2006-06 Iran: Révolution et contre-révolution (1978-1979) [Hampton]

Texte de Paul Hampton paru dans Solidarity, n° de juin 2006, illustré par nos soins, disponible au format pdf ici: iran.pdf. P. Hampton est un militant de l’Iraq Union Solidarity.

Comment les ouvriers iraniens
ont renversé un dictateur

Mohammed Rea Shah a pris le pouvoir en Iran après que son père (Reza Shah qui a fondé la dynastie des Pahlavis en 1921) dut abdiquer sous la pression des alliés en 1941. Il fut chassé du pouvoir en 1952 par les nationalistes dirigés par Mossadeq. En 1953, un coup d’Etat militaire soutenu par la CIA ré-instaura la dictature du Shah.
Dopé par les réserves de pétrole et la répression, le Shah lança un développement industriel soutenu par l’Etat et des réformes agraires, avec d’importantes conséquences économiques. Selon les chiffres de l’OCDE, entre 1950 et 1978, le PNB a été multiplié par neuf et le PNB par habitant par quatre.
En 1962, les travailleurs de l’industrie ne représentaient que 20% de la population active. En 1977, 33% de la population active travaillait dans l’industrie. Plus de 50% de la population active (soit près de neuf millions de personnes) étaient des travailleurs salariés. Et la plupart des salariés travaillaient dans des secteurs liés à l’industrie (2,38 millions de personnes) comme les manufactures, les mines, la construction, le transport et la communication. Cependant, bon nombre de ces travailleurs étaient des migrants qui conservaient des habitudes de la campagne [1].
Comme le dit l’historien Ervand Abrahmian : « Reza Shah a fait naître la classe ouvrière moderne ; Mohammed Shah en a fait la plus grande classe de l’Iran contemporain. [2]»
Cette période de développement capitaliste rapide (connue sous le nom de « Révolution blanche ») avait d’autres effets. Le règne du Shah était marqué par les méthodes sauvages de la SAVAK (la police secrète) qui multipliait les tortures et les assassinats décidés par l’Etat. Ni opposition, ni parlement bourgeois, ni syndicats, seul le parti du Shah, le Parti de la Résurrection Nationale, étaient autorisé. La politique du Shah jetait les paysans hors des campagnes vers les centres urbains, entravait la classe moyenne des bazars et défiait le clergé indétronable.
Le coup d’Etat de 1953 mit fin aux efforts de syndicalisation et le code du travail de 1959 interdisait toute auto-organisation des travailleurs. Le Shah constitua alors des syndicats dirigés par la SAVAK. Selon Assef Bayat, lorsque l’Etat forma l’Organisation des Travailleurs Iraniens, elle était composée de 845 syndicats et de 20 fédérations avec en tout 3 millions de membres.
Au milieu des années 70, après un court boom pétrolier, l’économie commença à décliner. Des membres de toutes les classes défiaient le Shah et il apparaissait clairement que son règne était menacé.

L’opposition

Le Shah était incapable de créer la base sociale nécessaire à son régime. En fait, il devait faire face à de nombreux opposants. Tout d’abord la classe ouvrière dont un tiers était concentré dans de grandes entreprises et quelques-unes unes des principales villes, en particulier Téhéran. Mais les travailleurs étaient atomisés, manquait d’une représentation indépendante et ne pouvait que s’organiser clandestinement dans quelques lieux de travail.
Deuxièmement, les minorités nationales. Kurdes, Azéris, Arabes, Baloutchis, Qashquais et Turkmènes constituaient au moins un tiers de la population iranienne et vivaient principalement dans les zones rurales. Ils souffraient de la répression régulière du régime et n’avaient aucun droit national, linguistique et culturel. Au Kurdistan iranien, il y eut des soulèvements armés en 1967 et 1969.
Troisièmement, la minorité musulmane sunnite, qui, tout comme les juifs, les zoroastriens et les bahaïs, qui souffraient de l’oppression religieuse.
Quatrièmement, il y avait aussi des fractions de la bourgeoisie, des étudiants des classes moyennes et des intellectuels qui s’opposaient au régime. Certains étaient membres du Front National, le parti de Mossadeq. D’autres étaient membres du Mouvement pour la Libération de l’Iran, créé en 1961.
D’autres prirent part dans les mouvements de guérilla de gauche nés dans les années 60. Le groupe le plus influent était la guérilla de l’Organisation des Fedayin du Peuple d’Iran, connu sous le nom de Fedayin, résultat d’une fusion entre différentes organisations de guérilla plus anciennes, et qui a commencé des attaques militaires à l’encontre d’installations et de dirigeants du régime en 1971.
L’Organisation des Moudjahidin du Peuple Iranien (Marxiste-Léniniste), connu sous le nom des Moudjahidin marxistes, est née d’une organisation musulmane du même nom en 1975. Le Parti Toudeh (Parti du Travail, équivalent des PC) n’avait que peu de présence organisée en Iran pendant les années 70, avec apparemment une seule branche qui fonctionnait vraiment avant 1979 [3].
Toutes ces organisations étaient très fortement influencées par le stalinisme, que ce soit par des Etats comme l’URSS, la Chine ou l’Albanie, ou par les théories de la révolution en deux étapes : dépendance, « anti-impérialisme », etc.
Enfin, le plus visible groupe d’opposition au Shah était les mollahs et le bazar. Le clergé comme le bazar avait perdu avec le développement capitaliste. La réforme agraire du Shah avait réduit les revenus des mosquées et les réformes éducatives affaiblissent l’influence du clergé dans les écoles.

La figure emblématique et dirigeant des mollahs fut l’Ayatollah Khomeyni. Exilé par le shah en 1963, il a passé la plupart des 15 années suivantes à Nadjaf en Irak, où il a
développé ses idées sur un régime théocratique. Sa force fut d’avoir pris la direction du mouvement pour renverser le Shah et le remplacer.

Le renversement du Shah

La plupart des récits sur le renversement du Shah accentuent le rôle des intellectuels et du clergé. Mais la force sociale qui a permis que cette tentative devienne une réalité fut la classe ouvrière iranienne.
En juin 1977, la police fut envoyée pour nettoyer les bidonvilles du sud de Téhéran.
Des milliers de pauvres urbains se sont affrontés avec la police, refusant d’autoriser que le travail se fasse. Le 27 août 1977, 50.000 manifestants chassent les bulldozers et la police de leurs rues, forçant ainsi le régime à abandonner ses projets. Ce fut le premier mouvement de masse victorieux contre le Shah depuis 1950 et cela a prouvé que le régime pouvait subir une défaite.
Après des années de paix industrielle, les ouvriers des usines modernes commencent à se soulever. En juillet 1977, les ouvriers mettent le feu à une usine General Motors de Téhéran. Dans les trois mois qui ont suivi, on compte plus de cent autres incendies dans ce qui était une des plus grandes entreprises du pays.
L’opposition intellectuelle et religieuse commence à devenir plus active. En novembre 1977, des écrivains, des avocats et des poètes commencent des lectures publiques. L’opposition religieuse commence à monter dans les mois qui suivent.
Elle commence avec un appel de l’Ayatollah Khomeyni à renverser le Shah en décembre 1977.
Grâce à un réseau de clercs en Iran, Khomeyni pouvait donner vie à son message, en utilisant par exemple des cassettes entrées clandestinement dans le pays. De la même façon, il développa ces idées sur le type d’Etat qu’il voulait mettre à la place du Shah.
Les manifestations religieuses ont commencé dans la ville sainte de Qom en décembre 1977. Après que des manifestants furent tués, Khomeyni appela à un deuil de 40 jours suivi d’une autre manifestation, ouvrant ainsi un cycle de manifestations où la répression devenait une raison pour une nouvelle marche. Ces protestations d’inspiration religieuse, qui mobilisaient la petite-bourgeoisie des bazars et le lumpenprolétariat, ont duré pendant tout le printemps et l’été 1978.
Comme le note Ramy Nima, « les soulèvements d’octobre 1977 à juin 1978 n’ont que rarement touché la classe ouvrière industrielle, les pauvres des villes et les travailleurs migrants nouvellement recrutés, et seulement sept grèves importantes ont eut lieu pendant cette période [4]».

La classe ouvrière industrielle se met en mouvement

C’est à ce moment que la classe ouvrière s’impose, d’abord essentiellement plus pour défendre ses propres intérêts économiques que pour des buts sociaux ou politiques plus larges.
En mars 1978, les ouvriers de l’usine Azmayesh de Téhéran se mettent en grève contre les baisses de salaire. Le même mois, 600 employés de l’industrie du pétrole arrêtent le travail pour demander une augmentation. En avril, 2000 travailleurs des briqueteries de Tabriz débrayent [5].

Comme l’indique Nima :

« A partir du milieu de l’été 1978, la situation a fondamentalement changé ; le nombre de grèves augmente fortement alors que la crise économique devient plus profonde, que le salaire réel baisse et que le nombre de chômeurs augmente. Alors que la campagne du régime contre les hauts salaires et la faible productivité du travail entre en application, la classe ouvrière entre dans la lutte.
La première vague de grèves en juin 1978 restait essentiellement basée sur des revendications économiques, en particulier les primes, les heures supplémentaires et les salaires… Les ouvriers de la station hydraulique et de quelques unités industrielles de Téhéran se sont aussi mis en grève. De juillet à septembre, les grèves se sont multipliées. A Abadan, 600 éboueurs, qui demandent 20% d’augmentation de salaire, une prime annuel et une assurance médicale, se mettent en grève début juillet. Vers la fin juillet, plus de 1.750 travailleurs du textile de Bechar
débrayent pour les salaires : ils se questionnent sur le rôle et la nature des syndicats d’Etat et demandent des élections libres pour les représentants syndicaux.
En août, de nombreuses grèves éclatent à Tabriz, dont la plus importante est celle d’environ 2.000 travailleurs de la principale usine de machines-outils. La grève dure plus de deux semaines pour exiger des augmentations de salaire, des primes annuelles, ainsi que de meilleures conditions de logement. En septembre, éclatent de nombreuses grèves à Téhéran, dans les provinces de Fars et au Kouzestan, en particulier dans la ville d’Ahwaz ; des usines d’assemblage de voitures, de machines-outils, de papier, toutes deviennent des scènes de luttes. »

Les mobilisations religieuses et les luttes ouvrières commencent à affaiblir le régime.
La réponse du Shah est plus de répression. Il déclare la loi martiale et ordonne à l’armée d’attaquer une manifestation à Téhéran le 8 septembre 1978, connue sous le nom de « Vendredi Noir », où des milliers de manifestants sont tués.

