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L’État-nation et le nationalisme (Mattick)

30 mars 2013

Extrait de Marxisme, dernier refuge de la bourgeoisie ? (Paul Mattick).

L’État-nation moderne est une création du capitalisme. Celui-ci exige la transformation des États faibles en États viables pour que soient réalisées les conditions d’une entrée victorieuse dans la concurrence sur le marché mondial. La grande affaire de la bourgeoisie devint alors, de manière prédominante, le nationalisme. Elle voyait, dans l’expansion capitaliste et l’unification nationale, des processus complémentaires, même si le nationalisme sous sa forme idéologique était considéré comme une valeur en soi. C’est sous cette forme que ce dernier prit des aspects révolutionnaires dans ces nations, comme l’Irlande ou la Pologne, qui subissaient la domination étrangère. L’existence du capitalisme suppose celle de la nation, c’est pourquoi ceux qui étaient en faveur du premier se devaient de défendre la seconde. Et cela valait aussi pour ceux qui voyaient [dans l’avènement du capitalisme] un préalable à la révolution prolétarienne qui, du moins le supposait-on, mettrait fin à la séparation en nations de l’économie mondiale. C’est dans cet esprit que Marx et Engels se prononcèrent pour la formation de nations suffisamment puissantes pour assurer un développement capitaliste rapide. Bien entendu, le fait que Marx et Engels aient été en faveur de la formation d’États-nations viables n’a eu réellement aucune importance, car leur influence sur le cours véritable des événements fut moins que mince. Tout ce qu’ils purent faire fut d’exprimer leurs sentiments et leurs préférences dans le cas des diverses luttes nationales qui accompagnaient la capitalisation du continent européen. C’étaient des luttes dans lesquelles les ouvriers ne pouvaient encore que fournir la chair à canon dans des batailles pour des intérêts de classe qui n’étaient pas les leurs, ou ne l’étaient que d’une manière tout à fait indirecte en ce qu’un rapide développement capitaliste pouvait leur promettre une amélioration de leurs conditions de vie dans le cadre de leur situation dépendante de travailleurs salariés. Ce n’était qu’au sens de l’Histoire que leur participation aux soulèvements révolutionnaires nationalistes de l’époque et aux guerres qui en résultèrent pouvait être justifiée ; pour le moment elle ne pouvait que servir les intérêts de classe spécifiques à la bourgeoisie montante entrant dans la concurrence [mondiale]. L’Histoire était certainement faite par la bourgeoisie, mais l’existence de cette classe exigeant celle du prolétariat et même son développement, il fallait considérer le processus historique aussi du point de vue de la classe ouvrière et proposer des politiques qui, selon toute probabilité, feraient progresser les intérêts de celle-ci au sein du développement capitaliste.

Or la formation d’États-nations viables entraînait l’absorption d’entités nationales moins viables, si bien qu’il fallait distinguer entre nations possédant le potentiel nécessaire à un vaste développement capitaliste et celles qui en étaient privées. Friedrich Engels, par exemple, faisait ainsi la différence entre les nations destinées à influer sur le cours de l’Histoire et les autres, incapables de jouer un rôle dans le développement historique [1]. Selon lui, le nationalisme en tant que tel n’était pas une force révolutionnaire, il ne le devenait qu’indirectement, dans des situations où il permettait un développement capitaliste rapide. Il n’y avait aucune place pour des nations petites ou arriérées dans le monde capitaliste qui se développait. C’est pourquoi les aspirations nationales pouvaient être soit révolutionnaires, soit réactionnaires, selon leur impact, positif ou négatif, sur la croissance des forces sociales de production. Ce n’était donc que dans la mesure où les mouvements nationaux appuyaient le développement capitaliste général qu’on pouvait les considérer comme progressistes et présentant un intérêt pour la classe ouvrière, le nationalisme n’étant que la forme contradictoire au sein du système capitaliste d’un développement préparant la voie à l’internationalisation de la production du capital et, partant, à l’internationalisme prolétarien.

Il va de soi que cette conception générale dut être explicitée plus clairement dans des situations empiriques : on prit donc parti, au moins verbalement, pour tel ou tel mouvement national, ou pour tel ou tel belligérant dans les guerres nationales qui marquèrent le xixe siècle. Mais ce soutien, modulé selon le développement capitaliste ou selon le désir ou le besoin flagrant de telle ou telle nation d’assurer sa position dans la concurrence économique mondiale, débouchait sur la défense de la nation en tant que telle, ne serait-ce que pour sauvegarder ce qui avait été déjà acquis. Autrement dit, plus la classe ouvrière s’estimait avancée et plus elle s’identifiait avec le nationalisme régnant. Là où les travailleurs ne contestaient pas du tout les rapports sociaux capitalistes, comme en Angleterre et aux États-Unis, l’acceptation du nationalisme bourgeois et de ses conséquences impérialistes fut totale. Là où, au moins, il y avait opposition idéologique au système capitaliste, comme dans le mouvement marxiste, les sentiments nationalistes furent prônés de manière plus hypocrite : on les présentait comme des moyens tant de transformer la nation en une nation socialiste suffisamment puissante pour résister à une possible attaque de forces contre-révolutionnaires extérieures. On se mit donc à distinguer entre nations sur la voie du socialisme, clairement reconnaissables à la puissance grandissante de leurs organisations socialistes et à leur influence croissante sur la société en général, et nations encore complètement sous la domination de leurs classes dominantes traditionnelles, à la traîne du développement social général en route vers le socialisme.

C’est pourquoi une certaine nation pouvait devenir une sorte de « nation d’avant-garde », destinée, par son exemple, à conduire les autres nations. Ce rôle avait été joué par la France dans la révolution bourgeoise ; on le revendiquait maintenant pour l’Allemagne, dans la révolution socialiste, à cause de son rapide développement capitaliste, de sa position géopolitique et de son mouvement ouvrier, orgueil de la iie Internationale. Une défaite de cette nation dans une guerre capitaliste non seulement ferait reculer son développement et son mouvement ouvrier, mais retarderait l’avancement du socialisme lui-même. Ce fut donc au nom du socialisme que Friedrich Engels, par exemple, se fit le défenseur de la nation allemande face à des nations moins avancées comme la Russie, mais aussi face à des nations capitalistes plus avancées comme la France, au cas où celles-ci ne fussent alliées à l’adversaire russe potentiel. Et ce fut August Bebel, le populaire dirigeant de la social-démocratie allemande, qui se déclara prêt à se battre pour la patrie allemande si cela était nécessaire pour assurer la continuité de son développement socialiste.

Dans le monde capitaliste de nations en concurrence, les gains de certaines sont les pertes des autres, même si tout le monde accroît son capital grâce à l’élargissement du marché mondial. La concentration du capital progresse aussi bien au niveau international que dans le cadre de chaque nation. Et, comme la concurrence débouche sur la monopolisation, le « marché libre mondial », libre théoriquement, devient un marché partiellement contrôlé. Les moyens mis en oeuvre pour ce contrôle – protectionnisme, colonialisme, militarisme, impérialisme – sont employés pour garantir les privilèges nationaux, dans une économie capitaliste mondiale en expansion.

La monopolisation et l’impérialisme entraînent un certain taux d’interférence consciente dans le mécanisme du marché, même s’il ne s’agit que de viser à l’accroissement de la puissance nationale. Or le contrôle conscient est aussi le but du socialisme si bien que certains socialistes, comme les Fabians en Angleterre, en vinrent à considérer la régulation économique, résultant de la monopolisation du capital et de ses activités impérialistes, comme un pas progressiste vers le développement d’une société plus rationnelle.

Dans un capitalisme en ascension, les organisations de travailleurs peuvent avoir une croissance relativement sans à-coup si le taux d’accumulation est tel qu’il fournisse des profits suffisants, tout en permettant une amélioration graduelle des conditions des classes laborieuses. C’est pourquoi les mouvements ouvriers, organisés par nations, luttant pour des réformes sociales et, de fait, essentiellement pour une augmentation des salaires, ne pouvaient éviter de favoriser l’expansion de leur capital national. Qu’on l’admette ou non, la concurrence internationale touche aussi bien la classe ouvrière que le capital. L’aile socialiste du mouvement ouvrier elle-même ne saurait être immunisée contre cette pression extérieure, sinon elle perdrait contact avec la réalité et ne pourrait maintenir son influence sur la classe ouvrière et cela en dépit de toutes les paroles idéologiques, déversées en faveur d’un internationalisme prolétarien, présenté comme un but final mais lointain, du mouvement socialiste.

La division nationale de la production capitaliste « nationalise » aussi la lutte de classe prolétarienne. Ce n’est pas là une simple question d’idéologie – c’est-à-dire une acceptation non critique du nationalisme bourgeois par la classe ouvrière – mais c’est un besoin pratique, car c’est dans le cadre de l’économie nationale que la lutte de classe est menée. Lorsque l’unification de l’humanité apparaît comme un but lointain et peut-être utopique, c’est l’État-nation, avec son évolution historique et ses succès dans la course concurrentielle au capital, qui détermine le destin de son mouvement ouvrier et celui de la classe ouvrière en ce qui concerne ses conditions d’existence. Pour être efficace le nationalisme doit, comme toute idéologie, avoir quelques contacts précis avec les besoins réels et les possibilités, non seulement ceux qui correspondent aux intérêts de classe directement associée au nationalisme, mais aussi à ceux qui lui sont soumis.

Une fois établie et systématiquement perpétuée, l’idéologie du nationalisme prend, comme l’argent, une existence indépendante : elle affirme sa puissance sans révéler les intérêts de classe matériels et spécifiques qui, au premier chef, conduisent à sa formation. De même que ce n’est pas le processus de production sociale, mais son apparence fétichiste qui structure la compréhension consciente que la société capitaliste a d’elle-même, de même l’idéologie nationaliste, séparée des rapports sociaux de classes qui la sous-tendent, apparaît comme faisant partie de la fausse conscience qui domine la société tout entière. Le nationalisme prend donc l’apparence d’une valeur en soi et devient la seule forme dans laquelle une sorte de « socialité » peut se réaliser dans une société, par ailleurs asociale et atomisée. C’est, bien sûr, une « socialité » abstraite et non pas réelle, mais elle atteste le besoin subjectif de l’individu isolé d’affirmer son humanité en tant qu’être social. Comme tel, le nationalisme est le réflexe idéologique d’une société capitaliste, système de production social d’un gain privé reposant sur l’exploitation d’une classe par une autre. Il seconde ou remplace la religion dans son rôle de force de cohésion de l’existence sociale, car aucune autre force de cohésion n’est viable à ce stade du développement des forces sociales de production. Le nationalisme est donc un phénomène historique mais qui semble aussi « naturel » que la production capitaliste elle-même et qui prête à cette dernière une aura de « socialité » qu’elle ne possède pas réellement.

