Ce volume contient les articles tirés des « Lettres de Spartacus » ainsi que les tracts écrits par Rosa Luxembourg elle-même ou avec sa collaboration. La sélection en a été faite par Daniel Guérin d’après l’excellente biographie de Rosa Luxembourg par l’historien anglais Nettl.
A la lecture de ces textes nous pouvons suivre le dur combat mené par le petit groupe révolutionnaire de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht durant la période difficile qui s’ouvre le 4 août 1914 avec le vote des crédits de guerre par la fraction social-démocrate et qui s’étend jusqu’à l’aube de la Révolution allemande. Rosa, plus lucide que Lénine, avait dès 1910 décelé les tendances opportunistes de son vieux maître Kautsky et l’avait fermement combattu en compagnie de Franz Mehring. Le geste de Liebknecht qui, le 2 décembre 1914, refusa de voter les crédits de guerre et le tract « Le monde crache le sang » paru durant l’hiver 1914-1915, furent les premières manifestations publiques importantes de ce qui allait être appelé « l’Opposition ».
Le 18 février 1915 Rosa entrait en prison pour un an. Elle devait purger une condamnation à un an de prison que lui avait valu, avant la guerre, son combat contre le militarisme. Cela ne l’empêcha pas de continuer à travailler à la parution de « l’Internationale », revue théorique du groupe, qui n’aura qu’un numéro et sera aussitôt interdite. Dans cette revue, réalisée en collaboration avec Mehring, Rosa définissait ainsi la tâche des socialistes conséquentes: « soit Bethmann-Hollweg [1], soit Liebknecht, soit l’impérialisme, soit le socialisme comme Marx l’entendait ».
C’est cette intransigeance révolutionnaire qui distingue le « Groupe l’Internationale » ainsi qu’il sera appelé non seulement par rapport aux hautes instances droitières du parti, mais encore par rapport au centre, à l’opposition modérée de Bernstein, Eisner, Kautsky et Ledebour.
En prison Rosa rédige « La crise de la démocratie socialiste » (Junius brochure), analyse profonde de la nature et des origines de la guerre et dénonciation impitoyable de l’attitude chauvine du SPD. Puis en décembre 1915 Rosa se consacre à la rédaction d’un projet de « lignes directrices » (Leitsätze) pour la délégation du groupe à Zimmerwald. Cette pénétrante étude de la situation qui, allant au fond des choses, se démarquait notablement de l’analyse léniniste, est une critique radicale du rôle contre-révolutionnaire de la Social-démocratie [2]. Elle permettait de déterminer la tâche immense que se devait d’assumer un groupe réellement révolutionnaire, c’est-à-dire ayant une perspective internationale. En douze points, où elle tirait les leçons de l’effondrement de la II° Internationale et de l’état de guerre «… défaite pour le socialisme et la démocratie », Rosa montrait que l’impérialisme … est l’ennemi commun des classes ouvrières de tous les pays, que « dans l’état présent de l’impérialisme les guerres nationales ne sont plus possibles » et que « la principale tâche du socialisme à l’heure actuelle est de réunir le prolétariat de tous les pays pour en faire une force révolutionnaire vivante ». Puis Rosa jugeait « absolument nécessaire que le socialisme crée une nouvelle Internationale ouvrière qui reprendra en main la direction et la coordination de la guerre des classes révolutionnaires contre l’impérialisme partout dans le monde ».
Suivaient six propositions où l’accent était mis constamment sur l’internationalisme et « le devoir d’appliquer les résolutions de l’Internationale, devoir plus important que tous les autres devoirs ».
« Il n’y a pas de socialisme en dehors de la solidarité internationale du prolétariat ». L’éducation des « plus grandes masses possibles pour qu’elles soient prêtes à prendre des initiatives d’action politique » est la tâche tactique principale; la cohésion, la coordination pour « transformer les décisions de l’Internationale en actions de la classe ouvrière dans tous les pays ».
Seconde tâche: « Libérer le prolétariat de la tutelle de la bourgeoisie, de l’idéologie et de la phraséologie nationalistes qui ne sont rien d’autre qu’un moyen de domination bourgeoise ».
Ce sont ces principes directeurs qui furent adoptés comme programme du noyau d’opposition, dont la constitution fut décidée le 1er janvier 1916, par une conférence de délégués venus secrètement de toute l’Allemagne et réunis chez Liebknecht. Des lettres d’information devaient paraître régulièrement sous le nom de Lettres Politiques et sous la signature de « Spartacus ». D’où le nom de « Groupe Spartacus » qui fut désormais adopté.
Cependant, par la suite, la tendance « extrême-internationaliste » qui s’exprime en ces principes fut délaissée pour le mot d’ordre de Liebknecht: « L’ennemi principal se trouve, pour chacun, dans son propre pays », mot d’ordre déjà ancien puisqu’il était le titre d’un tract rédigé en mai 1915, lors de l’entrée en guerre de l’Italie.