La classe ouvrière prend part à l’action politique

La réponse des travailleurs est de mener l’action dans les usines, à la fois pour leurs propres intérêts immédiats, mais aussi pour des revendications sociales et politiques.
Nima encore décrit très bien les évènements :

« [Le 9 septembre] environ 700 ouvriers de la raffinerie débrayent, non seulement pour de meilleurs salaires, mais en protestation contre la loi martiale et le massacre du Square Jaleh. Deux jours plus tard, le 11 septembre, la grève touche les raffineries de Isfahan, Abadan, Tabriz et Chiraz. Le 12 septembre, 4.000 travailleurs de l’imprimerie et les équipes des deux principaux journaux de Téhéran débrayent pour protester contre le rétablissement de la censure ordonné par le général Oveissi, gouverneur militaire. Le 13 septembre, les travailleurs du ciment de Téhéran se mettent en grève pour des hausses de salaire, la libération de tous les prisonniers politiques et la fin de la loi martiale. La vague de grève touche la plupart des villes et des bourgs : travailleurs du ciment à Behbahan, conducteurs de bus à Kermânchâh, travailleurs de l’industrie du tabac à Gorgan, enseignants, employés de banque, et même des travailleurs de certains hôtels de luxe (par exemple à l’Hôtel Hilton de Téhéran). »

Assef Bayat, auteur du livre en anglais le plus détaillé sur le rôle des travailleurs en Iran pendant cette période, rapporte que : « Selon les chiffres disponibles, les grèves déclarées (moins nombreuses que le chiffre réel) touchent au moins 35.000 travailleurs de différentes usines en septembre, travailleurs en grève à la fois pour des revendications économiques et politiques, qui organisent des manifestations et rédigent des résolutions ».
Mais en octobre, la situation change. Comme l’indique Bayat : « lorsque 40.000 travailleurs du pétrole, 40.000 travailleurs de la sidérurgie et 30.000 travailleurs des chemins de fer posent leurs outils pendant trois semaines, le dynamisme de la situation révolutionnaire change profondément ».
Bayat cite le rapport du journal libéral Ayandegan de l’époque :

« Rien que le 6 octobre, les cheminots de Zahedan, 40.000 sidérurgistes à Isfahan, les travailleurs des mines de cuivre de Sar Cheshmeh et Rafsanjan, de la pétrochimie d’Abadan, de la compagnie des postes et télégraphes d’Isfahan et toutes les branches de la banque de Shahriar se mettent en grève. Le jour suivant, ce fut la même chose :
toutes les raffineries, le Royal Air Service, l’usine Iranit à Ray, les fonctionnaires des douanes à Jolfa, le Département de la Navigation et des Affaires Portuaires à Bandar Shahpour, l’usine de tracteurs Sazi à Tabriz, les stations de radio et de télévision à Rezayeh, 80 unités industrielles à Isfahan, une usine sidérurgique à Bafgh, les employés de la justice à travers tout le pays et les employés des finances de Maragheh se joignent à la grève. Le jour suivant, c’est au tour de l’usine Zamyad de Téhéran, de General Motors, de l’organisation du budget et des cheminots de Zahedan (encore). Le lendemain (11 octobre 1978), les principaux journaux du pays sont en grève. L’usine Canada Dry, le port et les chantiers navals de Khorramchahr, l’usine Iran Kaveh, les poissonneries de Bandar Pahlavi, l’usine Minoo, l’usine Vian Shre et Ghere-i Ziba, tous les travailleurs à Abadan et Ahwaz, l’usine de tubes et de machines Sazi à Saveh, 40.000 ouvriers du groupe industriel Bechar à travers le pays, les conducteurs de bus de Rezay et les travailleurs de la communication de Kermashah ont rapidement rejoint la grève ».

Les plus importantes grèves en octobre étaient celles de l’industrie pétrolière, organisée par des comités de grève actifs. Nima décrit comment « les travailleurs du pétrole du Kouzistan ont élu un comité de grève pour organiser la grève et lier les luttes des travailleurs du pétrole, des raffineries et de l’administration. Leurs revendications politiques, formulées le 29 octobre, demandaient, entre autre, l’abrogation de la loi martiale, la libération des prisonniers politiques et la dissolution de la SAVAK. La production de pétrole était complètement stoppée. A l’important terminal pétrolier de Kharg Island, les dockers et les autres salariés ont rejoint la grève et empêché tout mouvement de pétrole sur l’île. Sans succès, un grand nombre de tentatives ont été essayées pour mettre fin à la grève, et finalement, l’armée a été utilisée pour forcer les travailleurs à reprendre le travail ».
Mariam Poya décrit quelques éléments notables dans ces luttes. Les travailleurs des douanes permettent l’entrée de médicaments, de nourriture pour bébé et de papier.
Les travailleurs du tabac se mettent en grève contre l’importation de tabac américain.

Carte de l’industrie minière (1978)

Les mineurs de charbon débrayent pour soutenir les enseignants et les étudiants.

« Tous les trois ou quatre jours, de nouveaux secteurs de la force de travail rejoignaient la grève ou allaient dans les rues pour des manifestations et protestations. Chaque nuit, pendant une heure, les travailleurs de la communication
empêchait la propagande du régime à la télé et à la radio. Les cheminots interdisaient aux officiers de police ou de l’armée de voyager en train. Les ouvriers de l’énergie atomique déclaraient que leur industrie a été imposée par les grandes puissances dans l’intérêt d’une guerre nucléaire plutôt que de développer une industrie créative. Le complexe d’acier construit par les Russes était complètement arrêté. Presque tous les établissements industriels étaient fermés, à l’exception du gaz, de l’électricité et du téléphone où les travailleurs expliquaient qu’ils continuaient de travailler pour servir le public, mais qu’ils soutenaient les grèves et manifestations pour renverser le régime. Les dockers et marins ne transportaient que la nourriture, le matériel médical et le papier nécessaire à l’activité politique [6]. »

Les travailleurs du pétrole prennent une position centrale
La grève des travailleurs du pétrole avait un rôle significatif de part sa place stratégique dans l’économie. La grève en octobre dura 33 jours et paralysa l’économie.
Après que le comité de grève ait rencontré le chef de la Compagnie Nationale Iranienne du Pétrole, les travailleurs rapportent qu’il « était prêt à prendre en compte les revendications économiques, mais que les autres ne dépendaient pas de lui ».
Leur réponse fut : « Nous lui avons dit que nous ne faisions aucune différence entre nos revendications économiques et non-économiques. Nous lui avions dit que nos revendications formaient un tout »[7].
Après le rejet des revendications politiques et l’échec des négociations avec le gouvernement, 1.700 délégués de différents lieux de travail se sont rassemblés pour un meeting de masse, en face des forces militaires, dans la raffinerie d’Abadan, décidant de rester toute la nuit dans les locaux de l’administration. Ils furent attaqués par des tanks [8].
Le Shah répondit en envoyant l’armée. Mais les travailleurs ne cédaient pas. Le 4 décembre 1978, ils commencèrent une grève générale, stoppant complètement la production.
A travers l’Iran, les ouvriers constituaient des comités de grève, occupaient leurs lieux de travail ou stoppaient la production. Cependant, la coordination entre les industries était limitée. Le meilleur exemple, c’est lorsque les travailleurs du pétrole et du rail discutaient de transporter du fuel pour l’usage domestique, les travailleurs du pétrole parlaient des moyens de production pour d’autres priorités alors que les sidérurgistes et cheminots de Isfahan négociaient pour avoir du charbon pour les fours [9].
Même si ces luttes n’étaient pas le résultat d’une direction consciente d’organisations révolutionnaires, elles n’étaient pas non plus simplement « spontanées ». Bayat a trouvé des preuves que certains travailleurs avaient été organisés dans des cellules secrètes sur leurs lieux de travail, parfois depuis huit ans avant ces évènements [10].
Le rôle central de l’action des travailleurs n’était alors pas masqué par les commentateurs bourgeois. Le Shah a quitté l’Iran le 16 janvier 1979 et n’y est plus jamais retourné.
Comme l’indique le Financial Times du 17 janvier 1979 : « une fois que la grève a vraiment été lancée dans des secteurs clefs comme les douanes, les banques et bien sûr le pétrole, elle a prouvé qu’elle était l’arme la plus efficace pour faire réaliser au Shah qu’il devait partir ».

Le rôle du clergé

Même si c’est la force de la classe ouvrière qui a mis le Shah à genoux, il n’y avait pas d’organisation ouvrière pour prendre la tête de l’ensemble de l’opposition au régime. Même si les slogans des manifestations de décembre, « Pendez la marionnette américaine », « Des armes pour le peuple » et « Le Shah doit partir », étaient laïques, l’organisation de ces protestations était entre les mains des sympathisants de Khomeyni.
Comme l’indique Bayat : « Alors que les travailleurs contrôlaient toutes les activités révolutionnaires dans les lieux de travail, ils n’exerçaient, et ne pouvaient pas exercer, leur direction sur l’ensemble du mouvement de masse. Cette direction appartenait à quelqu’un d’autre : Khomeyni et les dirigeants qui s’étaient associés avec lui.
Les partisans de Khomeyni avaient tissé un réseau très bien organisé de cadres à travers le pays ; surtout dans les centres urbains. Pendant la lutte, les mosquées recevaient des fonds des bazars, fonds qui étaient utilisés pour la lutte politique.
Nima décrit les forces sociales qui se trouvaient derrière les leaders religieux :

« Aucune autre organisation n’avait un réseau de 180.000 membres, avec 90.000 cadres (mollahs), une cinquantaine de leaders (ayatollahs), 5.000 fonctionnaires (moyen clergé), 11.000 étudiants en théologie, et une large masse de gens ordinaire comme les enseignants islamiques, les prêcheurs, les guides de prières et les organisateurs de procession ».

Khomeyni avait appelé aux grèves le 17 octobre et le 18 décembre dans sa campagne pour briser le régime. Même s’il avait reçu des fonds de mosquées et des marchands du bazar, le comité de grève du pétrole avait refusé la proposition de Bazargan (représentant de Khomeyni et plus tard Premier ministre) d’appeler à mettre fin à la grève et de bloquer simplement les exportations [11]. Selon Poya, quelques travailleurs du pétrole ont envoyé une lettre ouverte l’assurant de leur soutien mais demandant aussi une « participation ouvrière au futur gouvernement ».
Il est à noter par exemple que les revendications des travailleurs du pétrole n’incluaient pas celle d’une république islamique. Et lors du développement des shorras (les conseils d’usine) début 1979, il y a eu un conflit d’intérêts entre les leaders cléricaux et le mouvement ouvrier, et un potentiel pour une lutte indépendante de la classe ouvrière, à la fois contre le Shah et contre le nouveau régime théocratique.
Pouvait-on prévoir la nature du régime de Khomeyni ? C’était clair par les slogans utilisés dans les manifestations (comme « Victoire pour la juste loi de l’Islam », « Le voile ou la mort », à Tabriz en février 1978). C’était également clair lors des autodafés, des attaques de cinémas ou de raisonnements réactionnaires, par exemple lors d’une campagne contre une banque parce que l’un des actionnaires était un capitaliste bahaï [12].
Khomeyni a clairement fait savoir qu’il était hostile à la gauche. Dans « Le Monde » du 6 mai 1978, il disait : « Nous ne collaborerons pas avec des marxistes, même pour renverser le Shah. J’ai donné en ce sens des instructions spécifiques à mes partisans. Nous sommes opposés à leur idéologie et nous savons où ils nous emmèneraient. S’ils arrivent au pouvoir, ils établiront un régime dictatorial contraire à l’esprit de l’Islam ».
Il était aussi clair dans ses écrits qu’il voulait créer un pouvoir théocratique. Khomeyni a, en particulier, formulé l’idée du Velayat-e Faqid, le pouvoir de la vertu ou gouvernement des juristes islamiques. Dans ces conférences de 1969, il affirmait que « les véritables gouverneurs sont les juristes islamiques eux-mêmes »[13].
Bref, si la gauche y avait fait attention, il y avait des signes évidents de la nature du régime que Khomeyni voulait créer.

