques font semblant de croire que les gens votent « pour eux ». En fait, la plupart du temps, ils votent contre celui d’en face, pas parce qu’ils croient que ça sera mieux, mais parce qu’ils se disent que ce sera moins pire. Tout le monde sait bien, depuis presque 30 ans, que le Parti socialiste mène une politique de droite, qu’il n’a jamais abrogé une « réforme » de droite, et que ses alliés au gouvernement ne valent guère mieux, mais seuls dans l’isoloir, les travailleurs se disent que ça vaut toujours mieux que la droite. Dans un mouvement social, c’est différent, on n’est pas seul à se demander si ça va être pire ou moins pire, mais « tous ensemble » contre le gouvernement. Tout le monde sait bien que ce n’est pas le retour de la gauche au pouvoir qui va changer les choses, pas cette gauche bourgeoise qui a oublié jusqu’au sens de mots comme « ouvrier », « classe ouvrière, « socialisme ».

Pour renverser le gouvernement, pour changer vraiment les choses, il faut un projet de société différent, il faut incarner une véritable transformation sociale. Ce projet existe, il est né au cœur de la classe ouvrière voici plus d’un siècle et demi, il n’a jamais autant été possible, jamais autant été d’actualité : c’est le communisme.

Le monde dans lequel nous vivons dispose de gigantesques capacités de production, capables d’éradiquer la faim dans le monde, de venir à bout de nombreuses maladies, de résoudre les problèmes écologiques et climatiques, d’en finir avec l’exploitation, de procurer une vie correcte et agréable à toute l’humanité. Mais pour cela, il faut reprendre en main ces capacités des mains des capitalistes. C’est le projet communiste. Pendant des décennies, on a essayé de nous expliquer que le communisme n’était pas possible, que le capitalisme était la seule alternative pour l’humanité. Mais le capitalisme a échoué à nous procurer une vie décente, il a partout montré son vrai visage : exploitation, crises, licenciements, vies gâchées, famines, épidémies,… Il est temps de remettre le communisme au cœur du débat politique, au cœur de la société, d’affronter le capitalisme non pas seulement en « résistant », mais en attaquant, en montrant qu’il existe une véritable alternative, un autre projet de société.

Vingt après la chute du bloc de l’Est, tout le monde sait que ces pays n’étaient pas socialistes, quelque soit le bilan que chacun puisse en tirer. Mais on peux constater une chose : de manière diffuse, confuse, paradoxale parfois, toutes celles et ceux qui se révoltent contre ce système savent que le communisme est un projet positif. Alors, n’ayons pas peur de le dire, pas peur d’affirmer notre programme.

Le socialisme est possible en Europe, dès aujourd’hui. Ce n’est une idée pour l’an 3000, pas une utopie, pas un joli mot pour conclure les discours, c’est un projet pour maintenant, et le socialisme en Europe, c’est une base possible pour le communisme dans le monde, c’est-à-dire un monde uni, débarrassé de toutes les inégalités. Qu’est-ce que ça signifie ? Que si demain les travailleurs s’emparent du pouvoir et chassent les gouvernements, il est possible de réorganiser la société en confiant les entreprises aux travailleurs, d’abolir la bourse et toutes les institutions financières, d’en finir avec les discriminations, de transformer les conditions de vie pour établir une véritable égalité sociale. Les conditions matérielles existent sans conteste, les idées d’égalité, de liberté, de solidarité sont solidement ancrées dans les cœurs, la classe ouvrière a une longue expérience des luttes. Ce qui manque aujourd’hui, c’est effectivement une « perspective politique » qui ne se résume pas à « quel est le candidat le moins pire pour nous », mais la possibilité de choisir le communisme, de se battre pour le communisme.

S. J. : Quelques soient les formes de discours qui se plaquent dessus, il y a en gros deux façons de considérer une mobilisation de haut niveau dans un scénario apparemment bloqué (la rue face à un pouvoir verrouillé). Certains pensent que les gens vont en sortir dégoûtés et durablement démobilisés, d’autres que c’est justement le moyen de renforcer une conscience de classe, une conscience des limites étroites du système actuel. Qu’est-ce qui fait la différence ?