Les ambiguïtés des idéologies, nationalisme compris, sont à la fois leur faiblesse et leur force. Pour garder son efficacité au cours du temps, une idéologie doit être cultivée sans cesse. L’extension à toutes les nations du nationalisme idéologique ne peut être abandonnée au processus contradictoire de socialisation ; il doit être systématiquement propagé pour éradiquer tout doute sur sa validité pour la société dans son ensemble. Mais comme les moyens d’endoctrinement sont, comme ceux de la production et du contrôle physique direct, entre les mains de la bourgeoisie, les idées de la classe dominante sont les idées sociales dominantes. Sous cette forme, elles répondent au besoin subjectif d’intégration de l’individu dans une communauté plus large et protectrice.

Le capital opère à l’échelle internationale, mais regroupe ses profits au niveau national. Son internationalisation prend donc l’apparence d’un nationalisme impérialiste, visant la monopolisation des sources de plus-value. C’est un processus à la fois politique et économique, même si la connexion entre les deux aspects n’est jamais clairement discernable, à cause de l’existence relativement indépendante de l’idéologie nationaliste qui masque les intérêts économiques spécifiques qui sont à la base du capitalisme. Ce camouflage est d’autant plus efficace que toute l’histoire connue a été celle de pillages, de guerres, où s’affrontaient divers peuples, engagés dans la construction ou la destruction d’un groupe ethnique ou d’un autre, d’un empire ou d’un autre. La sécurité « nationale », ou plutôt la sécurité « nationale » assurée par l’expansion, semble bien être la matière dont est faite l’histoire, lutte « darwinienne » sans fin pour l’existence qui ne tient aucun compte des spécificités historiques des rapports de classes au sein des entités « nationales ».
Monopolisation et concurrence, libre-échange et protectionnisme sont des aspects d’un même et unique développement historique. Il en va de même pour le nationalisme et l’impérialisme, qui sont indissociables, quoique ce dernier puisse prendre toute une variété de formes, depuis la domination directe jusqu’au contrôle indirect, économique et financier. Vue sous l’angle politique, l’accumulation du capital apparaît comme une expansion concurrentielle de nations et donc comme une lutte impérialiste pour obtenir une part plus grande des ressources exploitables du monde, réelles ou imaginaires. Ce processus, implicite dans la production capitaliste, entraîne une division du monde en nations capitalistes plus ou moins couronnées de succès. Certaines nations cédèrent avant d’autres à cet impératif impérialiste spécifique au capitalisme, voire profitèrent les premières des possibilités d’une expansion impérialiste. L’Angleterre et la France entrèrent en lice dès le XVIIIe siècle, l’Allemagne et les États-Unis au XIXe seulement. Quelques nations, plus petites, furent totalement incapables d’entrer dans la compétition impérialiste et durent se caser dans une structure mondiale dominée par les grandes puissances capitalistes. Cette lutte des nations impérialistes pour une plus grande part des profits mondiaux connut des fortunes diverses dont le résultat se voit, dans le domaine économique, par la concentration d’un capital mondial, croissant dans un nombre diminuant de nations. On aurait eu finalement le même résultat si l’expansion du capital s’était faite, en l’absence d’interventions impérialistes, par des capitaux nationaux en concurrence les uns avec les autres : ce n’est pas la concurrence qui détermine la course du développement capitaliste, mais la production capitaliste qui fixe la course de la concurrence et gouverne l’histoire sanglante du capitalisme.

L’objet des rivalités nationales est d’amasser du capital, car c’est sur lui que repose toute puissance politique et militaire. Le nationalisme est une idéologie qui s’appuie non sur l’existence de la nation, mais sur celle du capital et sur son auto-expansion. En ce sens, il médiatise une internationalisation de la production de capital qui ne conduit pas plus à une unification de l’économie mondiale que la concentration et la monopolisation à une élimination du caractère de propriété privée des capitaux nationaux. Que ce soit dans le domaine national ou international, la production capitaliste crée l’économie mondiale à travers la création du marché mondial. Pourtant, à la base de ce processus général concurrentiel se trouve un besoin réel, bien qu’encore abstrait, d’une organisation mondiale de la production et de la distribution qui soit bénéfique pour toute l’humanité. Ce n’est pas seulement parce que la Terre serait mieux adaptée à une telle organisation, mais aussi parce que développer encore plus les forces productives sociales et libérer la société du besoin et de la misère ne peut se réaliser que par une coopération internationale complète qui ne fasse pas entrer en compte des intérêts particularisés. Toutefois cette interdépendance irrésistible que suppose tout développement social progressiste s’affirme dans le système capitaliste à travers une lutte sans fin pour le contrôle impérialiste. C’est l’impérialisme et non le nationalisme qui a été le grand problème du tournant du siècle. Les intérêts « nationalistes » de l’Allemagne se transformèrent en intérêts impérialistes, entrant en concurrence avec les intérêts impérialistes des autres nations. Les intérêts « nationaux » de la France se confondirent avec ceux de l’Empire français, comme ceux de l’Angleterre avec ceux de l’Empire britannique. La lutte pour le contrôle du monde, la division et la redivision de ce contrôle entre grandes puissances impérialistes et, aussi, quelques moindres nations, déterminèrent les politiques « nationales » qui culminèrent dans la Première Guerre mondiale.

La crise révèle les contradictions fondamentales de la production capitaliste. De même, la guerre capitaliste révèle la nature impérialiste du nationalisme. L’impérialisme, cependant, cherche à se présenter comme un besoin national, comme la nécessité d’éviter ou de surmonter une situation de crise, comme une lutte défensive contre les desseins impérialistes des autres nations. Il y eut pourtant des cas où ces autres nations n’existaient pas. L’impérialisme prit alors l’apparence de mesures destinées maintenir le bien-être de la nation, tout en remplissant une mission « civilisatrice » dans des territoires nouveaux. Il n’est pas trop difficile d’obtenir le consentement, pour une aventure impérialiste, de la part d’une classe ouvrière plus ou moins habituée aux conditions capitalistes et donc sous la domination de l’idéologie nationaliste. L’état de dépendance absolue des travailleurs leur fait sentir que leur sort, pour le meilleur et pour le pire, est indissolublement lié à celui de leur nation. Incapables, jusqu’à présent, de se battre pour une quelconque sorte d’autodétermination, et, par conséquent, ne le voulant pas, ils trouvent facilement le moyen de se convaincre que ce qui concerne leurs maîtres les concerne aussi. Et cela d’autant plus que c’est pour eux la seule manière de se voir comme membres à part entière de la société, de regagner comme citoyens la « dignité » et « l’estime » qu’on leur refuse comme membres de la classe ouvrière.

Il n’y a pas lieu d’être ennuyé par cet état de chose et ce n’est pas une raison pour rejeter la classe ouvrière parce que stupide et incapable de distinguer ses intérêts propres de ceux de la bourgeoisie. Après tout, elle ne fait que partager l’idéologie nationaliste avec les autres membres de la société. Ceux-ci ont tout aussi peu conscience qu’elle de ce que le nationalisme, comme la religion à une époque antérieure ou la foi dans les bienfaits des relations de marché, n’est qu’une expression idéologique de l’auto-expansion du capital, c’est-à-dire d’une sujétion sans espoir de la société aux « lois économiques », dont la source se trouve dans les rapports sociaux d’exploitation de la société capitaliste. Il est vrai que la classe dominante tire au moins bénéfice du processus de production antisocial de la société, mais elle le fait aussi aveuglément que la classe ouvrière accepte ses souffrances. C’est cet aveuglement qui rend compte de l’apparente indépendance de la force du nationalisme idéologique et le rend capable de transcender les rapports sociaux de classes.

La conception matérialiste de l’Histoire tente à la fois d’expliquer la persistance d’une forme donnée de société et de dégager les raisons qui rendent possible sa modification. Ses partisans ne devraient donc pas être surpris par la résilience de sociétés qui peuvent durer longtemps tout en recréant leur idéologie dominante. Les changements de l’état des choses peuvent y être pour longtemps presque imperceptibles, ou bien tels qu’on ne puisse en reconnaître les conséquences. C’est la présence même de contradictions de classes qui explique à la fois la stabilité et l’instabilité sociales, l’une comme l’autre dépendant de conditions qui échappent au contrôle des dirigeants comme des dirigés. La société capitaliste se distingue, cependant, des formes sociales qui l’ont précédée en ce que les relations capital-travail de la production sociale accélèrent continuellement les changements des forces productives tout en maintenant les rapports sociaux de production fondamentaux, si bien qu’on peut s’attendre à une confrontation des classes sociales antagoniques. Telle fut, en tout cas, la conclusion que le mouvement marxiste tira de la polarisation croissante de la société capitaliste et de l’existence de contradictions internes à son processus de production. Les intérêts de classe finiraient par prendre le pas sur l’idéologie bourgeoise et la conscience de classe prolétarienne par faire contrepoids à celle de la bourgeoisie.

Note:

 

[1]. Cette position de F. Engels a été critiquée avec passion par Roman Rosdolsky, un léniniste nationaliste ukrainien, dans son livre : Friedrich Engels und das Problem der « Geschichtlosen Völker » (F. Engels et le problème des « peuples sans histoire »), Francfort, Archiv für Sozialgeschichte, Bd 4, 1964.

Les divergences de principe entre Rosa Luxemburg et Lénine (Mattick, 1935)

26 juillet 2009

Article de Paul Mattick publié dans Rätekorrespondenz (septembre 1935) et dans International Council Correspondence (juillet 1936). Traduit de l’anglais par Serge Bricianer et publié dans Intégration capitaliste et rupture ouvrière (EDI, 1972) [+en external-link, esp , de external-link , farsi external-link]

I

Rosa Luxemburg et Lénine se sont formés l’un comme l’autre au sein de la social-démocratie dont ils furent des figures éminentes. Leurs œuvres à chacun devaient non seulement exercer une influence considérable sur les mouvement ouvriers russe, polonais et allemand, mais encore avoir une portée historique universelle. Car tous deux incarnèrent l’opposition au révisionnisme et au réformisme inhérents à la II° Internationale, et leurs noms restent indissolublement liés à la réorganisation du mouvement ouvrier pendant et après la guerre mondiale. Ces marxistes, à la personnalité d’une trempe exceptionnelle, qui ne séparèrent jamais la théorie d’avec la pratique, furent – pour reprendre une expression chère à Rosa Luxemburg – des « chandelles brûlant par les deux bouts ».