L’écrasement des ouvriers

Le Shah a quitté l’Iran le 16 janvier 1979. La foule fêtait dans les rues de Téhéran.
Bakhtiar, son dernier Premier ministre, n’avait été nommé que fin 1978, depuis moins d’un mois. Un sentiment de liberté, passant après des années de répression, était tangible. Comme le disait un ouvrier de l’usine Caterpillar : « La plus grande grâce que la révolution nous ait apportée c’est la liberté… Maintenant, un homme peut parler et protester, il peut critiquer, il peut lire des livres, il peut réfléchir… [14]»
Khomeyni avait déjà formé le Conseil Révolutionnaire Islamique en exil. Il retourne en Iran le 1er février 1979. Le 5 février, il nomme Bazargan Premier ministre provisoire.
Une insurrection du 9 au 11 février 1979 marque la fin de la farce du régime de Bakhtiar. Le 9 février, les Fedayin tiennent une manifestation publique pour célébrer leur première action de guérilla en 1971. La manifestation coïncida avec des affrontements armés avec la Garde Impériale. Les jours précédents, la base aérienne militaire de Téhéran s’est rebellée contre le gouvernement et a été attaquée par Garde Impériale du Shah. Les Fedayin se joignent à la défense de la base aérienne. Le 11 février, le combat continue jusqu’à ce que le commandement militaire suprême ordonne aux troupes de retourner dans les casernes et appelle Bazargan à former le nouveau gouvernement.

L’auto-organisation ouvrière

Lorsque le vieil Etat a commencé à s’effondrer, le peuple ouvrier a pris le contrôle de structures sociales de base, les plus importantes étant les shorras (conseils) dans les lieux de travail. Ces shorras prenaient des formes différentes (rien qu’à Téhéran, il y en avait un millier) et dans les premiers mois de 1979, ils se sont multipliés [15].
Comme l’indique Maryam Poya :

« Les comités de grève dans toutes les usines, bureaux, écoles, universités et autres lieux de travail se reformaient et prenaient leur fonction en tant que shorras (conseils) : shorras d’ouvriers, shorras d’étudiants, shorras d’employés de bureaux. Dans les villages, les paysans établissaient leurs propres shorras de paysans. Dans les villes, le pouvoir passait aux mains de corps locaux appelés Komitehs (comités). Les membres des Komitehs étaient essentiellement des sympathisants des organisations de guérilla, mais comportaient aussi le clergé local et de partisans fanatiques de l’idée de république islamique. Au sein des minorités nationales, le pouvoir tombait aux mains de leurs shorras locales. »

Les shorras d’ouvriers étaient des comités d’usine, des organisations de base dont le comité exécutif représentait tous les travailleurs de l’usine ou d’un groupe industriel.
Ils élisaient aussi des sous-comités pour des tâches particulières. Leur préoccupation principale était le contrôle ouvrier. Bayat explique que « les shorras qui ont eu le plus de succès furent ceux qui exerçaient un contrôle total sur le lieu de travail sans aucun véritable pouvoir des directeurs officiellement nommés. Leur politique et leurs activités étaient indépendantes de l’Etat et des directeurs officiels et se basaient sur les intérêts de l’ensemble des travailleurs ».
Pour les meilleurs exemples, les shorras des usines Fanoos et Iran Cars, il y avait « un contact permanent entre la shorra et la base. Le résultat des activités ou de négociations avec une quelconque autorité était rapporté aux travailleurs. Cette forme d’intervention contrôlée par la base réduisait les tendances bureaucratiques [16] ».

Bayat explique que dans la période de février à août 1979, les travailleurs « mènent une lutte indépendante, et parfois directement opposée, aux leaders [cléricaux] de la
révolution ». Il considère que les shorras étaient des embryons de soviets ou conseils ouvriers.
Par exemple, à l’usine de textile Chite Jaghan, près de Téhéran, dans les premiers mois de 1979, la shorra a organisé l’augmentation de la production, doublé le salaire minimum en coupant dans les salaires des cadres supérieurs, et offert du lait gratuit aux ouvriers [17].
A l’usine Fanoos, la constitution de la shorra donnait au comité l’autorité de faire face au « sabotage contre-révolutionnaire », de faire des formations militaires et de « purger les éléments corrompus et anti-populaires, quel que soit leur position ».
Tout le monde, y compris la direction qui était accusée, prenait part à des meetings de masse pour décider de leur destin [18].
Les travailleurs luttaient pour des cantines, des cliniques et des écoles. Dans les lieux de travail où les patrons avaient fuit, les ouvriers prirent le contrôle de la production, organisèrent le travail, l’achat de matériel et la vente des produits.
Ils menaient aussi des actions pour obtenir le contrôle de leurs lieux de travail. Des assemblées générales de travail jugeaient des directeurs, des agents de maîtrise et des agents de la SAVAK et les licenciaient. A l’usine Arj, par exemple, un ouvrier expliquait « qu’après la révolution, la direction commença simplement les mêmes méthodes d’exploitation et d’oppression. Mais nos gars étaient devenus assez conscients pour ne plus tolérer de tels comportements. Aussi, nos gars ont rapidement foutu ces gentlemen à la porte [19]».
A la Compagnie de Moteurs Eadem, en mars 1979, la shorra de l’usine a décidé de licencier onze directeurs après avoir enquêté sur leurs cas. A l’usine de voiture Pars, les ouvriers ont décidé que « les employeurs n’ont pas le droit d’embaucher ou de licencier quelqu’un sans consulter la shorra [20]».
A la cimenterie Fama Beton de Téhéran, les travailleurs, après avoir formé leur shorra, imposèrent à l’employeur d’accepter les conditions suivantes : « retour au travail avec paiement des arriérés de salaires et des bénéfices, semaine de 40 heures, surveillance par les travailleurs des décisions de l’équipe de direction, des contrats, des nouveaux recrutements, de la détermination des salaires, et une enquête sur la situation financière de l’entreprise [21]».
En mai 1979, les travailleurs de la Compagnie Mitusac, face à un plan de licenciement, se sont lancés dans un sit-in de 25 jours et quatre jours de grève de la faim. Lorsqu’ils eurent sauvé leurs emplois, ils décidèrent de « prendre en main l’atelier et de le diriger par leur propre pouvoir [22] ».
Le niveau de lutte de la classe ouvrière restait élevé. Le nouveau gouvernement pprovisoire estimait que 50.000 travailleurs prirent part à de nouvelles grèves dans les premiers mois de 1979. Entre février 1979 et février 1980, il y eut 350 conflits industriels différents [23].
Les travailleurs luttaient pour de meilleurs salaires, avec un salaire moyen qui a augmenté de 50% en 1979 et un salaire minimum qui avait plus que doublé [24].
Un ouvrier interrogé par Bayat explique le haut niveau de compréhension qu’avait de nombreux travailleurs pendant ce processus :

« Regarde, la raison pour laquelle la révolution fut faite, c’est avant tout parce que nous voulions devenir nos propres maîtres, déterminer nous-mêmes notre destinée… Nous ne voulions plus de cette situation où une personne ou quelques-uns uns décident pour deux mille. Lorsque nous, les 2.500 ouvriers, travaillons entre ces murs, nous voulons savoir ce qui s’y passe, ce que nous ferons dans l’avenir, combien de profit nous obtenons, combien nous pouvons prendre pour nous-mêmes et combien nous pouvons verser au gouvernement pour l’investissement national ».

Cependant, d’autres shorras, comme celle de l’usine de voitures Bechar, ne fonctionnait que comme une forme de co-gestion, avec deux membres participant à l’équipe de direction, quelques consultations et une participation à l’administration de l’entreprise.
Quelques shorras regroupaient plusieurs lieux de travail. L’Union des Shorras d’Ouvriers de l’Ouest de Téhéran et l’Union des Shorras d’Ouvriers de Gilan étaient des organes de coordination entre différents comités d’usine. Des liens nationaux étaient formés par les cheminots et les travailleurs du pétrole.
Le plus haut point d’une organisation nationale fut la création du Conseil de Fondation de l’Union des Travailleurs de tout l’Iran. Le 1er mars 1979, il a publié une déclaration en 24 points (voir encadré).
Les ouvriers au chômage étaient une des fractions les plus combatives de la classe ouvrière. Les chômeurs ont, par exemple, occupé le Ministère du Travail et les anciens locaux des syndicats contrôlés par la SAVAK qu’ils ont transformé en Maison des Travailleurs (Khaneh Kargar).
Un ouvrier explique leur attitude :

« Je suggère que nous restions à cet endroit jusqu’à ce que le ministère des patrons devienne le ministère des travailleurs. Le Ministre du Travail doit savoir qu’il est un ministre d’un gouvernement provisoire, et qu’il n’est lui-même que provisoire, pas permanent. C’est son devoir de dire aux propriétaires et aux directeurs qu’ils ont volé des millions et des millions pendant 25 ans, aussi comment peuvent-ils être brusquement en faillite ? Nous ne voulons pas vos promesses, nous voulons de l’action. Ne nous accusez pas d’être des non-croyants.
Répondez à nos demandes et nous prierons 37 fois au lieu de 17 [25]».

Cette force du mouvement ouvrier s’est démontrée lors du 1er Mai 1979, lorsqu’un million et demi de travailleurs ont marché à travers Téhéran.

« Les ouvriers au chômage ont joué un rôle majeur dans les manifestations du 1er Mai… Le Conseil de Fondation du Syndicat National des Travailleurs d’Iran appelait tous les travailleurs, avec ou sans emploi, à célébrer le 1er Mai, en se joignant à une marche depuis Khaneh Kargar. Le jour dit, les hommes et femmes au chômage et leurs enfants rejoignaient la marche, déployant leurs drapeaux et se congratulant mutuellement pour la Journée des Travailleurs. Ils furent suivis par les travailleurs avec emploi. Chaque entreprise ou industrie était représentée avec sa banderole.Les écoliers et étudiants ainsi que les organisations politiques soutenaient la marche [26 ]».

La manifestation ouvrière était massive : elle dura six heures pour 1,5 millions de manifestants dans les rues de Téhéran. Les manifestants avaient des banderoles en farsi, en arabe, en kurde et en azéri, avec des slogans comme « Vivent les véritables syndicats et les shorras », « Liberté d’expression, liberté de la presse », « A bas le vieux code du travail », « Ouvriers et paysans, unissez-vous et luttez » et « Du travail
pour les chômeurs ».
Cependant, cette manifestation ne se passa sans incident. « Parfois, la marche fut harcelée par des petits groupes d’islamistes qui criaient des slogans anticommunistes
et pro-islamistes. Les manifestants répondaient : ײ les ouvriers seront victorieux, les réactionnaires seront défaits [27] ײ . »
Les partisans de Khomeyni organisèrent un rassemblement séparé devant le square « Iman Hussein » à Téhéran, qui ne rassembla que quelques milliers de manifestants. Les Moudjahidin refusèrent de se joindre à la manifestation ouvrière indépendante et organisèrent leur propre célébration près de Téhéran, mobilisant seulement quelques milliers de sympathisants.

Revendications de l’Union des Ouvriers de tout l’Iran

« Nous, travailleurs d’Iran, par nos grèves, sit-in et manifestations, nous avons renversé le régime du Shah et pendant ces mois de grève, nous avons supporter le chômage, la pauvreté et même la faim. Nombreux d’entre nous avons été tués dans la lutte. Nous l’avons fait pour créer un Iran libre de la répression de classe, libéré de l’exploitation. Nous avons fait la révolution pour mettre fin au chômage et au manque de logements, pour remplacer les syndicats dirigés par la SAVAK par des shorras indépendantes de travailleurs, des shorras formées par les travailleurs de chaque usine pour leurs propres besoins économiques et politiques ».
Les travailleurs demandent :
1. Reconnaissance des shorras par le gouvernement ;
2. Abolition du code du travail du Shah et réalisation d’un nouveau code du travail
rédigé par les travailleurs eux-mêmes ;
3. Augmentation des salaires selon l’augmentation des prix ;
4. Des primes exemptées d’impôt ;
5. Un système de santé gratuit à la place de l’actuel système d’assurance semi-privé;
6. Des aides au logement le plus rapidement possible ;
7. Paiement des arrêts-maladies ;
8. Semaine de 40 heures et de cinq jours ;
9. Licenciement de tous les éléments fortement liés à l’ancien régime ;
10. Expulsion de tous les experts étrangers et des capitalistes étrangers et iraniens, expropriation de leur capital dans l’intérêt de tous les travailleurs ;
11. Fin des discriminations contre les travailleurs en bleus de travail, et augmentation des congés annuels à un mois ;
12. Amélioration des conditions sanitaires dans les usines ;
13. Abolition des sanctions disciplinaires et des amendes ;
14. Fin de l’intervention de la police, de l’armée et du gouvernement dans les conflits sociaux ;
15. Inclusion des shorras d’ouvriers dans les décisions industrielles, comme l’investissement et les questions générales de l’entreprises telles que l’achat, la vente, les prix et la distribution des bénéfices ;
16. Détermination des embauches et des licenciements par les shorras ;
17. Liberté de manifestation et de protestation, et légalisation des grèves ;
18. Retour du capital des coopératives aux travailleurs ;
19. Repas gratuits, possibilités pour se laver et amélioration de la sécurité au travail.
20. Ambulances, infirmières, bains et infirmeries au travail ;
21. Emploi officiel et sécurité de l’emploi pour les travailleurs temporaires ;
22. Création d’un corps de consultation médicale pour examiner les conditions de santé des travailleurs malades et leur garantir une exemption de travail et une mise à la retraite.
23. Réduction de l’âge minimum de la retraite de 30 à 20 ans de service pour l’industrie des mines et du bâtiment.

La réaction islamiste

L’attitude de Khomeyni vis-à-vis de la classe ouvrière était claire depuis le début. Il fit des préparatifs pour affronter les comités de grève avant son retour en Iran, et dès son retour, il commença à attaquer le mouvement ouvrier renaissant.
Le 20 janvier 1979, Khomeyni établit un Comité pour la Coordination et l’Enquête des Grèves (CCEG), auquel participe Bazargan et le futur président Rafsandjani. Sa tâche principale est « d’appeler à l’arrêt des grèves qui compromettent le travail de nos principales industries liées à la production des besoins urgents de la population et qui menacent la survie de notre pays [28]». En dix jours, il a persuadé plus de cent entreprises en grève à reprendre le travail.

Le CCEG ne remportait pas un succès complet. Le comité de grève des chemins de fer refusait à plusieurs reprises de reprendre le travail et de transporter le fuel « pour la consommation du peuple ».
Selon Bayat, « Le comité de grève du pétrole n’accepta la demande du CCEG de reprendre la production uniquement pour la consommation domestique qu’après un long débat, des négociations et des garanties.
Le comité de grève du pétrole possédait un haut degré d’indépendance et d’autorité, et apparaissait pour Khomeyni et ses alliés comme un pouvoir parallèle. La confrontation a culminé environ trois semaines avant l’insurrection et le départ du Shah, le leader des grévistes du pétrole [MJ Khatami] démissionna en signe de protestation contre ײ le clergé dogmatique et réactionnaire ײ et contre ײ la nouvelle forme de répression sous prétexte de religion ײ. Selon sa lettre ouverte ײ aux masses d’Iran ײ, sa principale inquiétude fut ײ la répression existante (…) et les interférences arbitraires de l’Envoyé Spécial (de Khomeyni) dans les tâches et responsabilités des représentants des comités de grève. ײ »
Il y eut une autre confrontation juste après l’insurrection (9-11 février), lorsque les dirigeants de la grève du pétrole furent arrêtés par le nouveau régime et accusés d’être contre-révolutionnaires [29].
Le nouveau gouvernement montrait clairement ses intentions. Le porte-parole de Bazargan affirmait : « Ceux qui imaginent que la révolution continue se trompent. La révolution est terminée. La période de reconstruction a commencé. [30]»
Trois jours après l’insurrection, Khomeyni ordonna aux grévistes de retourner au travail « au nom de la révolution ». Le gouvernement provisoire s’opposa aux shorras et mis en place une force spéciale d’inspecteurs nommés dans les entreprises pour faire des rapports sur leurs activités. A la place des shorras, le gouvernement préconisa des syndicats [31].
Le 18 février, le Parti de la République Islamique fut fondé pour en faire le fer de lance des partisans de Khomeyni dans la politique officielle. Des milices et autres troupes de combat comme le Hezbollah (Parti de Dieu) furent organisées pour s’attaquer aux opposants dans les rues et les lieux de travail.
Lors d’un discours à Qom le 1er mars 1979, Khomeyni disait : « la démocratie est un autre mot pour usurper l’autorité de Dieu et son règne »[32].
Il ajouta : « Ce que veut la nation, c’est une république islamique. Pas seulement une république, pas une république démocratique, pas une république démocratique islamique. N’utiliser pas le mot de démocratie, c’est un terme de style occidental. [33]»
En mars 1979, Khomeyni fit des menaces : « toute désobéissance et sabotage des décisions du plan du gouvernement provisoire seront considéré comme une opposition contre la véritable révolution islamique. Les provocateurs et agents seront considérés devant le peuple comme contre-révolutionnaires, et la nation prendra des mesures contre eux tout comme elle l’a fait contre le régime contre-révolutionnaire du Shah. [34]»
Le 31 mars, le Ministère du Travail annonça que le gouvernement « est favorable à des syndicats et croit que les travailleurs ne peuvent défendre leurs intérêts que par le biais d’un syndicat sain ; aussi le ministère soutiendra de telles organisations et a l’intention de dissoudre toute autre forme d’organisation qui sont inutiles »[35].
Le gouvernement commença à intervenir dans les lieux de travail, nommant ses propres représentants comme directeurs et tentant d’affaiblir le rôle des shorras. Il encouragea des groupes de sympathisants à établir des sociétés islamiques dans les lieux de travail pour défendre les priorités de la religion et de l’attitude islamique quant au travail et à la propriété.
De nombreux travailleurs ne l’acceptaient pas. Un ouvrier de Roghan Pars, un sous-traitant de Shell, l’affirma très clairement en mars 1979 :

« La révolution fut victorieuse grâce à la grève ouvrière. Nous avons fait tomber le Shah et briser son système, mais tout est comme avant. Les directeurs nommés par l’Etat ont la même mentalité que les anciens directeurs. Nous devons renforcer nos shorras, parce que la direction en a peur. Ils savent que si les shorras redeviennent puissantes, ils ne peuvent rien faire. Ils ne peuvent imposer directement leurs politiques anti-ouvrières ; mais ils s’opposent maintenant aux shorras sur des bases religieuses. Si nous disons quoique ce soit, leur réponse est : ײ C’est une conspiration communiste pour affaiblir notre croyance religieuse. ײ Ce que j’aimerais savoir c’est ce que les shorras ont à voir avec la religion ? Les travailleurs sont tous exploités pareils, qu’ils soient musulmans, chrétiens ou d’une autre religion. Ce directeur sanglant qui suce notre sang est subitement devenu un bon musulman et tente de nous diviser par la religion ; aussi, nous devons savoir que le seul moyen pour nous de gagner est de réaliser notre unité dans les shorras. [36] »

« S’ils ne reconnaissent pas les droits de nos shorras, il y aura des débrayages et du sabotage. S’ils déclarent les shorras illégales, les travailleurs ne les laisseront jamais entrer dans les usines. S’ils prononcent la dissolution des shorras, c’est eux-mêmes qui devront partir. [37]»

La fondation de l’Etat islamique

Le gouvernement provisoire s’empressa de mettre en place ces plans pour une constitution islamique. Les 30 et 31 mars, il organisa un référendum avec la question : oui ou non à une république islamique. Les bulletins de vote étaient rouges pour le non et verts pour le oui. Des membres de Komitehs locaux donnaient aux électeurs leur bulletin préféré et tamponnaient leurs cartes d’identité [38].

Le gouvernement renforça aussi la répression. Le 10 avril 1979, une manifestation de chômeurs à Isfahan fut attaquée par les milices de Khomeyni et un ouvrier fut tué. En mai 1979, le gouvernement introduisait la loi sur les Forces Spéciales pour interdire aux shorras d’intervenir « dans les affaires de la gestion et des salaires » des directeurs nommés par le gouvernement [39].

Le 6 mai, Khomeyni ordonna la création des Gardes de la Révolution Islamique (les Pasdaran) qui seront fondées le 16 juin [40].

Le régime nationalisa 483 usines, 14 banques privées et toutes les compagnies d’assurance en juin 197941. Il prit le contrôle de 70% du secteur privé, payant des indemnisations aux capitalistes étrangers et locaux. S’il fit cela, en réalité, ce fut parce que les travailleurs dans de nombreuses entreprises avaient chassé les patrons dans les faits, et que le régime voulait en reprendre le contrôle en imposant ses propres directeurs.

Le régime utilisa aussi le sabotage économique pour miner les usines avec des shorras. Les transactions avec la shorra de l’entreprise Saka furent rejetées par l’Etat et les commerçants du bazar, selon le prétexte que les membres de la shorras étaient communistes. A l’usine chinoise Orkideh, l’Etat empêcha une importante importation de matériel d’Allemagne de l’Ouest après que les travailleurs aient pris le contrôle de l’entreprise. Les crédits de deux usines de laine à Naz-Nakh et Isfahan furent coupés afin d’y démanteler les shorras [42].

Le 22 juin, une manifestation à l’université de Téhéran demandant une assemblée populaire élue fut brisée par les Hezbollahi. Le gouvernement décida qu’une assemblée d’experts rédigera la nouvelle constitution. La nouvelle constitution, adoptée par référendum en décembre 1979, contenait des articles visant à restreindre le rôle des shorras. L’article 105 par exemple dit : « les décisions prises par les shorras ne doivent pas aller contre les principes islamiques et les lois du pays »[43].

Lors du Ramadan, le 25 juillet 1979, Khomeyni annonça une interdiction de la musique à la radio et à la télévision, la comparant à l’opium [44].

Le 7 août 1979, alors que les Pasdaran occupaient les bureaux du journal libéral Ayandegan, le gouvernement sortit une loi vieille de deux mois sur la presse. Plus tard dans le mois, le gouvernement interdit 41 journaux d’opposition et prend le contrôle de deux grandes maisons d’édition. C’est un coup significatif contre la gauche dont la presse était tirée à environ un million d’exemplaire [45].