C’est cette conférence du 1er janvier 1916 qui consacra la rupture entre le centre et le groupe Spartacus. Le 27 janvier Liebknecht publia la première lettre politique signée Spartacus dans laquelle il se démarqua vigoureusement du groupe Ledebour-Haase: « Les Décembristes de 1915 ». Il s’agissait de cette minorité de la fraction social-démocrate au Reichstag qui le 21 décembre 1915 refusa les crédits de guerre, mais donna une « explication de son geste qu’elle était l’équivalent d’une justification des crédits de guerre » [3].
Rosa Luxembourg, dans un article intitulé « Soit l’un soit l’autre », se livre à une attaque plus profonde et plus violente des conceptions centristes. Cet article fut publié sous forme de tract simple dactylographié (document p. 151). Tous les efforts du groupe Ledebour pour éviter la scission avec la fraction social-démocrate au Parlement furent vains. Un nouveau vote négatif, le 20 mars, aboutit à l’exclusion du groupe tout entier et à sa constitution en « Groupe de Travail ». Dans le tract du 24 mars (document p. 172) Rosa Luxemburg montre que la logique de fer des choses a conduit le groupe Ledebour à accepter ce choix entre la classe ouvrière et le Pouvoir, qu’il a fui pendant deux ans, en multipliant les concessions fondamentales à la majorité. Cependant, au niveau local, la distinction entre les partisans de Spartacus et ceux du Groupe de Travail restait très difficile à faire et, bien souvent, n’existait même pas à la base dans l’esprit des opposants à la guerre.
Le Groupe Spartacus appela à manifester le 1er mai à Berlin, en dépit de l’opposition du groupe de Travail. Liebknecht fut arrêté en tête de la manifestation sur la Postdammerplatz. Sa condamnation, le 28 juin, à deux ans de travaux forcés entraîna la première grande grève politique de la guerre mais « sa qualité de député au Reichstag et au Landtag ne le protéga pas. Le Reichstag donna volontiers son approbation à son arrestation et à sa condamnation. Plus choquante que l’attitude de libéraux et des conservateurs fut là-dessus celle des politiciens sociaux-démocrates jusqu’au-boutistes. David eut l’insolence d’excuser ainsi Karl Liebknecht: « Un chien qui aboie ne mord pas. » Rosa Luxemburg répondit à cette infamie par un tract: « Politique de chien » » [4] (document p. 180).
Le 10 juillet Rosa était de nouveau arrêtée. Quelque temps auparavant elle avait écrit un des deux articles parus dans la « Lettre de Spartacus » du 20 septembre 1916. Il s’agit du texte intitulé « Der Rhodus » dans lequel une fois de plus elle dénonçait les Ebert-Scheidemann, et tentait de dissiper les illusions des masses et de montrer que la seule voie possible était celle de leur auto-émancipation. Le second texte de cette « Lettre » du 20 septembre rédigé en prison, et intitulé « Liebknecht… », réaffirme, à travers la défense de ce dernier, les mêmes principes intransigeants. Le nom de Liebknecht devait devenir le mot de ralliement de toute la gauche: c’est sur le combat pour sa libération que se développait l’agitation dans les masses, et c’est lui qui pour tout le monde, des bourgeois allemands à Lénine, incarnait la tendance socialiste révolutionnaire. Ce sont ces circonstances politiques qui, en plus de la vieille amitié qui les unissait, expliquent le nombre élevé d’écrits traitant du cas Liebknecht émanant de Rosa (cf. « Qu’en est-il de Liebknecht », « Pour quoi luttait Liebknecht… »).
La conférence nationale du parti social-démocrate du 21 septembre 1916 réunit pour une dernière confrontation au sein d’un même parti les groupes Spartacus, les centristes d’opposition et les partisans de la direction. Le 17 octobre 1916 la direction du parti s’empara du « Vorwärts », remplaçant l’éqipe de rédaction de tendance oppositionnelle par une équipe à sa dévotion (cf. « Le coup de force du Vorwärts », document p. 35).
Le 7 janvier 1917 eut lieu à Berlin une conférence nationale de l’opposition qui consacra la rupture avec le SPD et en avril 1917 se tint le Congrès de fondation du Parti Social-Démocrate Indépendant (USPD). Vers la même époque paraissait le numéro 4 des « Lettres de Spartacus » dans lequel l’article « Un nouveau Waterloo du socialisme » (document p. 50) d’une rédaction sans doute bien antérieure reflète un grand pessimisme quant aux capacités révolutionnaires du prolétariat allemand. Pourtant, dans le congrès de fondation de l’USPD se fit déjà sentir l’influence de la Révolution russe de février 1917. Mais on n’alla pas plus loin que des déclarations de sympathie. Rosa Luxemburg elle-même, manquant d’informations dans sa prison, se contenta tout d’abord de donner une analyse historique et rétrospective dans la lettre de Spartacis d’avril 1917: « La Révolution en Russie ».
