Archive for the ‘Mattick’ Category

The Civil War in Spain (Mattick, 1936)

19 juillet 2016

80ème anniversaire de la Révolution espagnole

Republications estivales

Numéro d’octobre 1936 d’International Council Correspondance spécialement consacré à la situation en Espagne, entièrement rédigé par Paul Mattick.

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Voir aussi:

La première biographie de Paul Mattick

18 mars 2016

Paru dans Critique sociale N°38 (février 2016)

La pre­mière bio­gra­phie du mili­tant mar­xiste Paul Mat­tick (1904–1981) est parue l’an der­nier en anglais : Gary Roth, Mar­xism in a Lost Cen­tury, A Bio­gra­phy of Paul Mat­tick, Brill, 2015 (réédi­tion en poche – « paper­back » – par Hay­mar­ket Books, décembre 20151). Nous en tra­dui­sons ici quelques bref pas­sages, avec l’accord de l’auteur, en espé­rant qu’une éven­tuelle publi­ca­tion inté­grale en fran­çais puisse voir le jour. Nous n’avons pas choisi d’extraits concer­nant son mili­tan­tisme en Alle­magne, ni au début des années 1930 aux Etats-Unis, puisqu’il les a lui-même lar­ge­ment évoqué dans La Révo­lu­tion fut une belle aven­ture, livre dont nous avons déjà rendu compte2. D’abord mili­tant en Alle­magne, jeune ouvrier, Mat­tick prit part à la Révo­lu­tion alle­mande, fut membre d’un conseil ouvrier, et milita au KAPD (Parti com­mu­niste ouvrier d’Allemagne). Il vécut à par­tir de 1926 aux Etats-Unis, y prit part aux luttes sociales et devint un théo­ri­cien du com­mu­nisme des conseils.

Le pre­mier extrait concerne la paru­tion de la revue New Essays, que Mat­tick ani­mait avec Karl Korsch et qui pre­nait la suite de la revue Living Mar­xism (« mar­xisme vivant », 13 numé­ros parus de 1938 à 1941). Il est d’abord ques­tion de la recherche de nou­veaux col­la­bo­ra­teurs à la revue, qui parut en 1942–1943 (extrait du cha­pitre 12, pp. 212–213) :

« Korsch demanda à Her­bert Mar­cuse, membre de l’école de Franc­fort, d’envoyer son récent ouvrage sur Hegel, bien que Mat­tick l’ait déjà uti­lisé pour un essai publié dans la Par­ti­san Review3. Boris Sou­va­rine était aussi une pos­si­bi­lité, mais on sut qu’il était « vrai­ment mélan­co­lique voire mor­bide » du fait qu’il avait été obligé de lais­ser der­rière lui tous ses tra­vaux en fuyant l’Europe4. L’historien Arthur Rosen­berg pro­mit d’écrire une recen­sion de livre, mais mou­rut avant de l’achever5. La revue ne publia pas de contri­bu­tions lit­té­raires, bien que Korsch pen­sait que chaque numéro devrait en com­por­ter6. Ber­tolt Brecht fut envi­sagé, de même que James Far­rell. Un beau texte de Vic­tor Serge dut être écarté car il aurait exigé un dif­fi­cile tra­vail de tra­duc­tion7. Un essai de cri­tique lit­té­raire par Rosa Luxem­burg fut par contre publié, grâce à la tra­duc­tion de Frieda Mat­tick8. Seuls trois numé­ros de New Essays purent paraître, mais ils com­por­taient un large éven­tail d’auteurs. Outre Mat­tick et Korsch, des articles et des recen­sions étaient signés de Dwight Mac­do­nald, Vic­tor Serge, Julien Cof­fi­net, George Kim­mel­man, Leo Fried­man, Sebas­tian Frank, C.P. West, Wal­ter Boelke, Anton Pan­ne­koek et Heinz Langerhans. »

Extrait du cha­pitre 13, pp. 234–235 : « Un pro­jet de voyage de trois mois à Ber­lin, Paris, Amster­dam et Londres dut être revu à la baisse pour des rai­sons finan­cières. […] Début avril 1948, Mat­tick embar­qua à bord d’un bateau de trans­port de troupes recon­verti, où les voya­geurs dor­maient à cin­quante par chambre, ce qui était le moyen le moins cher de faire la tra­ver­sée. Cela fai­sait trois ans qu’il pré­pa­rait ce voyage : « Je suis très enthou­siasmé par tout ça, tout en ayant un peu peur bien que je ne sache pas pour­quoi »9. Il n’avait plus été en Europe depuis 22 ans.

Mat­tick passa trente jours rapides à Ber­lin, ce qui était le maxi­mum auto­risé pour une visite10. Près de 50 per­sonnes vinrent écou­ter une confé­rence orga­ni­sée par Rein­hold Klin­gen­berg et Alfred Wei­land, au cours de laquelle Mat­tick parla du mou­ve­ment ouvrier aux Etats-Unis et de la situa­tion inter­na­tio­nale. Beau­coup de ses anciens cama­rades étaient dans le public, de même que des agents de la sécu­rité muni­ci­pale. Même Klin­gen­berg sous-estimait le degré de sur­veillance : sur les huit par­ti­ci­pants à un cours d’économie qu’il don­nait avec Wei­land, quatre étaient des espions de la police11. […] De Ber­lin, Mat­tick se ren­dit aux Pays-Bas pour y voir Henk Canne Mei­jer et Pan­ne­koek, ce qui fut leur pre­mière ren­contre après vingt ans de cor­res­pon­dance. Pen­dant ses sept semaines loin de chez lui, Mat­tick ne man­gea que ce que les autres man­geaient et dans les mêmes quan­ti­tés : il revint chez lui net­te­ment amai­gri. Son récit de voyage, « Obses­sions de Ber­lin », parut dans la Par­ti­san Review quelques mois plus tard12. »

Dans ce der­nier extrait, sont évoqués les rap­ports de Mat­tick avec le mar­xo­logue Maxi­mi­lien Rubel (cha­pitre 15, pp. 267–268) :

« Le fait que Rubel fut pro­fes­seur invité à l’université Har­vard en 1961 conso­lida leur ami­tié. Pour Mat­tick, Rubel était quelqu’un qui avait « un bon état d’esprit tant sur le plan humain que poli­tique, et très érudit. Nous pas­sons de très bons moments ensemble ». Pen­dant que Mat­tick aidait Rubel à amé­lio­rer son anglais, il l’entendit beau­coup par­ler de « manus­crits [de Marx] cachés dans des archives, que je ne ver­rai jamais »13. Mat­tick recon­nais­sait que « la recherche n’est pas ce que j’aime (aller dans des biblio­thèques et cher­cher à y déni­cher des textes inté­res­sants) », mais sur ces sujets c’était une autre affaire14. Leur cor­res­pon­dance durera deux décen­nies et couvre un champ très large de sujets : la théo­rie de la mon­naie de Marx, les volumes 1 et 2 du Capi­tal, la nature capi­ta­liste de l’URSS, l’aliénation et l’orthodoxie dans le mar­xisme, le tra­vail pro­duc­tif ou impro­duc­tif, la pro­duc­tion de déchets, les moti­va­tions sub­jec­tives de la classe ouvrière, et l’éthique socialiste.

Les prio­ri­tés de Rubel n’étaient pas tou­jours celles de Mat­tick, et Mat­tick déva­lo­ri­sait sou­vent des choses qui étaient chères à Rubel. Mat­tick, par exemple, pen­sait que la théo­rie moné­taire n’était pas quelque chose qui inté­res­sait Marx, bien que Rubel passa beau­coup de temps à déchif­frer les idées de Marx sur le sujet. Le grand pro­jet de Rubel impli­quait une réédi­tion des volumes 2 et 3 du Capi­tal afin de cor­ri­ger les erreurs édito­riales qui enta­chaient la publi­ca­tion ori­gi­nale. Ce pro­jet ne ren­con­trait pas la pleine com­pré­hen­sion de Mat­tick : « il y a assez dans Le Capi­tal, tel qu’il est, pour savoir ce que Marx vou­lait vrai­ment dire, même s’il n’était pas tou­jours très clair ». Bien plus, disait-il à Rubel, « toutes les théo­ries ne res­tent que des frag­ments et de simples approxi­ma­tions de la vérité ». Même si Marx avait achevé tous les tomes du Capi­tal, il était de toute façon « hors de la capa­cité d’un seul indi­vidu de com­prendre toutes les rami­fi­ca­tions d’un sys­tème dyna­mique tel que le capi­ta­lisme ». Pour Mat­tick, « Marx a fait plus que n’importe qui d’autre », mais cela ne vou­lait pas dire autre chose que « l’important est de pour­suivre les tra­vaux de Marx »15. »

Notes:

1. Gary Roth est aussi le coau­teur avec Anne Lopes de Men’s Femi­nism, August Bebel and the Ger­man Socia­list Move­ment, Huma­nity Books, New York, 2000.

2. « “La Révo­lu­tion fut une belle aven­ture”, de Paul Mat­tick », Cri­tique Sociale n° 29, jan­vier 2014 ; Paul Mat­tick, La Révo­lu­tion fut une belle aven­ture. Des rues de Ber­lin en révolte aux mou­ve­ments radi­caux amé­ri­cains (1918–1934), L’échappée, 2013, pré­face de Gary Roth, post­face de Laure Batier et Charles Reeve.

3. Lettre de Karl Korsch à Paul Mat­tick, 20 août 1941 (publiée dans Karl Korsch Gesam­taus­gabe, Offi­zin Ver­lag, 2001).

4. Lettres de Dins­more Whee­ler à Mat­tick, 5 jan­vier 1943, de Karl Korsch à Boris Sou­va­rine, 6 octobre 1942 (conser­vée à Har­vard), de Korsch à Mat­tick, 24 octobre 1942 (Gesam­taus­gabe).

