Archive for the ‘Culture’ Category

Citroën (J. Prévert, 1933)

26 juillet 2015

Texte écrit et lu par Jacques Prévert (pour le Groupe Octobre lors de la grève de Citroën de 1933).

8 dessins d’Honoré

16 janvier 2015

Philippe Honoré, une des victimes de la tuerie de Charlie.

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Jean-Baptiste Clément, chansonnier populaire (Vérecque, 1933)

29 mai 2014

Publié dans le Populaire, huit mois avant la mort de Charles Vérecque.

Notre ami Charles Vérecque nous a adressé une intéressante étude sur J.-B. Clément, dont la Fédération de la Seine vient de célébrer le trentième anniversaire de la mort.
Nous donnons les extraits suivants du remarquable article de Vérecque, en nous excusant de ne pouvoir le publier in extenso :

La première chanson de Clément

Durant quelques années, Clément mena une vie de travail et de privations, tout en étudiant les savants et les littérateurs. Dès qu’avec beaucoup de peine il eut économisé la somme de cent  francs, il abandonna le chantier et s’en fut à Paris pour taquiner la Muse et y chercher la fortune. Mais encore, il éprouva des déboires et des désillusions. Vivre de sa plume n’était pas chose facile. Il ne perdit cependant pas patience, et dès qu’il eut bien compo sa première chanson, « Si j’étais le  Bon Dieu », il alla la présenter, comme  il l’a écrit lui-même, avec « une extrême timidité, avec cette émotion inséparable d’un premier début » à l’éditeur Vieillot, qui la lui acheta 15 francs.  En vendant sa première chanson, Clément ressentit vraiment une violente  et sincère émotion :

« J’ai encore dans les oreilles, a-t-il  écrit, le son mélodieux des trois pièces  de cent sous, que l’éditeur me mit dans  la main, et que je serrai fiévreusement  comme si je venais de commettre un  abus de confiance ou un vol par effraction. »

Et Clément courut à son domicile qui n’était qu’une petite chambrette et tout heureux, il écrivit à la craie sur la porte :

« Ici on joue au bouchon avec des  pièces de cent sous. »

Je dois à l’extrême obligeance de la veuve du chansonnier, Thérèse Clément, de posséder cette chanson, écrite sous l’Empire vers 1862, et qui n’a jamais été rééditée. Elle n’est pas connue. En voici le texte que les lecteurs liront avec curiosité :

Si j’étais le bon Dieu

Juste ciel que j’aurais à faire
Si je n’étais l’humble mortel
Qui doit s’incliner et se taire
Devant le sublime Eternel!
Mais cesserai-je d’être sage
En pinvoquant un peu ?
Car, j’aurais tant et tant d’ouvrage,
Si j’étais le bon Dieu.

Je réveillerais mon tonnerre,
Et je punirais les méchants.
Les peuples n’auraient plus la guerre,
Et l’onde arroserait les champs.
Détruisant ces fausses idoles,
Par ma flamme et mon feu,
L’on respecterait mes paroles.
Si j’étais le bon Dieu.

L’on ne verrait plus d’indigence,
Ni les pauvres mourir de faim.
Et semant tout sans différence,
les malheureux auraient du pain.
Et quand l’Hiver glace notre âme,
Les orphelins sans feu,
Se réchaufferaient à ma flamme,
Si j’étais le bon Dieu. 

Ces gens avides de richesses,
Qu’on voit courir à la grandeur,
Me paieraient bien cher leurs bassesses
Et leur trafic avec l’honneur.
Je récompenserais le sage,
En son plus humble vœu,
L’on ne vendrait plus mon image,
Si j’étais le bon Dieu.

Et s’aimant comme de bons frères,
Tout le monde vivrait cent ans.

Nos pères et nos pauvres mères,
Pourraient voir leurs petits enfants
Comme les fleurs de la nature.
Ou l’aurore au ciel bleu.
L’âme des humains serait pure,
Si j’étais le bon Dieu.

Et pour user cette chimère,
Le monde entier serait heureux.
Le Paradis serait sur terre
Et les délices dans les cieux,
Ah! que ne puis-je, pour le monde,
Comparaître en tout lieu?
Ah! que ne puis-je, une seconde.
Devenir le bon Dieu ?

La Commune vaincue

Un ami sûr fit cacher Clément pendant deux mois dans une mansarde chez des personnes qu’il ne connaissait pas. On sait aujourd’hui qu’il fut caché chez Picouel, marchand de bois, quai de la Rapée. C’est durant son séjour dans cette cachette, en juin 1871, qu’il écrivit la chanson « La semaine sanglante », que l’on trouvera dans le recueil édité en 1885. Voici le premier et le second couplets, ainsi que le refrain, de cette chanson :

Sauf des mouchards et des gendarmes,
On ne voit plus sur les chemins
Que des vieillards tristes aux larmes,
Des veuves et des orphelins.
Paris suinte la misère,
Les heureux même sont tremblants;
La mode est au conseil de guerre,
Et les pavés sont tout sanglants.

Oui, mais…
Ça branle dans le manche.
Ces mauvais jours-là finiront,
Et gare à la revanche,
Quand tous les pauvres s’y mettront,

Le peuple au collier de misère,
Sera-t-il donc toujours rivé ?
Jusques à quand les gens de guerre
Tiendront-ils le haut du pavé?
Jusques à quand la sainte clique
Nous croira-t-elle un vil bétail ?
A. quand, enfin, la République
De la Justice et du Travail?

Le départ pour l’exil

Des amis purent enfin lui procurer un passeport. Il se dirigea vers l’Allemagne. Mais avant d’arriver à la frontière, Clément s’aperçoit que le signalement du passeport ne correspond pas au sien. Il ne se trouble pas cependant; il espère qu’une chance le sauvera.

Dans son compartiment se trouve une vieille femme. Elle aussi doit descendre à la frontière. La gare est pleine de soldats et de gendarmes. Des officiers vérifient les passeports. Dès l’arrêt du train, la vieille femme demande à Clément de l’aider à descendre et de lui donner le bras pour sortir de la gare. Clément prend le bras
de la bonne vieille et l’accompagne jusqu’à la sortie comme si c’était sa mère.

-€” Votre passeport, demande un gendarme.

Clément montre la vieille femme et répond :

-€” Le voilà, mon passeport…

On le laisse passer. Tous deux sortent de la gare. La frontière est franchie. Et comme la vieille femme veut le remercier, Clément l’interrompt :

Ne me remerciez pas. Vous ne savez pas quel service vous venez de me rendre.

Dans les Ardennes

Au cours des manifestations du 1er mai 1891, J.-B. Clément, fut arrêté et condamné à deux ans de prison et à cinq ans d’interdiction de séjour. En appel, devant la Cour de Nancy, sa peine fut réduite à deux mois.

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La chanson dans la prison

Il purgea sa peine à la prison de Nancy, et c’est dans cette prison qu’il lui arriva de connaître l’émotion la plus douce de sa vie. Un jour, le directeur de la prison le fit appeler dans son bureau :

-€” Clément, lui dit-il, un industriel de Nancy, qui a pour vous la plus grande sympathie, voudrait vous causer. Je vous engage à ne pas refuser. Pour que vous puissiez causer en toute liberté, je vous offre mon jardin.

Quoique étonné, Clément accepta de se rencontrer avec l’industriel nancéen. Il pénétra dans le jardin du directeur. Cet industriel fit connaître à Clément l’estime qu’il avait pour lui, et lui offrit de lui faire parvenir du tabac, des friandises, toutes choses qu’il pourrait désirer ou qui lui seraient utiles. ,

La conversation durait depuis quelques secondes, quand une fenêtre de l’appartement du directeur de la prison s’ouvrit sur le jardin. Et ce qu’entendit alors Clément, venant de la fenêtre ouverte, chanté avec la voix la plus pure par la fille même du directeur, ce fut le « Temps des cerises »…

Clément écouta sa chanson, qu’il ne s’attendait pas à entendre dans ce milieu, et il se prit à pleurer.