Le plan de paix de de Wilson éveilla chez les socialistes centristes, pacifistes européens, beaucoup d’espoirs. Rosa reprenant le thème de Liebknecht « Pas de paix bourgeoise, mais guerre civile » dénonce toutes les illusions dans les possibilités de la diplomatie bourgeoise (cf. Wilson socialismus). « Aucun « arrangement » diplomatique, aucune mission Wilson, mais […] seule l’action révolutionnaire du prolétariat peut offrir une porte de sortie au cul de sac de la guerre. » C’est la leçon que tire Rosa des développements de la révolution en Russie dans les deux articles « La Vieille Taupe » et « Deux messages de Pâques » de la « Lettre de Spartacus » suivante (mai 1917). Rosa raillait les centristes qui, partant de l’expérience russe, concluaient à la nécessité pour le prolétariat allemand de suivre la voie parlementaire. Il y a donc un enseignement à double sens pour le sage: en Russie, on fait la Révolution, en Allemagne, on se bat au Reichstag.
Dans ces articles ainsi que dans ceux qui suivirent traitant de la Révolution russe (« Brûlante actualité », « La responsabilité historique ») Rosa défendait une position particulièrement lucide dont l’histoire ne devait pas tarder à montrer la justesse: « La dictature du prolétariat en Russie – si jamais une révolution prolétarienne internationale ne la soutient pas à temps est condamnée à subir une défaite retentissante, en comparaison de laquelle le destin tragique de la Commune de Paris n’aura été qu’un jeu d’enfant. »
Les points principaux de la critique que fit Rosa de la politique des bolcheviks sont bien connus. Dans l’article « La Responsabilité historique » elle montre une grande amertume quant à la politique de paix des bolcheviks avec le gouvernement allemand. Rosa exprimait le point de vue de la plupart de ses camarades du groupe Spartacus. Cependant une tendance s’affirmait, animée notamment par Klara Zetkin et E. Meyer, qui défendait le soutien inconditionnel (déjà !) de la Révolution russe. Face aux attaques des centristes l’unanimité se fit au sein du groupe Spartacus pour la défense des Bolcheviks. C’est pourquoi l’article de Rosa dans la « Lettre de Spartacus » de septembre 1918 « La Tragédie Russe » ne fut accepté qu’en raison de la personnalité de son auteur. Il était accompagné d’une note rédactionnelle dans laquelle Ernst Meyer, éditeur du moment des « Lettres de Spartacus » prenait ses distances par rapport aux si prophétiques critiques luxemburgistes. Plus tard Rosa dut renoncer à publier « La Révolution russe » en raison de l’opposition de ses amis (de Lévy notamment, qui plus tard devait la divulguer).
Le moment allait venir où l’échec du soulèvement prolétarien allemand allait entraîner la vérification totale de l’essentiel des analyses de Rosa: la Révolution russe isolée contrainte de faire redémarrer une économie nationale exangue ne dépasserait pas le stade d’une révolution bourgeoise, et la tâche d’accumulation capitaliste allait être assumée par la nouvelle classe dirigeante issue de l’appareil du parti bolchevik. Noske (le chien sanglant) et Scheidemann faisant assassiner Rosa et Karl étaient à l’origine d’un inexorable processus contre-révolutionnaire à l’échelon mondial dont l’aboutissement le plus infernal serait, parallèlement au fascisme, l’avènement du sanglant affameur et massacreur du peuple russe et de la « Vieille Garde » bolchevique (un million deux cent mille communistes torturés, avilis, déshonorés, exécutés), Staline, le bourreau.
Le « Testament » de Rosa, son dernier article: « L’ordre règne à Berlin », écrit au lendemain de la défaite, la veille de sa mort, nous trace notre chemin pour les luttes futures: « … La Direction peut et doit être créée par les masses et sortir des masses. Les masses sont le facteur décisif, elles sont le rocher sur lequel la victoire finale de la révolution sera édifiée. Les masses étaient à la hauteur, elles ont fait de cette « défaite » un chaînon de ces défaites historiques qui sont l’orgueil et la force du socialisme international. Et à cause de cela, c’est de cette « défaite » que fleurira la victoire prochaine .»
Mais la lutte de Rosa Luxembourg qui misait tout sur la prise de conscience des masses, et ses pénétrantes analyses montrent par-delà les échecs passés des révolutions prolétariennes, la voie d’une nécessaire clarification théorique tant des buts que des moyens des révolutions prolétariennes à venir.
Notes:
[1] Bethmann-Hollweg (1856-1921), Chancelier d’Empire et premier ministre de Prusse de 1909 à 1917.
[2] Reproduite intégralement dans le tract « Soit l’un… soit l’autre « (document 18).
[3] Ernst Meyer, préface à « Spartakus im Kriege », recueil des tracts illégaux, 1927.
[4] E. Meyer, op. cit.
Voir aussi: