Karl Marx et l’autogestion (Yvon Bourdet, 1971) [1]

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Première partie d’un article paru dans Autogestion et socialisme (N°15, mars 1971), repris en sous-chapitre dans Pour l’autogestion (Anthropos, 1974, rééd. 1977).

Le mot autogestion n’est guère d’usage courant que depuis une dizaine d’années et il paraît bien anachronique de le juxtaposer au nom de Marx [1]. Toutefois – pour que ceux qui l’ignoreraient n’aillent pas imaginer que nous allons nous livrer à je ne sais quel exercice scolastique de rapprochement artificiel du genre : « que penserait aujourd’hui Platon de la télévision ? » – précisons d’emblée que si Marx n’emploie pas le mot autogestion il s’intéresse (nous le prouverons par de nombreux textes) à ce que ce mot désigne et qu’on appelait alors « les coopératives de production ».

Certes, le fait que ce terme (autogestion) n’ait apparu que récemment ne manque pas de signification. Il témoigne, bien sûr, pour une part, de l’ignorance du passé et on peut comprendre que certains anarchistes, fouriéristes ou proudhoniens, par exemple, s’irritent de ce que beaucoup de « conseillistes » ou « d’autogestionnaires » croient avoir trouvé quelque-chose de nouveau avec un nouveau mot. Il n’en reste pas moins, en revanche que le besoin d’une nouvelle terminologie marque au moins le souhait d’une démarcation d’avec les doctrines existantes. Même si, maintenant, la plupart des anarchistes se montrent soucieux d’action de masse et des moyens économiques de transition pour beaucoup, à tort ou à raison, le terme d’anarchisme évoque davantage la volonté de détruire les pouvoirs en place que l’essai de construire, au niveau national ou international, une organisation d’un type nouveau. Au plan politique, leur action apparaît surtout négative et leurs tentatives de réalisations positives semblent se borner au rassemblement libre de petits groupes qui cherchent à réaliser, d’une façon marginale, « une hausse immédiate du jouir ». Il ne s’agit pas là, pour autant, toujours, de la quête d’un salut égoïste ; ils croient être des ferments ou les « détonateurs » de la révolution universelle; mais leur démarche, fût-elle « exemplaire », demeure l’activité de quelques pionniers.

Le terme d’autogestion, au contraire, semble désigner une organisation plus large, plus technique et qui, en tout cas, est liée plus à la production qu’à la jouissance. Ainsi, la revendication de l’autogestion paraît plus proche du projet des marxistes bien que se creuse entre eux, aux yeux de presque tous, un abîme quasi infini, car on entend ordinairement par « autogestion » la concertation des autonomies, et par « marxisme » le trop fameux centralisme démocratique de Lénine que ses dysfonctions, depuis plus de cinquante ans, ne mettent aucunement en question puisque tous les vices du système sont inlassablement expliqués par les prétendus défauts de la personnalité des dirigeants. Même ceux qui acceptent de dissocier le marxisme du stalinisme, du léninisme ou du trotskisme n’en persistent pas moins à estimer que les appels que fait Marx à la « violence accoucheuse de l’histoire » et à la « dictature du prolétariat » sont incompatibles avec les méthodes et les buts des partisans de l’autogestion.

Pour y voir clair, il est donc nécessaire de décaper les textes de Marx de l’épaisse crasse accumulée non point tant par les gloses des théoriciens que par l’effet des « retombées » – un demi-siècle durant – de la praxis des partis communistes prétendant incarner la théorie de Marx. Ce que nous proposons est donc bien, comme d’autres, une re-lecture, mais non pas pour projeter, entre les lignes, ce que Marx n’a pas écrit. C’est au contraire, pour donner ou redonner à voir les textes oubliés, négligés, rejetés ou simplement jamais lus.