5. Lettres d’Arthur Rosen­berg à Mat­tick, 16 jan­vier 1943, et de Mat­tick à Clau­dio Poz­zoli, 5 mai 1970.

6. Korsch à Mat­tick, 21 octobre 1942 (Gesam­taus­gabe).

7. James Far­rell à Mat­tick, 16 juillet 1943, Mat­tick à Dwight Mac­do­nald, 24 août 1943.

8. Il s’agit de la pré­face écrite en pri­son par Luxem­burg à sa tra­duc­tion en alle­mand d’un texte de l’écrivain russe Vla­di­mir Koro­lenko [nde].

9. Lettre de Mat­tick à Dins­more Whee­ler, 13 mars 1948.

10. Rein­hold Klin­gen­berg à Mat­tick, 16 mai 1946, Mat­tick à Anton Pan­ne­koek, 8 mars 1948.

11. Rein­hold Klin­gen­berg à Mat­tick, 1er sep­tembre 1946, Michael Kubina, Von Uto­pie, Widers­tand und Kal­tem Krieg: Das Unzeit­gemässe Leben des Ber­li­ner Räte­kom­mu­nis­ten Alfred Wei­land (1906–1978), Lit Ver­lag, 2001, p. 199 et 244–245.

12. Mat­tick, « Obses­sions of Ber­lin », Par­ti­san Review, octobre 1948.

13. Mat­tick à Dins­more Whee­ler, 2 mars 1961, Maxi­mi­lien Rubel à Mat­tick, 5 jan­vier 1961, etc.

14. Mat­tick à Maxi­mi­lien Rubel, 6 octobre 1961 (BDIC, Nanterre).

15. Cor­res­pon­dance Mattick-Rubel, 1961–1963.

Voir aussi:

Mattick: une vie communiste

20 janvier 2016

Traduction par nos soins d’un article de Felix Baum paru dans The Brooklyn Rail (déc. 2015/janvier 2016). Quelques courts extraits de la biographie de Mattick par Roth seront traduits en français dans le prochain numéro de Critique sociale.

Le mot « communisme », qu’on avait cru discrédité à jamais par l’expérience en Russie et dans ses pays satellites au XX° siècle, semble bénéficier d’un retour en grâce ces dernières années avec le retour des crises économiques et des luttes sociales à travers le monde. Des conférences sur « l’idée du communisme » attirent du monde, des livres d’auteurs se réclamant communistes comme Alain Badiou et Slavoj Žižek trouvent des lecteurs et l’attention des médias. Mais le plus souvent ce retour (limité) ne semble pas poussé par un véritable désir de retrouver le contenu émancipateur du mot comme dans les écrits de Karl Marx et les mouvements du XIX° siècle. Les maîtres-penseurs (*) Badiou et Žižek préfèrent se poser en enfants terribles (*), défendant le maoïsme et flirtant avec la terreur bolchevique, réaffirmant précisément une tradition avec laquelle le « communisme » du XXI° siècle devrait rompre.

Dans sa nouvelle biographie de Paul Mattick, travailleur d’origine allemande émigré aux États-Unis en 1926 qui devint l’un des plus important critiques radicaux de son temps, Gary Roth parle d’un courant largement oublié du XX° siècle qui a dès le début rompu avec les caricatures étatistes du communisme dans lesquelles sont encore les intellectuels de gauche médiatiques. [Gary Roth, Marxism in a Lost Century. A Biography of Paul Mattick (Brill, 2015).] Notant que cette histoire relève d’ « époques révolues où une classe ouvrière radicalisée constituait encore un espoir pour l’avenir », Roth évite la mélancolie et la nostalgie, cherchant à justifier son travail dans une reconfiguration récente « de la population mondiale en une vaste classe ouvrière s’étendant aux classes moyennes dans les pays industrialisés et aux travailleurs agricoles sous-employés partout ailleurs ». Tout en étant loin de constituer une offensive soutenue et cohérente contre les conditions existantes, quelques luttes récentes de cette classe, notamment les “square movements” qui se sont propagés de l’Afrique du Nord vers l’Europe et Istanbul, montrent une auto-organisation horizontale, sans dirigeants, une action de masse directe contre les forces d’État, un intérêt pour les occupations qui relève bien moins de la tradition léniniste que ne le dit Roth mais plus du communisme de conseil, sans en exagérer pour autant les ressemblances. [1]

Né en 1904 dans une famille de la classe ouvrière de Berlin, Mattick chemine vers ce courant pendant les bouleversements de la fin de la Première Guerre mondiale, quand il était encore un adolescent. Alors que le rôle infâme du Parti social-démocrate allemand (SPD) dans cette période (notamment son implication dans l’assassinat de ses anciens membres Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht par les Corps francs) est largement reconnu, même par les historiens libéraux, le radicalisme ouvrier de ces années-là est resté une affaire de spécialistes. Même en Allemagne, beaucoup à gauche ne savent quasiment rien du KAPD, le Parti communiste-ouvrier qui rompit avec le Parti communiste nouvellement fondé (KPD) quand celui-ci abandonna son abstentionnisme initial et son boycott des syndicats traditionnels. Surfant sur une vague d’agitation prolétarienne, ce parti a été capable d’entraîner vers lui une majorité de militants du KPD, ce dernier devenant une organisation croupion transformée lentement mais sûrement en annexe locale des bolcheviks victorieux en Russie. Bien que fascinés au début, non seulement par l’Octobre rouge mais aussi par le rôle qui jouèrent les bolcheviks, les communistes de conseils prirent bientôt une distance critique vis-à-vis de l’U.R.S.S., y voyant l’établissement d’un capitalisme d’État sous contrôle strict du parti unique. Opposant l’activité auto-dirigée des travailleurs à la dictature du parti, ils ont compris que les conseils qui étaient apparus en Russie en 1905 étaient non seulement une forme de lutte sous le capitalisme, mais aussi le germe d’une nouvelle société sans classe sous contrôle direct des producteurs, et ont fait de l’abolition du salariat leur cri de ralliement.

C’étaient ces perspectives de base, forgées dans le feu de luttes qui étaient parfois à la limite de la guerre civile, qui ont façonné les activités et les écrits de Mattick jusqu’à la fin de sa vie. En suivant Mattick dans les grèves d’usine, dans ses activités comme militant de l’organisation de jeunesse du KAPD et dans sa vie personnelle, Roth dresse un portrait coloré du milieu entourant le KAPD et les Unionen qui ont compté plusieurs centaines de milliers de membres au début des années 20, ainsi que des cercles d’intellectuels d’avant-garde qui gravitaient autour de revues comme Die Aktion.

Avec le fléchissement des luttes et le déclin rapide du KAPD, Mattick décida de partir aux États-Unis en 1926. Il était ici, à Chicago, pour le second évènement majeur de sa vie militante. Tandis qu’il continue d’écrire pour la presse radicale en Allemagne et, lisant, se forme en autodidacte sur les questions théoriques pour devenir bientôt un auteur exceptionnel, il se lie aux I.W.W. (Travailleurs industriels du monde) et à la communauté socialiste allemande émigrée. Là encore, Roth redonne vie à un milieu d’une époque révolue, celui de travailleurs politisés et de leurs organisations secouées de querelles et scissions constantes. A partir de 1932, Mattick ayant perdu son travail à l’usine Western Electrics, a participé au mouvement des chômeurs à Chicago. Il a décrit plus tard ces années comme les meilleures de sa vie, celles où il pouvait militer à plein temps. Il est intéressant de lire la description que donne Roth de ce mouvement, qui contraste avec la tranquillité sociale aux Etats-Unis lors de la dernière crise. Bien que moindre que l’effervescence sociale en Europe après la Première guerre mondiale, le mouvement des chômeurs radicaux auquel a participé Mattick se caractérisa par des formes d’action directe qui combinaient l’entraide matérielle et l’activisme politique:

The unemployed began to use abandoned storefronts for their own purposes. Locks were broken, and the stores became meeting places, with chairs taken from deserted movie houses. Mattick estimated that there were some fifty or sixty such locales in Chicago [ … ]. Mimeograph machines were installed for the production of leaflets and movement literature. Paper was contributed by those still employed, who stole office supplies from their workplaces. [ … ] Gas lines were tapped without setting off the meters [ … ] Makeshift kitchens were set up in the storefronts and meals cooked around the clock.

Cependant, ces tendances les plus radicales furent déjouées par les organisations de chômeurs des partis de gauche plus grands, tandis que le développement de l’aide sociale et de l’emploi public dans l’administration Roosevelt amenait une éclipse finale du mouvement d’ensemble.

Avec un groupe de communistes de conseils à Chicago, Mattick a commencé à publier la revue International Council Correspondence (ICC) en 1934, rebaptisée plus tard Living Marxism et enfin New Essays. Avec Karl Korsch (un ancien membre du SPD et du KPD, celui aurait enseigné le marxisme à Bertolt Brecht) Mattick en a été le principal contributeur en textes. Mettant l’accent sur les développements contemporains comme la Grande Dépression et le New Deal, la guerre civile espagnole et la montée du fascisme et du nazisme en Europe et débattant de questions théoriques plus générales, ICC est un excellent exemple de critique sociale indépendante sans affiliations universitaires ou à un parti , produite par quelques intellectuels précaires et des théoriciens autodidactes comme Mattick. Avec de nombreuses traductions de textes des radicaux européens, ICC a également servi de pont entre l’Amérique et le vieux continent à une époque de rivalité impérialiste accrue. [2]

Pendant les mêmes années, Mattick a eu des relations plutôt difficiles avec l’Institut de Francfort (Frankfurt Institute of Social Research) en exil. L’Institut, surtout connu par ses plus célèbres membres Max Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse, lui a commandé une analyse détaillée du chômage et du mouvement des chômeurs aux États-Unis mais a répugné à la publier, sans doute parce qu’elle exposait clairement une orientation marxiste que l’Institut se pressait désormais de minimiser afin de ne pas compromettre son statut aux États-Unis. Cette analyse lucide fut publiée pour la première fois en 1969 par un petit éditeur allemand et ne fut jamais traduite en anglais. Les relations entre Mattick et l’Institut de Francfort durant les années de guerre font partie des sujets pour lesquels une étude plus approfondie que celle qui peut l’être dans le cadre d’une biographie serait intéressante. Alors que certains membres de l’Institut commencèrent à travailler pour l’Office of Strategic Services, apportant des analyses du fascisme nazi à l’appareil d’État américain et contribuant donc à l’effort de guerre de celui-ci, Mattick appartenait à une petite minorité de radicaux qui rejetaient les deux bords, pour la Seconde guerre mondiale comme pour la première.

D’un côté, cette position semble logique, comme le rappelle Roth:

Under the banner of anti-fascism, the Communist Party embraced Roosevelt and the New Deal, egged forward the country’s economic and military policies, and found a new audience among intellectuals and professionals for whom Russia offered a means to appreciate the accomplishments of state planning. The more patriotic the party became, the more members it attracted.

D’un autre cependant, elle semble s’être basée sur des notions problématiques, comme celle d’une tendance générale vers l’État autoritaire, une incompatibilité générale du capitalisme et de la démocratie, conduisant à l’idée que l’issue de la guerre ne ferait aucune différence. « Si Hitler gagne, il est vrai (écrit Mattick dans le numéro de l’hiver 1941 de Living Marxism) qu’il n’y aura ni paix, ni socialisme, ni civilisation, rien que la préparation de plus grandes batailles à venir, pour une destruction à venir. Mais s’il y a victoire des « démocraties », la situation ne sera pas différente ». Cela s’étendra à une équation entre le système des camps de concentration nazis et la politiques des Alliés en Allemagne occupée: impressionné par des rapports d’amis et de la famille en Allemagne sur la pénurie dramatique de nourriture (et se référant au camp de Bergen-Belsen), Mattick écrit dans une lettre que si les nazis ont privé de nourriture une minorité à Bergen, les Alliés ont mis presque toute la population à ce régime.

En même temps, il faut le dire, la discussion sur la guerre et le fascisme dans Living Marxism et New Essays était très complexe; la revue a été l’un des rares endroits où des esprits indépendants pouvaient tenter de se confronter à une situation déconcertante et inconnue. Korsch, par exemple, notait que le slogan de la Première guerre mondiale « A bas la guerre impérialiste ! » avait désormais perdu son ancienne force révolutionnaire, quand il correspondait aux tendances des isolationnistes bourgeois, tandis que le slogan « Défaite de son propre pays » était devenu la pratique politique de cette importante fraction de la classe dirigeante de divers pays européens qui préférait la victoire du fascisme à la perte de sa domination. La note un peu triomphaliste par laquelle termine Korsch – ce n’est ni la Grande-Bretagne ni la « démocratie » mais le prolétariat qui est le champion de la lutte de l’humanité contre le fléau du fascisme – s’est avérée un vœu pieux. Mais il est hors de portée de cette note de lecture d’approfondir ces questions. Dans les paragraphes qui leur sont consacrés, Roth, qui semble partager le point de vue de Mattick, ne parvient pas à mon avis à régler le problème.

En tout cas, la fin de la Seconde guerre mondiale n’a pas donné lieu à de grands bouleversements sociaux comme l’avait fait la précédente. Dans la période d’après-guerre, Mattick s’est abstenu la plupart du temps d’activité politique, se retirant temporairement avec sa femme Ilse et son fils Paul dans la campagne du Vermont. Pourtant, c’est pendant cette seconde partie de sa vie qu’il est finalement apparu comme l’un des principaux penseurs de l’émancipation sociale inspirés par Marx, justement en rejetant à peu près toutes les variétés de marxisme académique ou encarté de l’époque. Plus important encore, Mattick a repris la théorie des crises de Marx qui était démodée pendant les Glorieuses quand la plupart des marxistes croyaient que la gestion par l’Etat de l’économie avait apporté une éternelle « société d’abondance »en neutralisant la tendance du capitalisme à la crise. Le principal travail de Mattick, Marx et Keynes, publié en 1969, a dissipé ces illusions avant qu’elles ne deviennent indéfendables, et lui a assuré un lectorat plus large. Ayant raconté (parfois un peu trop en détail) les difficultés de Mattick à faire publier ses textes, Roth a aussi évoqué son succès posthume, notamment en Europe de l’Ouest, où certaines parties de la Nouvelle Gauche qui n’avaient pas d’appétences néo-bolcheviques ou maoïstes ont développé une Mattick-mania pendant quelques années. Des événements comme mai 68 à Paris et les luttes autonomes des travailleurs en Italie ont fourni un terrain fertile pour une redécouverte de la tradition du communisme de conseils dont Mattick était l’un des rares partisans vivants.

En suivant Mattick à travers ce « siècle perdu », Roth livre un riche récit d’une tradition radicale qui, après une certaine renaissance dans les années 60 et 70, est de nouveau tombée dans l’oubli. La biographie exclut naturellement un examen en profondeur des questions politiques et théoriques en jeu. Roth déclare explicitement qu’il ne veut pas mettre l’accent sur le travail théorique de Mattick parce qu’il voit « peu de raisons de résumer un travail qu’il vaut mieux lire dans l’original » (et dont des parties importantes peuvent se trouver sur internet aujourd’hui.) Pourtant, dans certains cas, les contours et la signification contemporaine de cette théorie auraient pu être rendus plus clairement, tandis que certains détails biographiques semblent plutôt dispensables. Pour les lecteurs qui se sentent inspirés à poursuivre la lecture dans les écrits de Mattick et de ses camarades, les points forts du livre l’emportent de loin sur cette lacune.

Felix Baum

Notes:

[*] en français dans le texte (Note du traducteur de la BS)

[1] Voir l’entretien avec Charles Reeve en 2012 (Note de la BS)

[2] Greenwood Press a réédité les textes des trois revues dans leur intégralité en 1970 dans une édition en six volumes aujourd’hui épuisée. L’auteur ne semble pas connaître leur mise en ligne récente sur internet.

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Le rêve du révolutionnaire professionnel bolchévisé (Mattick, 1925)

4 décembre 2015

Nouvelle de Paul Mattick parue dans Die Aktion du 28 août 1925. Traduction inédite en français par Ivan Jurkovic pour la B.S.

Notre meneuse Ruth Fischer discipline en restant les bras croisés

I

Johann Bremser avait 35 ans. Il nourrissait sa propriété privée ayant le droit de vote, et qui s’appelait Mathilde, et ses deux enfants. Mathilde était maigre et sombre comme les figures des petits révolutionnaires de bois que l’on voyait au café. Les enfants remplissait leur attendrissant devoir de révolutionner la plus grande école pour filles de l’intérieur en construisant des cellules. Leur poitrine était ornée de l’ordinaire étoile artistique soviétique gravée du symbole : « Nous nous laissons bolchéviser ! ». Johann Bremser était fait du bois que Ruth Fischer coupe contre l’ultragauche et l’ultradroite pour trouver le juste milieu. Intelligent sans être un intellectuel, il avait tous les atouts permettant de résoudre le problème « Masse et dirigeant », si bien que leur propriétaire fut candidat pour la campagne électorale sur la fameuse liste. Il avoua par une belle occasion qu’il avait était dans sa jeunesse membre de la fédération athlétique « Deutsche Eiche »1, à que d’ailleurs, il pouvait encore boxer. Pour Ruth Fischer, ceci fit pencher la balance, il fut élu, les ultras se trouvant devant lui sur la liste furent évincés, et Johann arriva au Reichstag.

II

Les régimes commencèrent, le ticket de libre circulation et la réputation à la centrale aussi. Johann Bremser utilisait tout. Avec une fougue juvénile, il se lança à corps perdu contre l’aberration luxemburgisto-liebknechtienne et pour la bolchévisation au sens de Maslov. Johann fut délégué au congrès du Komintern. L’exposition mondiale à Moscou avec ses illusions vraies trouva son applaudissement, et aussi, le buffet était bien. Ainsi, il était complètement dissolu et très touché quand sur le départ le camarade Zinoviev lui serra à lui aussi la main et lui dit avec une voix amicale : « Camarade Bremser, embrassez pour moi les travailleurs allemands ! ». Johann revint chez lui complètement changé. Une jaquette décorait maintenant son corps tendu et les gens qui voyaient mal croyaient reconnaître en lui un vétéran du mouvement de l’époque encore des lois socialistes2. Mais Johann n’était pas seulement devenu un autre sur la photo de famille, mais aussi dans sa vie de famille. Il tatoua à ses filles une deuxième étoile soviétique proche du cœur, désabonna au magazine pour la famille et s’abonna enfin à celui de l’organe du Parti. Il décrocha le crucifix pendu au dessus de son lit et accrocha au même clou une image en trois couleurs avec la silhouette de Zinoviev et une autre avec celle de Ruth Fischer. Peu de temps après, il écrivit son grand article au sujet de la « valeur ou l’insignifiance du maillot de bain pour la bolchévisation du Parti ». L’article enthousiasma et lui valu le poste de rédacteur qu’occupait depuis longtemps un type soupçonné d’être liebknechtien.