L’industriel qui s’entretint avec Clément se nommait Charles Keller. Il avait des idées très avancées. Sous le pseudonyme de Jacques Turbin, il fit paraître des articles et des poésies d’avant-garde. A la mort de Clément, il fit parvenir à sa veuve un secours de 200 francs.

La vie et l’œuvre de J.-B. Clément

Son existence fut celle des hommes de talent qui ne savent pas acheter la célébrité par des platitudes envers les gouvernants ou les Crésus capitalistes.

J.-B. Clément était de cette génération de militants socialistes qui ne veulent pas « arriver » et qui meurent comme ils ont vécu, c’est-à-dire pauvres.

***

L’œuvre de Clément est assez considérable. Il a écrit des chansons qui correspondent, les unes à la première période de sa vie, les autres à la seconde période de sa vie.

Dans la première période, qui va jusqu’en 1871, jusqu’à la Commune, Clément a composé des chansons rustiques, des chansons d’amour, des pastorales, etc., des chansons qu’il a appelées des chansons du morceau de pain.

Dans la seconde période, Clément a écrit des chansons pour le peuple, des chansons de combat, des chansons qu’il a appelées des chansons des grands jours de colère.

On peut affirmer que sa popularité aurait éclipsé celle de Béranger et de Pierre Dupont s’il n’avait été pris dans les filets de la politique.

Clément, avec la générosité et la délicatesse de son cœur, a chanté les ‘beautés de la nature, le travail des champs, les joies et les chagrins de l’amour, les misères et les espérances du peuple.

Charles VERECQUE.

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Projection-débat du film « Entrée du personnel »

30 mars 2014

Le samedi 5 avril 2014, projection du film Entrée du personnel de Manuela Frésil, organisée par la CNT-SO à 14h, à la librairie l’Émancipation, 8 impasse Crozatier 75012 Paris.

Pendant sept ans, Manuela Frésil a filmé et enregistré des ouvriers dans des abattoirs industriels de l’ouest de la France. Elle a filmé les cadences hallucinantes de la découpe, l’univers dément de ces chairs animales tailladées, de ces tendons sectionnés, de ces viscères mises à nu. Bien loin d’un reportage filmé, d’un simple documentaire de dénonciation, Manuela Frésil a travaillé en orfèvre au sertissage de la parole et de l’image. Des comédiens invisibles lisent les paroles que les ouvriers ont prononcé lors des enregistrements sans que jamais ces textes se rapportent directement aux images montrées à l’écran. Peu importe que des cadences effroyables entraînent systématiquement ce que l’on épingle désormais du nom de « troubles musculo-squelettiques. » Peu importe que ces hommes et ces femmes emmènent avec eux, chez eux, l’abrutissement de la non vie. Peu importe que le monstre Usine broie leurs rêves et leurs désirs. Seul importe le profit du capital investi.

Au-delà de la description terrifiante d’un univers concentrationnaire où s’engloutit toute humanité, c’est, en creux, un appel à une autre vie que suscite la vision de ce chef d’œuvre bouleversant qu’est Entrée du personnel. Tout d’abord, on est frappé par la toute puissance du patronat dans ces usines, par l’absence de résistance de ces ouvriers. Puis, très rapidement, les questions se pressent en foule : faut-il vraiment massacrer autant d’animaux pour que vivent les hommes ? Et les découper ensuite comme autant de morceaux de sucre ? Et que reste-t-il de la vie des hommes et des femmes après vingt ans, trente ans passés dans ces abattoirs où ce ne sont pas seulement les animaux qu’on égorge ? Sommes-nous réel lement condamnés à de tel les existences ? D’autres façons de travailler, de se nourrir, de vivre seraient-elles envisageables ? Ce sont, par défaut, toutes les interrogations que ce film terrible et magnifique charrie avec lui.

Les syndiqués de la CNT Solidarité Ouvrière et d’autres organisations syndicales et révolutionnaires en discuteront en présence de la réalisatrice.

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Les éditions Spartacus : pour le socialisme et la liberté

19 novembre 2013

Article paru dans L’Emancipation syndicale et pédagogique de novembre 2013.  [abonnement 40 € auprès de Pierre Stambul, 27 promenade du grand large, 13008 Marseille]

Les éditions Spartacus ont une place à part à l’EDMP. D’abord par leur ancienneté (leur fondateur René Lefeuvre a commencé à publier depuis l’entre-deux-guerres), ensuite une association avec l’EDMP qui date de la fin des années 1980. Daniel Guerrier, président des Amis de Spartacus, a accepté de répondre à nos questions à ce sujet.

L’Émancipation : peux-tu nous retracer les origines et les évolutions des éditions Spartacus ?

Daniel Guerrier : c’est d’abord l’œuvre et la vie d’un homme, René Lefeuvre, qui en a été le fondateur et l’animateur jusqu’à sa mort en 1988 à l’âge de 86 ans (1). Fils d’un artisan maçon de la région de Fougères et formé au métier, il acquiert à l’adolescence un goût inhabituel dans son milieu pour la lecture ; après la révolution russe, il ne se laisse pas convaincre par les dénonciations des « bandits bolcheviques » qu’il entendait et lisait de toutes parts. En 1922, à l’occasion du service militaire, il quitte la Bretagne pour la région parisienne. Il s’intéresse alors à l’Union soviétique qu’il suit notamment à travers le Bulletin communiste publié par Boris Souvarine, et, après l’exclusion de celui-ci du Parti en 1924, il y lit les critiques que les communistes oppositionnels adressent au régime soviétique. Travaillant comme artisan maçon, il n’a guère de loisirs, ce qui changera un peu vers la fin des années 1920 quand il deviendra commis dans une entreprise de bâtiment. À cette époque, il est membre des Amis de Monde, une association créée pour soutenir l’hebdomadaire littéraire d’Henri Barbusse, très proche du parti communiste. René devient secrétaire des groupes d’études que les Amis de Monde ont créés avec l’aide de certains membres de la rédaction de Monde : architecture et urbanisme, économie marxiste, cinéma, histoire du mouvement ouvrier…Les membres de ces groupes veulent en exposer les travaux dans une revue, et c’est ce qui amène René à faire ses premiers pas dans l’édition en publiant Masses à partir de 1933.
Masses allait bientôt être dénoncée par le parti communiste comme « un instrument entre les mains des contre-révolutionnaires » pour deux raisons : la publication d’un récit de première main sur la prise du pouvoir par les nazis et donc sur l’effondrement du parti communiste allemand (2), puis la publication d’une lettre de Victor Serge, alors emprisonné en Sibérie. René va arrêter Masses dans l’été de 1934, à la fois faute de moyens et parce qu’avec un petit groupe qui l’entoure, il entre à la SFIO (3). À la fin de l’année, il lance une nouvelle revue, Spartacus, « pour la culture révolutionnaire et l’action de masse« , dont il publiera une dizaine de numéros en autant de mois. En octobre 1935, Marceau Pivert, qui anime la Bataille socialiste avec Jean Zyromski, rompt avec celui-ci et rassemble les groupes de la gauche de la SFIO qui forment alors la Gauche révolutionnaire, qui deviendra le PSOP (4) après son exclusion en 1938. René devient le secrétaire de rédaction du journal interne de ce courant. Mais il sent qu’il est nécessaire de traiter certains sujets plus à fond et, en octobre 1936, il lance le premier des Cahiers mensuels Spartacus, une brochure qui porte le titre de son texte principal, 16 fusillés à Moscou, de Victor Serge. Il publiera ainsi une quinzaine de brochures jusqu’en 1939, sur des sujets brûlants, comme la défense de la révolution espagnole ou la guerre qui vient, ou des textes qui lui paraissent particulièrement importants, comme une nouvelle traduction de La révolution russe de Rosa Luxemburg. Il faut préciser d’une part que ces Cahiers, comme le nouveau Masses que René publiera au début de 1939 et comme l’a été le premier Masses, ne sont pas les publications d’une tendance ou d’un parti, et d’autre part que René n’a jamais vécu de ses éditions : au contraire, il y a toujours mis toutes les ressources dont il pouvait disposer. Ce qui l’anime, c’est la volonté de connaître et de faire connaître, une volonté d’éducation populaire.
Mobilisé en 1939, fait prisonnier dès 1940, René passe cinq ans en Allemagne. Quand il revient en 1945, c’est presque par hasard qu’il trouve un emploi dans les éditions de la SFIO, ce qui va lui permettre, dès 1946, de faire paraître un nouveau Masses, sous-titré Socialisme et liberté et placé sous l’égide du « marxisme vivant« , ainsi que les Cahiers Spartacus. Il rassemble autour de lui d’anciens camarades, mais aussi des libertaires comme Ida Mett ou André Prudhommeaux, et bénéficie de nouvelles collaborations au premier rang desquelles il faut citer celle de Maurice Dommanget qui venait de se consacrer à la reconstitution des Amis de L’École Émancipée. Son objectif est clair : faire vivre et connaître une pensée socialiste révolutionnaire non léniniste et dénoncer les crimes commis prétendument au nom de l’édification du socialisme. Jusqu’en 1950, il va publier une quarantaine de titres, en particulier des textes essentiels de Rosa Luxemburg. Mais la polarisation politique entre les deux blocs restreint son audience ; ceux qui entouraient René se dispersent. Lui-même devient correcteur de presse et, après 1950, ne publiera pratiquement plus rien. Comme il a conservé des stocks considérables de ses publications, à partir de 1967, retraité, il va chercher à les diffuser. Mai 68, en suscitant un puissant intérêt à la fois pour l’histoire des révolutions et pour la critique du « socialisme réel » va lui apporter un nouveau public ; à partir de 1969, aidé par les animateurs de la librairie parisienne La Vieille taupe jusqu’à sa fermeture en 1972, il va relancer ses éditions. Il sera rejoint par de vieux amis et s’en attirera de nouveaux bien plus jeunes et bénéficiera de l’aide de Maurice Nadeau ; après quelques accidents de santé, il créera en 1979 l’association des Amis de Spartacus pour assurer la pérennité des éditions.