Nicolas Dessaux : Regardons la décennie qui se termine, au moins pour la France : grandes mobilisations « altermondialistes », manifestations spontanées contre Le Pen en 2002, manifestations massives contre la guerre en Irak, puis mouvement pour les retraites, prolongé par le mouvement des intermittents, en 2003, révoltes puis mouvement lycéen en 2005, mouvement étudiant, élargi en mouvement social, contre le CPE en 2006, mouvement des cheminots et mouvement étudiant en 2007, et depuis deux ans maintenant, manifestations régulières pour les retraites. Je pourrais ajouter les grèves importantes qui ont marqué la décennie, non seulement les mouvements radicaux contre les fermetures d’usines, mais aussi grèves dans des secteurs « nouveaux » comme la distribution ou la restauration rapide. Sans parler de la multitude de petits mouvements, de combats de boite, d’actions de lutte ou de résistance qui prennent d’autres formes, et qui sont la forme la plus ordinaire de la lutte des classes. Donc, même si les échecs pèsent lourds, même s’ils entraînent des démoralisations plus ou moins longues, on ne peut pas dire que les gens soient démobilisés. On constate plutôt, au cours de la décennie, une montée de radicalité dans les formes prises par les luttes.

Est-ce que les gens ont encore besoin de découvrir les limites du système ? Je ne crois pas. La plupart du temps, ils les connaissent fort bien. Ils savent qu’ils sont exploités, qu’ils sont harcelés, que leurs conditions de vie se détériorent et que, si on ne fait rien pour arrêter ça, ça sera pire pour les générations qui arrivent. Le problème n’est pas dans le diagnostic, mais dans le remède. Il faut retrouver confiance dans nos capacités à aller au-delà de ce blocage apparent, dans notre capacité à changer les choses, sortir de la culture de la « résistance » pour passer à celle de l’offensive sociale. Si le gouvernement ne réagit pas, si la situation est verrouillée, nous avons le droit de le renverser. La révolution n’est pas seulement une pensée pour se donner du baume au cœur, c’est quelque chose de très concret, pour lequel il faut s’organiser de manière très concrète.

S. J. : Est-ce que ces dernières années ne se dégage pas un problème nouveau, où la masse des salariés n’aurait pas encore intégré complètement toutes les implications de la crise et de la mondialisation capitaliste, à commencer par la nécessité d’une mobilisation forte et permanente pour sauver les acquis sociaux ?

Nicolas Dessaux : La lutte des classes, ce n’est pas une succession de mobilisations héroïques qui franchiraient chaque fois une nouvelle étape sur la route du socialisme. C’est plutôt un front permanent, une sorte de longue guerre d’usure dans laquelle se définit l’influence respective de chacune des classes de la société, qui se déroule chaque jour, et pas seulement sur le lieu de travail. D’une certaine manière, parler d’ « acquis sociaux » est un abus de langage, précisément parce qu’ils ne sont jamais acquis : le patronat n’a qu’un seul soucis, c’est de les liquider dès qu’il ne peut, dès qu’ils ne servent plus ses besoins immédiats en termes de reproduction de la main d’œuvre, dès qu’ils ne lui sont plus nécessaires à acheter la paix sociale, ou dès qu’ils lui coûtent trop chers dans la concurrence entre capitalistes. C’est un abus de langage, aussi, parce que la plupart du temps, ce qu’on appelle acquis sociaux sont, historiquement, des concessions faites pour éviter la révolution qui grondait, pour prévenir l’insurrection. Ce n’est pas ça qui doit nous empêcher de les défendre, de se battre pour la sécurité sociale, le chômage indemnisé ou les retraites, parce qu’elles nous sont indispensables aujourd’hui, parce qu’elles représentent des valeurs de solidarité entre les travailleurs.