En août, Khomeyni créa la Croisade de la Reconstruction pour réparer des routes et des bâtiments gouvernementaux. Des ouvriers de Général Motors, Caterpillar et Iran National furent licenciés sous le prétexte que des pièces n’étaient pas disponibles pour leurs usines. Les grèves et sit-in furent déclarés illégaux, en tant que « conspirations communistes ».

La première grande vague de répression contre les shorras eut lieu en août. Selon Bayat, « de nombreux militants de shorras indépendantes furent arrêtés et un bon nombre d’entre eux furent exécutés ».

Les forces de Khomeyni attaquaient aussi la gauche. Le 12 août, une manifestation appelée par le Front National, les fedayin et les moudjahidin fut attaqués par le Hezbollah et le Pasdaran. Dans les jours qui ont suivi, les locaux des fedayin et des moudjahidin furent assiégés par les forces de Khomeyni.

Dans son discours du 19 août à Qom, Khomeyni fut très clair : « Nous avons fait une erreur. Si nous avions interdit tous ces partis et fronts, brisé tous leurs stylos, levé des potences sur les places principales et liquidé tous ces gens corrompus et gibiers de potence, nous n’aurions pas tous ces problèmes [46]». En octobre 1979, Khaneh Kargar fut occupé par le Komiteh local pour que les ouvriers au chômage ne l’occupent pas une seconde fois.
Le gouvernement utilisait aussi des associations islamiques et des « shorras islamiques » pour miner les organisations indépendantes dans les lieux de travail.
C’est dans ce contexte qu’eut lieu l’occupation de l’ambassade américaine le 4 novembre 1979. Selon la Campagne contre la Répression en Iran (CARI), « elle fut désignée et organisée par le parti au pouvoir (PRI) et son objectif principal fut de détourner le mouvement de masse », en utilisant une « creuse démagogie antiimpérialiste ».
Début 1980, de nombreuses shorras d’usine, dont celles du pétrole, du rail et des entreprises de production d’outils, étaient brisées. En août 1980, le régime abolit le partage des profits et fait passer une loi qui ne donne aux shorras qu’un rôle consultatif.
Les travailleurs continuent de résister. Un ouvrier dit au journal Keyhan : « cette loi a pour but d’affaiblir la puissance des travailleurs ; dans les faits, elle n’est que la reconnaissance de semi-droits syndicaux, qui ne préservent que les intérêts des capitalistes. Les shorras sont la base de notre pouvoir dans les usines. Il est maintenant clair que tant que les capitalistes dirigeront les usines, ils continueront à affaiblir notre pouvoir [47]».
Khaneh Kargar devint le quartier général des associations islamiques et des « shorras islamiques ».
Ces associations islamiques avaient les fonctions suivantes : endoctrinement de la force de travail avec l’idéologie dominante, politiser les lieux de travail et mobiliser les travailleurs derrière le régime. Selon Bayat, elles étaient vues par de nombreux ouvriers comme « de nouveaux agents de la SAVAK qui portaient des barbes au lieu de cravates ».
Lorsque l’Irak attaqua l’Iran fin septembre 1980, la conséquence fut « une vague chauvine hystérique qui engouffra le pays, y compris la classe ouvrière et la majorité de la gauche ». L’autre conséquence majeure fut la militarisation de la société, avec la réapparition de l’armée régulière, le triplement des Pasdaran et l’apparition de nouveaux corps comme les Basij. Même les associations islamiques furent armées[48].

Les travailleurs continuent de résister

Même en 1981, des ouvriers combatifs défient les dictats du gouvernement. Bayat rapporte un incident dont il fut témoin : « Dans l’usine d’Etat Iran Cars, une sérieuse confrontation eut lieu lorsque le département des finances coupa les fonds pour payer la prime de fin d’année aux ouvriers. Des membres de la shorra furent arrêtés lorsque l’Etat réagit à leur action. Les travailleurs mirent de côté leurs revendications pour obtenir la libération des membres de la shorra. Le jour où j’ai visité l’usine, les représentants de l’Imam (Khomeyni) et du Procureur Général tournaient dans tous les sens pour mettre fin au conflit. Après une forte dispute entre les ouvriers et les représentants, un ouvrier azéri se leva et déclara : ײ Nous avons déjà renversé le régime du Shah, nous sommes capables de renverser tous les autres régimes ײ. Et là, les ouvriers ont commencé à applaudir. »
Mais en juin 1981, les dernières traces d’indépendance des shorras disparurent.
Dans l’usine Iran Cars, « des pasdaran armés ont surgit dans l’usine et ont arrêté les membres de la shorra et d’autres militants selon une liste noire établie par l’association islamique. [49]»
Le nombre des conflits industriels est tombé de 180 en 1980-81 à 82 en 1981-82.
Les ouvriers du pétrole, qui avait, par la lutte, gagné la semaine de 40 heures, la perdent par un décret du Conseil Révolutionnaire imposant la semaine de 44 heures.
Sur la base d’une citation de Mahomet selon laquelle « le travail est comme un djihad au service de Dieu », une conception instrumentalisée du travail est utilisée par le régime pour augmenter la productivité. Il prétend imposer une communauté islamique « sans classe » au-dessus des relations travail/capital. Pour le faire, même le langage fut changé : le mot kargar (travailleur) fut remplacé par karpazir (celui qui est d’accord pour travailler).
Comme le décrit Bayat, « Pour les ouvriers, l’islamisation des lieux de travail va main dans la main avec l’islamisation (ou plutôt l’embrigadement) des loisirs. Les usines sont supposées être une barricade contre les koffar (infidèles), où les agirs (travailleurs) doivent écouter des sermons religieux officiels tout en réalisant le « devoir divin de la production ». Par conséquent des expéditions massives de mollahs d’usine, une transformation religieuse change l’atmosphère dans les usines, en affichant des photos spéciales, des posters et d’immenses slogans sur les murs ainsi que des haut-parleurs pour les discours officiels lors des pauses et des temps de repas. »
La subordination des travailleurs fut résumée par le responsable de la justice en mars 1983 : « la direction est le cerveau, les associations islamiques sont les yeux, et le reste sont les mains » [50].
Cependant, la résistance, passive ou active, continue. En 1984-85, on comptabilise quelques 200 conflits industriels. Bayat rapporte quelques anecdotes significatives :

« Dans une usine métallurgique de Téhéran, je m’attendais à une prière de masse à la mosquée de l’usine. Sur un nombre de 700 travailleurs, moins de 20 ouvriers, la plupart âgés, y allaient. Le reste des travailleurs jouaient au football dans les ateliers ou papotaient. Depuis cette époque (printemps 1981), la participation aux prières de masse dans les usines et les bureaux était devenue obligatoire. Dans une autre entreprise, un jeune directeur expliquait que les ouvriers eux-mêmes demandaient plus de sermons et de prières, mais qu’ils n’y participaient pas. Au lieu de ça, j’ai
observé qu’ils s’asseyaient au soleil pour discuter.»

Les minorités nationales

Moins de la moitié de la population d’Iran était perse et parlait farsi en 1979. Souffrant de l’oppression sous le Shah, les minorités nationales, Kurdes, Azéris, AArabes, Baloutchis, Qachquais et Turkmènes, ont participé au mouvement pour renverser ce régime et avancé leurs revendications d’autonomie et d’autodétermination.
Cependant, le régime de Khomeyni s’est vite retourné contre ces minorités. Du 18 au 21 mars, des villages kurdes de Sanandaj furent bombardés parce qu’ils demandaient l’autodétermination et se partageaient les terres des propriétaires terriens.
Du 26 au 29 mars, la troupe a tiré sur des paysans turkmènes à Gonbadkavoos, là aussi parce qu’ils se partageaient les terres.
Le 26 juillet, des combats ont commencé entre des combattants kurdes et des troupes gouvernementales à Marivan. A la mi-août, les combattants kurdes et les troupes gouvernementales s’affrontaient dans les environs de Paveh. Les troupes gouvernementales ont tué 400 personnes dans les combats. Khomeyni a ordonné une mobilisation générale pour écraser la rébellion kurde. Le Parti Démocratique Kurde fut interdit. Les combats ont continué à Saquaz et Sardacht. Même si les troupes kurdes ont appelé à une trêve, Khomeyni ordonna d’écraser la rébellion.

Les islamistes contre la libération

La chute du Shah fut une fête pour les opprimés. Les femmes, lesbiennes et gays, et les minorités nationales participèrent à la révolution, croyant que le nouveau régime apporterait la démocratie et la liberté.
Dès le début, le gouvernement de Khomeyni prouva qu’il est fermement opposé aux libertés. Dans les premiers mois de son règne, les attaques contre les minorités nationales luttant pour l’autodétermination commencèrent. Les Komitehs locaux commençaient à publier des papiers d’identité et les premiers tribunaux de la Charia furent mis en place. En mars 1979, « 12 personnes furent sommairement jugées et condamnées à mort pour des crimes sexuels supposés comme prostitution et homosexualité [51]».
Plus que tout, c’est l’oppression des femmes et la suppression du mouvement des femmes émergeant qui indiquent le mieux la nature réactionnaire du régime de Khomeyni.

Les femmes dans la révolution

Les femmes étaient impliquées dans la chute du Shah, lors de manifestations, de grèves ou d’autres protestations. Comme l’explique Farah Azari : « Il y avait de nombreuses femmes qui participaient à l’insurrection générale [9-11 février 1979], que ce soit comme forces de secours, apportant de la nourriture ou des médicaments, ou plus directement derrière les barricades de rue. [52]»
Cependant, le premier acte du gouvernement provisoire fut de prendre le contrôle de la radio et de la télévision. Aussi, « les présentatrices furent soit licenciées soit forcées de porter des habits islamiques. Tous les programmes d’art et d’amusement furent supprimés. Les chanteuses furent chassées des programmes, et la musique en général fut très limitée. [53]»
Le 26 février, la loi de la protection familiale du Shah, qui donnait aux femmes quelques droits dans le mariage et le divorce, fut suspendue sur ordre du bureau de Khomeyni. Le 3 mars, la nomination de juges femmes fut arrêtée et trois jours plus tard, les femmes servant dans l’armée furent licenciées. Le 7 mars, dans un discours à Qom, Khomeyni disait que les femmes doivent porter le voile au travail.

Les femmes s’opposent au voile obligatoire

La suspension de la loi sur la Protection Familiale et les commentaires de Khomeyni sur le voile ont galvanisé les femmes pour manifester par milliers le 8 mars, Journée Internationale des Femmes, et les jours suivants.