III

« Mon mari est révolutionnaire professionnel », dit Mathilde à Madame Schmitz de la rue de la poste alors qu’elle s’enquérissait de sa situation. « Révolutionnaire professionnel ? Depuis combien de temps apprend-il ? Logé nourri ? — Comment ? —  » Frau Schmitz voulait absolument en savoir plus. Mathilde parla de sa formidable famille qui avait haï des principes maintenant aimés et adoptés, et avait courageusement accroché leur cœur lourd au mur afin de se consacrer pleinement à la manœuvre. Qui se jetait à corps perdu dans le danger de devenir un produit de ces nouveaux rapports et qui, à vrai dire, utilisait la nuit pour le sommeil et l’amour, dit-elle pour imprégner son cerveau des mots du matériel de référence fraîchement importé. Oui, les révolutionnaires professionnels bolchévisés seraient les stratèges de la lutte des classes, ceux dont, après la victoire, on entendrait le plus parler. Ceux qui étaient conscients que leur précieuse chair ne devait pas être blessée par la matraque d’un fasciste, ou encore par la baïonnette d’un petit fonctionnaire, afin de pouvoir prendre les devants sur l’initiative que Lénine appelait la grande initiative. — Le mari de madame Schmitz n’était qu’un banal membre du Parti avec des conceptions révolutionnaires ordinaires, et de là à un révolutionnaire professionnel, il y a encore du chemin. Ici, la quantité de perspicacité intrigante éloigne, ici la populaire largeur du dos éloigne de la profondeur de la conscience. Madame Schmitz voulait s’enquérir d’éventuelles possibilités pour son mari et elle promit de se rendre au meeting qui avait lieu le jour même afin de s’informer davantage. —

IV

Un meeting avec la formidable meneuse Ruth Fischer ! Chaque place était doublement occupée. La jeunesse, qui tel qu’on le sait, est le terrain sur lequel Ruth Fischer se déplace, chantait à la nouvelle sage : « Bolchévisée, bolchévisée, ô la plus noble des communiste ! » — A peine finirent de résonner les dernières notes du chant sur les murs de la Maison du peuple que la camarade Sauerteig entama sa récitation avec verve et fougue. Malgré tout, on n’en compris pas le contenu, elle était incompréhensible ; apparemment rédigée par Havelok le poète du dimanche3. L’oratrice était manifestement aussi très excitée. Cet état n’avait rien d’étonnant puisque juste après Elle — Ruth Fischer — vint, celle dont la presse du Parti depuis des semaines exposait tout, de l’édito en passant par les photos, tout ce qui pourrait être utile à ses contemporains. Tout un tissu de légendes et d’anecdotes ô combien intéressantes habillait sa personne. Et ensuite, son organe, sa dialectique, et sa brillante rhétorique ! Ce n’est pas pour rien que l’ensemble de la jeunesse rouge et des membres du Parti murmuraient, comme le font les cavaliers dans Gösta Beding4 : « Elle est sans égal ! » —

Le camarade Bremser se rendit au meeting à 10 heures et demi, et apparu bientôt rayonnant, combattant, et ses traits secs marqués d’enthousiasme empreints de l’expression de la plus grande détermination. Il apparaissait somptueux à côté de la petite Ruth, qui, sérieuse et sûre, enflammée par le retentissement de l’Internationale et d’imprécations contre la réaction, Amsterdam et l’extrême gauche, effleurait le podium avec des pas de fée. Elle prit place, rejeta son écharpe rouge en arrière, elle tapotait nerveusement avec ses petits doigts bouffis et bolchévisés sur une montagne de coupure de journaux et se tourna avec son visage de générale vers le public.

Et Ruth Fischer parla. Ruth Fischer bolchévisait. — L’engouement des présents interrompait parfois ses maslovismes. On estima juste ce qu’elle proposait, juste ce qu’elle refusait, juste ce qu’elle admettait, juste ce qu’elle niait, on vilipenda ce qu’elle vilipendait. Tout était bien, très bien, pff écoutez, écoutez ! Même lorsqu’elle commença à baisser sa voix, l’engouement des auditeurs ne disparu pas. Elle recouvrit son larynx de salive ; elle avait dit quelque chose contre l’Entente et ce faisant elle avait acrobatiquement fait passer sa voix du chuchotement au beuglement. — « Elle est cinglée » dit son enfant à Lotte Schreiber.

Encore une fois, Ruth devait malheureusement mettre fin à son noble discours. Elle n’en pouvait plus, ses cordes vocales étaient aussi sèches et dures que du raffia. La cascade d’applaudissements qui avait commencé depuis longtemps déjà se transforma en tumulte. Le groupe des combattants « Ruth la rouge » était si excité qu’il mit en place dans les cages d’escalier et dans les couloirs un exercice de bolchévisation. En outre, il cassa le nez à des travailleurs qui avaient dit le nom de Rosa Luxemburg.

V

A la sortie, Johann tomba sur madame Schmitz. Elle n’avait pas complètement compris l’exposé et demandait des éclaircissements. Johann pouvait effectivement parler de tout ce qu’il avait entendu. Auparavant, il s’endormait toujours lors d’exposés trop fournis en concepts ; alors que maintenant, il n’y avait plus à penser, maintenant, tout ce qui lui était dit, et même la manière de parler, n’était pour lui qu’un exercice d’écolier. Chaque homme de la bolchévisation imitait simplement la Ruth. Jusque-là, il avait imité le ton et les gestes du camarade Höllein5 ; à présent, il envisageait de devenir Ruth Fischer au masculin. Il voulait même avoir sa grâce et son tapotement nerveux sur les sous-fifres. Et il en avait besoin, il pressentait des temps plus agités. Il savait d’expérience que les changements de situations par les manœuvres politiciennes amèneraient à un remaniement total des postes les plus hauts au sein du Parti. Et lui aussi voulait avoir sa place un jour. La restructuration des grandes entreprises, et des grandes possessions est déterminée par le développement et détruisent sans merci tout ce qui est vieux (sauf la propriété privée acquise) afin de faire place aux modernes. Le KPD aussi doit changer complètement la forme de son organisation par des manœuvres diverses. Il ne peut qu’y arriver par une bolchévisation radicale et l’effacement de son passé révolutionnaire. On a besoin de ce changement de manœuvre dans la demi-heure. Après le dixième revirement, suit de nouveau le premier et ainsi de suite, « Vive Trotsky ! » — « Trotsky est un porc ! » — Et à nouveau : « Vive Trotsky ! » — Selon ce système, Ruth Fischer sera aussi liquidée et devra se satisfaire d’un poste dans une coopérative de pâtisserie à Moscou. Mais d’ici là, notre Johann Bremser doit être exemplaire ! — Comment le disait Ruth encore ce soir ? — Ah oui, madame Schmitz, bien-sûr ! — Bien-sûr ! — Les communistes n’ont rien à voir avec la propagande mondiale de l’extrême gauche. — Oh non ! Seuls des petits bourgeois et des embrouillés que sont les ultragauches et les membres du KAPD, ou encore des petits paysans avec une idéologie capitaliste utilisent ces méthodes. — Nous sommes un parti légal, une association reconnue juridiquement, nous voulons un front uni — nous voulons — seulement oui, nous voulons aussi parfois la dictature du prol — — — , oui des travailleurs, des fonctionnaires et des paysans. Vous comprenez — pseudonyme ! — Et en ce qui concerne la classe moyenne, elle doit aussi être prise en compte — au moins être neutralisée. Nous faisons tout par « lettres ouvertes », nous voulons des actions de masses, vous comprenez, exercer la pression du dehors sur le parlement. Pas d’attentats à la bombe ! Nous voulons manifester avec discipline, collectionner des abonnés, nous avons quatre maisons d’édition qui se font de la concurrence les unes les autres — nous avons beaucoup à faire. — A bas les phraseurs de l’extrême gauche ! A bas !

VI

Chaque véritable révolutionnaire professionnel bolchévisé est un homme qui pense à la Maslov, même ses rêves sont parcourus du but et des chemins pour y arriver. Ils rêvent lever le masque des ultragauches et des ultradroites, de congrès et de places de secrétaire.

L’excitation du jour de changement de manœuvre se faisait ressentir, Johann rêvait. — — La sonnette le tira de son profond sommeil. A la porte, un coursier lui remis une lettre lourde. Elle contenait l’ordre de venir le plus rapidement possible à Moscou, où Zinoviev l’attendait personnellement. Il enfila vite son complet, et sans faire ses adieux à sa femme et ses enfants, il quitta la maison. N’importe comment, il arriva à Moscou. Il se précipita chez Zinoviev et le trouva encore allongé dans son lit, lisant la Pravda dont le contenu ne vaut qu’en Russie et est nié dans les autres pays. « Mon cher petit ! » dit Zinoviev à Johann Bremser, « les temps changent, on doit rester jeune pour pouvoir être capable de manœuvrer tel que le souhaite le léninisme. Écoute ! Le traité de Rappallo a perdu tout sens6. Il existe aujourd’hui un trust belgo-franco-allemand. Votre économie se tourne vers l’Ouest et, à force, elle se plie à chaque condition. Ce trust veut concurrencer l’Amérique. Nous devons concurrencer cette alliance économique à l’Ouest ainsi que ses concurrents. C’est difficile. » Johann acquiesça avec un air sérieux. Zinoviev poursuivi : « Mais comment pouvons-nous capitaliser la Russie, afin qu’historiquement la révolution purement prolétarienne puisse mûrir, sans être concurrentiels ? Nous avons encore espoir ! Les colonies de l’Ouest tourmentent l’Ouest. Elle volent au capitalisme de l’Ouest son calme, alors qu’il a besoin d’une production bien réglée et florissante. La nationalisation de l’Inde prend d’ailleurs des formes grotesques, et en plus, nuit à l’empire anglais. On a un Gandhi, on veut retourner à une économie de manufacture ; la méthode de guérison naturelle n’a pourtant rien à voir avec l’économie. L’Ouest s’unit en un bloc. Il ne nous reste rien d’autre à faire, nous aussi, qu’à créer un contre-pôle à l’Est. D’une force comparable afin que nous ne soyons pas dévorés. » Johann acquiesça encore une deuxième fois, avec encore plus de sérieux. Il se voyait déjà sorti de cette Allemagne devenue insignifiante, envoyé par la Russie en Mandchourie afin d’y lever de colossaux impôts sur les longues couettes. Cependant, Zinoviev amena la discussion sur les Balkans, et fit état des avantages pour la Russie si les membres du Parti seraient là aussi des atouts. Et quelle force a justement dans l’agriculture balkanique le mot d’ordre « Gouvernement des travailleurs et des paysans » pour créer des existences petites-bourgeoises ! Lorsque Johann Bremser fit comprendre qu’il saisissait tout à fait la situation, et que lui aussi voulait lui en donner sa version, mais Zinoviev reprit à nouveau la parole : « Johann Bremser, j’ai confiance en toi, et je t’ai fait venir parce que j’ai un grand projet pour toi. »

Johann pleurait de joie, il avait toujours su qu’il siégerait un jour à l’exécutif, au même niveau que la grande Ruth ; puisque, que cela pouvait être sinon cela ? Il regarda plein de reconnaissance Zinoviev, et bu chacune de ses paroles.

« Tu sais », dit Zinoviev, « que nous sommes des dieux et de grands psychologues. Nous avons nommé la politique de la NEP bolchévisation, et on nous a cru, nous avons dit que le léninisme serait le nouveau marxisme, et on nous a cru aussi ; nous avons affirmé que les syndicats pourraient être des instruments de lutte, et ils sont devenu forts. Les masses ont tout fait comme nous le souhaitions et elles continuent aujourd’hui encore. Nous pouvons tourner la roue de l’histoire, comme nous le voulons, et aujourd’hui je veux la tourner. Lénine doit être à mes côtés comme un rejeton tel que Trotsky ; je sens la veine du radicalisme jusque dans mes os, bref, je veux à nouveau faire la révolution mondiale. — Écoute la recette. Tu connais les mouvements en Bulgarie, tu as entendu parler de la terreur blanche. Je veux envoyer des troupes en Bulgarie. L’Armée Rouge doit s’introduire dans toute la Bulgarie, et instaurer des soviets selon notre modèle dans l’ensemble des Balkans. Tu dois diriger les troupes, en Russie, de tous les dirigeants bolchévisés, je n’en connais plus un qui soit intéressé par la révolution mondiale : Ruth Fischer s’est trop adonnée au maslovisme pour pouvoir apprendre le rôle. Toi cependant, tu es l’élément frais, tu es le dirigeant aux origines prolétaires, tu n’es pas encore rangé dans l’armée des rebuts ! » — Oui, oui, dit Johann en souriant, un peu gêné, si ça marche, avec plaisir, avec grand plaisir ! — « Dans quel ordre allons-nous procéder ? » continua Zinoviev. « L’Est et les Balkans soudés ensemble — une phalange infranchissable. Mais pourtant, nos concurrents de l’Ouest devrons envoyer leurs soldats et leurs esclaves marcher contre nous ; car ceci est dans l’intérêt de leurs profits. Un nouvel incendie mondial va être déchaîné, si bien que dans tous les pays il y aura des travailleurs qui se battront pour nous. Le détrônement des anciens devra se faire dans le chaos, le cœur animé par l’espoir d’une nouvelle forme d’économie. Dans tous les cas — un progrès — la révolution mondiale à bottes de sept lieues ! » —

Johann n’écoutait plus depuis longtemps, il était, dans ses pensées, déjà à la maison, près de sa Mathilde, de ses enfants, de son organe de Parti, de ses meetings et ses auditeurs, et de Ruth, sa commandante allemande. Ah, en quoi ce nouveau projet le concernait-il vraiment ; il ne voulait que bolchéviser, tranquillement, pacifiquement, en polémiquant. Et il avait eu tant de perspectives, il était bien l’un de SES sacrés révolutionnaires professionnels. Comment en était-il venu à l’idée saugrenue d’aller à Moscou, peut-être que ce Zinoviev est devenu tout à coup dément, parce que le Zinoviev intelligent n’avait jamais encore parlé aussi intelligemment. Il va certainement le livrer à la Tchéka ? Un grognement lui parvint par derrière. « Formidable, » dit il pourtant à Zinoviev, « écrivez donc un nouveau livre ; nous voulons en inonder les masses. Ce sont bien des problèmes qui empêchent la pratique révolutionnaire. Pourquoi n’avons nous que des écoles du Parti et des cours de référents ? Ne doivent-ils pas plus obscurcir le mystère qu’est la révolution ? Nous avons besoin de théoriciens, d’hommes, qui en tout temps soient prêts à prouver économiquement que les fautes ne sont plus des fautes si elles sont répétées. » Zinoviev l’arrêta. « Je suis l’instance la plus haute, » dit il ensuite, « Ordre du Parti ! Tu dois aller en Bulgarie, la révolution mondiale l’exige. Va demain tôt récupérer tes frais de voyage, part à la frontière et attends mes ordres. » Blême, mais encore encore impassible, Johann partit. Devant la porte, il se signa trois fois et se rendit à son hôtel à la rencontre d’un bon déjeuner. —

Johann était déjà rodé. Il était un vieux syndicaliste et cinq ans d’expérimentations dans cet institut pour la recherche psychique lui avait appris à réprimer ses réactions spontanées. Il n’était pas loin d’avoir voulu partir pour la Bulgarie (après le déjeuner bien entendu), mais il se ressaisit à temps. Non, il ne voulait en aucun cas mourir en Bulgarie, ce serait une folie d’ultragauchiste. Devant sa tombe, les drapeaux et les bannières devront se baisser, la chorale « Lyra » devra chanter « Un enfant du peuple » et Ruth vilipenderait le luxemburgisme. — Nous ne sommes tout de même pas dans la majorité, se répéta-t-il sans cesse en se curant les dents. L’idéalisme n’est rien au temps de la stagnation. Il revint en Allemagne. Il se réveilla dans les bras de sa femme qui lui criait : « Tu es bien idiot, viens à moi, c’est moi, ta Mathilde ! »

Petit à petit il lui paru clairement qu’il avait rêvé tout ça, et qu’il n’y avait aucune raison d’informer la direction de la police. Ô combien heureux fut il lorsque complètement réveillé il prit le journal et lu à la une :

« Le parti communiste bulgare déclare ne rien à voir avec les mesures violentes prises à l’encontre du gouvernement Zankof. »

Un soupir de soulagement lui ferma les yeux, lentement, calme, Johann Bremser s’endort et ses pensées courent sur le nouvel acte de bolchévisation de la grande Ruth.

fonds Destribats

Notes:

[1] Cette association sportive naît en 1927 se trouve à Boden, au nord de Francfort sur le Main. L’auteur fait certainement ici référence à la jeunesse de Ruth Fischer qui commença sa formation politique dans une organisation sportive en tant que gymnaste.

[2] Il est fait référence ici aux lois socialistes de Bismarck (1878) ayant notamment interdit toutes les organisation socialistes.

[3] Il n’a pas été trouvé à qui il est fait référence ici. « Hausdichter » a été traduit par poète du dimanche, c’est un type de poésie qui apparaît notamment lors du 19ème siècle dans l’espace germanophone.

[4] La Saga de Gösta Berling est un livre de Selma Lagerlöf parut en 1891. Ce roman rompt avec le réalisme des années 1880, avec son engagement social et son intérêt pour l’époque contemporaine.

[5] Ancien membre du SPD, Emil Höllein entre au KPD en 1920. Tout d’abord proche de Brandler, il rejoint par la suite le « groupe centriste ». De 1921 à 1929, il est représentant KPD de la Thuringe au Reichstag.

[6] Le traité de Rappallo fut signé entre la république de Weimar et l’URSS le 16 avril 1922. Par ce traité, l’Allemagne et l’URSS renoncent aux réparations de guerre qu’elles se doivent l’une à l’autre et rétablissent des relations diplomatiques et commerciales.

Living Marxism N°1 (1938)

2 novembre 2015

Premier numéro de la revue Living Marxism animée par Paul Mattick, qui correspond à une quatrième série d’International Council Correspondence.

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Lettre à Rodion (Mattick, 1946)

31 octobre 2015

Lettre de Paul Mattick à Robert Pagès, alias Rodion, publiée dans le Bulletin d’études révolutionnaires N°7 de l’Organisation communiste révolutionnaire. qui s’était séparée des R.K.D. Nous n’avons aucun moyen de vérifier la traduction.

New York, 14/08/1946

Cher Rodion,

Merci beaucoup pour votre lettre du 27 juillet.

(…) c’est très bien de rendre public tout ce que j’écris ou ai écrit, y compris les lettres.

Je suis heureux d’entendre dire que Canne Meijer est d’accord avec moi ou que je suis d’accord avec lui.

Merci de toute l’information concernant vous-même, votre groupe et vos idées sur la question de l’organisation et la fonction du parti et de l’avant-garde, etc. Sur toutes ces questions, nous ne pouvons nous empêcher de partager votre point de vue pour ce qui touche aux points essentiels. Les activités qui vous sont ouvertes sont de la même espèce que l’activité qui s’offre à nous.

Nous aussi, nous voyons la contradiction entre l’Etat-de-parti et le socialisme. Nous aussi nous essayons de trouver d’autres voies que les voies traditionnelles du marxisme. Nous sommes encore à réfléchir sur la question et tout ce qui sort de notre réflexion vous sera envoyé.

Merci de nous avoir fait connaître vos désaccords avec les amis hollandais et d’autres groupes de Paris.

La « base » d’une coopération internationale pour ce qui touche à la publication est pour nous aussi inacceptable qu’elle l’est pour vous. « Le défaitisme révolutionnaire dans la guerre impérialisme » est tout à fait ambigu mais nous pouvons dire oui. La formule « contre le fascisme et l’antifascisme »: nous l’aimons beaucoup. Nous ne pensons pas, cependant, que la Révolution d’Octobre ait eu un caractère prolétarien. Naturellement nous sommes d’accord que la Russie est un État capitaliste, ce qui en soi-même, d’une façon ou d’une autre, implique déjà que nous ne pouvons pas regarder la Révolution russe comme ayant une origine prolétarienne.

A coup sûr nous ne rejetons pas les discussions avec les bolcheviks, mais seulement sur une base libre et non limitée. Nous nous opposons à toutes les restrictions de l’espèce suggérée dans le programme que vous nous rapportez. Nous sommes tout à fait désireux de discuter à fond avec les anarchistes.

Sur la question du pouvoir politique (dictature) et des rapports de production, nous penchons plutôt à être d’accord avec vous qu’avec le camarade hollandais. Nous aussi rejetons l’idée que la techno-bureaucratie doive être regardée comme une classe « non-capitaliste ». C’est une classe capitaliste, comme n’importe quelle classe capitaliste antérieurement.

Nous sommes sûrs comme vous que la conception de Marx au sujet du capitalisme est historiquement limitée. Il ne voyait pas toutes les possibilités du système capitaliste de production. Son objet était le capitalisme du « laisser-faire » qui a disparu. Mais le capitalisme est encore là. Cependant, nous ne pensons pas que le marxisme soit la théorie du bolchevisme-capitalisme d’État et du fascisme. Même si, pratiquement, il ne pouvait pas envisager plus que la dictature politique (État) qui exproprie le Capital privé, comme pas vers le socialisme, cette incapacité de prédire l’action appropriée à la réalisation du socialisme ne doit pas être considérée comme une préparation consciente de l’État bolcheviste-fasciste d’aujourd’hui. Ce serait faire trop d’honneur à Marx. Il n’était pas « si malin ». Sa théorie politique pratique, qui s’opposait au moyen du capitalisme d’État au capitalisme du « laisser-faire » de son temps, marque les limites de ses pouvoirs de prédiction, loin de montrer leur perfection. Cependant, sur cette question, nous écrirons en grand détail. Et comme notre travail à cet égard vous sera bientôt envoyé, il ne sera pas nécessaire d’en traiter plus longuement ici. « L’ambiguïté » de F. Engels pour ce qui touche à la question de l’État et de sa disparition est, naturellement totalement insuffisante pour toute théorie révolutionnaire.

Votre anti-parlementarisme, tel que vous le décrivez dans votre lettre, nous le partageons. C’est chose étrange, pourtant, qu’après que vous ayez montré en si grand détail que Marx était le théoricien du système du laissez-faire, vous fassiez preuve d’un si grand intérêt pour des parties de ses théories économiques comme « la chute du taux de profit », le « schéma de reproduction », etc. Sur cette question, cependant, nous écrirons en grand détail sous peu. Concrètement, une prochaine publication sera consacrée à ces questions. Elle paraîtra en Octobre et vous sera envoyée. Il n’est pas possible de traiter de cette question dans une lettre, particulièrement pas maintenant, alors que tout notre temps est pris pour préparer les premiers numéros de notre revue.

Je regarderai s’il y a encore un article valable en anglais sur la question de la production et distribution communiste. Nous avons publié un article comme ça il y a longtemps; c’était un sorte d’extrait du livre plus étendu préparé par les camarades hollandais (1). Justement le groupe hollandais vient de se mettre à la préparation d’une nouvelle édition de cet ouvrage.

Je n’ai pas le temps maintenant de préparer une bibliographie commentée de la littérature sur la Révolution allemande. Cela devra attendre. J’aimerais vous signaler à cet égard que Ruth Fisher est en train de préparer pour l’University Harvard une Histoire du Parti communiste allemand et que cette histoire contiendra une bibliographie étendue de la Révolution, de la littérature traitant de la Révolution allemande.

Les idées national-bolchevistes dans le mouvement de Gauche ([illisible] la tactique national-bolchevik du Parti communiste en 1923, etc.) se rattachent aux noms de Welfheim [Wolffheim] et Lauf[f]enberg. C’était une tentative de consolider la Révolution allemande à l’aide de moyens internationaux aussi bien que nationaux. Pour étendre la Révolution, et aussi pour sauver la Révolution, une lutte révolutionnaire nationale contre l’Entente fut envisagée. Lauf[f]enberg ne croyait pas que la Révolution pût continuer sans une lutte simultanée contre les impérialismes occidentaux, et une pareille lutte serait à la fois nationale (contre Versailles) aussi bien qu’internationale: de la Russie bolchevik à l’Europe bolchevik.

Nous vous suggérons de traduire et de publier Rosa Luxembourg « Organisations fragen der proletarisshen Revolution » (x). C’est sa réponse à l’ouvrage de Lénine (1904): « Ein Schritt vorwäertz, zwei Schritte zurück » (xx). Je verrai si je peux trouver un exemplaire anglais de l’ouvrage de R. Luxembourg pour vous. (xxx)

Au sujet des rapports Niewenhuis-Gorter, il vaudrait mieux correspondre avec les camarades hollandais, particulièrement Pannekoek.

Je ne connais pas d’articles de Marx dans le New York Tribune qui n’aient pas été traduits en allemand.

J’espère être à même d’écrire davantage la prochaine fois. Cette fois-ci ça n’a pas été possible.

Meilleurs voeux

Paul Mattick.

ber

Notes:

(1) Nous avons reçu cet ouvrage: Paul Mattick: What Communism really is. The social Average labor Time as the Basis of Communist Production and Distribution, International Council Correspondence, 1936, ronéotyped. (Ce qu’est réellement le Communisme, Le temps de travail social moyen comme base de la production et distribution communistes)

(x) « Questions d’organisation dans la Révolution prolétarienne » Publié par Lefeuvre dans les Cahiers Spartacus sous le titre Marxisme et Dictature (1946)

(xx) « Un pas en avant, deux pas en arrière« 

(xxx) Reçu.

Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ? (Mattick)

26 octobre 2015

Livre posthume de Paul Mattick disponible au format pdf sur le site de l’éditeur. [ Voir la note de lecture de 2012 sur ce livre]. Nous y ajoutons la préface que son fils avait donné au chapitre 5 dans Économies et sociétés , Cahiers de l’ISMEA (« Études de marxologie ») Numéro 23-24 (Juillet-Août 1984).

« Théorie et réalité » est le cinquième chapitre du dernier livre de Paul Mattick, Marxism : The Last Refuge of the Bourgeoisie ? (Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie), Armonk (NY), ME Sharpe, 1983. Cet ouvrage, inachevé à la mort de l’auteur en février 1981, a été conçu comme un bilan final a ‘une vie de réflexion sur la société capitaliste et l’opposition révolutionnaire.

L’analyse de la société capitaliste tentée par Marx n’est ni une théorie économique ni une théorie politique. En montrant que la politique bourgeoise est dominée par des questions économiques et que celles-ci ne sont que la représentation idéologique de relations sociales de classes, Marx a voulu mettre en évidence les limites inhérentes aux deux types de catégories, la politique et l’économique, pour expliquer la réalité sociale. Il a prouvé que le mouvement ouvrier dans sa lutte contre le capitalisme, aurait à abolir et le capital et l’État, à remplacer l’« économie » et la « politique » par l’auto-organisation des producteurs libres et associés.

Le but de Mattick, en écrivant ce livre, était d’étendre la critique de Marx de l’idéologie bourgeoise aux formes organisationnelles et aux courants de pensée qui ont pris le nom de « marxisme », de les comprendre, c’est-à-dire d’y voir des éléments du développement du mode capitaliste de production. Le livre commence par un réexposé des fondements de la critique marxienne de l’économie politique, l’attention étant plus particulièrement attirée sur ces aspects de la théorie de Marx qui ont été l’objet principal des attaques bourgeoises et qui ont conduit les écrivains marxistes à faire retraite dans l’analyse économique bourgeoise. Le chapitre présenté ici est tiré de cette partie.) Le livre retrace ensuite l’histoire des formes principales de la politique marxiste, la social- démocratie et le bolchévisme. Mattick montre comment l’adaptation aux nécessités de la politique bourgeoise a entraîné l’abandon à la fois de la pratique socialiste et de la théorie marxienne.

Au cours de cette évolution, depuis l’époque d’Édouard Bernstein jusqu’aujourd’hui, la convergence entre les « économistes marxistes » et leurs collègues bourgeois avérés, s’est renforcée sur deux points: nécessité d’abandonner la théorie métaphysique de la valeur-travail, reconnaissance de l’inexactitude des prédictions sur le devenir de la société capitaliste que Marx avait tirées de cette théorie. Dans « Théorie et Réalité », Mattick examine le second de ces points et montre que, en dépit des limites à la prédiction qui résultent du haut degré d’abstraction de la théorie de Marx, les événements des deux cents dernières années n’ont fait que confirmer sa validité en ce qui concerne les tendances essentielles du développement capitaliste.

Il est clair que le but de Marx n’était pas tellement de prédire le cours des événements que d’expliciter les choix qui se posent devant la classe ouvrière mondiale. Citons ici P. Mattick :

En s’appuyant sur ses hypothèses, le modèle de Marx de la production capitaliste débouchait sur l’écroulement du système. Toutefois, cet écroulement n’y est pas conçu comme résultat automatique du processus économique, mais comme celui de la lutte de classe prolétarienne. (Marxism : The Last Refuge of the Bourgeoisie, p. 137.)

Et ceci doit bien être le cas puisque, pour Marx, les processus économiques eux- mêmes se composent d’actions humaines. Il est bon d’insister sur de point, car on affirme souvent que Marx voulait être un « savant de la société » et qu’il avait de l’histoire une vision mécanique, celle d’un processus imposé aux gens plutôt que créé par eux. Mattick avance les arguments pour prouver qu’au contraire, c’est parce que Marx comprenait l’histoire sociale comme un produit des actions humaines que sa théorie a sa valeur explicatrice et prémonitoire.