Tout en s’étant assignés une mission identique – à savoir: faire sortir le mouvement ouvrier du marais où il se trouvait enlisé et le lancer à l’assaut du capitalisme – Luxemburg et Lénine empruntèrent des voies différentes, sinon même opposées. Sans que faiblisse l’estime qu’ils éprouvèrent toujours l’un pour l’autre, ils se heurtèrent vivement à propos des questions fondamentales de la stratégie et des principes révolutionnaires. Il est permis d’affirmer d’emblée que sur bien des points essentiels leurs conceptions respectives diffèrent comme le jour et la nuit ou, plus exactement, comme les problèmes de la révolution bourgeoise et les problèmes de la révolution prolétarienne. Maintenant que tous deux ont disparu, il n’est pas rare de voir des léninistes inconséquents s’efforcer, pour des raisons politiques, de concilier Lénine et Rosa Luxemburg, et de minimiser ce qui les opposa; mais il s’agit là tout bonnement d’incroyables falsifications de l’histoire, qui ne servent que les falsificateurs et pour un temps seulement.

Ce qui unit Luxemburg et Lénine, ce fut la lutte contre le réformisme d’avant 1914 et contre le chauvinisme dans lequel la social-démocratie internationale bascula dès la déclaration de guerre. Mais ce coude-à-coude ne devait pas empêcher la controverse de battre son plein entre eux. Leurs divergences concernaient le cours à prendre par la révolution et donc, la tactique étant inséparable des principes, le contenu et la forme du nouveau mouvement ouvrier. S’il est notoire qu’il furent tous deux des ennemis jurés du révisionnisme (ce qui conduit souvent à associer leurs noms), il n’en demeure pas moins qu’on peut difficilement aujourd’hui se faire une idée précise de ces divergences. Depuis une dizaine d’années, la III° Internationale a sans doute usé et abusé du nom de Rosa Luxemburg, dans le cadre des crises politiques qui la secouent en permanence et, plus particulièrement, de l’offensive qu’elle a lancé contre le « luxembourgisme contre-révolutionnaire », comme on se plaît à l’appeler [1]. Mais rien n’a été fait pour tirer au clair le différend. On ne tient pas du tout, en général, à « déterrer » le passé. A l’instar de la social-démocratie allemande qui, alléguant le « manque d’argent », refusa un jour de publier les œuvres de Luxemburg [2], la III° Internationale a fini par renier la promesse – faite en son nom par Clara Zetkin [3] – d’assurer la publication de ces mêmes œuvres. Pourtant, face à la concurrence, la III° Internationale ne manque pas de se réclamer de Rosa Luxemburg, chaque fois que cela lui semble opportun. Quant à la social-démocratie, elle a souvent le front de parler avec des larmes dans la voix de « la grande révolutionnaire qui s’est trompée » et qui est tombée victime de sa « fougue » et non des mercenaires infâmes de Noske, le vieux camarade de parti [4]. Lorsque après l’expérience de ces deux Internationales d’aucuns prétendent non seulement de construire un mouvement nouveau et réellement révolutionnaire, mais aussi de tirer profit des leçons du passé, ils se bornent à réduire les divergences en question à un désaccord sur la question nationale, lequel, qui plus est, aurait touché exclusivement des problèmes d’ordre tactique relatif à l’indépendance de la Pologne. A cette fin, on se donne un mal fou pour atténuer le différend, pour en faire un cas d’espèce et pour conclure en proclamant, contrairement à l’évidence que Lénine est sorti vainqueur de la polémique.

Cependant, la question nationale reste indissociable des autres problèmes au sujet desquels Luxemburg et Lénine se sont combattus. Elle se rattache en effet, le plus étroitement, à toutes les autres questions concernant la révolution mondiale; mais elle a l’avantage de faire mieux ressortir la divergence fondamentale: l’antagonisme irréconciliable de la conception jacobine de la révolution et de sa conception prolétarienne. Quand, face aux errements nationalistes de l’ère stalinienne de la III° Internationale, on croit bon, à l’instar de Max Shachtman [5], de reprendre à son compte les idées de Rosa Luxemburg, on se doit aussi de les considérer comme justifiées par rapport à celles de Lénine. La politique de la III° Internationale a sans doute changé sur bien des points depuis la mort de Lénine, mais sur la question nationale elle est restée foncièrement léniniste. Un léniniste ne peut prendre qu’une position opposée à celle de Luxemburg dont il n’est pas seulement l’adversaire en matière de théorie, mais aussi l’ennemi mortel. A l’inverse, la position de Luxemburg est incompatible avec le bolchevisme léniniste et, par conséquent, quiconque se réclame de Lénine ne saurait en même temps invoquer Rosa Luxemburg à l’appui de ses thèses.

L’opposition au réformisme

Le développement du capitalisme mondial, l’expansion impérialiste, la monopolisation graduelle de l’économie et les surprofits qui lui sont liés, devaient permettre la formation provisoire d’une aristocratie ouvrière, la mise en place d’une législation du travail et une amélioration générale de la condition prolétarienne. D’où l’essor du révisionnisme et les progrès du réformisme au sein du mouvement ouvrier. Au marxisme révolutionnaire – infirmé, disait-on, par la prospérité capitaliste – , on substitua la théorie de la réalisation progressive du socialisme grâce à la démocratie. Dès lors, le mouvement ouvrier officiel put se développer et recueillir l’adhésion d’une masse de petits bourgeois; ceux-ci en prirent bientôt la direction intellectuelle et partagèrent, avec les ouvriers parvenus, les avantages matériels liés aux carrières qui s’offraient ainsi à leurs ambitions. Vers la fin du siècle, les soi-disant « marxistes orthodoxes », Kautsky en tête, menèrent contre cette évolution une lutte qui resta purement verbale et qui d’ailleurs fut vite abandonnée. Parmi les théoriciens les plus en vue de cette époque, Luxemburg et Lénine furent des rares qui poursuivirent sans répit, en faveur d’un mouvement ouvrier réellement marxiste, un combat implacable, d’abord contre le réformisme avéré, puis aussi contre le réformisme « orthodoxe ».

On n’exagèrera pas en disant que de toutes les critiques du révisionnisme, l’attaque que Luxemburg laça contre lui fut la plus vigoureuse et la plus efficace. Polémiquant avec Bernstein [6], elle souligne une fois de plus, face aux thèses absurdes des partisans du légalisme à tout prix, « qu’il est impossible de transformer les rapports fondamentaux de la société capitaliste, qui sont ceux de la domination d’une classe par une autre, au moyen de réformes légales qui en respecteraient le fondement bourgeois » [7]. La réforme sociale, fait-elle valoir en outre, a pour fonction non « de limiter la propriété capitaliste, mais au contraire de la protéger. Ou encore – économiquement parlant – [elle] ne constitue pas une atteinte à l’exploitation capitaliste, mais une tentative pour la normaliser » [8]. Loin de conduire au socialisme, le capitalisme s’effondre, déclare Rosa Luxemburg, et c’est à cet effondrement que les ouvriers doivent faire face – non par la réforme, mais par la révolution. Ce qui ne signifie pas qu’il faille négliger les questions de l’heure; les marxistes révolutionnaires eux aussi soutiennent les luttes quotidiennes des travailleurs mais, contrairement aux révisionnistes, ils s’intéressent à la manière dont le combat est mené bien plus qu’à ses objectifs immédiats. Pour les marxistes, le problème du moment consiste à faire progresser les facteurs subjectifs, la conscience de classe révolutionnaire, par le biais des luttes syndicales et politiques. Poser la réforme et la révolution comme des termes s’excluant réciproquement, c’est mal poser le problème; pour autant qu’il y ait opposition entre eux, il faut la replacer dans son contexte propre, le progrès social. La lutte pour les revendications immédiates ne doit pas faire perdre de vue le but final: la révolution prolétarienne. [9].

Peu de temps après, Lénine à son tour attaqua le révisionnisme d’une manière finalement semblable. Lui aussi voyait dans les réformes des sous-produits, en quelque sorte, de la lutte pour la conquête du pouvoir politique. En ce qui concerne tant la lutte contre la mutilation du marxisme que la lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir politique, ses vues concordaient donc avec celles de Rosa Luxemburg. C’est seulement dans le cadre général de la révolution russe de 1905, quand la situation mit à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire pour le pouvoir et en fit une question brûlante, à aborder sous un angle le plus concret, que des divergences se manifestèrent pour la première fois entre eux. Voilà pourquoi le conflit éclata à propos de sujets d’ordre tactique: les problèmes d’organisation et la question nationale.

La question nationale

A la façon de Kautsky, qui fut à bien des égards son maître à penser, Lénine était convaincu du caractère progressiste des mouvements d’indépendance nationale, attendu – disait-il – que « l’État national offre incontestablement les meilleurs conditions pour le développement du capitalisme » [10]. Soutenant à l’encontre de Luxemburg que le mot d’ordre de la libre détermination des peuples est révolutionnaire parce qu’il s’agit là d’« une revendication qui ne diffère en rien des autres revendications démocratiques », Lénine proclamait: « Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique, et c’est ce contenu que nous appuyons sans restrictions » [11].

Comme de multiples passages de ses œuvres le démontrent [12] l’attitude de Lénine vis-à-vis de la libre disposition des peuples et de la question nationale est conforme à sa position sur la conquête des droits démocratiques. Celle-là permet donc de comprendre celle-ci. Il suffira de citer à ce propos ce que Lénine écrit dans ses « Thèses sur la révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes »:

« Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner le prolétariat de la révolution socialiste, ou d’éclipser celle-ci, de l’estomper, etc. Au contraire. De même qu’il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s’il ne mène pas une lutte générale systématique et révolutionnaire pour la démocratie » [13]

Il apparaît ainsi clairement qu’aux yeux de Lénine mouvements et guerres à tendances nationalistes ont pour seul objet d’instaurer la démocratie, auxquelles le prolétariat doit participer puisque, toujours selon Lénine, la démocratie est un préalable obligé à la lutte pour le socialisme. « Si la lutte pour la démocratie est une lutte juste, dit-il, la guerre pour la démocratie est juste elle aussi » et, par voie de conséquence,  « dans une guerre véritablement nationale, les mots « défense de la patrie » ne sont nullement une tromperie » [14]. Voilà pourquoi Lénine professe qu’en tel cas et « pour autant que la bourgeoisie d’une nation opprimée lutte contre la nation qui opprime, nous sommes toujours « pour », en tout état de cause et plus résolument que quiconque »; et d’ajouter: « car nous sommes l’ennemi le plus hardi et le plus conséquent de l’oppression » [15].

Lénine resta fidèle à cette conception jusqu’à son dernier jour, et ses disciples l’ont été de même jusqu’à présent, du moins dans la mesure où le pouvoir bolchevik ne risquait (et ne risque) pas d’en pâtir. La seule différence, assurément légère, entre le maître et ses disciples, c’est que si Lénine, avant la révolution russe, considérait les guerres et mouvements de libération nationale comme des éléments du mouvement général pour instaurer la démocratie, ces guerres et ces mouvements furent ensuite promus parties intégrantes du processus de la révolution prolétarienne mondiale.

Rosa Luxemburg tenait pour foncièrement erronées les thèses de Lénine, telles qu’on vient de les reconstituer. Dans la Junius-broschüre, qui paru pendant la guerre, elle résume ainsi sa conception:

« Aussi longtemps qu’existent des États capitalistes, aussi longtemps, notamment, que la politique impérialiste universelle détermine et façonne la vie intérieure et extérieure des États, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes n’est qu’un vain mot, en temps de guerre comme en temps de paix. Bien plus: dans l’actuelle ambiance impérialiste, il ne peut y avoir de guerre nationale de défense et toute politique socialiste qui fait abstraction de cette ambiance historique, qui ne veut se laisser guider, au sein du tourbillon universel, que par les points de vue d’un seul pays, est d’avance vouée à l’échec » [16].

Jamais, au grand jamais, Rosa Luxemburg ne fit sur ce sujet la moindre concession à Lénine. Ainsi, quand le droit à l’autodétermination fut mis en pratique, après la révolution russe, elle se demanda pourquoi les bolcheviks maintenaient contre vents et marées, avec une telle opiniâtreté, un mot d’ordre « en contradiction flagrante, non seulement avec le centralisme par ailleurs manifeste de leur politique, mais aussi avec l’attitude qu’ils ont adoptée envers les autres principes démocratiques (…). Cette contradiction flagrante est d’autant moins compréhensible que les formes démocratiques de la vie politique dans chaque pays (…) constituent effectivement les fondements les plus précieux, les fondements indispensables même de la politique socialiste, alors que l’illustre « droit des nations à l’autodétermination » est du domaine de la phraséologie creuse et de la mystification petite-bourgeoise » [17].

Il s’agissait à son avis d’une « variété d’opportunisme » visant à « lier les nombreuses nationalités allogènes, que comprenait l’empire russe, à la cause de la révolution », bref, d’un autre aspect de la politique opportuniste adoptée par les bolcheviks à l’égard des paysans russes:

« On voulait satisfaire leur faim de terre par le mot d’ordre de prise de possession directe des domaines seigneuriaux et les rallier ainsi à la bannière de la révolution et du gouvernement prolétarien ».

Malheureusement, poursuivait Rosa Luxemburg,

« dans les deux cas, le calcul était totalement faux. Défenseurs de l’indépendance nationale, même jusqu’au séparatisme, Lénine et ses amis pensaient manifestement faire ainsi de la Finlande, de l’Ukraine, de la Pologne, de la Lithuanie, des Pays baltes, du Caucase, etc., autant de fidèles alliés de la révolution russe. Mais nous avons assisté au spectacle inverse: l’une après l’autre, ces « nations » ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier, en ennemies mortelles de la révolution russe, à l’impérialisme allemand (…). Certes, dans tous les cas cités, ce ne sont pas les « nations » qui pratiquent cette politique réactionnaire, mais les classes bourgeoises et petites-bourgeoises qui, en opposition violente avec leurs masses prolétariennes, ont transformé le « droit à l’autodétermination nationale » en instrument de leur politique de classe contre-révolutionnaire. Mais – et nous touchons là le cœur du problème – cette formule nationaliste révèle son caractère utopique et petit-bourgeois, car, dans la rude réalité de la société de classes, et surtout à une époque d’antagonismes exacerbés, elle se transforme en un moyen de domination des classes bourgeoises »[18].

Les bolcheviks n’avaient donc pas hésité à agiter, en plein combat révolutionnaire, la question des aspirations nationales et des tendances séparatistes; voilà qui, selon Rosa Luxemburg, avait « jeté le trouble dans les rangs du socialisme ». Et elle dressait ensuite ce constat:

« Les bolcheviks ont fourni l’idéologie permettant de déguiser l’offensive contre-révolutionnaire; ils ont renforcé la position de la bourgeoisie et affaibli celle du prolétariat (…). Il était réservé aux antipodes des socialistes gouvernementaux, aux bolcheviks, d’amener, grâce à la belle formule de l’autodétermination, de l’eau au moulin de la contre-révolution et de fournir ainsi une idéologie qui permettrait non seulement d’écraser la révolution russe en elle-même, mais aussi de liquider la guerre mondiale dans son ensemble conformément aux plans contre-révolutionnaires »[19].

On peut s’interroger, après Rosa Luxemburg, sur les raisons qui poussaient Lénine à ne point démordre de la formule du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de la libération des nationalités opprimées. Ce slogan n’était-il pas en contradiction criante avec les exigences de la révolution mondiale? Et Lénine, comme Rosa Luxemburg, œuvrait au déclenchement de cette révolution. A l’instar de tous les marxistes de son temps, il ne croyait pas que la Russie, abandonnée à ses seules ressources, fût en mesure de poursuivre jusqu’au bout le combat révolutionnaire. Il partageait la thèse de Marx-Engels selon laquelle « si la révolution russe devient le signal d’une révolution ouvrière en Occident, de façon que les deux révolutions se complètent, l’actuelle propriété commune russe peut devenir le point de départ d’une évolution communiste » [20]. Lénine n’était donc pas seulement convaincu que les communistes devaient prendre le pouvoir en Russie; il l’était tout autant que la révolution russe ne pouvait conduire au socialisme qu’à la condition de gagner l’Europe et, au-delà, le monde entier. Étant donné la situation objective créée par la guerre, l’idée d’une Russie tenant tête aux puissances impérialistes à elle seule, sans l’appui d’une révolution en Europe occidentale, ne pouvait l’effleurer, pas plus que Rosa Luxemburg. Cette dernière était d’ailleurs catégorique: « Bien entendu, ils [les Russes] ne pourront se maintenir parmi ce sabbat infernal » [21]. Ce diagnostic n’avait pas simplement pour base ce dont elle savait capables les Lénine et les Trotsky, la méfiance que leurs tirades aberrantes sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes lui inspirait, leur politique de concessions à la paysannerie et le reste. Il ne lui était pas dicté non plus par le rapport de forces existant entre la Russie révolutionnaire et les puissances impérialistes, et ne découlait nullement d’une conception analogue à celle des social-démocrates qui, statistiques en main, se plaisaient à démontrer que l’état arriéré de l’économie russe ni ne justifiait une révolution ni ne permettait le socialisme. La raison profonde de son pessimisme était avant tout le fait que « la social-démocratie de cet Occident supérieurement développé est composée de poltrons abjects qui, en spectateurs paisibles, laisseront les Russes perdre tout leur sang » Aussi, tout en critiquant les bolcheviks en fonction des exigences de la révolution mondiale, soutenait-elle leur cause; elle ne manquait pas de souligner, par exemple, que si les bolcheviks essuyaient de graves revers économiques, c’était parce que le prolétariat d’Europe occidentale ne faisait rien pour les aider. « Ah oui! les bolcheviks! s’écriait-elle. Naturellement ils ne m’enchantent guère maintenant avec leur fanatisme pour la paix [allusion à Brest-Litovsk. P.M.]. Mais en fin de compte – ce n’est pas leur faute. Ils sont dans une situation de contrainte: ils n’ont le choix qu’entre deux volées et ils choisissent la moindre. D’autres sont responsables de ce que le diable ait le profit de la révolution russe » [22].

Argumentation qu’elle devait d’ailleurs reprendre par la suite dans les termes suivants : « Les socialistes gouvernementaux allemands peuvent bien crier haut et fort que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Si tel a été ou si tel est le cas, c’est uniquement parce qu’elle fut le produit de l’attitude du prolétariat allemand, elle-même caricature de la lutte de classe socialiste » [23].
Rosa Luxemburg mourut trop tôt pour constater que la politique de Lénine était parfaitement en mesure de conserver le pouvoir aux bolcheviks, sur une base capitaliste d’État, lors même que ces derniers avaient mis fin à toute espèce d’aide au mouvement révolutionnaire dans le monde. Karl Liebknecht, dans sa geôle, le notait à l’unisson : « Dilemme : naufrage dans l’honneur révolutionnaire — ou délai de grâce ignominieux — ou révolution allemande » [24].
Les bolcheviks optèrent pour la seconde solution. Du temps qu’il était encore un marxiste, Eugène Varga pouvait écrire à ce propos : « On trouve en Russie des communistes, qui, las d’attendre en vain la révolution européenne, cherchent à tirer les conséquences dernières de l’isolement du pays. Si jamais la Russie se désintéressait de la révolution sociale dans les autres pays (…) les pays capitalistes auraient à tout le moins l’assurance de relations de bon voisinage (…). La Russie révolutionnaire se trouvant ainsi mise hors circuit, l’essor de la révolution mondiale serait gravement compromis » [25].
La politique suivie par Lénine en matière d’autodétermination des peuples n’a pas causé de dommages irréparables au régime. Sans doute, certaines régions de l’ex-Empire russe firent sécession et passèrent à la contre-révolution ouverte; mais cela n’empêcha pas le régime bolchevik d’être plus solidement établi que jamais. Tout semble donc indiquer que l’Histoire a confirmé la ligne léniniste et, du même coup, infirmé les appréhensions de Rosa Luxemburg. C’est là cependant une impression qui n’est justifiée que dans la mesure où elle s’applique à la puissance de l’appareil d’État bolchevik. Mais il en va tout différemment du point de vue de la révolution mondiale, pivot de la controverse entre Lénine et Luxemburg. La Russie, certes, a survécu à la tourmente, mais elle n’est plus ce qu’elle était ou disait être à l’origine. Loin de servir à l’avancement de la révolution dans le monde, elle sert à son écrasement. La révolution russe, que Rosa Luxemburg et tous les révolutionnaires avaient à l’époque salué avec enthousiasme, a trompé les espoirs ainsi placés en elle.
En ce sens, l’Histoire a confirmé, et non infirmé, les craintes que Rosa Luxemburg exprimait dès 1918 dans les termes suivants : « On voit s’approcher le spectre sinistre (…) d’une alliance des bolcheviks avec l’impérialisme allemand [laquelle] porterait au socialisme international le coup moral le plus terrible qui pût encore lui être infligé (…). Avec l’« accouplement » grotesque de Lénine et de Hindenburg s’éteindrait à l’Est la source de lumière morale (…). Une révolution socialiste (…) sous la juridiction protectrice de l’impérialisme allemand — voilà qui serait pour nous un spectacle d’une monstruosité sans égale. Et ce serait de surcroît purement et simplement de l’utopie (…). N’importe quel déclin politique des bolcheviks dans un noble combat contre des forces supérieures et une situation historique défavorable vaudrait mieux que ce déclin moral » [26].
Bien que la vieille amitié germano-russe du temps de Lénine et de Hindenburg se soit refroidie — provisoirement — et que la dictature bolcheviste lui préfère maintenant le soutien de la Société des Nations en général et des baïonnettes françaises en particulier [27], la Russie léniniste est toujours restée fidèle à la politique qu’elle avait érigée en principe et dont Boukharine donna au IV° Congrès du Komintern cette définition sans équivoque : « Il n’y a pas de différence de principe entre un emprunt financier et une alliance militaire (…). Nous sommes assez forts pour conclure une alliance avec un État bourgeois et pouvoir l’utiliser pour en abattre un autre. Cette forme de défense nationale — l’alliance militaire avec certains États bourgeois — impose comme un devoir aux camarades d’un de ces pays de contribuer à la victoire de notre coalition » [28].
L’« accouplement grotesque » de Lénine et de Hindenburg, du capitalisme et du bolchevisme, fut une manifestation particulièrement nette du reflux de la vague révolutionnaire, reflux qui du reste n’a pas encore atteint son point extrême. Le mouvement ouvrier, qui se rassemble sous le signe de Lénine, s’inscrit dans le cadre de la politique capitaliste; il est incapable d’agir en révolutionnaire. Considérée dans ses prolongements historiques, la stratégie léniniste — mettre les mouvements nationalistes au service de la révolution mondiale — s’est révélée absolument erronée. Et les pires craintes de Rosa Luxemburg ont été justifiées au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
Aujourd’hui, les nations « libérées » font à la Russie une ceinture fasciste. En Turquie « libérée », on abat les communistes avec des fusils d’origine russe. Les dirigeants chinois, dont la Russie et la III° Internationale appuient la lutte pour l’indépendance nationale, ont noyé dans le sang le mouvement ouvrier, d’une manière qui rappelle la Commune de Paris. Partout dans le monde, les cadavres de milliers et de milliers de travailleurs massacrés démontrent — de quelle façon sinistre ! — la justesse des conceptions de Rosa Luxemburg : le battage autour du droit des peuples à dis¬poser d’eux-mêmes n’est qu’une « mystification petite-bourgeoise ».
Les errements nationalistes de la IIIe Internationale en Allemagne ont montré à quoi conduit le beau principe : « La lutte pour la libération nationale se confond avec la lutte pour la démocratie ». Ces errements n’ont-ils pas contribué pour leur part à frayer la voie au fascisme ? Oui, dix années de surenchère nationaliste avec Hitler ont fini par transformer les ouvriers eux-mêmes en fascistes. Et Litvinov [délégué de la Russie à la S. D. N. (N. d. T.)] n’a-t-il pas été jusqu’à présenter les résultats du plébiscite de la Sarre comme une victoire de l’idéal léniniste de la libre disposition des peuples ? Dès lors, si une chose peut encore surprendre, c’est qu’il existe encore des gens capables de soutenir à la façon de Max Shachtman : « En dépit des vives critiques dont Rosa Luxemburg l’accabla, la politique des nationalités, suivie par les bolcheviks après la révolution, a été justifiée par ses résultats » [29].
Il faut noter du reste que l’attitude de Lénine sur la question nationale fut rien moins que cohérente et toujours soumise à des considérations tactiques. En vérité, elle fut même parfaitement contradictoire. Ainsi, Lénine n’hésita-t-il pas à proclamer : « Quand on parle d’actes révolutionnaires en temps de guerre contre le gouvernement de son pays, il est indubitable, incontestable, qu’il s’agit non seulement de souhaiter la défaite de ce gouvernement, mais aussi d’y concourir effectivement » [30]. Or, en développant cette idée, on aboutit à un contradiction flagrante : en effet, étant donné que les divers pays belligérants ne sont pas tous affectés dans la même mesure par le défaitisme et au même moment par la révolution prolétarienne, cette tactique a pour conséquence de faciliter la victoire du pays le moins touché et l’oppression dans celui qui l’est le plus ! Au cours d’une guerre impérialiste, le prolétariat — s’il écoute Lénine — doit œuvrer à la défaite de son pays. Dès cette défaite acquise, il lui faut faire volte-face et soutenir sa bourgeoisie nationale, luttant pour libérer la patrie. Puis, quand le pays « opprimé » a recouvré sa place dans le concert des nations, les ouvriers doivent une fois de plus laisser tomber la défense du territoire. Est-ce là fausser la pensée de Lénine ? Pas le moins du monde, comme le démontre un simple coup d’œil rétrospectif sur la pratique réelle. En ce qui concerne l’Allemagne, la position de Lénine et des bolcheviks a en effet varié de la manière suivante : 1914-18, contre la défense du pays; 1919-23, pour la défense et la libération du territoire national; enfin, lorsque l’Allemagne fut redevenue une puissance impérialiste, grâce au concours du prolétariat, ils prirent de nouveau position contre la défense de la nation. La tactique défaitiste, préconisée par Lénine pendant la dernière guerre, se trouve en contradiction absolue tant avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’avec la cause des guerres de libération nationale. Il s’agit d’un simple mouvement de rééquilibration : le prolétariat joue le rôle d’une justice compensatoire entre les rivaux capitalistes. Rosa Luxemburg se donna beaucoup de mal pour démontrer que tout cela n’avait rien de commun avec la lutte de classe marxiste.
Lénine, en politique, fut un esprit positif. Pour l’essentiel, ce fut seulement en tant que tacticien qu’il se différencia des théoriciens de la II° Internationale. Ce qu’ils pensaient, eux, obtenir par des voies démocratiques, il cherchait, lui, à l’arracher par des méthodes révolutionnaires. Voulant réaliser le socialisme pour les ouvriers, il comptait y arriver non par des discours au Parlement, mais par la force, sur le terrain réel de la lutte des classes. La mission du parti consistait à faire la révolution pour les masses, celles-ci étant conduites à adhérer au parti et se confondant dès lors avec lui. Il fallait que le pouvoir revienne aux bolcheviks pour que ceux-ci puissent libérer les exploités de Russie et que la révolution puisse dans le monde entier triompher du capitalisme. La prise du pouvoir par le parti, tel fut l’alpha et l’oméga de la politique léninienne — politique souvent qualifiée d’intelligente et de souple mais, en vérité, tout bonnement opportuniste.
Quand la révolution éclata, la bourgeoisie russe n’était ni en état de prendre le pouvoir ni a fortiori de le conserver, car elle était incapable de résoudre la question agraire. Cette tâche, les bolcheviks l’accomplirent. « Ce qui est entièrement achevé dans notre révolution, c’est seulement son œuvre démocratique bourgeoise », déclara Lénine à l’occasion du quatrième anniversaire de la Révolution d’octobre [31], et cette œuvre fut achevée grâce à la paysannerie. Une fois au pouvoir, les bolcheviks jouèrent constamment sur l’antagonisme des paysans et des ouvriers, d’où cette politique en zig-zag, cette série de brusques renversements de vapeur, que tout le monde connaît aujourd’hui, tant sur le plan russe que sur le plan international. C’est cette politique, uniquement conçue pour conserver le pouvoir, qui de crise en crise a fini par précipiter le déclin de la III° Internationale.
Dès la première concession d’envergure faite aux paysans, Rosa Luxemburg fut en mesure de prévoir, dans ses grandes lignes, l’évolution de la révolution bolcheviste au cours des années à venir, évolution inévitable si la révolution mondiale ne venait pas étouffer dans l’œuf les facteurs de réaction sociale engendrés par cette « transgression ». « Le mot d’ordre lancé par les bolcheviks : prise de possession immédiate et partage des terres par les paysans, devait immanquablement agir dans le sens inverse [au but recherché]. Non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle barre la voie qui y mène, elle crée une montagne de difficultés insurmontables à la restructuration des conditions agraires dans le sens du socialisme » [32]. Rosa Luxemburg ignorait à ce moment (elle était en prison) que les paysans avaient procédé au partage des terres sans attendre la permission des bolcheviks, qui s’étaient en définitive bornés à entériner un état de fait. Dans leur mouve¬ment spontané, les masses paysannes n’avaient pas un instant songé à consulter au préalable ces « porteurs de la conscience révolutionnaire » que les bolcheviks se flattaient d’être.
Pourtant, ces derniers entendaient bien pousser la révolution bourgeoise jusqu’au bout. Pour cela, il fallait convertir les paysans en salariés agricoles, c’est-à-dire industrialiser l’agriculture. Les léninistes seraient donc fondés, du moins en apparence, à soutenir que Rosa Luxemburg se trompait quand elle disait qu’en l’absence de révolution mondiale les bolcheviks seraient forcés de capituler face aux paysans. Mais cette thèse suppose encore et toujours que le bolchevisme a conduit au socialisme. Or, ce qui existe aujourd’hui en Russie, c’est non point le socialisme, mais le capitalisme d’État. On peut l’appeler socialisme tant qu’on voudra, ce système-là n’en demeure pas moins un capitalisme d’État qui exploite le travail salarié; voilà pourquoi les craintes exprimées par Rosa Luxemburg ont été confirmées par l’Histoire, du moins quant à l’essentiel et quelques correctifs qu’il soit nécessaire d’y apporter.
Les révoltes paysannes des premières années qui suivirent la révolution forcèrent les bolcheviks, sous peine de perdre le pouvoir, apprendre une voie qui ne pouvait que nuire au développement de la révolution mondiale et qui, en Russie même, ne per¬mettait pas d’aller au-delà de la mise en place d’un système capitaliste d’État, dont l’abolition par le prolétariat constitue désormais un préalable obligé à la réalisation du socialisme. Toutefois ce qui nous importe en ce lieu, c’est avant tout le fait que les bolcheviks n’arrivèrent au pouvoir que grâce au soulèvement des campagnes et, en outre, qu’ils étaient persuadés qu’il leur suffisait d’avoir en main les leviers de commande politique et économique pour conduire le pays au socialisme, à condition bien entendu d’appliquer la « ligne correcte ». Obligés comme ils l’étaient en réalité, par l’état d’arriération de la Russie, tant à centraliser à l’extrême les organes de décision qu’à faire d’énormes concessions à la paysannerie, les bolcheviks se figurèrent qu’ils poursuivaient une politique bien à eux, une poli¬tique aussi clairvoyante que couronnée de succès, et tâchèrent de l’imposer également au niveau international.
Lénine sut dégager, avec une netteté remarquable, et bien avant l’événement, les lois de développement de la révolution russe et concevoir une théorie et une pratique appropriée à ce cadre national. D’où, par conséquent, ses conceptions hypercentralistes en ce qui concerne la structure du parti et celle de l’économie étatisée (conformément aux idées d’Hilferding sur la « socialisation »), d’où aussi sa position sur la question nationale. Rosa Luxemburg, connaissant la situation russe comme elle la connaissait, était mieux qu’aucun autre marxiste en état de comprendre et d’analyser dans ses fondements historiques la politique léninienne; dans la mesure même où l’action des bolcheviks revêtait un caractère révolutionnaire à l’échelle mondiale, elle inclinait à voir dans cet hypercentralisme un mal inévitable et auquel force était de se résigner. Mais c’est avec la dernière énergie qu’elle combattit l’idée d’ériger des conditions spécifiques à la Russie en panacée permettant de résoudre les problèmes de la révolution prolétarienne dans le monde entier. « Le danger commence, écrivait-elle, là où, faisant de nécessité vertu, ils [les bolcheviks] cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des conditions fatales et à la proposer au prolétariat international comme modèle de la tactique socialiste » [33].
Conformément à ses prévisions, Lénine avait vu l’alliance des paysans et des ouvriers aboutir à la prise du pouvoir par les bolcheviks; dès lors, il conçut le cours de la révolution mondiale comme la répétition, à une échelle assurément plus vaste, de ce processus. Les nations opprimées étant surtout des pays agraires, l’Internationale communiste s’efforça d’unir dans le monde entier les aspirations de la paysannerie à celle des ouvriers, pour créer ainsi une force capable d’affronter le capitalisme et de l’abattre, à la manière de la révolution russe. De surcroît, ses dirigeants russes jugeaient indispensable de soutenir les mouvements de libération nationale aux colonies et ceux aussi des minorités ethniques des pays capitalistes, afin de battre en brèche l’intervention des puissances impérialistes en Russie.
Cependant, la longue série de revers que la direction du Komintern devait essuyer, en voulant se créer une Internationale ouvrière et paysanne sur mesure, n’a fait que confirmer cette vérité première : la révolution mondiale ne saurait être une reproduction agrandie de la révolution russe. Loin de contribuer au succès des mouvements révolutionnaires anticapitalistes, cette politique a provoqué leur désagrégation. Son seul et unique résultat a été de consolider le pouvoir d’État bolcheviste qui a pu bénéficier, grâce à elle, d’un long répit historique, générateur de la triste situation actuelle du mouvement ouvrier en Russie et dans le monde.

II

Lénine avait sur la question nationale une position conforme à la conception que s’en formait la social-démocratie d’avant-guerre, dont en général il était loin d’avoir dépassé les vues. Il voyait en outre dans la mise en œuvre de cette conception un moyen d’assurer et de renforcer l’emprise des bolcheviks sur la Russie et de l’étendre — autant que faire se pouvait — au reste du monde. Pour Rosa Luxembourg, en revanche, il s’agissait là d’une politique néfaste, pour laquelle il faudrait payer et payer cher.
A l’inverse de Lénine qui, sur la base de sa conception d’ensemble, considérait la construction du Parti et son accession au pouvoir comme le préalable obligé à la victoire du socialisme, Rosa Luxemburg partait de la situation de classe du prolétariat et de ses exigences. Qui plus est, tandis que chez Lénine la théorie et la pratique étaient directement issues des conditions arriérées de la Russie, chez Luxemburg elles étaient liées aux conditions spécifiques de la lutte de classes dans les pays capitalistes le plus développés. C’est pourquoi elle refusait d’identifier la « mission historique » du prolétariat avec la fonction du Parti et de la réduire à une question de direction centralisée. Bien plus que sur la croissance de l’organisation et sur la qualité des dirigeants, elle mettait donc l’accent sur le mouvement spontané des masses, sur leur « auto-activation », le développement de leur initiative propre. D’où aussi les divergences d’appréciation fondamentales qui la séparaient de Lénine en ce qui concerne le rôle historique respectif du facteur de la spontanéité et de celui de l’organisation. Toutefois, avant d’examiner plus à fond ces divergences, il est bon de comparer brièvement les interprétations que Luxemburg et Lénine donnèrent chacun de son côté de la théorie marxiste de l’accumulation du capital, ce problème se rattachant de près à tous les autres.

L’effondrement du capitalisme

Rosa Luxemburg avait déjà fait ressortir, dans le cadre de sa polémique avec Bernstein et consorts, la nécessité pour le mouvement ouvrier d’œuvrer en vue de la révolution, et non de simples réformes sociales, le capitalisme étant promis à un effondrement inéluctable. Contrairement aux révisionnistes, qui cherchaient à démontrer la pérennité du système capitaliste, elle soutenait que si l’on suppose « la possibilité d’une croissance illimitée de l’accumulation, le socialisme perd du même coup le fondement de granit de la nécessité historique objective et [l’on s’enfonce par là] dans les brumes des systèmes et des écoles pré-marxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la noirceur du monde actuel ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses » [34].
Son principal ouvrage économique, dans lequel elle voyait un volet, et non le moindre, de la réfutation théorique du réformisme, a pour objet tant de mettre en lumière l’existence d’une limite objective au développement du capital que de procéder à une critique de la théorie marxienne de l’accumulation du capital total.
A son avis, si Marx eut le mérite de soulever le problème, il n’a pas su le résoudre. Le Capital lui paraît un ouvrage « incomplet » — un « torse » — dont il faut combler les lacunes. Marx, dit-elle, a décrit « le processus d’accumulation du capital au sein d’une société composée uniquement de capitalistes et d’ouvriers ». Voilà qui revient à faire indûment abstraction du commerce extérieur, de sorte que, dans le cadre du système marxien, il est « tout aussi nécessaire qu’impossible de réaliser la plus-value en dehors des deux classes sociales existantes »; dès lors, l’accumulation « ne peut sortir d’un cercle vicieux ». Toujours suivant Rosa Luxemburg, l’œuvre de Marx est victime de ses « contradictions flagrantes », ce à quoi elle entend remédier [35].
Elle fonde, quant à elle, la nécessité de l’effondrement du capitalisme sur « la contradiction dialectique selon laquelle l’accumulation a besoin pour se mouvoir de formations sociales non capitalistes autour d’elle (…) et ne peut subsister sans contacts avec un tel milieu » [36].
C’est dans la sphère de circulation du capital, dans la réalisation de la plus-value et les problèmes qu’elle pose, que Luxemburg place l’origine des difficultés auxquelles l’accumulation se heurte, alors que pour Marx ces difficultés se manifestent déjà dans la sphère de production, l’accumulation étant liée, à ses yeux, à la valorisation du capital. Le problème principal, soutient-il, c’est la production de la plus-value, non sa réalisation. Or Luxemburg estime qu’une partie de la plus-value ne peut être réalisée dans le cadre d’un capitalisme tel celui que Marx a décrit. Seuls des échanges avec les régions extra-capitalistes permettent, d’après elle, de convertir la plus-value en capital additionnel. Voici d’ailleurs comment elle s’exprime à ce sujet :

« L’accumulation tend à substituer à l’économie naturelle l’économie marchande simple, et l’économie capitaliste à l’économie marchande simple; elle tend à établir enfin la domination absolue et générale de la production capitaliste dans tous les pays et dans toutes les branches de l’économie. Mais le capital s’engage ici dans une impasse. Le résultat final une fois atteint — en théorie du moins — l’accumulation devient impossible, la réalisation et la capitalisation de la plus-value deviennent des problèmes insolubles. Au moment où le schéma marxien de la reproduction élargie correspond à la réalité, il marque l’arrêt, les limites historiques du processus de l’accumulation, donc la fin de la production capitaliste. L’impossibilité de l’accumulation signifie, du point de vue capitaliste, l’impossibilité du développement ultérieur des forces de production et donc nécessité historique objective de l’effondrement du capitalisme » [37]

Ces considérations n’amènent rien de vraiment nouveau et n’ont d’autre originalité que les bases que Rosa Luxemburg leur donne. Elle essaie d’en démontrer la justesse au moyen d’une critique des schémas de la reproduction élargie figurant dans le volume II du Capital. Selon Marx, le capital est contraint d’accumuler. S’il n’existe pas certaines proportions entre les diverses branches de la production, les capitalistes n’arrivent pas à trouver les moyens de production, les ouvriers et les biens de consommation nécessaires à la reproduction du capital. Ces proportions, que les hommes ne peuvent modifier à leur gré, s’établissent à l’aveuglette, par le biais du marché. Marx réduit la production sociale à deux grandes sections : la production des moyens de production et celle des biens de consommation. Pour mettre en lumière le mécanisme des échanges intersectoriels, il ordonne en un schéma des chiffres arbitrairement choisis. Dans le cadre de ce schéma, rien ne paraît entraver l’accumulation : les échanges entre les deux sections se poursuivent sans à-coups. Or, affirme Rosa Luxemburg, « si l’on prend le schéma à la lettre, tel qu’il est exposé à la fin du Livre deuxième du Capital, on a l’impression que la production capitaliste réalise à elle seule la totalité de sa plus-value et qu’elle utilise la plus-value capitalisée pour ses propres besoins (…). Comme la production capitaliste achète elle-même exclusivement son surproduit, il n’y a pas de limite à l’accumulation du capital (…). Dès lors, le schéma [de Marx] ne permet qu’une interprétation et une seule : la production pour la production à l’infini » [38].
Toutefois, fait valoir Luxemburg, l’accumulation ne peut pas avoir un « but » pareil : « du point de vue capitaliste », le produire pour produire que suppose le schéma, serait « absurdité pure » [39].

« Sur la base du schéma, il est impossible de savoir qui profite de cette augmentation continue de la production. Certes, la consommation de la société augmente en même temps que la production : la consommation des capitalistes (…) et celle des ouvriers. Cependant, même sans tenir compte du reste, l’accumulation ne saurait en tout état de cause avoir pour but final l’accroissement de la consommation de la classe capitaliste; au contraire, toute augmentation de cette consommation se fait au détriment de l’accumulation; la consommation personnelle des capitalistes entre dans la catégorie de la reproduction simple. Pour qui les capitalistes produisent-ils lorsque au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value ils « pratiquent l’abstinence», c’est-à-dire accumulent? — voilà le vrai problème. A plus forte raison, le but de l’accumulation ne peut pas être, du point de vue capitaliste, l’entretien d’une armée d’ouvriers toujours accrue. La consommation des ouvriers est une conséquence de l’accumulation, elle n’en est jamais ni le but ni la condition, à moins que les bases de la production capitaliste ne soient transformées de fond en comble » [40].