Manifestation du 8 mars 1979 à Téhéran

Azari a écrit le compte-rendu le plus complet de ces protestations. Elle écrivait :

« Le matin du 8 mars, environ 15.000 femmes se sont rassemblées pour un meeting dans le petit bâtiment de la Faculté Technique de l’Université de Téhéran. Le nombre est bien plus élevé que ce qu’attendait les organisatrices, et d’autant plus surprenant vu les fortes chutes de neige qui tombaient ce jour-là. Parmi elles, des femmes au foyer, ses ouvrières, des enseignantes, des employées de bureau, des étudiantes et surtout de nombreuses filles de l’école supérieure qui étaient venues par classes entières emmenées par leurs professeurs. L’obstruction par les éléments réactionnaires a immédiatement commencé lorsque le système de haut-parleurs du bâtiment fut endommagé, empêchant un grand nombre de participantes qui ne pouvaient entrer dans le hall d’entendre ce qui se disait à l’intérieur. Alors que la colère et le ressentiment augmentaient, celles à l’intérieur décidèrent de se joindre à celles qui étaient dehors pour partir en manifestation vers le bureau du Premier Ministre.
Une fois dans les rues, d’autres femmes se joignaient à la marche qui atteignait le nombre de 30.000 participantes. La marche s’est ensuite divisée, un groupe se dirigeant vers le ministère de la justice, où il y avait un sit-in des avocates, et l’autre vers la maison de l’ayatollah Talaghani. Le premier groupe tenait un meeting devant le ministère, spécifiant leurs revendications et apportant leur soutien aux avocates.
En même temps, le deuxième groupe manifestait, demandant à Talaghani de soutenir leurs revendications. [54]»

Certains slogans des manifestantes étaient : « La liberté est notre culture, rester à la maison notre honte », « Liberté et égalité sont nos droits imprescriptibles », « La journée de l’émancipation des femmes n’est ni occidentale ni orientale, elle est nternationale » et « La liberté n’a besoin ni de lois ni de réglementations »[55].
Azari ajoute que « des conférences et rassemblements furent aussi organisés dans d’autres villes pour le 8 mars. Selon un rapport, 3.000 femmes ont participé à un rassemblement à Chiraz où elles ont affirmé leur solidarité avec les femmes du
monde entier
. »

Le Manifeste des femmes

Le même jour, les femmes manifestèrent aussi devant la Télévision Nationale pour protester contre le nouveau black-out de leurs activités.

manifestation devant l’immeuble de la TV et radio d’Etat

Cependant, les autorités ignoraient ces protestations. Comme l’explique Azari, « la radio et la télévision montraient cela comme une agitation à la fois de femmes immorales qui refusent le hidjab et des agents de l’ancien régime. Dans une réponse de colère, nombreuses sont celles qui sont redescendues dans la rue pour trois jours de manifestations incessantes. »
En réponse, Bazargan annonça que le port du voile n’était pas obligatoire et que les propos de Khomeyni avaient été mal compris.
Le 1 mars, malgré le retrait de quelques organisations, 20.000 femmes se rassemblèrent à l’Université de Téhéran. Les manifestantes partirent vers le Square Azadi où elles furent rejointes par d’autres femmes des bureaux, des hôpitaux et des écoles. Cependant, elles furent attaquées par les islamistes.
Azari le décrit comme suit : « Pendant ces journées, les fondamentalistes, les bigots musulmans et quelques pauvres de la ville, qui rodaient autour en bandes de gangsters, attaquaient et agressaient les manifestantes par tous les moyens possibles. Cela allait des insultes sexuelles et positions indécentes aux coups, poignardages, ou simplement des jets de pierres et de cailloux sur les manifestantes. Des vans et des camions étaient utilisés pour bloquer les marches à différents endroits. »
En conséquence, « les organisatrices appelèrent à une pause puisque les incidents augmentaient et qu’il y avait des craintes que ce soit utilisé par des contrerévolutionnaires
pour déstabiliser le nouveau régime
[56] ».

L’émergence du mouvement des femmes

Cependant, les manifestations ont forcé le régime à reculer, et il en résulta une prolifération d’organisations de femmes, le plus souvent liées à des organisations de gauche.
Par exemple, le groupe Emancipation des Femmes, qui publiait un mensuel du même nom, et était lié à l’Organisation pour l’Unité Communiste, fut « une des premières organisations marxistes à dénoncer l’Etat islamique après la révolution [57]».
Une autre organisation fut l’Union Nationale des Femmes, fondée en mars 1979, et liée aux fedayin, qui était moins bruyante contre le gouvernement. Elle publia six numéros de son journal Egalité et un mensuel Femmes en Lutte. Comme autres organisations, il y avait la Société pour le Réveil des Femmes, pro-chinoise, et le Comité pour la Défense des Droits des Femmes initié par des trotskistes du HKS et de nombreux groupes locaux de femmes au sein des minorités nationales. Il y eut aussi la formation d’organisations de femmes pro-gouvernementales et islamistes [58].
Cependant, la participation de la gauche en général dans ces mobilisations ne fut pas très forte. Comme l’indique Farah Azari : « Lors des manifestations de mars 1979 lorsque la question du hidjab fut posée pour la première fois, les fedayin, les moudjahidin et la plupart des petits groupes marxistes ne soutenaient pas ces manifestations. Les moudjahidin et le Parti Toudeh leur reprochaient même de jouer le jeu des impérialistes et de mettre en danger la révolution. »

La réaction islamiste

Le 21 mai 1979, le ministère de l’éducation interdit la mixité dans les écoles et ordonne la ségrégation dans toutes les classes. Le 3 juin, il interdit aux femmes mariées de suivre les cours de l’école supérieure.
Le 8 juillet 1979, plusieurs plages de la Mer Caspienne mettent en place une ségrégation sexuelle. Des femmes sont fouettées en public pour avoir nagé dans la « section des hommes ». Le 12 juillet, trois femmes sont exécutées pour prostitution et corruption.
Le 2 octobre 1979, le nouveau code de la famille réserve le droit au divorce aux seuls époux ; ré-instaure le « droit » du mari d’interdire à sa femme de travailler, baisse l’âge minimum du mariage de 18 à 13 ans pour les femmes et permet aux hommes de prendre quatre épouses permanentes et un nombre illimité d’épouses temporaires [59].
La terreur est aussi utilisée. Comme exemple de terreur utilisée pour briser les organisations de femmes, Nima cite un cas de viol par les Gardes de la Révolution :

« Une famille a récemment reçu la nouvelle que leur fille a été exécutée. Les pasdaran sont retournés dans cette famille et ont donné 3 £ aux parents, expliquant qu’elle était vierge et comme on n’exécute pas de vierges selon l’islam, un des pasdar l’a mariée temporairement la nuit avant son exécution et que l’argent est le prix pour ce mariage temporaire. »

Le 3 février 1980, le port de « l’uniforme islamique » devient obligatoire pour les infirmières et les autres femmes travaillant pour le Ministère de la Santé. En mai, des femmes non-voilées sont attaquées et poignardées à Ouroumieh et à Boucher, les bazars refusent de servir les femmes non-voilées. Le 10 juin, on dit aux femmes du Ministère de la Justice de venir au travail « avec de simples habits islamiques »[60].
Le 28 juin 1980 Khomeyni publie un décret demandant aux femmes de tous les bureaux du gouvernement de porter le voile comme partie de la « révolution administrative ». En juillet, les femmes doivent porter le voile pendant le mois du
Ramadan.
En juillet 1980, toutes les écoles mixtes sont abolies. Avec la ségrégation de l’enseignement, les enseignantes sont assignées dans les écoles de filles et les enseignants dans les écoles de garçons. Toutes les écolières des écoles de filles ont l’ordre du Ministère de l’Education de porter un uniforme spécial, les enseignantes recevront des ordres le mois suivant. Toujours en juillet, la compagnie des bus de Téhéran annonce que les trois premières rangées de sièges seront réservées aux passagères.
Le 21 avril 1981, l’anniversaire de Fatima est célébré comme journée des femmes en Iran. Finalement, en juillet 1981, le Majlis (parlement) ratifie un code pénal sanctionnant, entre autre, l’adultère par la lapidation (…)[61].

La contre-offensive des femmes

Malgré ces attaques, les groupes de femmes continuaient de lutter et de s’organiser.
Azari écrit que « d’autres principaux groupes de femmes furent formés à la Banque Melli, la principale banque nationale d’Iran, au Ministère du Travail, au bureau des télécommunications, l’Organisation du Plan, et d’autres ministères et administrations ainsi que dans quelques usines avec un fort taux d’emplois féminins. Les revendications de ces groupes portaient souvent autour de services de garde d’enfants, de salaires égaux, et de congés maternité. Dans certains cas, les employeurs furent forcés de mettre en place une crèche ou d’agrandir celles qui existaient.
Le 9 juin 1979, les avocates organisèrent un sit-in de cinq jours après qu’elles furent exclues des cérémonies de nomination des nouveaux juges. En septembre 1979, il y eut les protestations des étudiantes des écoles de formation technique dont les cours étaient suspendus suite à la décision d’interdire les classes mixtes.
Le 30 octobre 1979, les femmes manifestaient à nouveau contre le nouveau code de la famille, malgré les attaques du Hezbollah. Le 3 novembre, les avocates organisaient un sit-in devant le ministère de la justice contre les nouvelles lois. La Coalition Solidarité Femmes annonça sa création.
Le 25 novembre 1979, la Coalition Solidarité Femmes, qui incluait des groupes comme Emancipation des Femmes et la Société pour le Réveil des Femmes, a organisé avec succès une conférence de femmes. Cette conférence condamnait les mesures du gouvernement contre les droits des femmes.
Selon Azari : « Encouragé par le succès de la conférence, bien relatée dans certains journaux, le comité continua à préparer l’organisation de la célébration de la Journée Internationale des Femmes en mars 1980. Un rassemblement massif fut tenu dans un des bâtiments de l’Université de Téhéran et des messages de solidarité de diverses organisations de gauche et progressistes d’Iran et d’ailleurs furent lus. Le comité s’est ensuite renommé Conseil Solidarité Femmes. Un bon nombre de meetings et de rassemblements ont aussi eu lieu dans les autres principales villes. »
Après le décret de Khomeyni sur le voile en juin 1980, plusieurs milliers de femmes ont manifesté devant les bureaux du président. Azari décrit la réaction : « Les manifestantes étaient attendues avec des clubs de golf, et les gangs vicieux de Hezbollahi étaient heureux d’ajouter des agressions sexuelles, tant verbales que physiques, à leurs attaques et violences traditionnelles contre l’opposition. »

L’échec de la gauche

La classe ouvrière iranienne fut la force sociale décisive dans la chute du Shah en 1978-79. Mais les travailleurs ne se sont pas lancés pour créer leur propre Etat, et sont au contraire tombés sous le règne d’un régime tout aussi répressif que celui du Shah.
Les travailleurs ont construit des organisations et mené des actions pour défendre leurs propres intérêts. Le développement d’une véritable politique indépendante de la classe ouvrière était une réelle possibilité en 1979. Mais ce potentiel n’a pas été utilisé, en grande partie à cause de l’échec de gauche, à la fois en Iran et à l’échelle internationale.
Une partie de l’explication de l’échec de la gauche est liée à la répression venant du gouvernement Khomeyni. Lorsque les fedayin, par exemple, refusèrent de rendre les armes qu’ils avaient prises lors de l’insurrection des 9-11 février 1917, et organisaient une manifestation à l’Université de Téhéran, Khomeyni les dénonça comme « un groupe de bandits et d’éléments sans loi » et « des non-musulmans en guerre contre l’Islam »[62]. La gauche était agressée dès le début par les Hezbollahi et par d’autres forces du nouvel Etat comme les Pasdaran jusqu’à ce qu’elle dût entrer dans la clandestinité.
Mais la répression n’explique pas tout, et rien pour ce qui est des possibilités manquées début 1979. C’est la confusion idéologique de la gauche, sa désorientation politique et ses erreurs organisationnelles qui ont causé la perte d’une opportunité historique pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière et qui fait que jusqu’à aujourd’hui les travailleurs iraniens sont assujettis à un nouveau despotisme.