E : quel était le projet de base qui présidait à ces publications ? Ce projet a-t-il évolué ?

DG : ce que René a toujours cherché à faire, c’est rendre compte des luttes des travailleurs pour leur émancipation et les éclairer d’une lumière critique : ainsi lorsqu’il publie dans les années 1970 des textes sur la Chine de Mao, la révolution des œillets au Portugal ou les luttes ouvrières en Pologne. René a appris par l’expérience que les révolutions, les politiques de ceux qui se proclament socialistes ou communistes doivent faire l’objet d’un examen critique au même titre que la société capitaliste. C’est ce que René appelait le marxisme vivant. Et quand nous avons publié Venezuela : révolution ou spectacle ? (5), nous étions certains d’être dans le droit fil de ce qui a été sa préoccupation essentielle (6).

E : quand on regarde les différents ouvrages publiés par Spartacus, l’impression est celle d’une grande diversité idéologique. Y a-t-il un point commun entre les publications de Spartacus ? Les éditions Spartacus ont-elles une orientation politique précise ? Sont-elles liées à un courant déterminé ?

DG : Nous sommes toujours un peu surpris par cette remarque sur l’ « hétérogénéité » de notre catalogue. Rappelons bien sûr que nous ne sommes pas un groupe politique (nous avons tous eu et avons encore des pratiques militantes différentes) et que notre souci, comme c’était celui de René, est d’éclairer les chemins et les objectifs d’une transformation sociale radicale. Dans les années 1970, les libertaires ne nous considéraient pas comme « des leurs », compte tenu de nos textes à référence marxiste, et les léninistes nous considéraient comme des confusionnistes puisque nous éditions aussi des textes libertaires. Mais ce dont nous sommes sûrs, c’est que vue d’en face, peu importe que la critique radicale de la société vienne de Marx ou de Bakounine.

E : Comment fonctionnent les éditions Spartacus ? Comment s’impliquer dans leur projet éditorial ?

DG : Le collectif éditorial est formé de tous les membres de l’association qui veulent y participer (ce qui varie en fonction des disponibilités de chacun). Le choix et la préparation des livres sont faits en commun ; tout le travail de préparation des livres est effectué bénévolement. On peut soutenir les éditions de différentes façons : en s’abonnant, en adhérant à l’association, mais aussi en faisant connaître notre catalogue (disponible sur http://atheles.org/spartacus/livres/index.html) et en nous suggérant des textes.

E : Les éditions Spartacus ont leur siège social à l’EDMP. Peux-tu nous indiquer pour quelles raisons ?

DG : il n’y a pas de doutes que dans l’après-guerre comme dans l’après Mai 68 les syndicalistes enseignants de lutte de classe ont été l’un des publics de nos éditions, et nombre d’entre eux ont connu René Lefeuvre. Dans les années 1980, des liens d’amitié se sont noués entre les animateurs de la librairie, en particulier Lily et Volo, et ceux d’entre nous qui venaient régulièrement l’approvisionner ; après la mort de René, nous nous sommes retrouvés à la rue, et c’est très spontanément que l’École Émancipée nous a proposé de faire nos réunions au local, voire d’y faire des réunions de présentation de livres. Des camarades de l’ÉÉ nous ont aussi donné un sacré coup de main pour déménager nos stocks de livres de chez René. Se rendant compte des difficultés que nous créait la dispersion de nos stocks, les responsables de l’ÉÉ nous ont proposé une partie du local qui n’était guère utilisée et c’est ainsi que nous nous sommes installés parmi vous en 1990.

E : Quels sont les projets de publication des éditions Spartacus pour les mois à venir ?

DG : dans l’été, nous publions une nouvelle biographie de Jacques Roux, le curé rouge, qui complète les textes de Maurice Dommanget qui figurent à notre catalogue ; à l’automne, nous publierons une étude consacrée à une figure singulière du POUM, Josep Rebull. En règle générale, nous cherchons à publier dans la même année un texte inédit, une réédition d’un texte de notre fonds si elle est justifiée et un texte oublié et introuvable. Un diffuseur classique considère qu’un éditeur doit publier au moins huit nouveautés par an pour justifier le démarchage auprès des libraires. Nous ne participons pas à cette avalanche, et nous nous réjouissons du nombre désormais considérable d’éditeurs proches de nous par leur catalogue, sinon par leur histoire et leur philosophie.

Entretien réalisé par Quentin Dauphiné

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Notes:

(1) Julien Chuzeville a réalisé en 2008 un DVD de 40 minutes sur René Lefeuvre qui est naturellement disponible à la librairie (10 €).
(2) Deux articles toujours disponibles, réédités en brochure : Rustico, 1933, la tragédie du prolétariat allemand, Spartacus, 2003, 9 €.
(3) Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre du PS actuel.
(4) Parti Socialiste Ouvrier et Paysan.
(5) De Rafael Uzcátegui ; 2011, 14 €.
(6) Les lecteurs de L’Émancipation qu’intéresserait un texte tentant de replacer l’existence des Cahiers Spartacus dans une perspective historique plus globale peuvent le demander à correspondance@editions-spartacus.fr

Enseignez-moi les noms… (Marcel Martinet)

25 février 2013

Poésie de Marcel Martinet dédiée à Lucie Colliard, extrait de Plein chant n°26 (1975). Merci à Claire pour cet envoi.

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cliquer sur l’image pour ouvrir le pdf (3 pages)

Projection du film  » Rosa Luxemburg  » de M. von Trotta à Lyon le 25 novembre

21 novembre 2011

L’association TABLE RASE vous invite à la projection du film Rosa Luxemburg (réalisé par Margarethe von Trotta en 1986)

Le film Rosa Luxemburg (réalisé par Margarethe von Trotta en 1986) retrace, avec dynamisme et réalisme, la vie de cette communiste révolutionnaire, dans ses plus grandes heures de gloires, comme dans ses pires moments de désespoir et de solitude. « Rosa la rouge » (rôle interprété par Barbara Sukowa, prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes), leader du parti Social-Démocrate Allemand puis de la Ligue Spartakiste qu’elle fonda, marqua cette période par son intelligence, ses talents d’oratrice, et sa détermination sans faille.

Au travers de ses amitiés (Louise Kautsky, Clara Zetkin, Karl Liebknecht, etc.), de ses amours, de ses réflexions politiques et poétiques, ce film nous plonge au coeur du mouvement historique et de la lutte des classes allemande du début du 20eme siècle. Au coté des dirigeants du parti social-démocrate, on la voit affiner et affirmer sa pensée politique, se posant en ardente défenseuse des idées communiste révolutionnaire et internationaliste, contre les positions réformiste, militariste et nationaliste défendues par l’aile droite du parti et qui conduiront en 1914 à l’une de plus grande boucherie que l’humanité est connue, et en 1919 à la répression sanglante et meurtrière de la révolution socialiste qui mis fin à la guerre en 1918, assassinant des milliers de travailleurs et parmi eux Rosa Luxemburg et son ami Liebknecht.

Ce très beau film présente un intérêt pour comprendre l’Allemagne et plus largement le monde du tel qu’il se présente au 20eme siècle, pour mettre à jour le rôle de la social-démocratie, notamment en temps de crise, et par extension nous donner des armes pour analyser le contexte dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui afin d’agir en conséquence…

Le 25 novembre 2011, à 19 H, à l’Université Lyon 2 (salle indiquée à l’entrée) 4bis rue de l’Université, 69007 (Tram T1 Arrêt Rue de l’université)

Modernisme et communisme antibolchévique : les Progressistes de Cologne (Mattick Jr, 1998)

1 mai 2011

Article de Paul Mattick junior paru dans Oiseau-Tempête N°4 (hiver 1998)

Des deux notions qui forment le titre, chacun sait que la première a des acceptions nombreuses ; la deuxième est plus facile à définir mais pratiquement inconnue, aussi en parlerai-je en premier. La critique que fit Rosa Luxembourg de la théorie et de la pratique de l’organisation et de la tactique révolutionnaire selon Lénine fut bien antérieure à la fondation, à la fin de 1918, du Parti communiste allemand (KPD), dont elle fut l’une des premiers grands dirigeants. Le cours des événements d’Allemagne de 1918-1919, où l’on vit le parti social-démocrate et ses syndicats interrompre une révolution faite par des conseils de soldats et d’ouvriers organisés spontanément, confirma largement son idée que la classe ouvrière ne pouvait s’affranchir de l’exploitation que si les ouvriers contrôlaient eux-mêmes collectivement leur activité. Néanmoins, le KPD succomba rapidement à la fascination de la révolution russe d’octobre et le parti fut bientôt  » bolchevisé  » de l’intérieur et subordonné à l’Internationale communiste dirigée par Moscou (1). Sa structure centralisée permit au parti d’exclure ceux – en fait, la majorité de ses membres – qui étaient en désaccord avec l’orientation de ses dirigeants, de s’écarter de l’action directe de masse et de se tourner vers le parlementarisme et le syndicalisme. Au début de 1920, les exclus formèrent le Parti ouvrier communiste (KAPD), étroitement lié à l’Union générale ouvrière (AAUD), qui rassemblait des communistes antibolcheviques et des ouvriers du Syndicat des ouvriers libres (FAUD), de tendance anarcho-syndicaliste.

* * *

Comme Otto Rühle, l’un des dirigeants du KAPD, l’écrivit en 1920,  » la révolution n’est pas une affaire de parti  » mais  » le projet politique et économique de tout le prolétariat  » (2). Le KAPD ne s’occupait pas de politique électorale, ce qui l’aurait inévitablement amené à faire les compromis qui vont de pair avec la participation au gouvernement, mais faisait de l’agitation en vue de la révolution. Négligeant le parlement, ce courant de l’activisme était tourné vers le lieu de travail, où les ouvriers faisaient l’expérience de la vie comme membres d’une classe, en conflit avec leurs employeurs. De même, l’AAUD n’était pas un syndicat, représentant les ouvriers sur le marché du travail, mais une association d’organisations de travailleurs visant au contrôle du processus social de production. Contre le centralisme du parti, avec son encadrement de révolutionnaires professionnels, l’Organisation d’usine (Betriebs Organisation, BO) cherchait à faire participer le plus grand nombre aux prises de décision. Comme l’expliqua Rühle, la nature des BO était celle d' » une forme fédérative sans centralisme… Ni patron du bureau ou siège central, ni intellectuel, ni dirigeant professionnel ne peut intervenir dans leurs affaires. Le BO n’est ni un parti ni un syndicat ; il ne signe pas de contrats de travail. C’est seulement le lieu qui sert à préparer et à favoriser la révolution  » (3), qui lutte pour l’abolition de la politique et de l’économie et la reconstitution de l’ordre social sous la forme d’un système de conseils ouvriers autogouvernés.

Il était donc logique que Rühle et beaucoup de ses camarades quittent bientôt le KAPD/AAUD pour former l’Union générale ouvrière-Organisation unitaire (AAU-E) dont l’objectif était  » l’organisation intégrée [économique et politique] du prolétariat  » (4). Malgré de réels différends théoriques, dans la pratique ces trois organisations n’étaient pas différentes l’une de l’autre et coopéraient régulièrement. Elles affirmaient que le communisme, au sens où l’entendait Marx d’abolition immédiate de l’État et du salariat, était incompatible avec le bolchevisme et exigeait qu’on s’opposât non seulement à l’appareil d’État existant mais aussi à l’ambition de gouverner du KPD – ainsi qu’à son véritable commanditaire d’État en URSS.

* * *

À la base de ce point de vue, comme l’expliqua l’artiste de Cologne Franz W. Seiwert, dans un article écrit pour le journal de l’AAU-E en 1921, se trouvait l’idée que,  » au sein de la société capitaliste, il n’y a pas de construction économique possible qui n’oeuvre dans le sens de la société, c’est-à-dire qui ne produise de valeur et de profit […] « . D’où la nécessité de s’opposer aux coopératives de consommateurs, de producteurs et de locataires, à l’activité parlementaire, aux conseils ouvriers légalisés et aux écoles d’État, au nom de  » l’organisation de combat pour l’élimination de la dictature du capital et des partis et pour la création révolutionnaire de conseils  » (5). Aux côtés des amis avec qui il avait constitué le Groupe des artistes progressistes à Cologne dans les années 20, Seiwert appliqua le principe de la non-compromission avec les structures existantes vis-à-vis de l’art, remettant même en cause les incarnations du modernisme artistique les plus radicales politiquement.

Le modernisme des progressistes apparaît dans leur volonté de rompre avec les méthodes et les objectifs esthétiques antérieurs et dans la forme particulière de leur orientation vis-à-vis de la construction, du systématisme, de la désindividualisation et de l’abstraction. Ces caractéristiques sont visibles dans certaines œuvres telles que la peinture d’Otto Freundlich, lequel était non figuratif dès 1911, ainsi que dans ses déclarations, imprimées en 1928 dans la revue des progressistes, a bis z (6) :  » L’art systématique que nous voulons produire offre à chacun la possibilité d’échapper aux pensées et aux images dont les contenus sont apparus dans le passé, et offre du même coup la possibilité d’une indépendance absolue à leur égard. Nous avons donc éliminé de notre conception picturale la représentation des gens, des choses, la perspective de la Renaissance et l’illusion plastique […].  » (7) Seiwert pensait la même chose quand il écrivait (en 1920) que  » toute forme doit se détruire d’elle-même, pour pouvoir trouver une forme neuve.  » (8)

Il faisait ici écho à Mondrian, dont le Trialogue, publié dans De Stijl la même année, affirmait :  » Nous détruisons automatiquement chaque image de la beauté, quand elle a mûri en nous.  » (9) Toutefois, abandonnant la croyance du maître hollandais dans le rôle d’avant-garde de la peinture, Seiwert affirma que le renouveau de la forme ne pouvait être obtenu à un niveau fondamental dans le domaine de l’art. Si l’art est  » le compte-rendu de la face des temps « , correspondant dans son histoire au cours du développement social dont il fait partie, son exigence formelle ne peut être satisfaite tant que de nouvelles formes n’apparaissent pas  » aussi en dehors du tableau  » (10). Un art vraiment nouveau exigerait une nouvelle société. Et celle-ci ne serait pas seulement créée par une avant-garde d’intellectuels, comprenant les artistes, mais par la classe laborieuse.