I. LES MOYENS DE LA RÉVOLUTION SELON MARX

L’œuvre de Marx est une critique de la société capitaliste et sa vie une lutte pour hâter l’heure de l’expropriation des expropriateurs. Toutefois, pour beaucoup le passage de la critique théorique à l’action politique fait problème: dans le chapitre XXXII du livre premier du Capital, on peut lire: « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » [2]. Par là, d’ailleurs, il ne faisait que reprendre la conclusion de la première partie du Manifeste communiste qui donnait pour « inévitable l’élimination de la bourgeoisie et le triomphe du prolétariat »  [3 ]. Dès lors le « Que faire ? » semble dénué de sens comme on l’a souvent noté : « les marxistes qui annoncent l’avènement inéluctable du régime postcapitaliste font penser à un parti qui lutterait pour provoquer une éclipse de lune » (4). De même Lénine mettait dans la bouche des populistes des années 1894-1895 cette réflexion : « Si les marxistes considèrent le capitalisme en Russie comme un phénomène inévitable (…), il leur faut ouvrir un débit de boisson… » (5). Cette « objection » n’avait pas échappé à Marx qui l’avait lui-même introduite à titre de canular (6) dans un brouillon d’article sur Le Capital qu’Engels devait se charger de faire publier, sous un nom d’emprunt, dans un journal dirigé par Karl Mayer : « Quand il (Marx) démontre que la société actuelle (…) porte en elle les germes d’une forme sociale nouvelle supérieure, il ne fait que montrer sur le plan social le même procès de transformation que Darwin a établi dans les sciences de la nature (…). L’auteur a, du même coup, (…) peut-être malgré lui (souligné par Marx) sonné le glas de tout le socialisme professionnel… » (7). La « réfutation » de cette « objection » se trouvait déjà dans la préface du Capital lorsque Marx expliquait qu’une société qui était arrivée « à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement (souligné par Marx) (…) ne peut ni dépasser d’un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel, mais peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de leur enfantement » (8). On trouve là le thème célèbre de la violence conçue comme la force « accoucheuse de toute vieille société en travail (9), ou, comme dit la vulgate de la violence accoucheuse de l’histoire. De ce fait, précise Marx « la force est un agent économique ». C’est donc aplatir « le marxisme » que de le réduire soit à une action politique qui ignorerait les phases du développement naturel, soit à l’économisme béat du laisser-faire. Certes la force ne peut « faire tourner à l’envers la roue de l’histoire» (10), mais les communistes n’en déclarent pas moins « ouvertement qu’ils ne peuvent atteindre leurs objectifs qu’en détruisant part la violence l’ancien ordre social » (11). On retrouve ainsi la question fameuse et controversée de la « dictature du prolétariat ». On sait que Kautsky, pour critiquer les bolcheviks, affirma que Marx n’avait, pour ainsi dire jamais préconisé une telle dictature, qu’il s’agissait là d’un « petit mot », écrit, « en passant », dans une lettre (12).

En fait, Marx a parlé plusieurs fois du rôle et de la nécessité d’une telle dictature (13), mais la simple recension et comptabilité des textes ne sert pas à grand chose si on ne s’entend pas sur le sens, chez Marx, du mot « dictature ». Dans une note du 20 octobre 1920, Lénine caractérise la dictature comme un pouvoir qui ne reconnaît « aucun autre pouvoir, aucune loi, aucune norme, d’où qu’ils viennent (…) le pouvoir illimité, extra-légal, s’appuyant sur la force, au sens le plus strict du mot, c’est cela la dictature » (14). Et c’est une telle dictature que doit exercer le prolétariat, qu’il soit minoritaire ou majoritaire dans la nation. Max Adler, au contraire, distingue soigneusement entre « dictature majoritaire » et « dictature minoritaire » (15) : lorsqu’une minorité opprime une majorité, on est en présence du despotisme que Marx a toujours combattu, sous toutes ses formes; si Marx préconise la dictature du prolétariat c’est parce qu’elle ne peut pas être autre chose que la force de la majorité: « Tous les mouvements du passé ont été le fait de minorités ou ont profité à des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité » (16). Pour Marx, la révolution prolétarienne sera la dernière possible ; en effet, lorsque le prolétariat, classe universelle, aura pris le pouvoir, il n’y aura bientôt plus de classes et par conséquent plus de luttes entre elles : « L’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. » (17) Notons, en passant, que Marx donne ainsi la définition exacte d’une société autogérée. Quant aux voies et moyens du passage à cette domination immensément majoritaire du prolétariat, ils seront variables selon les circonstances ; la violence, nous l’avons vu, sera souvent nécessaire mais pas toujours ; dans son discours du 8 septembre 1872 aux ouvriers d’Amsterdam, Marx déclara que « l’Amérique et l’Angleterre (pouvaient) arriver au socialisme par des moyens pacifiques » (18).