… Le modèle abstrait, que donne Marx de l’accumulation, repose sur l’hypothèse que les relations sociales de production du capitalisme vont rester les mêmes qu’à leur début, en dépit de toutes les modifications possibles de la structure du marché. C’est parce que les « lois économiques » du capitalisme ne sont pas réellement des lois, mais l’apparence fétichiste que prennent les relations sociales, que les actions sociales devront y mettre fin. Marx, par conséquent, dans ses espoirs de révolution, ne s’appuyait pas sur les conséquences pour l’avenir du capitalisme de la loi de la baisse du taux de profit, mais sur les possibles réactions de la classe travailleuse, face à un système capable de se maintenir uniquement par un accroissement de l’exploitation et qui met son propre avenir en danger en minant les conditions mêmes de l’exploitation sur lesquelles il s’appuie. Marx n’attendait pas, ou ne prédisait pas, la fin du capitalisme parce que le taux d’accumulation diminuerait et le taux de profit baisserait, mais parce que ces tendances, immanentes à la production capitaliste, devraient nécessairement amener des conditions sociales qui seraient de plus en plus insupportables pour des couches de plus en plus grandes de la population travailleuse, créant du même coup les conditions objectives dont pourrait sortir la détermination subjective pour un changement social. (Ibid. p. 93)

P. MATTICK Jr

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Outline study course in Marxian economics (I.C.C., ca. 1937)

24 octobre 2015

Brochure de la revue International Council Correspondence de Paul Mattick, disponible au format pdf:

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24 lettres de Paul Mattick à Anton Pannekoek

4 octobre 2015

L’excellent site d’archives http://aaap.be dont nous vous avions parlé l’année dernière a mis en ligne les scans de lettres, en allemand ou en anglais, de Paul Mattick à Anton Pannekoek trouvées dans les archives de l’IISH d’Amsterdam.

Liste chronologique des lettres:

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 27 mai 1934 (en allemand)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 15 janvier 1938 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 18 mars 1938 (en allemand)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 21 juin 1939 (en allemand)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 21 juillet 1939 (en allemand)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 13 septembre 1947 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 20 novembre 1947 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 18 décembre 1947 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 21 décembre 1947 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 24 décembre 1947 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 5 janvier 1948 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 21 janvier 1948 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 10 février 1948 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 8 mars 1948 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, s.d. [1948] (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 22 mars 1948 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 15 novembre 1948 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 29 octobre 1949 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 15 janvier 1950 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 31 janvier 1950 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 25 mars 1950 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 11 juillet 1950 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 30 août 1953 (en anglais)

Paul Mattick à Anton Pannekoek, 24 septembre 1953 (en anglais)

Y a-t-il un « autre » mouvement ouvrier ? (Mattick, 1975)

26 septembre 2015

[Nous avions annoncé lors de la mise en ligne en juin dernier du pdf, parfois difficile à lire, de ce texte de Paul Mattick que nous le publierions en plein texte. Il s’agit d’un compte-rendu du livre L’autre mouvement ouvrier de K.H. Roth, dont une partie sera traduite et publiée en français en 1979. Au-delà d’une note critique, il s’agit surtout d’un point de vue important sur des questions récurrentes comme celles de l’aristocratie ouvrière ou de la délimitation et de l’unité de la classe ouvrière, ainsi que du réformisme et du bureaucratisme syndical, questions particulièrement reposées dans les années 1970 dans la mouvance de l’opéraïsme italien]

En tant qu’expression des rapports de production capitalistes, le mouvement ouvrier est en même temps un mouvement de travailleurs qui doivent développer leur conscience de classe à l’intérieur des rapports capitalistes de marché. Dans la concurrence générale, il y a aussi la concurrence que les travailleurs se font entre eux. Bien que les divers capitaux constituent le capital global, le capital ne se pré&sente pas sous la forme d’un capitaliste global, et si les travailleurs fournissent à eux tous la totalité du travail, le travailleur total, lui, n’existe pas. Mais quoi qu’il en soit de la concurrence entre les capitaux ou de la compétition pour les emplois, la reproduction de la société capitaliste demeure celle des rapports capitalistes de production ou des rapports de classe capitalistes sur lesquels reposent les relations de marché.

La division du travail capitaliste, déterminée par l’accumulation du capital, offre non seulement aux divers capitaux mais aussi bien à des groupes différentes de travailleurs la possibilité de faire valoir leurs intérêts particuliers à l’intérieur des rapports de classe donnés. Le mouvement ouvrier est donc bien un mouvement reposant sur les antagonismes de classes, mais il représente en même temps, outre l’intérêt de classe, des intérêts professionnels particuliers. L’intérêt commun de tous les prolétaires dans le cadre de la société capitaliste, c’est ce que Marx appelait « l’économie politique – mais du point de vue de l’ouvrier », c’est-à-dire comme lutte constante contre l’extraction capitaliste de plus-value. L’économie politique de l’ouvrier, tout comme celle de la bourgeoisie, est inséparable de l’existence du capital. Il s’agit pour l’une et pour l’autre du degré de l’exploitation, non de l’existence de celle-ci. C’est pourquoi le développement de la conscience de classe et du mouvement ouvrier ne peut être que comme un processus révolutionnaire qui, mettant fin au travail salarié, supprime enfin la division de la société en classes.

Or, cette espérance a été jusqu’à présent déçue. Les travailleurs ont accordé beaucoup plus d’importance à la prise en compte d’intérêts directs et particuliers à l’intérieur des rapports capitalistes de production qu’à l’élimination révolutionnaire de ceux-ci, envisageable seulement pour un avenir très indéterminé. Ces espérances insatisfaites réclamaient une explication. Friedrich Engels, l’auteur de La situation de la classe ouvrière en Angleterre, a dû les ressentir avec une particulière intensité. En quelques décennies, la classe ouvrière qu’il décrivait et en laquelle les révolutionnaires pouvaient mettre tous leurs espoirs était devenue une classe hostile à toute espèce de mouvement révolutionnaire, et qui se sentait à son aise au sein du monde existant. L’explication qu’en donna Engels ne fut pas, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, l’accroissement de la productivité et par conséquent de l’exploitation des ouvriers anglais, qui permettrait une élévation simultanée des salaires et des profits, ce fut plutôt la corruption des ouvriers du fait de leur participation empressée à l’exploitation impérialiste de la planète à laquelle se livrait le capital anglais. Plus tard Lénine reprit cette idée pour exprimer sa propre déception devant l’attitude des ouvriers. Le capitalisme impérialiste avait d’après lui fait naître une aristocratie ouvrière devenue inaccessible aux idées révolutionnaires et qui portait la responsabilité de la « trahison » de la IIème Internationale.

De telles explications ne visaient encore que les ouvriers en général ou bien les couches privilégiées de la classe ouvrière, et non pas les différences que la division du travail introduit entre les manœuvres, les ouvriers spécialisés, et les ouvriers professionnels. Bien que les conditions de vie et de travail des divers ouvriers qualifiés fussent différentes, ces différences étaient trop limitées pour faire penser que de simples intérêts professionnels pouvaient porter préjudice à la conscience de classe. On admettait bien au contraire que les luttes syndicales des ouvriers contribueraient à éveiller et à développer celle-ci. Le réformisme du mouvement ouvrier n’était pas non plus rapporté à une couche ou groupe particulier de travailleurs, mais bien à l’illusion très répandue que la situation de la classe ouvrière pourrait s’améliorer progressivement dans le cadre même du capitalisme, illusion que le développement effectif encourageait. Ce n’est que très récemment qu’on a essayé de comprendre les transformations du mouvement ouvrier non plus à partir du développement global du capital, mais à partir des transformations techniques du processus de production, qui aurait donné naissance à un « autre » mouvement ouvrier, différent de celui qu’on connaissait jusqu’alors.

C’est à cet « autre » mouvement ouvrier qu’est consacré le livre de K.H. Roth et d’E. Behrens. la thèse qu’ils soutiennent (et d’autres avec eux) est fort simple: la technique capitaliste moderne élimine les ouvriers qualifiés pour les remplacer par des forces de travail peu formées et meilleur marché, comme dans le travail à la chaîne par exemple. Ces travailleurs non formés ou rapidement formés sont, du fait de l’automatisation du processus de production, généralement interchangeables, et peuvent être désignés par le concept de « travailleur général » (Gesamtarbeiter) ou d’ « ouvrier-masse » (Massenarbeiter). A la différence des ouvriers qualifiés en voie de disparition, les « ouvriers-masse » n’ont plus aucune espèce de relation à la production; ils constituent le travail totalement « aliéné » et peuvent être considérés comme de purs appendices de la machine, qui détermine de façon despotique leur façon de vivre. Alors que l’ouvrier qualifié était rempli de conscience professionnelle, les « ouvriers-masse », qui occupent dans le processus de production une position déshumanisée, se trouvent en opposition totale avec la société capitaliste. Ce sont les « ouvriers-masse » qui accompliront la rupture avec l’ancien mouvement ouvrier lié aux ouvriers qualifiés, et qui créeront à partir de leur propre situation les formes d’action et d’organisation adéquates.

Cette thèse s’appuie sur la disposition que manifestent les ouvriers à la chaîne, ces dernières années et notamment en Italie, à faire grève en s’efforçant par des comités d’action autonomes de porter les luttes économiques au-delà des limites légales où les syndicats aiment les enfermer. Ces comportements remarquables, bien que localisés, Roth et Behrens ne les tiennent pas seulement pour annonciateurs d’évènements futurs; ils les invoquent également pour rendre compte de toutes les défaites du mouvement ouvrier jusqu’à ce jour, par la tutelle qu’exerçait sur celui-ci les ouvriers qualifiés. Dans le passé, seuls les travailleurs peu ou pas formés, comme ceux des mines ou des chantiers navals, ont d’après eux mené une lutte de classe consciente et réelle contre le capital, tandis que les travailleurs qualifiés constitueraient le socle de la social-démocratie réformiste et des syndicats disposés aux compromis de classe.