Par conséquent,

« au moment même où le schéma marxien de la reproduction élargie correspond à la réalité, il marque l’arrêt, les limites historiques du processus d’accumulation du capital, donc la fin de la production capitaliste » [41].

Aussi bien, un échange sans frictions et, par là, un état d’équilibre intersectoriel est, selon Luxemburg, chose parfaitement inconcevable sur la base du schéma de Marx. Dans l’hypothèse d’une composition organique du capital [42] en augmentation constante, dit-elle, le maintien de la proportionnalité entre les deux grandes sections de la production, préalable obligé à la bonne marche de l’accumulation, finit par se trouver exclu; en d’autres termes, l’impossibilité d’une accumulation continue en longue période est démontrable à l’aide d’un schéma purement quantitatif (tel celui que Luxemburg proposa elle-même). La section des biens de consommation présente dès lors un excédent de produits invendables sur le marché capitaliste, d’où la nécessité absolue de réaliser un certain quantum de la plus-value dans des milieux extra-capitalistes [43].
C’est par ce même mécanisme que Rosa Luxemburg expliquait en outre l’essor inévitable de l’impérialisme moderne. Théorie aux antipodes des thèses de Lénine à ce sujet. Pour celui-ci, les contradictions révélant l’existence de limites historiques, inhérentes Su développement du capital, ne se situaient en effet nullement dans la sphère de circulation, mais dans la sphère de production. Lénine suivait en cela l’enseignement de Marx, dont il adoptait sans réserve d’aucune sorte les théories économiques. Jugeant mutile de les compléter, il se contenta de les appliquer à l’étude du développement du capitalisme en général et du capitalisme russe en particulier.
Lénine avait eu l’occasion d’émettre, dès ses polémiques avec les narodniks [44], bien des arguments qu’il allait opposer plus tard à Rosa Luxemburg. Les narodniks soutenaient que le marché capitaliste intérieur, déjà trop exigu pour permettre le développement d’un capitalisme national, ne cessait de s’amenuiser en raison de la paupérisation croissante des masses. De même qu’à Luxemburg, il leur paraissait inconcevable que la plus-value pût être réalisée en l’absence de marchés extérieurs. Voilà pourtant qui, selon Lénine, n’a rien à voir avec la réalisation de la plus-value. « Il est évident, soulignait-il, que l’on doit faire abstraction ici du commerce extérieur car, en le faisant intervenir, loin d’avancer d’une ligne la solution du problème, on ne fait que l’éloigner en reportant la question d’un seul pays dans plusieurs » [45].
A ses yeux, « ce qui détermine pour un pays capitaliste la nécessité d’avoir un marché extérieur, ce ne sont pas les lois de la réalisation du produit social (et de la plus-value en particulier) mais, en premier lieu, le fait que le capitalisme apparaît comme résultat d’une circulation des marchandises largement développée, qui s’étend au-delà des frontières de l’État » [46]. Aussi, « la vente du produit sur le marché extérieur exige elle-même qu’on l’explique, c’est-à-dire que l’on trouve un équivalent pour la partie écoulée du produit (…). Si l’on veut parler des « difficultés » de la réalisation, des crises qui en découlent, etc., il convient de reconnaître que ces « difficultés » sont non seulement possibles, mais nécessaires pour toutes les parties du produit capitaliste et non point pour la seule plus-value. Les difficultés de ce genre, qui dépendent de la répartition disproportionnée des différentes branches de la production, surgissent sans cesse, non seulement lors de la réalisation de la plus-value, mais aussi lors de la réalisation du capital constant et du capital variable; à propos de la réalisation du produit non seulement en biens de consommation, mais aussi en moyens de production » [47].

«Telle est, on le sait, écrivait Lénine en 1897, la loi du développement du capital : le capital constant s’accroît plus vite que le capital variable, autrement dit, une partie de plus en plus grande des capitaux nouvellement formés va à la section de l’économie sociale qui fournit les moyens de production (…). Donc les biens de consommation personnelle tiennent une place de plus en plus restreinte dans l’ensemble de la production capitaliste. Et cela s’accorde parfaitement avec la « mission historique » du capitalisme et sa structure sociale spécifique : la première consiste précisément à développer les forces productives de la société (production pour la production); la seconde exclut leur utilisation par la masse de la population » [48].

Il est absurde, suivant Lénine, de déduire de cette contradiction entre la production et la consommation que Marx ait nié la possibilité d’une réalisation de la plus-value au sein de la société capitaliste, ou qu’il ait attribué l’origine des crises à une sous-consommation : « Les différentes branches d’industrie, qui servent de « marché » les unes pour les autres, ne se développent pas uniformément, mais se dépassent l’une l’autre, et l’industrie la plus avancée cherche un marché extérieur. Cela ne signifie nullement « l’impossibilité pour une nation capitaliste de réaliser la plus-value » (…). Cela dénote seulement la disproportion dans le développement des diverses industries. Le capital national étant réparti autrement, la même quantité de produits pourrait être réalisée à l’intérieur du pays » [49].
Toujours selon Lénine, Marx a « parfaitement expliqué », grâce à ses schémas de la reproduction, « le processus de réalisation du produit en général et de la plus-value en particulier dans la production capitaliste, et il a montré qu’il est absolument faux de faire intervenir le marché extérieur dans le problème de la réalisation » [50]. La propension du capitalisme aux crises et ses tendances expansionnistes ont donc pour commune origine un manque d’uniformité dans le développement des diverses branches d’industrie. C’est du caractère monopoliste du capitalisme que Lénine ‘ faisait découler la constance de l’expansion coloniale et le partage impérialiste du monde. L’exportation des capitaux et la mainmise sur les sources de matières premières permettaient en effet à la bourgeoisie des principaux pays capitalistes d’empocher des surprofits énormes. Aux yeux de Lénine, par conséquent, l’expansion impérialiste sert moins à réaliser la plus-value qu’à augmenter la masse du profit [51].
Cette conception est dans l’ensemble incontestablement plus proche de la théorie de Marx que les thèses de Rosa Luxemburg. Celle-ci avait cependant tout à fait raison de discerner, dans la théorie marxienne de l’accumulation, la loi de l’effondrement du capitalisme; n’arrivant pas à voir cependant quelles bases cette conception avait chez Marx, elle élabora une théorie personnelle de la réalisation de la plus-value, théorie que Lénine pouvait à bon droit qualifier d’erronée et d’étrangère au marxisme. Relevons à ce propos que, dans la bibliographie du marxisme qu’il joignit à sa biographie de Marx, Lénine signale l’ouvrage de Luxemburg et « l’analyse de sa fausse interprétation de la théorie de Marx par Otto Bauer » [52].
Or, cette « analyse » de sa théorie, Rosa Luxemburg la considérait non sans raison comme « une honte pour le marxisme officiel ». En effet, Bauer se bornait à reprendre la conception révisionniste selon laquelle il n’existe pas de limites objectives au développement du capitalisme. « A notre avis, proclamait-il, le capitalisme est concevable, même à défaut d’expansion » [53]. Et il concluait sa critique de l’ouvrage de Luxemburg par le passage suivant :

« Ce n’est pas l’impossibilité mécanique de réaliser la plus-value qui provoquera l’effondrement du capitalisme. Celui-ci sera vaincu par l’indignation qu’il éveille dans les masses populaires (…). Il sera abattu longtemps auparavant par l’indignation montante de la classe ouvrière, forte de son accroissement constant, de la formation idéologique, de l’unité et de l’organisation qu’elle doit au mécanisme du processus de production capitaliste lui-même » [54].

Bauer avait mis au point un schéma de la reproduction du Capital, expurgé de certains des défauts que Luxemburg avait reproché à celui de Marx. Il tâchait ainsi de prouver que, même en cas d’augmentation régulière de la composition organique du capital, un échange harmonieux entre les deux sections demeure possible. Toutefois, Rosa Luxemburg démontra à son tour que, même dans ce schéma modifié, il subsiste un excédent invendable et qu’il faut pour le réaliser s’ouvrir de nouveaux marchés. Bauer fut incapable de réfuter cette anticritique, ce qui n’empêcha pas Lénine de saluer en lui « l’analyste de la fausse théorie de Luxemburg ».
Outre que la critique en cause n’atteignit guère son but, on a pu montrer que les conclusions, que Bauer tirait de son schéma quant à l’inexistence de limites objectives à l’accumulation (en dehors de la question des échanges intersectoriels), sont absolument dénuées de fondement. Henryk Grossmann a fait ressortir que si l’on projetait sur longue période les données du schéma de Bauer, on assistait non à un développement harmonieux, mais à l’effondre¬ment du capitalisme. Ainsi la critique de la théorie de l’effondrement élaborée par Rosa Luxemburg n’avait fait qu’ouvrir la voie à une nouvelle théorie de l’effondrement [55].

La controverse Luxemburg-Bauer était parfaitement vaine; mais Lénine, il n’est pas sans intérêt de le noter, ne s’en aperçut pas. Au centre du débat figurait la possibilité ou l’impossibilité d’un échange harmonieux entre les deux sections du schéma de Marx, échange censé permettre de réaliser la plus-value. Chez Marx, le schéma n’a pas d’autre utilité que d’éclairer l’analyse théorique; son auteur ne lui a jamais attribué la moindre base objective dans la réalité. Grossmann, tant dans un essai sur le changement de plan du Capital [56] que dans d’autres études, a dégagé la signification véritable du schéma, conférant ainsi à la discussion des assises nouvelles et un caractère plus fécond.
Chez Rosa Luxemburg, toute la critique du schéma marxien de la reproduction reposait sur le postulat de la validité objective du schéma. Or, comme H. Grossmann l’a si bien souligné, « le schéma ne prétend nullement être à lui seul une image fidèle de la réalité capitaliste concrète. Il ne représente qu’un maillon de la méthode des approximations successives mise en œuvre par Marx et forme un tout indissociable des autres hypothèses simplificatrices, qui le sous-tendent, et des modifications apportées ensuite à l’objet analysé en vue de le concrétiser progressivement. Ainsi donc aucun de ces éléments pris isolément ne peut constituer un instrument pour comprendre, aucun ne peut être autre chose qu’un stade préliminaire de la connaissance, une première étape sur la voie de l’approximation de la réalité concrète » [57].