Dans la préface à l’édition anglaise du Capital, en 1886, Engels assure que ce ne fut pas là une déclaration de circonstance et que Marx avait exprimé sa véritable pensée. D’ailleurs, Engels écrivit lui-même, un peu plus tard (1891), que l’on « peut concevoir que la vieille société pourra évoluer pacifiquement vers la nouvelle dans les pays où la représentation populaire concentre en elle tous les pouvoirs » et même, plus explicitement, que « la république démocratique (…) est la forme spécifique de la dictature du prolétariat » (19). Précisant sa pensée, dans l’introduction, écrite en 1895, aux Luttes de classes en France, Engels affirmait que l’usage illégal de la force armée n’était plus un bon moyen pour le prolétariat de s’emparer du pouvoir et que même « la bourgeoisie et le gouvernement » en étaient un peu arrivés « à avoir plus peur de l’action légale que de l’action illégale du parti ouvrier » (20).

Ce disant, Engels avait sans doute donné trop d’importance à la déclaration célèbre d’Odilon Barrot:  » La légalité nous tue! » et à l’expérience de la Commune de Paris qui s’était terminée par une catastrophique saignée du prolétariat. Son point de vue fut ensuite assez généralement contesté par les marxistes (21).

Quoi qu’il en soit, il reste de la lecture de tous ces textes que Marx et Engels n’ont pas toujours maintenu la même théorie en ce qui concerne les moyens de passage au socialisme et mieux qu’ils ont soutenu explicitement qu’il fallait s’adapter aux circonstances.

Cela ne veut point dire qu’il suffise pour eux d’attendre, comme nous l’avons déjà rappelé et comme la polémique de Marx contre Bakounine l’a bien montré. Il ne s’agit pas ici de traiter à fond de la comparaison entre marxisme et anarchisme (22), mais seulement dans la perspective de la présente mise au point. Ce qui nous occupe, en effet, est de préciser comment Marx conçoit la société, une fois brisée l’oppression capitaliste, et par quels moyens on peut hâter cette libération. Or, les notes écrites en 1874 par Marx, en marge du livre de Bakounine : Étatisme et anarchie sont, à ce propos, très éclairantes (23). A partir de ces notes, on peut restituer le dialogue suivant (sans changer un mot, naturellement, au texte de l’un et de l’autre):

Bakounine. – « Les Allemands sont environ 40 millions. Tous les 40 millions, par exemple, seront-ils membres du gouvernement ? »

Marx. – « Certainly ! Car la chose commence par le self-governement de la commune ».

Bakounine. – « Alors, il n’y aura pas de gouvernement, pas d’État, mais, s’il y a un État, il y aura des gouvernants et des esclaves (…) Ce dilemme dans la théorie marxiste se résout facilement. Par gouvernement du peuple ils (les marxistes – non ! interrompt Marx, c’est Bakounine qui le prétend) entendent le gouvernement du peuple à l’aide d’un petit nombre de dirigeants élus par le peuple ».

Marx. – « Âne ! c’est du verbiage démocratique, du radotage politique ! L’élection est une forme politique (…) qui dépend (…) des rapports économiques entre les électeurs ; aussitôt que les fonctions ont cessé d’être politiques : 1 – il n’existe plus de fonction gouvernementale ; 2 -la répartition des fonctions générales est devenue une chose de métier et ne confère aucun pouvoir; 3 – l’élection n’a rien du caractère politique actuel ».

Bakounine. – « Le suffrage universel par tout peuple. … »

Marx. – « Tout le peuple au sens actuel du mot est une pure chimère ».

Bakounine. – « La notion de « représentants du peuple » constitue « un mensonge sous lequel se cache le despotisme de la minorité gouvernante (souligné par Bakounine) d’autant plus dangereuse qu’elle apparaît comme l’expression de la soi-disant volonté du peuple ».

Marx. – « Sous la propriété collective, la soi-disant volonté du peuple fait place à la volonté réelle du coopératif ».