Quand on parle de crise ou de mondialisation capitaliste, on a trop souvent tendance à voir ça comme une fatalité, comme un mécanisme purement économique, en dehors de la lutte des classes. Or, si les patrons ont brisé l’industrie en Europe, licencié massivement, « restructuré », délocalisé, investi dans le monde entier, réparti la chaîne de production à l’échelle planétaire, c’est d’abord parce qu’ils ont du briser une classe ouvrière très combative dans les années 1970, que ce soit en Pologne, en Italie, en Grande-Bretagne, en France… Pour cela, ils l’ont brisée d’une manière bien plus efficace que toute répression, en détruisant une par une les « citadelles ouvrières », les grands bassins d’emplois, les grandes entreprises les plus impliquées dans les luttes, ou tout simplement où le coût du travail était le plus élevé. Le chômage massif et les délocalisations profitent aux patrons en faisant baisser ce coût, et c’est pour ça que ce sont les mêmes entreprises qui font des bénéfices et qui licencient. Cela, les salariés le savent bien : quand on ferme une usine, quand une région entière est au chômage, quand tu as peur d’être licencié si tu ramène ta gueule, c’est parce qu’ailleurs dans le monde, des travailleurs bossent dans des conditions pire encore, ou crèvent dans la misère.

Les « implications » de cela, du point de vue des capitalistes, c’est de dire qu’il faut accepter chaque jour de voir se dégrader nos conditions de vie, sans d’ailleurs que ça améliore celle des autres, hormis la leur bien sûr. Du point de vue communiste-ouvrier, c’est le contraire, il faut à la fois se battre pour défendre ce qu’on a, pour aller plus loin, et pour les travailleurs du monde entier puisse faire de même. Mais surtout, il faut réussir à sortir de cette situation de résistance, où plutôt, de lent recul face à l’offensive capitaliste.

S. J. : Sur le dossier même des retraites il y a eu des défaites. Si on prend l’exemple de 2003, le bilan est pour le moins contrasté : si on a senti une vague de découragement et si la droite s’est perpétuée au pouvoir sans interruption depuis, il y a eu le mouvement contre le CPE en 2006 et les fortes mobilisations de 2009. Pour que la mobilisation s’affermisse et ne retombe pas dans le découragement, quels points d’appui considères-tu comme les plus sûrs ?

Nicolas Dessaux : Il me semble qu’on ne peut pas associer démoralisation et victoire de Sarkozy, sauf à penser que le retour de la « gauche » au pouvoir soit l’objectif fondamental du mouvement social. Ce ne sont pas, pour l’essentiel, les mêmes personnes qui votent pour Sarkozy et qui participent à la grève, et même s’il peut y en avoir, ils ne le font pas pour les mêmes raisons. Dans la grève, dans le mouvement social, la classe ouvrière manifeste son pouvoir selon ses propres formes, ses propres traditions, elle affronte la dictature capitaliste sur son terrain. Dans les élections, elle se trouve placé sur le terrain de l’état capitaliste, des apparences de choix qu’il lui octroie, des règles qu’il a défini. Comme tu le dis, les mobilisations qui se sont succédés depuis montrent que le découragement n’est ni total, ni de longue durée.

Ce qui est plus important, pour le mouvement contre les retraites, c’est que la stratégie d’usure des directions syndicales, avec leurs journées d’action mensuelles, n’a pas entamé la détermination des travailleurs, si l’on en juge les manifestations de juin et de septembre. Je suppose que les directions syndicales en déduisent la réussite de leur stratégie, mais je crois surtout que le mouvement actuel cristallise une colère d’ensemble, qui va bien au-delà des questions de tactiques syndicales sur les retraites. Derrière, c’est le coût de la vie, les licenciements, ce sont les scandales de la corruption du gouvernement, c’est son racisme affiché, qui sont en cause. C’est à la fois un potentiel et une limite pour le mouvement, pour le mouvement, parce qu’il ne peut pas se satisfaire de petites reculades d’un gouvernement dont il veut la peau.