L’expressionnisme, par exemple, produisit  » des révolutions peintes, qui ne furent pas faites […] des tentatives d’exprimer intérieurement quelque chose qui n’existait pas  » (11). Seiwert considérait même que l’œuvre de Freudlich, pour laquelle il avait le plus grand respect, ne réussissait pas à parler de l’avenir dans le présent. Dans la peinture de Freudlich,  » le nouveau contenu commence à créer la forme de son expression « , et cependant  » le fait qui doit être accompli dépasse la force d’un seul individu « . L’abstraction, qui brise les conventions représentatives du passé, court le danger d’être assimilée par la société bourgeoise, transformant son expression formelle de réalités nouvelles en une sorte d’art pour l’art inoffensif (12). Tout comme le syndicat finit par accommoder les termes de l’exploitation du travailleur et le parti transforma le communisme en une nouvelle structure d’exploitation, le marché de l’art réussit à absorber les tentatives les plus critiques : le dadaïsme lui-même fut  » digéré  » par la société bourgeoise qu’il avait raillée sans pitié (13).

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Et que disait-il de l’autre choix : celui de travailler pour et avec le prolétariat ? George Grosz appelait les artistes à abandonner l’auto-expression et le jeu avec les formes et les couleurs, pour  » donner [à leurs] travaux artistiques un contenu tiré des idéaux révolutionnaires de l’humanité laborieuse  » (14). Seiwert identifia cette orientation avec l’abandon de l’anarchie au profit d’une politique centrée sur un parti. Un certain nombre d’artistes allemands, membres comme Grosz du KPD, furent inspirés par le slogan de  » culture prolétarienne  » qui venait de Russie. Selon Alexandre Bogdanov, chef de l’organisation Proletkult en URSS,  » le prolétariat a[vait] besoin d’un art de classe « . Cet art assimilerait et refléterait  » le monde du point de vue de la collectivité laborieuse  » et éduquerait les travailleurs  » dans le sens de l’idéal socialiste  » (15).

Seiwert rejeta à la fois l’idée qui finit par dominer l’art soviétique selon laquelle le prolétariat devait s’emparer de l’art ancien, bourgeois à son profit, et l’idée rivale selon laquelle le prolétariat devait créer un art nouveau qui lui fût propre (16).  » L’espoir que nous transformions cette culture bourgeoise en une culture prolétarienne, la croyance que la culture prolétarienne est le stade le plus élevé de la culture bourgeoise  » – comme auraient pu le dire Anatole Lounatcharsky (et Lénine lui-même) – étaient à ses yeux aussi erronés que  » l’idée selon laquelle l’économie communiste pût être atteinte au moyen d’une économie capitaliste d’État  » (17).

Mais si l’art bourgeois est inutile à des fins révolutionnaires,  » l’art prolétarien n’existe pas. Car l’art est l’expression d’une culture, c’est une conception de la vie particulière rendue visible. Or le prolétariat n’a pas de culture. C’est la classe exploitée, et elle porte la culture de ses maîtres comme la servante porte les habits usés de sa maîtresse  » (18). Étant donné que c’est le mode de production capitaliste qui donne au prolétariat sa forme et son contenu,  » ce n’est qu’après la dictature du prolétariat, dans une société sans classes, que pourra être créée une « nouvelle culture » sans liens avec le capitalisme […] (19) « .

À la fin de 1923, il était évident que la révolution n’était plus immédiatement à l’ordre du jour en Allemagne. Que devait alors faire l’artiste ?  » La seule chose que nous pouvons faire, écrivit Seiwert cette année-là, c’est, avant tout, mettre de la clarté en nous-mêmes et dans nos relations sociales et, dans cette clarté, laisser s’exprimer notre oeuvre au moyen de notre oeuvre. (20)  » La clarté exige la destruction des valeurs bourgeoises – tâche qui convient bien aux artistes et aux autres intellectuels, étant donné que la détermination des valeurs est la tâche qui leur est allouée dans l’actuelle division du travail. Le moyen de leur oeuvre fournit le terrain sur lequel peut s’accomplir la tâche de destruction clarificatrice. Alors qu’un artiste communiste comme Grosz, souhaitant  » être compréhensible par tout le monde « , mettait l’accent sur le contenu politico-prolétarien que devaient avoir les peintures (21), Seiwert et ses amis mettaient l’accent sur la forme comme domaine d’innovation le plus important. L’idée que l’art était devenu prolétarien alors qu’on se servait d’une forme traditionnelle pour exprimer des contenus tels que la lutte des classes représentait aux yeux de Seiwert la même erreur que la doctrine selon laquelle le processus de production capitaliste pouvait simplement être transformé en un processus communiste par un changement de régime. Un nouveau contenu  » [devait] remodeler la forme pour y correspondre « , car contenu et forme sont une seule et même chose (22).

* * *

Qu’est-ce qui pouvait être considéré comme une  » forme prolétarienne  » ? En accord avec De Stijl et le constructivisme russe, les progressistes demandaient à l’abstraction réductrice de  » détruire  » le subjectif, le particulier, l’indéterminé, le tragique au profit de l’objectif, l’universel, le régi par des lois, le rationnel. Les propos de Natan Altman sont voisins de la pensée de Seiwert :  » La figure d’un ouvrier dans une pose héroïque avec un drapeau rouge et un slogan approprié – quelle intelligibilité tentante […] et comme nous avons terriblement besoin de lutter contre cette intelligibilité pernicieuse « , qui dépend de la lisibilité des objets individuels dépeints. Au contraire,  » chaque partie d’une peinture futuriste n’acquiert de sens que grâce à l’interaction de toutes les autres parties […] Une peinture futuriste a une vie collective, de la même manière qu' »un défilé prolétarien » ne peut être compris comme un ensemble d’individus  » (23). Le critique Hans Faber exprima en des termes semblables l’approche formelle des progressistes de Cologne :  » Ces travaux ne sont pas abstraits ; ils représentent quelque chose ; non pas des traits individuels mais des traits généraux, typiques et déterminants : la forme est une notion universelle, subordonnée à la loi du perpendiculaire, de la subdivision, du strict calcul pictural. C’est fondamentalement le même projet visiblement beau qui sera dans l’avenir le critère des relations de production et de consommation communistes. « 

Faber aurait pu illustrer cela avec des images de Gerd Arntz ou de Heinrich Hörle ; il choisit de comparer une scène de bordel d’Otto Dix avec la Freudlose Gasse (24) de Seiwert. Comme l’explique Faber, Dix dit ce qu’il a à dire grâce à un classique  » naturalisme atmosphérique d’après-guerre  » qui, si l’artiste était inconnu, le ferait passer pour un  » peintre satirique bourgeois moralisant « . À l’opposé, l’image de la prostitution par Seiwert  » c’est d’abord peindre, c’est-à-dire la surface et l’expression stricte. Il ne peint pas de portraits de putains mais seulement des surfaces faciales vides. Aucun lyrisme ne vient gâcher la peinture explicite des situations de pouvoir dans la société : police, porte condamnée, règlement, air normal, clients qui payent. La loi formelle du tableau révèle celle de la structure sociale, la fixation d’une vision claire, rationnelle  » (25). Le refus de la sentimentalité, même de la satire, incarne un jugement politique : celui que, comme l’artiste l’a expliqué dans un essai sur la prostitution, le commerce du sexe n’est pas un problème mais l’essence de la société bourgeoise, dont le fonctionnement ne doit pas être amélioré mais détruit (26).

* * *

Seiwert (suivi en cela par Faber) applaudit les constructivistes russes pour leur tentative de créer un art collectif. Il vit toutefois une limite à cette tentative, inévitable dans les conditions imposées à leur activité par la vie dans une URSS en voie d’industrialisation, dans leur  » romantisme de la machine  » et leur culte de l’ingénieur. Comme l’observa Seiwert,  » la pensée élémentaire de l’ingénieur ne commence pas avec la machine mais avec la société qui produit cette machine  » – et l’utilise non pour diminuer les heures de travail nécessaire mais pour augmenter les profits. Le constructivisme ne tenait pas compte de la subordination des ouvriers aux machines, et il finit par célébrer leur subordination à l’État-parti. Au contraire, une œuvre comme la gravure sur bois, Die Fabrik (27) , de 1923, a été bien décrite par cet autre progressiste, August Tschinkel, comme le fait de  » montrer les individus comme des éléments concrets d’une usine, que l’entrepreneur peut calculer numériquement comme n’importe quel autre élément de l’inventaire  » (28). De même, la gravure Betriebs-Organization (29) recherche un équivalent pictural du lien complexe entre l’enrégimentement imposé aux ouvriers par l’usine mécanisée et la prise du pouvoir sur le lieu de travail dans leur propre intérêt politique. Il utilise les structures formelles de la modernité mécanisée pour faire une critique visuelle de la vie moderne, en opposition avec les forces de gauche comme de droite qui prétendaient définir les possibilités du bonheur humain à l’intérieur de ces structures. Les progressistes de Cologne n’avaient guère d’illusions sur le pouvoir de l’art ; pourtant, leur communisme visuel a survécu au bolchevisme en qui ils avaient vu à juste titre un ennemi (30).

Traduction, Hervé Denès

Notes:

(1) – Pour une description détaillée de ce processus, voir Hermann Weber,  » DieWandlung der deutschen Kommunismus. Die Stalinisierung der KPD in derWeimarer Republik « , 2 vol., Europäische Verlagsanstalt, Francfort, 1969. Le lecteur français peut lire, entre autres, Herman Gorter,  » Réponse à Lénine « , Spartacus, Paris, 1979 et Otto Rühle,  » Fascisme brun, fascisme rouge « , Spartacus, 1975 (NdT).
(2) – Otto Rühle,  » Die Revolution ist keine Parteisache ! « , Berlin-Wilmersdorf, 1920 ; à l’origine  » Eine neue kommunistische Partei ? « , dans  » Die Aktion « , 10:17/18, 1920, pp. 243 et suiv. dans Fritz Kools (sous la dir. de),  » Die Linke gegen die Parteiherrschaft « , Walter Verlag, Olten, 1970, pp. 329 et suiv.
(3) – Otto Rühle,  » Von der bürgerlischen zur proletarischen Revolution « , Dresde, 1924, p. 53 ; trad.  » From the Bourgeois to the proletarian Revolution « , Socialist Reproduction, Londres 1974, p. 43.
(4) – Ibid, p. 58/48. Pour une riche description de ces événements, voir Hans Manfred Bock,  » Syndicalismus und Linkskommunismus von 1918-1923 « , Anton Hain, Meisenheim, 1969.
(5) – F. W. Seiwert,  » Die Aufgaben eines Unionisten und die Herrschaftslosigkeit « , (1921), dans Uli Bohnen et Dirk Backes (sous la dir. de), Der Schritt, der einmal getan wurde, wird nicht zurückgenommen. Franz W. Seiwert Schriften, Karin Kramer Verlag, 1978, p. 25.
(6) – Litt. : de a à z
(7) – Otto Freudlich,  » ein Vorwert « , dans  » a bis z « , 3:25, juil. 1932, p. 99.
(8) – F. W. Seiwert,  » Aufbau der proletarische Kultur « ,  » Die Aktion « , 10:51/52, 1920, pp. 719-24, dans Bohnen et Backes (sous la dir. de), p. 19.
(9) – Piet Mondrian,  » Trialogue « , dans  » De Stijl « , 3:5, 1920, trad. Harry Holtzman et Martin S. James (sous la dir. de), The New Art,  » The New Life. The Collected Writings of Piet Mondrian « , Da Capo, New York, 1993, p. 107.
(10) – F. W. Seiwert,  » Versuch der Aufzeichnung einer dialektieschen Entwicklung in der Darstellung des Gesichtes der Welt « , dans  » Die Aktion « , 15:6, 1925 ; dans Uli Bohnen,  » Franz W. Seiwert 1894-1933, Leben und Werk « , Kölnischer Kunstverein, Cologne, 1978, p. 223.
(11) – Ibid.
(12) – Ibid, p. 224.
(13) – Ibid.
(14) – George Grosz,  » Statt einer Biographie « , dans G. Grosz et Wieland Herzfelde,  » Die Kunst ist in Gefahr « , Malik Verlag, Berlin, 1925 ; dans Uwe Schneede (sous la dir. de),  » Die zwanzige Jahre. Manifeste und Dokumente deutsche Künstler « , Du Mont, Cologne, 1979, p. 64.
(15) – Aleksandr Bogdanov,  » The Proletarian and Art « , dans  » Proletarskaïa Kultura « , ndeg. 5, Moscou, 1918 ; trad. dans John E. Bowlt,  » Russian Art of the Avant-Garde « , Viking, New York, 1976, p. 177.
(16) – Pour un compte-rendu sommaire de ce débat, voir Sheila Fitzpatrick,  » The Commissariat of Enlightment. Soviet Organization of Education and the Arts under Lunacharsky, October 1917-1921 « , Cambridge University Press, Cambridge, 1970, ch. 5, 6.
(17) – F. W. Seiwert,  » Aufbau der proletarische Kultur « , p. 19.
(18) – F. W. Seiwert,  » Die Kunst und das Proletariat » , dans  » Die Tat « , n. 15, Iéna, 1923-24 ; dans Bohnen et Backes, op. cit., p. 39.
(19) – F. W. Seiwert,  » Eine Darstellung der Entwicklung der Kunst « , dans  » Die Aktion « , 17:3, 1927, pp. 66-70 ; dans Bohnen et Backes, op. cit., p. 54.
(20) – F. W. Seiwert,  » Die Funktion der Intellektuellen in der Gesellschaft und ihre Aufgabe in der proletarische Revolution « , dans  » Die Aktion « , 13:21/22, 1923, pp. 281-284 ; dans Bohnen et Backes, op. cit., p. 40.
(21) – Grosz, p. 64.
(22) – F. W. Seiwert,  » Offener Brief an den Genossen A. Bogdanov ! « ,  » Die Aktion « , 11:27/28, 1921, pp. 373-74 ; dans Bohnen et Backes, op. cit., p.23.
(23) – Natan Altman,  » « Futurism » and Proletarian Art « , dans  » Iskusstvo kommuny « , ndeg. 2, 15 déc. 1918, p. 3 ; trad. dans Bowlt, p. 163.
(24) – Litt. : Ruelle sans-joie.
(25) – Hans Faber (pseud. Hans Schmitt-Rost), » Inhalt und form « , dans  » a bis z « , 2:20, 1931, p. 77.
(26) – F.W. Seiwert,  » Gesellschaft und Prostitution « ,  » Die Aktion « , 119/10, 1921, pp. 134-36 ; dans Bohnen et Backes, op. cit., p. 23.
(27) – Litt. : L’Usine.
(28) – August Tschinkel,  » Tendanz und Form « , dans  » a bis z  » (nouvelle série), ndeg. 12, 1930, p. 45.
(29) – Litt. : L’organisation d’usine.
(30) – Je me dois de signaler l’excellente étude d’Uli Bohnen,  » Das Gesetz der Welt ist die Änderung der Welt. Die rheinische Gruppe progressiver Künstler (1918-1933) « , Karin Kramer Verlag, Berlin, 1976. Non seulement doit-on saluer l’effort considérable fourni par Bohnen pour permettre la redécouverte et la compréhension de l’oeuvre des progressistes, mais son livre est une source précieuse qui offre une analyse des problèmes politiques et esthétiques soulevés par l’oeuvre des artistes de Cologne qui reste aussi stimulante qu’à l’époque où elle fut publiée.