On voit bien, par ce dialogue, que, s’agissant des buts ultimes, Bakounine fait une mauvaise querelle à Marx ; ce dernier admet fort bien que l’organisation sociale par des techniques d’autogestion (coopératives) relève d’un métier mais ne confère aucun pouvoir. Il faut cependant reconnaître à Bakounine une vision prophétique, car malgré les dénégations de Marx, les marxistes-léninistes ont — par le centralisme démocratique — réalisé exactement les funestes prédictions de Bakounine : « despotisme d’une minorité d’autant plus dangereuse qu’elle apparaît comme l’expression de la soi-disant volonté du peuple ». D’autre part, Marx reste indirectement la cause de la déformation bolchévique par sa théorie de l’étape de transition. Si, en effet, ce qu’il faut viser c’est l’autogouvernement de la société dans son ensemble et si de ce fait, comme écrit Marx dans la même note sur Bakounine: « l’État populaire de Liebknecht (…) est une ineptie », il n’en reste pas moins que le prolétariat selon Marx, « durant la période de la lutte pour le renversement de l’ancienne société, agit encore sur la base de cette ancienne société et, par conséquent (…) durant cette période de lutte, il emploie pour son affranchissement des moyens qui disparaîtront après cet affranchissement ». Ce sont ces moyens — imposés par la société de classe et prétendument provisoires — que Bakounine refuse prudemment, car sous prétexte de libérer le prolétariat de la domination bourgeoise, on institue une nouvelle domination politique, en un sens, pire que la précédente.  Alors que faire ? Selon Marx, voici la réponse de Bakounine: « De là, M. Bakounine conclut qu’il doit plutôt ne rien faire du tout…, qu’il doit attendre le jour de la liquidation générale (souligné par Marx), le jugement dernier ». Il va sans dire que Bakounine, à son tour, crierait au scandale devant cette « déduction » de Marx (24). Ce sont là les lois de la polémique. Ce qui nous intéresse seulement ici, c’est la contradiction soulignée par Bakounine entre le but ultime de Marx (société homogène sans classe) et les moyens impurs qu’il croit indispensables d’utiliser pour briser la machine oppressive de la bourgeoisie. Les colombes ne peuvent ni convaincre ni vaincre les vautours, si, dans un premier temps, elles n’attaquent les vautours avec la violence des vautours. Celui qui garde ses mains blanches n’a pas de mains. Marx se place ainsi à l’opposé de l’axiome évangélique : les doux posséderont la terre qui a été repris par les partisans actuels de la non-violence, ceux qui n’ont d’armes que de fleurs (amour et paix) ou qui, réunis autour du Pentagone, espéraient le faire sortir de terre par leurs pensées associées dans la foi qui soulève les montagnes. Ce sont là, dira-t-on, de gentils rêveurs, mais il reste que Marx n’était pas, non plus, satisfait par l’obligation politique de lutter contre les bourgeois avec des armes semblables aux leurs. C’est pourquoi, d’ailleurs, il ne préconisait pas exactement une telle imitation. Il ne voulait pas que son « parti » fût un parti comme les autres, ni son action un ensemble de petites ruses mijotées dans le secret des appareils « directeurs ». Les travailleurs devaient, selon Marx, autogérer leurs luttes. C’est un thème constant qui affleure, à intervalles, dans ses écrits et dans ses actes. Qu’on en juge par ces brefs rappels : en 1848, « le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité » (25) ; en 1864, « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (26) ; en 1866 « l’œuvre de l’Association internationale est de généraliser et d’unifier les mouvements spontanés de la classe ouvrière, mais non de leur prescrire ou de leur imposer un système doctrinaire quel qu’il soit » (27) ; en 1868 «l’Association internationale des travailleurs (…) n’est fille ni d’une secte ni d’une théorie. Elle est le produit spontané de la classe prolétaire» (28) ; en 1871, après la Commune, « ce serait méconnaître complètement la nature de l’Internationale que de parler d’instructions secrètes venant de Londres (…) de quelque centre pontifical de domination et d’intrigue (…). De fait, l’Internationale n’est nullement le gouvernement de la classe ouvrière, c’est un lien, ce n’est pas un pouvoir » (29). Le 17 septembre 1879 : « Nous avons formulé, lors de la création de l’Internationale, la devise de notre combat : l’émancipation de la classe ouvrière sera l’œuvre de la classe ouvrière elle-même. Nous ne pouvons, par conséquent, faire route commune avec des gens qui déclarent ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux- mêmes, et qu’ils doivent être libérés par en haut, c’est-à-dire par de grands et petits bourgeois philanthropes » (30).

