Discussions à la prison politique de Verknie Ouralsk (Ciliga)

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Extrait de Crise d’État dans la Yougoslavie de Tito, Ante Ciliga – 1974

A la veille de la Révolution russe, la tendance innée dans le mouvement ouvrier et socialiste à créer dans son propre sein un rameau supérieur de la future nouvelle classe dominante, a donné lieu, dans le parti bolchevique déjà, à une protestation significative. Après 1905, le second théoricien bolchévique après Lénine, Bogdanov — grand savant et philosophe — commençant par s’opposer à l’autoritarisme conservateur de Lénine, développa en une série d’études sociologiques et d’articles publiés dans le journal Vpériod (« En Avant ») la conception suivante: la caractéristique distinctive d’une classe dominante n’est pas – comme l’affirment Lénine et Kautsky – le « droit de propriété », c’est-à-dire la possession juridique et formelle des moyens de production, mais la possession effective, c’est-à-dire la fonction réellement dominante dans le processus de production. Celui qui dispose des moyens de production dans le processus du travail, qui organise le travail lui-même, qui dispose du produit obtenu, qui le distribue selon sa volonté et son jugement, celui-là est le véritable propriétaire, le vrai « patron ». Les idées « hérétiques » de Bogdanov anticipaient exactement sur la future réalité soviétique, et il était naturel que l’« opposition ouvrière » et ses plus éminents protagonistes, Chliapnikov et Miasnikov, en fussent de facto les disciples, dans la défense de la de la fonction ouvrière au sein de la production.

Dans les empires communistes les « oppositions ouvrières » sont étouffées, de même que les masses ouvrières sont dominées par les « nouveaux barons » de la nouvelle classe dominante, la bureaucratie triomphante, communiste et non communiste.

Dans quelle direction va cette tendance ? Sur quoi débouchera cette évolution ?

Sans nul doute c’est là l’une des interrogations fondamentales sur l’actuelle société soviétique. Elle tourmente tous les dissidents, de Grigorenko à Amalrik et Soljenytsine. Elle trouble aussi le sommeil du Kremlin, sinon à cause de l’opposition interne, ouvrière et intellectuelle, du moins à cause de la menaçante rivalité chinoise. Pendant le premier Plan quinquennal, entre 1928 et 1933, dans ce Parlement de l’opposition russe qui était alors réuni à la prison politique de Verknie Ouralsk, où j’ai été de novembre 1930 au printemps de 1933 l’un des quatre cents détenus, cette question sur l’avenir de la société bureaucratique soviétique occupait la place principale après deux autres : Staline réussira-t-il à mener à son terme son Plan quinquennal? Que sortira-t-il de la future guerre entre l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne?

La très grande majorité de ces opposants, pour la plupart « trotskystes orthodoxes », s’attendait, comme il est de règle en de semblables cas de crise de la Révolution, à l’échec de Staline. Leurs discours et leurs articles se concentraient sur l’analyse et les pronostic de la « politique de salut » de la Révolution, après la « faillite » de la politique stalinienne [1]. Seule une minorité de cinquante détenus à peu près prévoyait ou prenait en considération l’éventualité d’une réussite de l’« industrialisation accélérée et de la collectivisation forcée » de Staline.

Pour ces détenus se posait le problème de l’évaluation sociologique de la société soviétique qui se serait formée sur la base de cette réussite. Une trentaine d’entre nous — parmi lesquels je me trouvais — répondaient : il s’agira d’un capitalisme d’État, avec la bureaucratie comme classe dominante, ou plutôt cette bureaucratie est déjà installée depuis le printemps de 1921.

Comme dans toute phase cruciale de la Révolution, pendant la période du premier Plan quinquennal, les subdivisions se multiplièrent à l’infini. Le groupe des trente « Goskapl » (défendant la thèse du capitalisme d’État) se divisait, avec des nuances personnelles, en deux sous-groupes principaux. Vladimir Smirnov, un étudiant d’Odessa, brillant styliste, était le plus important représentant de l’un de ces sous-groupes. En un livre de plusieurs centaines de pages, il a exposé et défendu le « capitalisme d’État » comme phase générale de la civilisation du monde moderne. Il s’agissait, d’après lui, d’une nouvelle civilisation qui remplacerait la société bourgeoise comme cette dernière avait remplacé la société féodale. La société socialiste lui succéderait à un moment encore impossible à déterminer mais de toute façon encore loin de nous. Une femme, Ida Lemelman, éminente représentante de la traditionnelle intelligentsia révolutionnaire russe, était le principal supporter du jeune Smirnov.