Le premier « point d’appui », c’est bien sûr l’existence d’un mouvement social en profondeur, ancré dans les entreprises, aussi bien publiques que privées. On peut avoir les meilleurs slogans du monde, la meilleure vision de ce qu’il faudra faire aux étapes suivantes, tout ça ne sert à rien si on ne commence pas par construire méthodiquement le mouvement, dans chaque lieu de travail. Une « AG interpro », une « AG de ville », « AG de bassin », une « coordination » sont des outils extraordinaires dans la lutte, si elles regroupent des délégués de boites ou de secteurs (y compris les chômeurs, les précaires les étudiants,…) en lutte, si elles ont une véritable assise sociale. Sinon, ce sont des coquilles vides, certes d’une radicalité sympathique, mais sans moyens d’action. Donc, la première étape, c’est de bosser pour construire la grève, pour qu’elle soit effectivement générale. Il ne faut pas oublier que l’argument majeur des syndicats qui s’opposent aux appels à al grève générale ou à l’accélération du mouvement, c’est que « les travailleurs ne sont pas prêts à y aller ». Eh bien, notre boulot, c’est de montrer que c’est le contraire qui est vrai.

Ensuite, le second « point d’appui », c’est de réussir à sortir des circuits de manifestations habituels, lorsque la grève est effectivement en place au moins dans les secteurs les plus stratégiques. C’est ce qui s’est amorcé en 2003. Ca ne veut pas dire qu’il faut partir à l’aventure tous azimut : quand on décide d’une action, il faut le faire en connaissance de cause, avertir les participants des risques qu’ils encourent, être en mesure de les protéger si ça dérape, empêcher les violences policières et la répression judiciaire. Ça demande une grande maturité pour le mouvement, mais c’est la manière d’échapper à l’enfermement dans une succession de manifestations sur un parcours qui n’est déterminé par rien d’autre que la tradition. Les manifestations jouent le rôle d’une démonstration de nombre, mais n’impressionnent plus le gouvernement depuis longtemps. Les actions bloquantes ne sont pas une fin en soi et il faut faire très attention qu’elles ne le deviennent pas. Elles sont défoulantes et sympathiques pour celles et ceux qui y prennent part, on y prend vite goût et ça fait des bons souvenirs, mais elles n’ont de sens que si leur accumulation provoque une crise au sommet, si l’état ne sait comment endiguer le mouvement.

S. J. : Est-ce que ce sont seulement les syndicats qui, incapables de faire le deuil du « dialogue social », portent cette incapacité à s’adapter, à proposer des niveaux d’action plus longs et plus durs pour imposer un vrai rapport de force, est-ce le résultats d’une culture politique qui a perdu depuis longtemps sa radicalité, ou est-ce que finalement tout n’a pas toujours été ainsi : en 1936, les masses ont complètement débordé la CGT et c’est ce débordement même qui a fait peur à la bourgeoisie de l’époque ?

Nicolas Dessaux : Il est certain que la définition même de la radicalité a changé. Ce n’est pas qu’il n’y a pas de grèves radicales, qui débordent du cadre légal et qui l’assument, notamment par les séquestrations de patrons ou les menaces d’explosion. Mais les notions, pourtant simples, que la légalité c’est toujours la légalité capitaliste, que pour virer un gouvernement il ne suffit pas de slogans, que l’insurrection est un art, que le pouvoir se conquiert par les armes, se sont peu à peu évanouies. Tout le monde le sait, tout le monde en parle, mais personne n’en tire de conclusions sérieuses.

Je ne crois pas qu’il faille attendre des les directions syndicales qu’elles redécouvrent ces vérités simples. C’est sans doute la dernière chose qu’elles souhaitent. De manière générale, l’une des grandes différences entre notre période et, par exemple, les années 70, porte sur ce point. Les organisations d’extrême-gauche, quelques soient les critiques qu’on puisse avoir sur ce qu’elles ont fait ou n’ont pas fait, savaient que la révolution passait par l’affrontement armé avec l’état et le disaient clairement. Tellement clairement qu’elles ont fini par avoir peur d’elles mêmes. Aujourd’hui, elles sont très discrètes sur cette question. Si on veut parler de véritable rapport de force, alors il ne sert à rien de se faire des illusions là-dessus, il faut dire les choses clairement. Ça ne veut pas dire qu’il faut appeler à la lutte armée dans le moindre tract, ça n’aurait pas de sens, mais il faut que dans le mouvement social, l’idée d’une véritable confrontation, inévitable et nécessaire pour en finir avec le capitalisme, sera nécessaire. Croire le contraire serait irresponsable.

Tu évoques 1936. Même s’ils constituent des références importantes, à connaître et à étudier, je me méfie des modèles historiques. Ils sont issus de conditions sociales qui sont déterminées par leur époque et ne se reproduisent pas, et surtout, la plupart du temps, ce sont des échecs. Pour 1936, on a parlé de « révolution manquée » ; certes, il y a eu d’importants « acquis sociaux », mais les ouvriers ont-ils vraiment vaincu la bourgeoisie ? L’ont-ils renversés et mis en place le socialisme ? Non. Idem pour 1968, quelques soient les immenses conséquences culturelles de ce mouvement. Donc, notre problème n’est pas de refaire 1936 ou 1968, mais de faire mieux.

S. J. : Tu disais tout à l’heure que les perspectives politiques ne sont pas réductibles à « quel est le candidat le moins pire pour nous ». Le spectre d’une pseudo-alternance à la Strauss-Kahn en 2012 déprime les travailleurs. Même si c’est une question qui peut agacer les révolutionnaires, une question est effectivement posée dans la rue, dans les têtes : Quel est le « moins mauvais gouvernement possible » pour les salariés dans la configuration actuelle ? Que répondre à ça ?

Nicolas Dessaux : Il y a une histoire qui pèse lourdement en France, que l’on peut résumer en deux dates. 1981, les salariés ont votés massivement pour le socialisme, pour une vraie transformation sociale, pour « changer la vie ». Au lieu de ça, on a eu les fermetures des mines et de la sidérurgie, les licenciements massifs, la casse de la classe ouvrière. 2002, les salariés se sont massivement abstenus, le PS perd plusieurs millions de voix, et c’est Le Pen qui arrive au second tour. Alors, on a commencé à culpabiliser les gens. Souviens toi, les médias avaient un coupable tout trouvé, c’était l’« ouvrier », dont on nous disait qu’il était une espèce en voie de disparition et que les médias redécouvrait soudainement. On nous a joué la même comédie avec l’élection de Sarkozy, attribuée à un électorat ouvrier qui serait devenu chauvin et réac. Ces dates pèsent lourd, parce que beaucoup d’électeurs de gauche savent que le PS ne leur amènera rien de bon, mais personne n’a envie de prendre la responsabilité de voir le FN au pouvoir, ou même de reconduire Sarkozy pour 5 ans. Donc, chacun pèse le pour et le contre, votre pour le « moins pire » ou ne pas voter du tout. En général, ce sont les salariés, les femmes et les jeunes, celles et ceux qui en prennent le plus dans la gueule qui votent le moins, qui se sentent le moins représentés – et c’est juste, puisque les députés sont massivement des hommes âgés de professions libérales.

Dans la situation actuelle, c’est normal que les gens se posent ces questions, qu’ils cherchent le meilleur choix entre le vote et l’abstention, la meilleure combinaison entre le vote du premier et du deuxième tour. C’est une vision réaliste des choses, dans l’immédiat. Les organisations d’extrême-gauche qui ont fait le choix d’aller aux élections le savent bien : malgré les scores très honorables et la popularité de leurs candidats, leurs électeurs se contrefichent de leurs consignes de votes pour le second tour. Je ne crois pas que cela soit un vrai problème pour les communistes, parce qu’il y a une grande différence entre ce que les gens votent, en fonction de toutes ces considérations, et ce qu’ils font dans un mouvement social, ce qu’ils feront demain en cas de grève générale, ce qu’ils pourraient faire dans une révolution. C’est ça qui est important. La question à laquelle nous devons répondre ce n’est pas : pourquoi voter, pour qui voter, même si on peut avoir un avis là-dessus comme sur toutes les questions sociales, mais comment s’organiser pour changer véritablement les choses.

La gauche électorale déplore l’abstention et la considère comme un signe de « dépolitisation ». Évidemment, cela constitue une faiblesse pour elle, d’autant plus que les catégories qui s’abstiennent le plus sont celles qu’elle prétend défendre. C’est bien plus complexe que cela. La dépolitisation n’est pas dans le vote, mais dans l’absence de véritable activité politique visible dans les quartiers ouvriers. Quelques responsables associatifs ont leur carte dans le parti qui leur assure des subventions pour leur activité, de manière très pragmatique. Mais pour le reste, c’est le désert. Quand à tous celles et ceux qui ne votent plus parce qu’ils ont compris que les partis de gauche ne les représentaient pas, qu’ils n’avaient aucun projet de société, peut-on vraiment dire qu’ils se sont dépolitisés ? Je ne crois pas. De plus, les organisations qui font le choix d’aller aux élections, quelque soient leurs motifs, se retrouvent vite happées dans le calendrier électoral, dans la recherche de visibilité, dans la dépendance financière un fois qu’elles ont des élus. C’est pour cela que, pour les communistes-ouvriers, les élections ne constituent pas une priorité, ni un enjeu essentiel. Reconstruire un projet communiste visible, une dynamique communiste dans les luttes, est plus important.

S. J. : Quels seraient les signes concrets que les travailleurs sont massivement prêts à fonctionner autrement, à aller au-delà de ces limites, quelque soit le calendrier électoral ?

Nicolas Dessaux : En matière de révolution, les prophéties, pessimistes comme optimistes, sont souvent démenties. Les « signes » qu’on attend peuvent ne jamais arriver, mais le mouvement se radicaliser d’une manière imprévue.

Il existe deux moment importants qu’on observe dans les mouvements sociaux de ces dernières années. D’abord, celui où les directions syndicales semblent perdre le contrôle de la situation. Jusqu’ici, elles conservent une certaine maîtrise du calendrier national, de la communication avec les médias, mais la plupart les actions se décident en dehors, selon des modes propres au mouvement, assemblées générales, réseaux locaux, bouche à oreille, si bien qu’elles fusent dans tous les sens. A ce stade, le mouvement est déjà autre chose qu’une mobilisation syndicale. Le deuxième, c’est la crise politique, quand le gouvernement semble désemparé, quand la « majorité » semble divisée sur la conduite à tenir. Il oscille entre la tentation de céder, la fermeté pour laisser pourrir et la répression tout azimut. Ces deux moments, nous les avons déjà atteint, notamment en 1995 ou en 2003. Mais c’est le maximum que nous ayons connu, à mon sens, parce que l’étape suivante, c’est l’affrontement réel avec l’Etat.

Il faut être clair et réaliste. L’état a pour fonction de défendre le capitalisme quand il est menacé, quelques soient les autres tâches qu’il puisse assumer par ailleurs. Avant d’être une analyse philosophique de son rôle dans la société actuelle, c’est un constat que l’on fait dans chaque lutte sociale, chaque fois que l’on découvre que les flics et les juges sont toujours de l’autre côté, que le gouvernement se fout de nos revendications. C’est pour cela que les mouvements sociaux se trouvent toujours, à un point de leur ébullition, engagés dans une confrontation directe avec l’état.

Mais là, il y a une étrange disproportion, que tout le monde ressent : le pouvoir semble se défendre comme s’il faisait face à une guerre, là où les manifestants emploient une violence plutôt symbolique (lancer des œufs, ou mêmes des bouteilles, sur des flics en armure), ou dérisoire (brûler des voitures). Aujourd’hui, en France, l’état déploie l’armée dans les gares et les supermarchés, prépare son armée à la guérilla urbaine, équipe ses CRS comme des robots, réfléchit très sérieusement aux moyens d’empêcher la guerre civile en s’inspirant des sinistres théories de la contre-insurrection. Or, du côté manifestants ou même des émeutiers, rares sont ceux qui envisagent ces questions avec le même sérieux. C’est, une fois encore, une question extrêmement concrète, parce que trop souvent, les gens se trouvent placés face à une répression qui leur semble disproportionnée, d’autant plus que leurs revendications leurs semblent simples et légitimes. Jusqu’ici, la manifestation, éventuellement l’émeute, restent les formes les plus massives de la révolte. Mais en soi, ni l’un ni l’autre ne mènent à grand-chose, si ce n’est à exprimer la colère. L’affrontement avec la police, dont certains font un objectif, fait prendre de grands risques physiques et judiciaires pour un résultat nul.