Marx n’a jamais voulu être à la tête d’un parti partisan qui ne représenterait qu’une partie de la classe ouvrière ; dès 1848, il précisait : « Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers. Ils n’ont pas d’intérêts distincts de ceux du prolétariat dans son ensemble » (31). Dans une lettre à Freiligrath, Marx ajoute: « sous le vocable parti, j’entends parti dans le grand sens historique », c’est-à-dire la cause de l’ensemble du prolétariat. Il s’agit non de parader sur des estrades ou dans des meetings, mais de comprendre, de faire comprendre, et, par là, de hâter le mouvement historique de la société de classe vers son dépassement. Les parlottes et les petites intrigues de la vie politique des partis ont toujours déplu à Marx ; comme il l’écrivait à Engels, le 11 février 1851, il était irrité d’être ainsi amené à avaliser indirectement des prises de position, à se sentir lié par des déclarations « d’ânes » et à en porter le ridicule. Deux jours plus tard, le 13 février 1851, Engels répond : « nous avons l’occasion de montrer que nous n’avons besoin ni de popularité ni du « support » d’un parti quelconque (…). Comment des gens comme nous, qui fuyons comme la peste des situations officielles, pourrions-nous être d’un parti ? Que nous chaut un parti, à nous qui crachons sur la popularité ? ». On ne veut souvent voir, dans ces lettres, que le signe d’une irritation passagère. La preuve dit-on, que ce ne sont là qu’accès de mauvaise humeur, c’est que Marx a adhéré ensuite, en 1864, à l’Association internationale des travailleurs. Justement, voici ce qu’en pense Marx, dans une lettre à Engels, du 26 décembre 1865 : « Quant à l’Association internationale, elle me pèse tel un incube et je serais content de pouvoir m’en débarrasser ». Marx n’assiste pas au congrès de Bruxelles de 1868, pensant être plus utile à la classe ouvrière en continuant son œuvre théorique. Il appliquait ainsi la consigne donnée par Engels, dix-sept ans plus tôt : « l’essentiel est de nous faire imprimer » (32). Il ne viendra à l’esprit de personne que, ce disant, Marx ou Engels visaient une gloire littéraire quelconque. Mais le mouvement autonome de l’émancipation prolétarienne est, en même temps, une prise de conscience et cette dernière devient aussitôt un facteur complémentaire du mouvement d’émancipation. Certes, « l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique par les armes, la force matérielle doit être renversée par la force matérielle. Mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses » (33). C’est donc sur les lieux de travail mêmes que les ouvriers doivent comprendre concrètement les modalités de l’exploitation de leur force de travail par la classe dominante. Le rôle du théoricien est de leur rendre visible cet invisible quotidien comme Galilée a expliqué le mouvement apparent du soleil, ébranlant du même coup, à jamais, la mythologie religieuse antérieure. Qui ne comprend, dès lors, que pour Marx, militer n’est pas jouer au stratège dans les états majors du comité fédéral ou du comité central, avec la prétention de commander, de l’extérieur, la manœuvre. Ce sont les travailleurs qui sont seuls capables non seulement d’organiser, d’autogérer leurs luttes, mais aussi d’instaurer, au sein même de l’ancienne société, les structures nouvelles d’une coopération égalitaire et fraternelle qui n’a que faire de chefs ni de dirigeants. Dans son Speech on the Anniversary of the People’s Paper, le 19 avril 1856, Marx faisait remarquer que les révolutions résultent davantage de causes économiques et des découvertes scientifiques et techniques que de l’action de soi-disant « meneurs » ; il disait, en effet : « Vapeur, électricité et machine à tisser avaient un caractère autrement dangereux que les citoyens Barbès, Raspail et Blanqui eux-mêmes » (34).