A cette thèse s’opposait l’autre groupe. Il admettait seulement une « partielle progressivité » historique de la société du capitalisme d’État pour les pays arriérés de l’Orient, éventuellement ceux de l’Afrique et de l’Amérique latine, où le système du capitalisme d’État pourrait être le moyen le plus sûr de parvenir à une industrialisation rapide qui les amènerait au niveau de l’Occident déjà évolué. J’étais le principal défenseur et agent de publicité de cette tendance. Une ouvrière du textile, Dora Zak – célèbre pour son comportement courageux pendant la guerre civile, quand elle était tombée aux mains des « services de sécurité » de l’Armée blanche — en était le plus fervent supporter. Il est intéressant de relever que ces deux femmes avaient combattu l’une et l’autre, pendant le fatal hiver 1920-1921, dans les rangs de l’ « opposition ouvrière ».

Quarante ans déjà ont passé depuis ces discussions et ces polémiques du  » Polit-isolator » de Verknie-Ouralsk. La presque totalité des participants a aujourd’hui certainement disparu. Quelques- uns de mort naturelle, la plupart comme victimes des purges staliniennes des années 1936-1938.

L’évolution générale du monde pendant ces quarante années a donné plus de force, me semble-t-il, à la thèse de la « progressivité », relative et partielle, de la société communiste du capitalisme d’État. L’universalité de la phase de capitalisme d’État, comme ère nouvelle de la civilisation humaine, ne fut pas une conception isolée du jeune novateur Smirnov. Parmi les autres partisans de cette thèse, le plus connu en Occident fut l’ex-communiste américain James Burnham. Son livre, la Révolution des managers, très lu à l’époque, publié en France sous le titre l’Ère des organisateurs, fut préfacé par Léon Blum. Mais ses idées sont aujourd’hui généralement oubliées, et abandonnées par l’auteur lui-même.

Note:

[1] Nous avions en prison pleine liberté de parole et la Police nous fournissait le papier et l’encre pour publier nos journaux (à l’intérieur). Nous recevions toute la presse soviétique et la presse communiste de l’étranger. Devant cette « incroyable » liberté d’expression, le premier jour de mon arrivée à Verknie Ouralsk, je me demandai,déconcerté : « Où suis-je tombé? Dans un asile de fous ou sur le dernier îlot de liberté en Russie? » Il s’agissait effectivement du dernier îlot de liberté, qui dura jusqu’à l’attentat de Kirov (1er décembre 1934).

Les détenus expliquaient les choses de la façon suivante : la direction du Guépéou et celle du Parti considèrent nos opinions et nos articles comme une source d’information sur l’opinion publique et sur l’état d’esprit du pays. C’est pour cela qu’ils tolèrent et favorisent notre liberté d’expression. De fait, toutes les six à huit semaines avait lieu une perquisition générale, toute l’abondante correspondance intérieure entre les divers partis de la prison était saisie ainsi que tous nos journaux et articles, et ils étaient nombreux, chaque groupe – il y en avait une vingtaine – avait son propre organe. Le lendemain, tout recommençait pour deux autres mois.

En prévision de ces saisies et de ces perquisitions, les documents les plus importants étaient cachés en lieu sûr. A côté des 4 à 500 oppositionnels communistes et ex-communistes, il y avait aussi à Verknie Ouralsk le « secteur » de divers groupes socialistes et anarchistes. En tout une centaine. Ils menaient une vie moins active. Entre les deux « secteurs » existait une correspondance : « la Poste ». En tant qu’étranger j’étais plus intéressé que les que les communistes russes par des contacts pour information avec ce second secteur. J’avais appris la présence parmi eux d’un vieil ouvrier de Moscou, dernier représentant des « maximalistes » , groupe de « socialistes-révolutionnaires » célèbre pendant la Révolution de 1905-1907 pour d’audacieux attentats et actes terroristes, et je le recherchai, le priant de me donner des informations sur son groupe. « Nous, maximalistes, combattants conscients de l’avant-garde du prolétariat… »commença-t-il. J’eus alors la vision du vieux soldat tenant bien haut le drapeau de son régiment. Il correspondait avec quelques sociaux-démocrates « mencheviks » et avec un jeune ouvrier anarchiste avec lequel j’avais lié connaissance durant mon voyage de la prison de Leningrad à Verknie Ouralsk. Beaucoup de détenus avaient de riches bibliothèques qui se trouvaient en contact durant les promenades à l’air libre. La grande bibliothèque de la prison contenait des œuvres littéraires russes et étrangères certainement réquisitionnées pendant la Révolution dans les riches demeures seigneuriales de la région.

 


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