Idéologie

L’échec central de la gauche en Iran comme à l’échelle mondiale, et qui conditionnait toutes les autres erreurs, fut son erreur idéologique. La quasi-totalité de la gauche était stalinienne et leur pseudo-marxisme stalinisé leur interdisait toute élaboration d’une voie indépendante pour la classe ouvrière.
La quasi-totalité de la gauche manquait de toute analyse de classe systématique de la structure sociale iranienne et de son développement à partir du milieu des années [70]. La plupart définissaient l’Iran comme un pays arriéré avec un léger développement capitaliste, dans la ligne de l’idéologie tiers-mondiste qui était développée à l’époque. La gauche percevait le Shah comme une marionnette des USA, et l’Iran en général comme simplement dominé par l’impérialisme.
Le résultat fut la « théorie » de la révolution en deux étapes, selon laquelle la classe ouvrière devait jouer un rôle secondaire dans une lutte « démocratique » plus large our renverser la dynastie Pahlavi. Cela signifiait que la direction d’une telle « révolution démocratique » était assignée à d’autres forces sociales, tant qu’elles étaient suffisamment « anti-impérialistes ».
Cela amena la gauche à se soumettre politiquement aux mollahs. La quasi-totalité de la gauche échoua à saisir le caractère spécifique du mouvement de Khomeyni et le type d’Etat qu’il envisageait explicitement de créer après avoir remplacé le Shah. Le pire, fut le Parti Toudeh qui diffusait l’illusion d’un développement du régime vers une voie potentiellement « non-capitaliste ». Mais la majorité pensait que puisque le régime était « anti-impérialiste » (c’est-à-dire anti-américain) il était en quelque sorte progressiste.

La gauche n’a pas saisi que, vu les forces impliquées dans le mouvement d’opposition, l’Etat qui émergerait après la chute du Shah pouvait être pro-capital national, indépendant du capital global, mais en même temps violemment antiouvrier.
La glorification des « militants musulmans » camouflait la nature réactionnaire du règne de Khomeyni.
L’absence d’une perspective de classe est liée à la sous-estimation des comités de grève et plus tard des shorras d’ouvriers, construits par les travailleurs pour défendre
leurs intérêts. Comme l’indique Assef Bayat :

« La quasi-totalité de la gauche fut surprise par l’émergence soudaine des shorras. La plupart des organisations de gauche, comme les shorras elles-mêmes, n’avaient aucune idée de ce qu’il fallait faire et du rôle que shorras pourraient jouer politiquement. »

La gauche était aussi incapable de saisir la dynamique importante des luttes pour la libération des femmes. Depuis les protestations de la Journée Internationale des Femmes de 1979 aux deux années qui ont suivi, les femmes menaient une lutte incessante contre le régime. Mais la gauche n’a pas compris que la lutte contre le voile et les autres restrictions à l’encontre des femmes était une part vitale de la lutte pour la démocratie et la libération des femmes.
De même, la gauche ne lutta pas pour le droit à l’autodétermination des minorités nationales. Comme l’indiquait CARI, lorsque Khomeyni lança sa guerre sainte contre les Kurdes, « la réaction des shorras et des groupes progressistes de gauche se laissait désirer ».
En bref, la gauche manqua d’un programme consistent socialiste et démocratique pour unir la classe ouvrière et emmener derrière elle d’autres groupes exploités et opprimés, comme un pont vers le combat pour l’auto-émancipation des travailleurs.

Echec organisationnel

L’échec organisationnel central de la gauche iranienne en 1978-79 fut son incapacité à construire un parti révolutionnaire capable de diriger la classe ouvrière contre les mollahs et pour son propre pouvoir.
Bayat exprime très bien cette idée lorsqu’il écrit : « la plus importante limite, cependant, était l’absence d’une force politique effective pour organiser la classe ouvrière vers l’objectif stratégique de la construction socialiste. »
La plus grande organisation de gauche, les Fedayin, avait environ un demi-million de partisans. Ils avaient gagné en crédibilité dans leurs campagnes de guérilla contre le Shah. Ils furent renforcés dans leur rôle lors de l’insurrection des 9-11 février 1979.
Ils avaient eu raison de boycotter le référendum de Khomeyni sur la république islamique en mars 1979.
Cependant, la politique des Fedayin était stalinienne et se basait sur la théorie des étapes. Même si leurs membres participaient aux shorras, au mouvement des femmes et aux luttes des minorités nationales, ils n’avaient aucun programme ni stratégie pour empêcher l’émergence de l’Etat théocratique. De même pour les Moudjahidin « marxistes », rebaptisé Paykar début 1979, qui défendaient le stalinisme maoïste albanais.
La mesure de la confusion idéologique des Fedayin fut leur scission en juin 1980, lorsque la majorité rejoignit le Parti Toudeh, c’est-à-dire le Parti Communiste et représentant de l’URSS en Iran.
Le Parti Toudeh offrit son soutien au gouvernement Khomeyni en février 1979 et resta son fidèle allié. Et cela alla jusqu’à aider l’Etat à écraser la gauche. En août 1981, le Parti Toudeh déclarait à ses sympathisants : « Ecraser les politiques de la contre-révolution dans les lieux de travail, la famille, partout où les masses sont présentes et le devoir le plus important. » Ce qu’il voulait dire par-là devint clair
lorsque la majorité des fedayin et le Parti Toudeh reçurent des lettres de remerciement de commandant militaire responsable de la répression contre la révolte kurde [63].
Il y avait des organisations plus petites qui réalisaient des analyses et des interventions plus sérieuses. L’Organisation de la Voie des Travailleurs, formés d’anciens fedayin et moudjahidin opposés au maoïsme, considérait le règne de Khomeyni comme un régime « religieux-bonapartiste » composé de la petite-bourgeoisie, de la bourgeoisie des bazars et de la population semi-prolétarienne sous la direction du clergé. L’Organisation de l’Unité Communiste (OUC) était antistalinienne et participa à la constitution du mouvement des femmes [64].
Il y avait aussi quelques trotskistes iraniens. Les fondateurs sont devenus actifs en Grande-Bretagne dans les années 60. Ils ont formé une Commission Iranienne au sein du Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale de Mandel. Les trotskistes en exil en Europe et aux Etats-Unis formèrent le Hezb-e Kargaran-e Socialist, HKS (Parti Socialiste des Travailleurs) début 1979. Ce fut annoncé publiquement à Téhéran le 22 janvier 1979.
Le HKS dut subir la répression dès le début. Son premier meeting public le 2 mars 1979 fut suspendu lorsque des étudiants islamistes et des maoïstes sont venus l’attaquer [65]. Cependant, son leader Babak Zahraie participa à deux débats télévisés en avril et mai 1979 avec Bani-Sadr, porte-parole de Khomeyni, qui deviendra plus tard président du régime.
Le HKS fut actif chez les travailleurs du pétrole du Khouzistan et dans le mouvement des femmes. Après une série de grèves, des ouvriers du pétrole et de l’acier furent licenciés en mai 1979, dont 16 membres du HKS. En août 1979, 14 membres du HKS furent jugés par le « Comité des Imams » local, et 12 seront condamnés à mort (mais la peine sera ensuite suspendue)[66].
Zahraie mena le HKS à la scission à l’automne 1979 pour former le HKE (Parti Révolutionnaire des Travailleurs). Dans les faits, le HKE offrit un soutien critique au régime de Khomeyni, tout comme un autre groupe trotskiste, le HVK (Parti de l’Unité des Travailleurs), formé en janvier 1981. Mais ils souffrirent du même destin que le HKS et furent finalement brisés en 1982.
Mais même le HKS fut incapable de développer le programme et la stratégie nécessaires pour s’opposer au règne de Khomeyni. Il échoua dans la mise en garde de la classe ouvrière iranienne sur la nature de l’ordre nouveau. Il manquait d’implantation dans les lieux de travail. Et pour cela, il était sans pouvoir pour résister aux coups de l’Etat.

L’échec de la gauche internationale

La gauche internationale, et en particulier le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, porte une lourde responsabilité dans la défaite de la gauche iranienne[*]. La répression n’était pas en cause et elle avait accès à l’histoire des échecs passés (comme l’écrasement des communistes chinois par Tchang Kaï-chek en 1927). La gauche internationale disposait du matériel nécessaire pour analyser la structure sociale iranienne, la nature des mollahs et les leçons des défaites passées, mais elle a largement échoué dans cette tâche.
Aucun groupe de la gauche internationale ne sortit de la révolution iranienne avec plus de crédibilité.
Mais le groupe qui mérite la palme de l’ignominie est le Socialist Workers’ Party américain (US SWP). D’abord fierté du mouvement trotskiste, il devint castriste au milieu des années 60, et une secte semi-stalinienne. L’US SWP mérite particulièrement le déshonneur parce qu’il avait des relations proches avec le HKS et les autres organisations trotskistes, et c’est lui qui fut le théoricien de la ligne du soutien critique à Khomeyni.
L’US SWP définissait le régime de Khomeyni comme un « gouvernement anti-impérialiste »[67], exagérant les « conquêtes » de la révolution et minimisant ou niant simplement la nature contre-révolutionnaire du régime concernant la classe ouvrière.
Même fin 1981, l’US SWP proclamait que « les shorras continuent d’exister sous le régime de Khomeyni » et que les trotskistes peuvent agir publiquement dans les usines et publier leur presse. Ils expliquaient « les efforts pour remettre en cause les conquêtes gagnées par les ouvriers d’Iran et les paysans n’ont pas aboutis. Les tentatives de démanteler les comités de travailleurs, de revenir sur la réforme agraire ou d’éliminer les partis politiques ont échoué. [68]»