Autoportrait de Franz W. Seiwert

Autoportrait de Franz W. Seiwert

Autres textes de Paul Mattick junior:

Marseillaise et Internationale (1936)

23 juillet 2010

Article de Maurice Dommanget paru dans l’Ecole Émancipée du 28 juin 1936 :

L’Humanité fait sa partie dans le concert en l’honneur de Rouget de Lisle « auteur de l’immortelle Marseillaise ». Elle nous annonce que Maurice Thorez, président du Comité Local pour la commémoration de l’officier bourgeois et contre-révolutionnaire Rouget de Lisle, parlera de la Marseillaise et qu’à cette occasion, chorales, harmonies et orchestres populaires feront revivre l’œuvre de Rouget de Lisle, sauf sans doute l’Hymne en l’honneur du 9 Thermidor. Une note jointe annonce qu’une autre cérémonie aura lieu dans la cour des Invalides pour «l’apothéose de la Marseillaise». Mais ici la discrétion de l’Humanité vaut son pesant d’Union Sacrée. Il ne convient pas, sans doute, que le brave prolo, lecteur enthousiaste de l’Humanité sache que la cérémonie glorifiant la Marseillaise doit se dérouler d’un côté sous la présidence de M. Thorez, secrétaire général du PC avec des travailleurs abusés se réclamant de l’Internationalisme et de l’autre sous l’égide de M. Lebrun, Président de la République, avec le concours de 900 exécutants de musiques militaires dans la cour du musée national du militarisme que sont les Invalides.

Déjà, dans la cour du palais où reposent les cendres de l’«ogre» Napoléon et de l’officier anti-jacobin, il y a 21 ans, en plein carnage, un autre Président de la République, M. Raymond Poincaré, «le président de la réaction et de la guerre» magnifiait la Marseillaise devant tout un aréopage de généraux et d’officiers. Le peuple, alors, formait le prolétariat des batailles. Mais quel rapprochement symbolique ! Et comme on comprend les précautions prises par l’Humanité afin qu’aucun doute – un doute terrible – ne vienne troubler la bonne foi du prolétaire, mentant sans le savoir à ses plus intimes et à ses plus saintes aspirations !

En lisant le programme complet de tout ce carnaval sinistre, de toute cette comédie qui prépare la tragédie, on est obsédé invinciblement par la guerre : la guerre d’hier, dans laquelle la Marseillaise exprime, disait-on, «l’âme éternelle de la patrie» et la guerre de demain dans laquelle une fois encore la Marseillaise jouerait son triste rôle, aidant – encore tout aussi efficacement – les peuples à «fonder la paix sur les ruines de l’Impérialisme allemand».

Car la Marseillaise est avant tout un chant de guerre et c’est bien parce qu’avec le drapeau tricolore abhorré du vieux Blanqui, cinq jours avant sa mort, comme emblème des «massacreurs de la semaine sanglante» elle représente l’idée de guerre que Moscou a imposé au mouvement ouvrier français, faisant ainsi reculer celui-ci d’une quarantaine d’années en arrière.

Oui, la Marseillaise est surtout et avant tout un chant de guerre et de militarisme.

C’est le chant de guerre de l’armée du Rhin et d’ailleurs Rouget de Lisle est par excellence le poète des carnages. Il a composé le Chant de guerre de l’armée d’Egypte, le Chant des vengeances et bien d’autres hymnes poussant aux charniers.

Composée en vue de la guerre, dans un milieu de guerre, par un officier de carrière sorti de l’École militaire, chantée pour la première fois dans un salon rempli d’officiers, exécutée pour la première fois par une musique de garde nationale, popularisée par les engagés volontaires marseillais, introduite officiellement aux armées par le ministre de la guerre Servan, elle respire — sauf dans le cinquième couplet – ce que Portier appelle d’un mot pittoresque le « cannibalisme ».

C’est encore un chant de guerre en ce sens qu’il entre dans la pratique gouvernementale en France de l’utiliser chaque fois qu’il s’agit de réveiller l’ardeur des soldats, de galvaniser le sentiment belliqueux des foules, de pousser malgré eux aux massacres exécrables les esprits rebelles à la gloire et à la barbarie militaire.

Il est caractéristique que Napoléon 1er, aux abois, cherchant à réveiller le courage défaillant de ses soldats, entonna la Marseillaise au passage de la Bérézina. Et à quelle heure, je vous prie, Napoléon le Petit fit-il tomber subitement les barreaux de la prison où il avait enfermé la Marseillaise ? Au moment particulièrement critique où il s’apprêtait à jeter la France dans l’abîme. « Vous pouvez autoriser la chanson » faisait-il alors télégraphier par son secrétaire particulier au ministre des Beaux-Arts. Sur quoi le ministre de l’Intérieur, qui venait de faire poursuivre les valeureux champions de l’Internationale, télégraphiait à son tour aux préfets: « Vous pouvez laisser chanter la Marseillaise dans les cafés-concerts. » Ainsi, aux approches de la guerre franco-allemande, c’est la Marseillaise qui servait à un gouvernement de félonie, d’aventure et de crime pour chauffer à blanc l’enthousiasme guerrier d’un peuple.

Rouget de Lisle sentait très bien tout ce que représentait de sinistre l’hymne qui l’a rendu célèbre. On dit qu’un soir, en 1815, il arriva chez un de ses amis, très agité, très effrayé et se laissa tomber dans un fauteuil. « Ah! ça va bien mal, dit-il. — Pourquoi cela? — Je viens d’entendre chanter la Marseillaise.» Et, en effet, c’était la guerre et c’était l’invasion. On entendait, dans les campagnes « mugir » les « féroces soldats ». Auber, qui rapporta ce fait en juillet 1870 lors de la réapparition de la Marseillaise à l’Opéra était du même avis que Rouget de Lisle et l’avenir proche allait tristement lui donner raison.

«Ça va bien mal» en effet quand on voit un Parti se posant comme le plus révolutionnaire et le plus internationaliste, réhabiliter publiquement la Marseillaise dans le pays où le prolétariat l’avait pratiquement abandonnée, dans le pays où elle était devenue l’hymne de la bourgeoisie dirigeante et digérante, dans le pays où on l’utilisa constamment pour la guerre, dans le pays enfin qui fut et restera le berceau de l’Internationale.

Ah ! petits communistes, pygmées et mirmidons d’un haut idéal et du plus sublime mouvement de libération qui entraîna les hommes, qu’avez-vous fait, que faites-vous ? Ce prolétariat socialiste de France, héritier des sans- culottes, trempé au feu des révolutions, était parvenu avant la guerre à doter son mouvement autonome de classe d’un chant autonome de classe. Dans un sens de classe élevée, il avait rompu nettement non seulement avec la fête nationale, mais avec le chant national de sa propre bourgeoisie. Il avait compris qu’un chant de guerre et de militarisme ne pouvait être le chant des travailleurs du globe qui aspirent à l’Internationale des peuples et à la Paix par l’abolition du désordre capitaliste. A l’avant-garde de la classe ouvrière mondiale, il avait doté le prolétariat universel d’un chant universel, l’hymne magnifique de Pottier. Et vous venez après le plus terrible des carnages et conscients du péril immense qui pèse sur le monde angoissé, faire régresser ce prolétariat qui ne chantait plus la Marseillaise, vous lui versez au lieu et place de Badinguet, le « schnik » qui saoûle ! Et vous n’avez pas honte, après lui avoir fait absorber le poison, de lui faire absorber l’antidote sous les espèces de l’Internationale du vieux communard Pottier. Quelle comédie macabre nous préparez-nous ? A quelle faillite épouvantable de l’Internationalisme ouvrier pire que l’autre, l’amour et la dévotion insensée à l’U.R.S.S. ne vous mèneront-ils pas ?

Permettez à des syndicalistes, à des socialistes, à des libertaires, à des communistes mêmes qui restent fidèles aux principes de l’internationalisme prolétarien et qui n’aiment pas les combinaisons et les trahisons dont le prolétariat est appelé à être la victime et l’enjeu, permettez-leur d’opposer à la mémoire de l’officier contre-révolutionnaire Rouget de Lisle, pensionné de Louis-Philippe, le prolétariat authentique, l’insurgé indomptable, le révolutionnaire farouche Eugène Pottier qui ne voulut Ni Dieu, ni César, ni Tribun.