Quinze ans plus tard, à Kugelmann qui contestait, dans une lettre du 15 avril 1871, l’opportunité de l’insurrection de la Commune parce que la défaite priverait « de nouveau les ouvriers de leurs chefs », Marx répondit, le 17 du même mois : « La démobilisation de la classe ouvrière aurait été un malheur bien plus grand que la perte d’un nombre quelconque de « chefs ». (Marx met lui-même entre guillemets le mot chef.) Ainsi on ne peut insister davantage que Marx ne le fait sur les capacités d’auto-émancipation de la classe ouvrière qui peut, non seulement autogérer son combat, mais autogérer la production, ce qui est de surcroît le moyen le plus radical de supprimer l’aliénation et l’exploitation. Ainsi, dans cette dialectique, la réalisation du but final ne se sépare pas de la mise en œuvre de moyens spécifiques de l’atteindre. L’autogestion des luttes est une condition de l’autogestion de la production et réciproquement. Certes cette conquête de l’autonomie active ne peut être que progressive et impure comme Marx l’expliquait à Bakounine, mais la tâche du révolutionnaire est d’éclairer cette entreprise, d’y « coller » et de s’y coller. Aussitôt que l’organisation à prétention libératrice devient une sorte d’institution extérieure, qui fonctionne en tant qu’instrument de lutte pour les ouvriers au lieu d’être une ébauche d’organisation nouvelle de la production elle-même, Marx s’en désintéresse et souffre d’en faire partie. Il n’y a même pas à distinguer entre autogestion des luttes et autogestion de la production car ces deux formes d’émancipation se conditionnent réciproquement.

Mais on dira, peut-être, que ce ne sont là que déductions à partir du « montage habile » de quelques textes. Il faut donc voir, plus précisément ce que Marx dit lui-même du fond du débat puisque aussi bien il l’a abordé dans un assez grand nombre de textes que les interprétations des divers appareils des partis politiques marxistes ont laissés dans l’ombre.

Notes:

(1) Pourtant, Pero Damjanovic a déjà publié dans la revue Praxis (1962, 1, pp. 39-54) un article intitulé : « Les conceptions de Marx sur l’autogestion sociale.» L’auteur soutient que « l’autogestion est immanente à la classe ouvrière et à son mouvement de libération ». Il se réfère à Marx qui lui semble – depuis ses écrits de jeunesse où il dénonce l’individu abstrait laminé par l’État – avoir toujours pensé que seules les associations autonomes des producteurs pourront réaliser la vraie liberté. Malheureusement, dans son article, Pero Damjanovic reste allusif et ne donne pas les références précises des textes sur lesquels il s’appuie. Il nous paraît également avoir laissé de côté des aspects importants.

(2) Ed. Sociales, livre I, tome III, p. 205. Voir aussi 1. 1, p. 19.

(3) Bibliothèque de la Pléiade, Économie, I, p. 173.

(4) Boukharine, L’Économie mondiale et l’impérialisme, p. 131. Il va sans dire que Boukharine présente cet « argument » comme un « sophisme ».

(5) L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, œuvres complètes, t. XXII, p. 291.

(6) « Pour ce qui est du « canard » souabe, ce serait un coup amusant que de duper l’ami de Vogt, ce Mayer souabe » (lettre de Marx à Engels du 7 décembre 1867).

(7) Ibid.

(8) Pléiade, t. I, p. 550.

(9) Ibid., (chap. XXXI) p. 1213.

(10) Manifeste communiste. Pléiade, p. 171. (…) 204-205. De ce fait les forces, dites réactionnaires, ne peuvent jouer qu’un rôle de frein.

(11) Dernier paragraphe du Manifeste communiste. Voir également la lettre d’Engels à Marx du 23 octobre 1846.

(12) Karl Kautsky, Die Diktatur des des Proletariats, Vienne, 1918, p. 20. La « lettre » dont parle Kautsky désigne les « Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand », dit Programme de Gotha, envoyées à W. Bracke le 5 mai 1875.

(13) H. Draper a rassemblé onze textes – et même quatorze si on compte à part les variantes – qui se rapportent à cette question (« Marx and the Dictatorship of the Proletariat », in Cahiers de l’ISEA (Etudes de marxologie), série S (6) sept. 1962, pp. 5-73).

(14) Contribution à l’histoire de la question de la dictature, œuvres complètes, Moscou, 1961, t. 31, p. 363.

(15) Max Adler, Démocratie politique et démocratie sociale, Paris, Ed. Anthropos, 1970, p. 140.

(16) Manifeste communiste, Pléiade, p. 172.

(17) Manifeste communiste, Pléiade, p. 183.

(18) Lénine fait allusion à ce texte dans sa polémique contre Kautsky et il essaye de l’expliquer par l’absence « du militarisme et de la bureaucratie », dans les années 70, en Angleterre et en Amérique (…)

(20) Ed. sociales, p. 17.