Conclusion

Le régime de Khomeyni était un gouvernement bourgeois, basé sur des fractions du capital national, la bourgeoisie des bazars et le pouvoir financier substantiel des mosquées. Ce fut une forme « d’anti-impérialisme réactionnaire », opposé à la domination du capital étranger mais particulièrement hostile à la classe ouvrière. Ce n’est pas un abus de langage de l’appeler fascisme clérical au vu de la destruction du mouvement ouvrier.
Khomeyni dirigea le mouvement de masse contre le Shah et déguisa son programme pour un Etat théocratique derrière de vagues phrases sonnant libérales.
Pourtant la gauche échoua à analyser la nature de ses plans tout comme à prévoir la forme de son règne. Comme le dit Nima : « les allusions rhétoriques de Khomeyni sur la liberté ne furent malheureusement pas comprises par l’opposition au Shah, y compris par la majorité de la gauche ».
La gauche échoua à préparer la classe ouvrière et à la mettre en garde sur ce qu’elle avait à craindre. Au contraire, la gauche utilisa de stupides analogies pour incorporer
le mouvement de Khomeyni dans un mécanisme parodique de la « révolution permanente », fort éloigné de la théorie originelle de Trotski.
La nature religieuse de la direction, par exemple, fut expliquée avec comme référence des figures historiques, comme le Père Gapon de la Révolution Russe de 1905. Qu’importe que Khomeyni soit une figure centrale du clergé chiite, alors que Gapon était un prêtre franc-tireur favorable à la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Khomeyni avait clairement et depuis le début en tête quel Etat il voulait ; alors que Gapon, au moins, appelait à une assemblée constituante en 1905. Et bien sûr, malgré son opposition au tsar, Gapon n’a jamais été glorifié par les bolcheviks comme un « clerc progressiste », alors que des sections entières de la gauche iranienne accordaient à Khomeyni un crédit progressiste.
Appeler à l’opposition à la fois contre le Shah et les mollahs ne signifie qu’il aurait fallu mettre les deux à égalité et ignorer les différences entre les deux régimes, ni rejoindre la propagande contre l’ensemble du mouvement, décrit comme une simple
réaction religieuse par la plupart des médias occidentaux. Il s’agissait simplement de tirer des conclusions tirées des faits sur le mouvement de Khomeyni.
L’opposition aux mollahs n’aurait pas non plus signifié une stratégie passive et abstentionniste pour la gauche iranienne. Elle aurait signifié une participation active dans les comités de grève qui affrontaient le régime du Shah. Elle aurait signifié une participation active dans les shorras de travailleurs, dans le mouvement des femmes et dans les luttes des minorités nationales.
Cela aurait signifié lutter pour des revendications démocratiques comme une assemblée constituante. Cela aurait signifié préparer la gauche à se défendre elle-même en formant des milices ouvrières. Cela aurait signifié se joindre aux manifestations de femmes. Cela aurait signifié lutter pour l’autogestion ouvrière dans les lieux de travail et pour coordonner un réseau de shorras pour prendre le contrôle de secteurs entiers de l’industrie, dans le but de prendre le contrôle de toute l’économie.
C’est précisément sur ces tâches que la gauche a échouées, et qui a donné au régime de Khomeyni l’opportunité de se consolider et d’asseoir son pouvoir.
L’approche d’un troisième camp, actif et interventionniste, est exactement ce qui a manqué en Iran en 1978-79.

Notes de P. Hampton

[1] Bayat, Workers and Revolution in Iran ( Zed Books, 1987)
[2] Iran between two revolution.
[3] Maziar Behrooz, Rebels with a cause.
[4] The Wrath of Allah
[5] Bayat
[6] « Iran 1979 », in Colin Barker, Revolutionary Rehearsals (Bookmarks, 1987)
[7] Nore in Nore and Turner, Oil and class struggle ( Zed Press, 1980).
[8] Bayat
[9] Nore
[10] Bayat
[11] Campaign Against Repression in Iran, The Iranian workers movement.
[12] Workers’Action, 24 novembre 1978.
[13] Bakhash, The Reign of the Ayatollahs (Basic Books, 1984).
[14] Bayat
[15] CARI
[16] Bayat
[17] Poya
[18 à 24] Bayat
[25 à 27] Poya
[28 et 29] Bayat
[30] Bakhash
[31] Bayat
[32] Dilip Hiro, Iran under the Ayatollahs (iUniverse, 2000)
[33] Bakhash
[34] Bayat
[35, 36, 37] Poya
[38] Hiro
[39] Bayat
[40] Hiro
[41, 42, 43] Bayat
[44] Hiro, 1985, p.127
[45] CARI
[46] Why Khomeini wants gallows in the streets, Workers’Action, N°150, 25 août 1979.
[47] Poya
[48] CARI, The Iranian workers’movement.
[49 et 50] Bayat
[51] Nima
[52] The Post-Revolutionary Women’s movement in Iran, in Azari, Women of Iran : the conflict with fundamentalist Islam.
[53] Azari
[54] 1983 pp. 194-195
[55] Azar Tabari, Islam and the struggle for Emancipation of Iranian Women, in Azar Tabari and Nahid Yegaheh,
e.g.
[56] Azari
[57] Nahid Yeganeh, “Women struggles in the Islamic republic of Iran” in Tabari et Yeganeh
[58 à 61] Tabari et Yeganeh
[62] Hiro
[63] Maziar Behrooz, rebels with a Cause( I.B.Tauris, 2000)
[64] Behrooz, 1999, p. 132
[65] Robert Alexander, International trotskysm.
[66] Les meilleurs des militants du HKS, certains en exil en Grande-Bretagne, ont réalisé une dure critique des erreurs de la gauche en 1978-79 et une claire analyse de la nature du régime. Après 1983, quelques membres du HKS quittent le SUQI et publient le journal Socialism va Enghelab (Socialisme et révolution) jusqu’en 1990 et depuis 1991 Kargar-e Socialist (Travailleur socialiste) en tant que Ligue Socialiste Révolutionnaire Iranienne.[**]
[67] The Militant, 10 juillet 1981.
[68] Janice Lynn and David Frankel, “ Imperialism Vs Iranian Revolution.”

Notes de la BS

[*]: Sous l’influence du SWP britannique ou pas, la IV° Internationale a depuis persisté dans ses erreurs sur l’islam politique. Par exemple, dans un article sur l’Irak dans le n° 495-496 de juillet 2004 d’Inprecor ( la revue de la IV° Internationale), G. Achcar, après avoir qualifié le Parti communiste-ouvrier d’ultra-sectaire, propose de « frapper ensemble en marchant séparément » avec les islamistes. En 2005, le site belge de la IV° Internationale publie un article sur la Révolution iranienne qui dit: « Le contraste avec les espoirs suscités en 1979 est frappant, mais la réalité est plus complexe. Il n’y a pas eu de « contre révolution » ni d’usurpation de la révolution par Khomeiny. »

[**] Ladite LSR (IRSL), de la tendance trotskyste « grantiste« , a de quoi laisser perplexe quand elle idolâtre H. Chavez malgré sa collaboration avec Ahmanidejad, qualifie le PCOI d’opportuniste petit-bourgeois, voire dit de lui en catimini qu’il n’a aucune présence réelle sur le terrain, chasse les donneurs de fonds ou même est un repère d’indics de flics; et qualifie aussi Workers Left Unity de cheval de Troie de Khatami [cf. ici]. Son analyse de la Révolution iranienne est disponible en anglais ici.

***

Voir aussi:

3 Réponses to “2006-06 Iran: Révolution et contre-révolution (1978-1979) [Hampton]”

  1. lucien Says:

    Message d’Abbas Goya pour le 30° anniversaire de la révolution iranienne:

    (…) Some of my fellow WPI (Worker-communist Party) comrades are actually too young to remember the 79 Revolution.

    To me, the 79 Revolution was the link to my involvement in politics. A 16 year old who was ‘told’ about politics via a hit by a cop stick while passing an intersection! Really. I was minding my business passing the light when I felt a sudden painful hit of cop stick on my arm, not knowing that the cops were there to confront any young person as a potentially anti-Shah ‘element’! Angry and young enough, I confronted the cop, giving him f-word, he now aimed my head. Just a luck that an older cop stopped him. That was my first connection to the revolution. I then sought what this is all about. I learned that Shah was a dictator, that Lenin was a great leader for social justice, … Cautiously but surely participated in demos, study circles and protests, as much as my worried parents would let me. Nonetheless, I was labeled as ever-opposition in my circle of conservative family because I always argued against Shah, in defense of the revolution and later on against the not-yet-born-IRI.

    I remember what later on was known as « The Revolution », the two days that shook Iran for years to come, the uprising of 10th and 11th of February. The spontaneous attacks to military and all the other power bases of the Shah regime. The attacks quickly were led by the militant leftists, socialists of the time. I remember them, covered their face w/ black ink not to be recognized, I remember the pro-Khomeini mullas on the streets yelling via loudspeakers at people NOT to attack the military bases because ‘Imam has not yet given Jihad’. No one cared. And I remember that Khomeini’s first Fitwa(the very evening of Feb 11) was to disarm people. The armed people was his ultimate nightmare.

    I remember how safe it was while almost everyone were armed, no crime whatsoever in a city of 4 million. Everyone helped everyone. That unfortunately didn’t last long. As far as the IRI was concerned the Feb 10-11 should not happen in the first place. The agreement w/ the US was that the US General Heuiser in his negotiation w/ Shah’s Army (Shah’s General Nassiry in particular) would order the army not to resist Khomeini and commit itself to his regime. Feb 10 and 11 uprising ruined that elaborated plan. The immediate days after Feb 11, the IRI organized its initial armed-forces to disarm people, door-by-door they knocked and collected the arms. That was the first strong signal to distrust the IRI.

    As much as a novice political activist could understand and manage, I was now opposed to Khomeini’s reign in February of 1979! That was not what my Dad wished for. He had just reluctantly posted Khomeini’s poster in our living room because he was worried to be targeted by pro-Khomeini’s forces.

    I soon joined an organization (a front consisting of a number of organizations) to learn and practice the socialist politics. Everyone those days would claimed that they were socialists or in some degrees influenced by it. The process in which I learned socialism was in fact by direct participation in a revolution, learned it in the middle of battle ground. Theories were developing right there in the battle ground reflecting the development of revolution:

    * Defence of workers councils that were now popping up everywhere and the IRI was doing anything to dissolve them;
    * The Kurdistan issue that was now an imminent issue for the IRI (the IRI actually re-organized the dissolved Shah’s military initially by sending troops to Kurdistan already in March 79);
    * The freedom of speech which soon was harshly attacked by initially shutting down a popular leftist daily paper that I actually was a distributor for;
    * The women’s equality movement that was in offensive;
    * The student councils were built consisting almost entirely by leftists;
    * The universities the turne into the base for freedom of speech and organizing; …

    And then…parallel w/ the progress of revolution, the IRI, organized its facists groups, named Hizbollah, inofficially attacking, killing activists while the regime was doing its best to re-construct/re-organize its armed forces. In May 1980, I was part of the resistance against the so-called ‘cutltural revolution’ that aimed to shut down the U of Tehran. Nearly 30 were killed, tens injured, more arrested before the regime could occupy the universtiy in order to shut it down. I remember watching Bani-Sadr, the so-called liberal president of the time, walking in U o Tehran to celebrate the victory over the leftists students.

    In the final stages of the defeat of the 79 Revolution, the daily fascists killings, followed a mass killing in a mass-demonstration (nearly 500 thousands) that I was a participant in it. I witnessed the killing of some of my best friends by the now-restructured army of the IRI; the mass-arrest and massacre followed, the hiding.

    One evening I sneaked into my old neighborhood where I was confronted by an old ‘friend’ who now was a Tudehee. Tueh was the pro-soviet party in Iran. Tudeh party supported the IRI to the point that it officially asked its member to act as the intelligent service of the IRI in the middle of the IRI’s brutal attacks against the opposition. Anyway, this old ‘friend’ was ‘merciful’ to me by just pushing me to the wall telling me « you show up again, you’re history’. Ironically he was killed awhile later when he was serving as the IRI military officer in the war.

    In short, February 10-11 uprising was a direct act of people, led by leftists, an event that terrified the Islamic trend; it ruined the elaborated manipulation of the anit-Shah movement by US and the Islamic trend. The uprising created an instability of the IRI in favor of the people and the revolution, to further develop it, to radicalize it. While the 79 Revolution was defeated in the end but a clear socialist movement emerged out of it. Next round of events belongs to us, the socialists.

    Anyhow, in 30th commemoration of « The Revolution »(February 10 and 11) I couldn’t help but wanting to share some sporadic memories of the events which all started by that damn cop stick hit on my!

    Abbas Goya

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