Permettez-leur d’opposer au chant du passé, d’un Passé qu’on croyait révolu, le chant de l’Avenir, le chant de la Suprême Espérance, le chant de la Communauté Internationale des hommes sans Dieu. Vous avez repris la Marseillaise aux muscadins des Jeunes Patriotes, aux camelots de Monseigneur le Duc d’Orléans, aux Croix de Feu et aux Zouaves pontificaux, soit. Gardez-la.

Nous préférons l’Internationale des producteurs qui demande que le monde «change de base» et que le soleil brille pour tous, à la Marseillaise des massacreurs qui ne parle que de sang, de gloire et de cercueils.

Voir aussi:

Marceau Pivert et le service du film de la Fédération de la Seine

5 décembre 2009

Extrait de la contribution de Bert Hogenkamp au livre Une histoire mondiale des cinémas de propagande (2008). Bert Hogenkamp est historien du cinéma, professeur à l’Université d’Utrecht et responsable de la recherche aux archives audiovisuelles néerlandaises (NAA). Les illustrations ajoutées par nos soins viennent du Fonds Pivert du Centre d’histoire sociale du XXe siècle.

Ce fut finalement la fédération de la Seine du Parti socialiste SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) qui créa son propre service cinématographique. L’instigateur en fut Marceau Pivert, le chef de la Gauche révolutionnaire de la SFIO; le prétexte concret pour commencer à tourner fut la rumeur selon laquelle les sociétés commerciales d’actualités pourraient boycotter la commémoration annuelle des Communards tombés au Mur des Fédérés, le 16 mai 1935. Pivert enrôla quelques cameramen pour filmer la manifestation, à laquelle participèrent plus de 200 000 Parisiens. La cinéaste Germaine Dulac, mentionnée plus haut, membre de longue date de la SFIO, y assista en tant que conseillère. Le résultat fut un film de 25 minutes, intitulé Mur des Fédérés.

Le projet suivant du Service du film fut un documentaire sur le rassemblement populaire du 14 juillet 1935, célébrant la naissance du Front populaire (…°. Le Service du film de la Fédération de la Seine couvrit les grandes manifestations avec plusieurs équipes. Connu sous le nom de 14 juillet ou Bastille 1789 – Bastille 1935, ce film de trois quart d’heures reliait les événements de 1789 à l’assemblée populaire, en mettant l’accent sur la victoire du socialisme. C’était à l’évidence le point de vue de la Gauche révolutionnaire. En utilisant, entre autres, des séquences filmées par le Service du film de la Fédération de la Seine, l’Assemblée populaire elle-même réalisa un autre film sur le même événement, Le Défilé des 500 000 manifestants. Comme l’a fait remarquer Jonathan Buchsbaum, ce film « était plus festif et moins militant » que celui produit par le Service du film de la Fédération de la Seine, ce qui révélait les différences politiques entre la Gauche révolutionnaire et les communistes [1].

(…) La réalisation de ces deux films entraîna d’énormes dépenses pour le Service du film de la Fédération de la Seine. Il s’ensuivit une réorganisation interne et ce n’est qu’en 1936 qu’un nouveau film sortit. A nouveau, il couvrait une manifestation qui exigeait le démantèlement des ligues fascistes, suite à l’agression par un groupe de fascistes du leader socialiste Léon Blum qui se retrouva à l’hôpital. Le 16 février 1936 durait 20 minutes, le commentaire était dit par l’anthropologue Paul Rivet et par Georges Monnet, le chauffeur en charge de la voiture de Blum lors de l’attaque.

(…) Alors qu’on pouvait interpréter les images de Grèves d’occupation comme « Tout est possible » (ainsi l’avait écrit Marceau Pivert dans un célèbre article du Populaire), le Service du film de la Fédération de la Seine ne sortit aucun film sur les grèves, tout en ayant suffisamment de matière pour le faire. C’était évidemment pour des raisons politiques: si ce film avait insisté sur le caractère révolutionnaire des occupations d’usines, et émis un doute sur les déclarations de la CGT affirmant qu’on avait obtenu le meilleur résultat possible, il aurait été inacceptable pour le groupe majoritaire à l’intérieur de la SFIO. A l’inverse, si ce film avait soutenu que les grèves n’avaient pas remis en question le système capitaliste en place, mais que ce n’était qu’histoire de marchandage des syndicats avec les patrons, il aurait été inacceptable pour Pivert et ses partisans de la Gauche révolutionnaire. Au lieu de cela, le Service du film de la Fédération de la Seine produisit un certain nombre de films à la gloire de l’unité de la SFIO. Le film de 30 minutes sur le Conseil national extraordinaire du 10 mai 1936 pouvait sans aucun doute être interprété ainsi. Idem pour les trois films d’actualité qui suivirent:La Manifestation triomphale du 7 juin au vélodrome d’hiver, A Roubaix: le Nord socialiste reçoit ses ministres et 14 juillet 1936. Après le suicide, en novembre 1936, du ministre de l’intérieur Roger Salengro, le Service du film produisit La Vie et mort de Roger Salengro, hommage honnête à ce politicien de la SFIO qui fut victime d’une campagne de dénigrement venant de la droite.

Le désaccord croissant entre la Gauche révolutionnaire et les partisans de Blum commençait à paralyser le travail du Service du film, surtout composé de partisans de Pivert. Le déclin d’intérêt dont il était l’objet dans Le Populaire indique clairement que, vu ses liens étroits avec la Gauche révolutionnaire, il était de moins en moins perçu comme un service du film de l’ensemble du Parti socialiste. Sa production qui avait à son actif en 1936 quelques quinze œuvres originales (mis à part quelques films animés s’ajoutant aux films d’actualités), demeura quasiment identique l’année suivante et seules vinrent s’y ajouter quelques productions extérieures sur la guerre civile en Espagne [2]. Ce fut l’un des points de discorde, la Gauche révolutionnaire s’opposant à la politique non-interventionniste de Blum, laquelle était tout autant critique envers la politique communiste vis-à-vis de l’Espagne. Cela ne veut pas dire que le Service du film ne tourna rien en 1937, mais simplement que le matériel ne fut pas monté. En janvier 1938, le Service du film sortit enfin un film qui le remit à la une de la presse socialiste, mais il n’était pas de son cru, c’était la version française d’un film américain sur le commerce des armes, Trafiquants de la mort.

En juin 1938, au Congrès de la SFIO à Royan, Pivert et ses partisans démissionnèrent du parti et peu après, ils fondèrent le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP). Le Service du film suivit loyalement Pivert et rejoignit en bloc le PSOP, archives cinématographiques comprises. Enfin, les images des grèves de juin 1936 et des manifestations de la Gauche révolutionnaire pouvaient être utilisées sans réserve. En novembre 1938 sortit le premier et unique film du PSOP, Contre le courant. Pendant près d’une heure, ce documentaire donnait une interprétation des événements survenus en France entre 1934 et 1938 du point de vue de la gauche radicale, ce qu’accentuait la voix de Marceau Pivert qui disait lui-même au commentaire.

Le moins que l’on puisse dire, c’est même en étant de plus en plus marginalisé au sein de la SFIO, le Service du film de la Fédération de la Seine restait cependant plus productif que Mai 36, organisation officielle du Parti pour l’art et la culture qui avait commencé ses activités en juillet 1936. Germaine Dulac était responsable de sa section film qui n’en produisit qu’un, Le retour à la vie (1936). Mélange d’actualités et des scènes de fiction, le film soutenait que seule une hausse du pouvoir d’achat résoudrait les problèmes économiques français. Pour le reste, Mai 36 se limita à participer à la production de La Marseillaise et à organiser des cours de vulgarisation sur le cinéma.

Notes:

[1] Jonathan Buchsbaum, Cinéma engagé: Film in Popular Front, Urbana III, Chicago, University of Illinois Press, 1988, p. 63. Buchsbaum nomme les actualités de l’assemblée populaire Le Grand Rassemblement, mais à Ciné-Archives la copie existante du film est enregistrée sous le nom: Le Défilé des 500 000. J’utilise donc ce titre.

[2] Le Populaire, 23 octobre 1937, p.6.