Bien entendu, les auteurs ne peuvent pas contester que les travailleurs qualifiés aient édifié leurs associations en lutte contre le capital. Mais ils soulignent que grâce à sa position particulière dans la production, cette minorité parmi les travailleurs est parvenue à dominer le mouvement ouvrier tout entier. Là résiderait la cause essentielle de l’échec révolutionnaire de la classe ouvrière. Tous les évènements révolutionnaires que nous montre l’histoire seraient toujours le fait de cette « couche paria et privée de tout droit du travailleur général »: quand ce n’est pas l’ouvrier à la chaîne multinational d’aujourd’hui, il s’agit tout au moins de ce travailleur non qualifié, dépourvu de toute mentalité corporatiste, dont les luttes visaient toujours au-delà de l’objectif purement syndical d’augmentation des salaires ou d’amélioration des conditions de travail. Pour nos auteurs, « les soldats révolutionnaires de l’armée rouge de la Ruhr n’avaient rien de commun avec les ouvriers qualifiés, fiers de leurs métiers et attachés à l’État du travail », de même que les « troupes de choc des travailleurs non qualifiés » n’avaient rien à voir avec les tentatives limitées de « l’avant-garde des travailleurs qualifiés » pour constituer des conseils exclusivement orientés vers l’autonomie de l’usine.

Ainsi donc il faudrait parler de « deux tendances juxtaposées des luttes ouvrières »: celle du mouvement ouvrier traditionnel, et celle d’une lutte qui s’est déroulée et se déroule encore en dehors des intérêts bornés du mouvement ouvrier officiel et contre celui-ci. De sorte que le combat mené contre le capital porterait également contre l’ancien mouvement ouvrier, et attribuerait le rôle décisif à « l’autre » mouvement ouvrier. D’autant plus que la « contre-offensive syndicale-patronale » contre l’ouvrier-masse aurait déjà commencé avec « la mise en place délibérée d’une division de la classe ». Et ainsi, « depuis 1970, s’est achevée une période presque séculaire de la lutte ouvrière, avec ce résultat que les organisations ouvrières traditionnelles sont maintenant passées ouvertement et irrévocablement de l’autre côté de la barricade ».

Tout ceci n’a rien de bien nouveau, encore qu’on puisse avoir beaucoup de mal à comprendre comment on peut être de l’autre côté de la barricade quand il n’y a pas de barricades. Les luttes de classes de ces dernières années, les innombrables grèves légales ou illégales n’ont pas été menées par les « ouvriers-masse », mais par les travailleurs de toutes les professions, y compris par des travailleurs qualifiés, par des employés du secteur privé ou du secteur d’État, jusqu’aux employés des Postes et aux policiers. Si ces grèves sont restées dans la plupart des cas sous contrôle syndical ou bien y sont retombées après y avoir un temps échappé, cela n’a rien à voir avec le travailleur qualifié ou l’ouvrier à la chaîne, cela tient au simple fait qu’il s’agissait de luttes syndicales et non pas de luttes menées contre le système capitaliste lui-même.

« L’ouvrier-masse » n’a pas lui non plus surmonté jusqu’à présent le caractère syndical de ses actions, et là où il existe depuis une époque ancienne, il a constitué des unions industrielles qui ne sont pas moins intégrées au système capitaliste que les organisations ouvrières traditionnelles. Il suffit de penser aux grandes unions industrielles de la production de masse américaine pour comprendre aussitôt qu’il est tout aussi illusoire de miser sur les « ouvriers-masse » comme Roth et Behrens que de miser comme autrefois sur les ouvriers qualifiés. Mais Roth et Behrens en attendent encore davantage: la dissolution et la destruction de tout le mouvement ouvrier tel qu’on l’a compris jusqu’à présent, et la constitution de « formes de lutte tout-à-fait nouvelles », grâce auxquelles s’imposeront les « ouvriers-masse » inorganisés ou ceux qui s’opposent aux organisations ouvrières.

De ces « nouvelles formes de lutte », toutefois, il nous est dit bien peu de choses, et le peu qui nous est dit, comme par exemple ce qui concerne les grèves avec occupation, ne se rapporte pas exclusivement aux « ouvriers-masse », mais à des actions menées par les catégories de travailleurs les plus diverses. Cela mis à part, il est seulement fait référence à des formes de luttes ouvrières qui constituent, dans le contexte du fascisme, un refus des prestations exigées et un sabotage discret (congés-maladie, absentéisme du lundi). Ceci pour fortifier l’impression que les ouvriers, en toutes circonstances et sans le truchement des organisations ouvrières officielles, offrent une résistance et même conduisent des luttes plus efficaces que sous le contrôle traditionnel des syndicats. C’est ainsi que Roth et Behrens poussent l’absurdité jusqu’à prétendre que les luttes ouvrières avaient conduit le régime nazi à une crise telle qu’il n’a pu la surmonter qu’en déclenchant la guerre. Ils considèrent le Blitzkrieg, la guerre éclair, comme un « instrument pour la structuration de la classe ouvrière », dans la mesure où le recrutement des travailleurs étrangers par le travail obligatoire était justement censé permettre de briser la volonté révolutionnaire des ouvriers allemands. Faisant ainsi violence aux faits, les travestissant contre toute logique jusqu’à les rendre méconnaissables, pour les contraindre à étayer une thèse préconçue. Il n’est presqu’aucune des preuves qu’ils avancent qui ne se révèle comme une interprétation falsifiée des faits évoqués. Et lorsque leurs preuves sont empruntées à d’autres sources, c’est aux fausses informations que diffusait à Paris, à Prague ou à Bâle, la bureaucratie officielle du mouvement ouvrier liquidé, pour les besoins de sa propagande.

Si le livre n’est en lui-même qu’un méli-mélo insupportable, il pointe un problème qui revêt pour la classe ouvrière une importance considérable. Que le mouvement ouvrier traditionnel n’est pas devenu un mouvement révolutionnaire, chacun a pu s’en rendre compte depuis 1914. Mais s’il se maintient dans des formes de plus en plus réactionnaires, cela ne s’explique pas par la domination qu’exercerait sur lui les travailleurs qualifiés, mais par le développement et la puissance inattendus du capital. Dans l’incapacité où ils se trouvent de faire la révolution, les travailleurs s’installent comme ils le peuvent dans le cadre du capitalisme. Par rapport à cet objectif, le mouvement ouvrier traditionnel était un instrument approprié, et il l’est resté alors même que les organisations échappaient au contrôle des travailleurs et tombaient aux mains de bureaucraties autoritaires. Dès lors, ce ne furent plus les travailleurs eux-mêmes mais leurs « représentants » dans les syndicats et aux Parlements et même dans les partis « révolutionnaires », qui déterminèrent la théorie et la pratique du mouvement ouvrier et par conséquent le comportement de la classe ouvrière. Comme ce type de mouvement ouvrier ne peut exister que sur le terrain des rapports de production capitalistes, il se transforme inévitablement en un soutien de la société capitaliste. Sa propre existence se trouve liée au maintien du capital, nonobstant le fait qu’il devait défendre les intérêts de ses membres dans le cadre du marché capitaliste pour pouvoir subsister en tant que mouvement ouvrier.

Lorsque l’existence du capital est mise en question, c’est-à-dire dans les périodes de crise ou dans les situations révolutionnaires, les organisations ouvrières intégrées au capitalisme se situent du côté du capital, ne serait-ce que pour des raisons d’autoconservation. dans une société socialiste, il n’y a de place ni pour des partis, ni pour des syndicats. En d’autres termes, tout combat révolutionnaire qui se donne pour but le socialisme se dirige inévitablement contre les vieilles organisations ouvrières également. L’enjeu de ce combat est l’abolition simultanée des rapports de production et des rapports de marché, ce qui inclut aussi la suppression des différences que la division capitaliste du travail introduit dans la classe ouvrière.

Un tel combat n’est cependant pas à l’ordre du jour. Dans la situation de crise actuelle, comme dans toutes les précédentes, la tâche des organisations ouvrières officielles reste d’aider le capital à sortir de la crise, ce qui ne peut se faire qu’aux dépens des travailleurs: aujourd’hui, c’est en portant atteinte aux intérêts immédiats des travailleurs que ces organisations les représentent. Dans ces conditions, il est plus que probable que les travailleurs auront recours à des formes d’action incompatibles avec les méthodes syndicales habituelles, et qu’ils sauteront par dessus leurs propres organisations pour faire valoir leurs intérêts par le moyen d’organisations plus adéquates. Et comme les « ouvriers-masse », dont se réclament Roth et Behrens, sont le groupe de travailleurs les plus exploités, on peut aussi prévoir qu’ils se trouveront à la pointe des affrontements de classe à venir.

C’est pourtant une erreur de supposer que la lutte de classes sera placée dans l’avenir immédiat sous le signe de « l’ouvrier-masse ». L’évolution se fait en sens opposé. La productivité du travail a atteint un point tel que les travailleurs effectivement actifs dans la production constituent une minorité dans l’ensemble de la classe ouvrière, tandis que les travailleurs employés dans la circulation ou autrepart deviennent la majorité. Mais les travailleurs qui sont à l’extérieur de la production directe n’en font pas moins partie de la classe ouvrière. La paupérisation liée à la crise frappe tous les travailleurs et les force à se défendre. La division en classes est déterminée par les rapports de production, non par les transformations techniques ni par la division du travail qu’elles entraînent. ce n’est pas à « l’ouvrier-masse », mais à la classe ouvrière, qu’appartient le futur – s’il doit y en avoir un.

Paul MATTICK (trad. C. Orsini)

Mattick 1973

Paul Mattick en 1973