Article de Henrik (Henri) De Man dans La Lutte de Classe, Belgique, 5 mars 1912.
La Gleichheit (L’Égalité), l’admirable organe de propagande et d’éducation des femmes socialistes allemandes, vient de publier un article rétrospectif sur la participation active des femmes socialistes allemandes à la lutte électorale qui a abouti à la belle victoire du 12 janvier. De cette revue, très complètement et très exactement documentée, il résulte que la victoire du socialisme allemand est due, dans une mesure beaucoup plus large qu’on ne le croirait, aux femmes, qui, pour ne pas avoir le droit de vote, n’en ont pas moins exercé une formidable influence sur la façon dont les hommes ont voté.
L’un des plus beaux titres de gloire du socialisme allemand, c’est que, même comme mouvement politique, il n’est pas purement ni même électoral, mais avant tout un mouvement d’éducation de la classe ouvrière, la réalisation concrète de la conscience de classe du prolétariat. Et comme tel, il s’adresse aussi bien aux femmes qu’aux hommes. Son objectif, qu’il essaie d’atteindre et dont il se rapproche à pas de géant sans quitter le droit chemin de l’irréductible lutte de classe pour les voies tortueuses de l’opportunisme électoral – cet objectif révolutionnaire enflamme aussi bien les énergies combatives des femmes que des hommes de la classe ouvrière. C’est ainsi que, indépendamment des 50.000 membres féminins environ des syndicats rouges, la social-démocratie compte actuellement, dans ses organisations purement politiques, plus de 90.000 femmes et jeunes filles.
Et voyez la différence entre l’attitude de ces femmes ouvrières socialistes et celle des dames de la haute qui, en Angleterre par exemple, pratiquent le sport du « suffragisme » féministe ! Les suffragettes anglaises, elles, pour conquérir le suffrage des . . . dames (car elles ne s’intéressent guère aux droits des femmes de la classe ouvrière), passent leur temps (et les besognes du ménage en laissent assez bien à ces dames) à mettre en scène une agitation théâtrale dans laquelle il entre, pour un centième de véritable héroïsme, nonante-neuf centièmes de snobisme, de m’as-tu-vueisme, de cabotinage, de désoeuvrement, de bluff de dilettantes, gravissant jusqu’aux cimes du ridicule. Les rôles les plus grotesques y sont d’ailleurs généralement tenus par des pauvresses payées à autant la demi-journée pour, vêtues d’oripeaux de cirque, battre le tambour et la grosse-caisse, ou faire la femme-sandwich avec des pancartes qui demandent le droit de vote pour les femmes . . . qui ont le quoi payer cette réclame.
L’attitude des femmes ouvrières d’Allemagne, elles, nous font voir l’abîme qui sépare ce féminisme bourgeois de parade d’avec la lutte, bien plus profonde et plus sérieuse, que le prolétariat féminin même pour son droit de vote et pour l’émancipation totale de la classe ouvrière. Les femmes ouvrières allemandes se disent : la meilleure façon de conquérir le droit de suffrage, c’est d’apprendre aux hommes à s’en servir pour le socialisme ! Et les voilà entrant dans les organisations politiques de la social-démocratie, participant aux assemblées et aux meetings, aidant à la propagande de toutes les façons, distribuant des circulaires, allant parler à leurs sœurs de travail dans leur domicile, prenant la parole aux réunions publiques . . .
C’est ainsi que l’on vit, au cours de la campagne électorale dernière, notamment à Berlin, ce spectacle – qui sembla étrange aux politiciens bourgeois, mais combien symptomatique et réconfortant au point de vue révolutionnaire – de toute une série de réunions publiques monstres convoquées spécialement pour les femmes, auxquelles seules les femmes prenaient part, et dans lesquelles des femmes traitèrent ce sujet : les élections au Reichstag et les femmes socialistes. A Berlin seulement, des dizaines de milliers de femmes allèrent dans ces réunions écouter la bonne parole socialiste. Et cependant, elles ne peuvent pas voter ! C’est vrai ; mais le parti socialiste, lui, ne fait-il que de la cuisine électorale, n’adresse-t-il sa propagande qu’aux électeurs ? Non, il saisit toutes les occasions de faire pénétrer les idées de révolte dans toute la classe ouvrière, chez les femmes comme chez les hommes. Et pour avoir toujours compris et surtout pour avoir toujours pratiqué cela, en véritable parti de classe révolutionnaire, la social-démocratie allemande a tenu sa victoire du 12 janvier, non seulement des mains des hommes, mais aussi de celles des femmes qu’il avait déjà éveillées à la conscience de classe.
D’après le rapport de la Gleichheit, trente-huit femmes socialistes ont, pendant toute la durée de la campagne électorale, entrepris des tournées de propagande dont plusieurs s’étendaient sur presque toute l’étendue de l’empire allemand. La plupart des réunions tenues au cours de ces tournées, étaient d’ailleurs des meetings ordinaires, où les conférencières s’adressaient surtout aux hommes-électeurs. Partout cependant, même là où parlaient des orateurs masculins, on a constaté un pourcentage extraordinairement fort de femmes dans l’auditoire. Parmi les trente-huit femmes-propagandistes, qui ont ainsi voyagé d’un district à l’autre, on rencontre, à côté de « vétéranes » comme la citoyenne Zetkin, que ses soixante années n’ont pas empêché de « faire » sa réunion tous les soirs, aux quatre coins de l’empire, des jeunes filles comme la citoyenne Gewehr, qui vient seulement de sortir de l’école centrale du parti, à Berlin. Il est intéressant de constater aussi qu’un certain nombre de camarades élus au Reichstag doivent leur élection en partie à l’activité propagandiste de leur compagne, qui sema la bonne parole dans leur arrondissement : c’est le cas notamment des citoyennes Reitze, Rühle, Gradnauer, etc. Constatons en outre que, parmi ces 38 propagandistes, il y en a 33 qui sont ou furent de simples ouvrières ; seules, les 5 autres reçurent une instruction quelque peu supérieure.
Cette belle activité politique des femmes socialistes allemandes est l’argument de fait le plus frappant et, en vérité, le plus irrésistible que l’on puisse invoquer en faveur de la suppression de toutes les barrières de sexe qui s’opposent encore aujourd’hui à la généralisation du droit de suffrage. Mais c’est aussi un éclatant témoignage de la révolution qui s’accomplit dans la mentalité de la classe ouvrière allemande, dont les éléments même les plus pressurés, les plus opprimés – les femmes – s’en viennent en masse mener la lutte émancipatrice. Et puis enfin – quelle preuve manifeste de l’irrésistible puissance d’entraînement qui doit finir par exercer sur tous les opprimés un parti qui, comme la social-démocratie allemande, manifeste dans toute sa tactique, dans tous ses actes, son caractère de parti de classe, poursuivant son but révolutionnaire par ses voies propres et distinctes de celles de tous les partis bourgeois ! Quelle leçon pour nous autres Belges, et surtout pour ceux d’entre nos camarades – trop nombreux, hélas ! – à qui des préjugés moyenâgeux ou une regrettable étroitesse de vues inspirent une sorte d’effroi devant ce qui, pour un mouvement comme le nôtre, est une condition fondamentale de succès : la participation active des femmes à la vie politique.