Je voudrais dire ici un mot à propos d’une idée que l’on entend souvent revenir dans les mouvements sociaux ou dans les grandes grèves, c’est celle de l’autogestion, de la relance de l’entreprise sans les patrons. Ce n’est plus une idée aussi massivement diffusée qu’elle ne le fut dans les années 1960-70, mais elle fait partie de l’histoire du mouvement ouvrier et elle revient à la surface dans ces situations. L’usine Philips à Dreux en est la dernière illustration, avec le vote du contrôle ouvrier durant 6 jours de janvier. C’est une expérience intéressante, parce qu’elle montre deux choses : que l’idée simple et évidente qu’on peut se passe des patrons existe au sein de la classe ouvrière, malgré toutes les tentatives pour l’éradiquer ; qu’une telle tentative n’a pas beaucoup d’avenir quand elle est isolée, face au pouvoir de l’état capitaliste. Soit aucun patron ne veut de l’usine, et elle se transforme en coopérative comme les autres, soit il prend la main avec le soutien de la « justice » et de la police.

C’est pourquoi, me semble-t-il, on ne peut pas inverser les choses, vouloir rependre en main les entreprises sans s’être emparé du pouvoir. C’est l’alternative qu’avait formulé Amadeo Bordiga, le fondateur du parti communiste italien en 1920 : « prendre les usines ou prendre le pouvoir ». Les ouvriers tenaient effectivement les usines, mais ils ont délaissé la question du pouvoir, et le fascisme a brisé la révolution italienne. Bien sûr, une révolution sociale qui bouleverserait le capitalisme implique que les salariés reprennent en main les entreprises, mais il faut être conscient que la bourgeoisie se défendra par tous les moyens, par la répression la plus ferme, qu’elle n’hésitera jamais à recourir à l’armée ou au terrorisme pour briser un mouvement qui la menace. Voilà pourquoi je crois que le signe le plus sûr d’un changement significatif d’état d’esprit, d’une volonté de s’affranchir des limites actuelles des mouvements sociaux, c’est la diffusion massive d’une véritable volonté de renverser le gouvernement et des moyens pratiques de le faire, d’une culture de l’insurrection, doublée d’une vision claire des perspectives, du projet social. La caractéristique principale du communisme-ouvrier, c’est de prendre sérieusement en compte cette question.

(19 septembre 2010)

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2 Réponses to “Le socialisme est possible en Europe, dès aujourd’hui”

  1. Hempel/Roche Says:

    Dessaux ne connait pas bien l’histoire et dit une grosse bêtise sur 1936. Les masses n’ont pas complètement débordé la CGT, mais ne l’ont pas débordé du tout. C’est la CGT qui a organisé la grève et l’a si bien enfermée dans les usines intra-muros au son de l’accordéon. Cela nous les maximalistes le savons non simplement grâce aux flopées de livres d’histoire sur 36 mais par tous nos camarades disparus qui ont témoignés. 68 a montré un certain débordement, le mouvement s’est étendu sans consignes syndicales, mais il a été moins « ouvrier » qu’en 36 où la classe a été ficelée par le stalinisme triomphant. 68 reste plus intéressant au sens où les ouvriers ne peuvent plus être parqués et qu’ils ont besoin de la jeunesse si celle-ci se réveille aussi comme de faire sauter tous les cloisonnements.

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  2. Entretien avec Nicolas Dessaux sur le(s) nationalisme(s) « La Bataille socialiste Says:

    […] précédents entretiens avec Nicolas Dessaux portaient sur la crise et les retraites (mai 2010), les perspectives politiques (septembre 2010), les banques (février 2011). Le courant communiste-ouvrier parle souvent de […]

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