(21) Voir Rosa Luxemburg dans Le programme de la ligue Spartacus ; Kautsky, dans Le chemin du pouvoir éd. Anthropos, 1969, p. 162 ; Otto Bauer divers textes, in : Otto Bauer et la Révolution Paris.

(22) Pour un aperçu d’ensemble voir notre livre : Communisme et marxisme, chapitre 3.

(23) Konspekt von Bakunin Buch, « Staatlichkeit und Anarchie», in Marx . Engels Werke, Dietz, Berlin, t. 18, p.634 et sq., partiellement traduit par Rubel dans Pages de Karl Marx… Paris, Payot, 1970, t. 2.

(24) Zola met dans la bouche de Souvarine une des « réponses » possibles des anarchistes, « Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n’est-ce pas? Tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires… Fichez-moi la paix avec votre évolution ! Allumez le feu aux quatre coins des villes… » Emile Zola, Germinal, Fasquelle, Paris (Livre de Poche). Livre de Poche, p. 138.

(25) Manifeste communiste, Pléiade, p. 172.

(26) Statuts de l’AIT, ibid., p. 469.

(27) Résolutions du premier congrès de l’AIT, Pléiade, tome 1, p. 1469.

(28) Cité par M. Rubel, Etudes de marxologie, août 1964, p. 4.

(29) Ibid., p. 4.

(30) Lettre circulaire adressée par Marx et Engels aux chefs de la social-démocratie allemande (citée par M. Rubel, in Cahiers de l’ISEA (Etudes de marxologie), nov. 1970, p. 2013.)

(31) Le Manifeste communiste, La Pléiade, p. 174. Sur la conception marxienne du parti, voir Maximilien Rubel, « Remarques sur le concept du parti prolétarien chez Marx », 1961.

(32) Lettre du 13 février 1851, Costes, Paris, t. 2, p. 48.

(33) Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit, 1844.

(34) Traduction Rubel in La Nef, N. 43, juin 1948, p. 67.

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4 Réponses to “Karl Marx et l’autogestion (Yvon Bourdet, 1971) [1]”

  1. Vincent Présumey Says:

    La mise en ligne complète des notes de Marx sur Etatisme et Anarchie, qui n’existe pas à ma connaissance, serait une très bonne chose à faire …

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  2. Neues aus den Archiven der radikalen (und nicht so radikalen) Linken « Entdinglichung Says:

    […] de Police de Paris (1942) * Marcel Boivin et le mouvement ouvrier rouennais * Yvon Bourdet: Karl Marx et l’autogestion […]

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  3. Pierre Montoya. Says:

    Les terminologies nouvelles ont souvent la particularité de n’avoir que peu de contenu, laissant libre à toute interprétation. On peut penser que l’autogestion c’est l’appropriation collective par les travailleurs , des moyens de production et d’échange. Mais comment y parvenir? Suffirait il d’une élection pour que la bourgeoisie concède sa propriété? Comment déterminer le cadre et le processus qui conduit à la dépossession de la propriété bourgeoise? Déposséder sur simple décret . Bien sur que non , ce processus, c’est l’expression de la volonté majoritaire, dictée à la minorité sociale. Seules les masses peuvent l’imposer face à la résistance évidente de ceux qui ne voudront pas se laisser déposséder. Faire face à la bourgeoisie d’un pays , c’est affronter la bourgeoisie internationale. Le prolétariat dicte sa volonté majoritaire à la bourgeoisie minoritaire. Question « subsidiaire » mais aussi importante, c’est l’action internationale du prolétariat dès lors que l’on considère que le socialisme n’est pas possible dans un seul pays. Tout combat est international.
    Or « l’autogestion » formule moderne est une conception creuse et vide de sens si elle n’intègre pas ces éléments , entre autre. Elle n’est pour le moment qu’une « auberge espagnole » qui permet toutes les interprétations et les plus naïves en particulier. Un fond électoral qui n’a pas fait long feu. Où sont donc passés ceux qui en faisaient leur slogan principal?

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  4. Djilas et l’autogestion (1956) « La Bataille socialiste Says:

    […] 1971-03 Karl Marx et l’autogestion [1] [Bourdet] […]

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