Le schéma marxien traite de valeurs d’échange; dans la réalité toutefois, les produits ne sont pas échangés à leur valeur mais à leur prix de production. Aussi, « dans un schéma de reproduction construit sur des valeurs (…), des taux de profit différents doivent apparaître dans chaque section, alors que l’expérience enseigne que, dans un système capitaliste fondé sur la concurrence, les divers taux de profit, réalisés dans chacune des sphères de la production, présentent une tendance à s’égaliser, à former un taux de profit général, c’est-à-dire moyen. » D’où il s’ensuit l’obligation de transformer le schéma fondé sur les valeurs en schéma des prix si on tient à le prendre comme base pour démontrer la possibilité (ou l’impossibilité) de réaliser la partie accumulable de la plus-value dans une société proprement capitaliste [58].
Supposons que Luxemburg ait vraiment réussi à mettre en évidence qu’il est impossible d’écouler la totalité des marchandises, que, dans le schéma marxien, l’excédent de biens de consommation invendables doit s’accroître année par année, qu’aurait-elle prouvé ?
« Tout simplement qu’un « reliquat inconvertible » doit apparaître dans la section II du schéma-valeur, c’est-à-dire si l’on pose en hypothèse un échange des marchandises à leur valeur » [59]. Or, dans le schéma qui sert de base à l’analyse de Rosa Luxemburg, les diverses branches de la production ont chacune un taux de profit particulier, lesquels ne sauraient, faute de concurrence, s’égaliser en un taux de profit moyen. Comment les conclusions de Luxemburg pourraient-elles être valides dans la réalité, puisqu’elles découlent d’un schéma précisément dépourvu de validité objective ?

« Étant donné que la concurrence, fait valoir Grossmann, a pour effet la conversion des valeurs en prix de production et, par suite, une redistribution de la plus-value entre les diverses branches d’industrie (dans le cadre du schéma), il s’ensuit nécessairement une transformation des proportions existant jusqu’alors entre les sphères du schéma. Il est tout à fait possible, probable même, qu’un « reliquat de consommation », qui subsisterait dans le schéma-valeur, disparaîtrait dans le schéma-prix de production et qu’inversement un état d’équilibre originaire dans le premier schéma céderait la place à une disproportion dans le second » [60].

La confusion théorique, faite par Rosa Luxemburg, apparaît le plus nettement dans le fait que si, d’une part, elle voit dans le taux de profit moyen le facteur déterminant qui « traite effectivement chaque capital privé comme une partie du capital social total, lui alloue du profit comme la part de la plus-value globale extorquée à la société qui lui revient en fonction de sa grandeur, sans se soucier de la quantité de profit qu’il a réellement acquise » (61), d’autre part, elle révoque en doute la possibilité d’un échange complet, en utilisant pour cela un schéma qui exclut toute formation d’un taux de profit moyen ! Dès qu’il est tenu compte de ce taux moyen, il ne reste rien de la thèse des disproportions inévitables, chère à Luxemburg, étant donné que certains capitalistes vendent leurs marchandises au-dessus de la valeur et d’autres au-dessous et que, sur la base du prix de production, la partie irréalisable de la plus-value peut dorénavant être réalisée.
La loi de l’accumulation du capital, telle que Marx l’a énoncée, se confond avec la loi de la baisse du taux de profit. Cette baisse ne peut être contrebalancée qu’un certain temps par l’accroissement de la masse du profit, en raison des exigences toujours renouvelées de l’accumulation du capital. D’après Marx, le système capitaliste est voué à sombrer, non parce qu’il n’arrive pas à réaliser un excédent de plus-value, mais parce qu’il se trouve face à un manque de plus-value.
Rosa Luxemburg n’a pas discerné les conséquences de la baisse du taux de profit. Voilà pourquoi elle crut devoir soulever la question — inepte du point de vue marxien — du « but » de l’accumulation. « On déclare, écrivait-elle, que le capitalisme finira par s’effondrer « à cause de la baisse du taux de profit » (…). En tout état de cause, cette consolidation est réduite à néant par une seule phrase de Marx : « Pour les grands capitaux, la baisse du taux de profit est compensée par sa masse. Il coulera encore de l’eau sous les ponts avant que la baisse du taux de profit provoque l’effondrement du capitalisme » [62]. Mais c’était là oublier que si Marx n’avait certes pas perdu de vue ce fait, il en avait simultanément marqué les limites : la baisse du taux de profit aboutit à la baisse de la masse du profit; dans la réalité, la première engendre une baisse de la masse réelle du profit qui, de relative qu’elle est en premier lieu, devient ensuite absolue par rapport aux besoins de l’accumulation capitaliste.
Lénine, après avoir souligné que « le taux de profit a tendance à baisser », ajoutait que « Marx analyse minutieusement cette tendance ainsi que les circonstances qui la masquent ou la contrarient » [63]. Mais, pas plus que Luxemburg, il n’a saisi dans toute son ampleur l’importance de cette loi dans le cadre du système marxien. Voilà qui explique pourquoi il tint pour fondée l’argumentation que Bauer avait opposée à Luxemburg, et aussi pourquoi le développement inégal des diverses sphères de la production lui paraissait à lui seul suffire à rendre compte de l’origine des crises. Voilà qui serait aussi de nature à expliquer pourquoi lui qui parlait un jour de la « fin inéluctable » du capitalisme, il affirmait un autre — sans percevoir la contradiction — qu’il n’existe pas de situations dont le capitalisme ne puisse se sortir. On cherchera en vain dans ses ouvrages économiques un seul argument démontrant l’existence de limites objectives au développement du capitalisme, et pourtant Lénine n’en était pas moins fermement convaincu que le système courait sans rémission à sa perte. La cause en est sans doute que si, contrairement à Bauer et à ses consorts social-démocrates, Lénine ne croyait pas à la possibilité de transformer le capitalisme en socialisme grâce à des méthodes réformistes, il considérait néanmoins comme eux que le renversement du capitalisme était uniquement affaire de maturation de la conscience révolutionnaire du prolétariat ou, pour être plus précis, affaire d’organisation et de direction de la classe ouvrière.

La spontanéité et le rôle de l’organisation

Nous avons vu ci-dessus que Rosa Luxemburg avait, à juste titre, souligné que, pour Marx, la loi de l’accumulation du capital ne faisait qu’une avec la loi de l’effondrement du capitalisme. Malgré ses erreurs de raisonnement, elle aboutissait ainsi à une conclusion on ne peut plus fondée : bien qu’elle fût à cent lieues de Marx quand elle interprétait à sa manière la loi de l’effondrement, elle n’en admettait pas moins l’existence de cette loi. Les arguments, que Lénine opposa à sa théorie, étaient judicieux et — pour aussi loin qu’ils allaient — en parfait accord avec la doctrine de Marx; Lénine éluda cependant le problème de l’existence de limites objectives à l’expansion du capital. Sa théorie des crises était aussi insuffisante que privée de cohérence interne. Plus « correcte » sans doute que celle de Rosa, elle n’entraînait aucune conclusion vrai-ment révolutionnaire, tandis que l’autre, tout en étant fausse, en comportait.
Beaucoup plus proche de la social-démocratie que Rosa Luxemburg, Lénine considérait l’effondrement du capitalisme bien plus comme la conséquence d’un acte révolutionnaire conscient que comme le résultat d’un processus d’ordre économique. Il ne parvint pas à se rendre compte que, dans le cas d’une révolution prolétarienne, la question de savoir quel est le facteur déterminant, le politique ou l’économique, n’est pas une question de théorie abstraite, mais de situation concrète à un moment donné. Inséparables l’un de l’autre, les deux facteurs ne peuvent en effet être distingués qu’au niveau de l’analyse conceptuelle. Or Lénine avait fait siennes nombre des thèses développées par Hilferding dans Le Capital financier (1910), selon lesquelles le système capitaliste évoluait vers la formation d’un « cartel général ». Autrement dit, Lénine, déjà contraint dès le départ de raisonner en fonction du caractère bourgeois de la révolution russe — et donc de s’adapter consciemment à ses manifestations et à ses exigences bourgeoises —, se trouva par la suite, du fait de son adhésion inconsidérée à des spéculations relatives aux pays capitalistes hautement développés, plus enclin encore à surestimer le « côté politique » de la révolution prolétarienne.
C’est pourquoi l’erreur des erreurs est, aux yeux de Lénine, de soutenir que nous sommes entrés dans l’époque de la révolution prolétarienne pure (et ceci s’applique également à l’échelle internationale); selon sa conception générale, une révolution de ce genre est même à tout jamais inconcevable. Pour Lénine, la seule révolution possible passe par la conversion. dialectique de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Les objectifs de la première, qui demeurent à l’ordre du jour, ne peuvent être atteints désormais que dans le cadre de la seconde; mais cette dernière n’a de prolétarienne que la nature de la classe appelée à la diriger : elle englobe en effet tous les opprimés (paysans, petits bourgeois, peuples coloniaux, nations asservies, etc.), dont le prolétariat doit se gagner l’alliance. Cette révolution authentique a lieu à l’ère de l’impéria¬lisme, de l’impérialisme, conséquence directe de la monopolisation de l’économie et forme « parasitaire » d’un capitalisme « en stagnation », « dernier degré du développement du capitalisme » qui, dit-il, précède immédiatement le déclenchement de la révolution sociale [64]. Outre cela, « le capitalisme dans sa phase impérialiste conduit tout droit à la socialisation intégrale de la production. Il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur volonté et de leur conscience, vers un nouvel ordre social qui marque une transition de l’entière liberté de concurrence à la socialisation intégrale » [65].
D’après Lénine, le capital monopoliste a donc déjà transformé la production à un point tel qu’elle est mûre pour le socialisme; il ne reste plus maintenant qu’à arracher aux capitalistes la direction de l’économie pour la remettre à l’État, lequel organisera la distribution conformément aux principes socialistes. Toute la question du socialisme se ramène à la conquête du pouvoir par le parti prolétarien, qui réalisera ensuite le socialisme au profit des ouvriers. En ce qui concerne la construction du socialisme et le mode d’organisation de celui-ci, il n’existait donc pas la moindre divergence sérieuse entre Lénine et les social-démocrates. Ils n’étaient opposés que sur un point : la méthode à employer pour prendre en main la gestion de la production — voie parlementaire ou voie révolutionnaire ? Mais les deux conceptions avaient ce trait commun de voir dans la possession du pouvoir politique et le monopole complet de l’État sur l’économie des instruments qui, à eux seuls, suffisaient à résoudre les problèmes de l’économie socialiste. Telle est aussi la raison qui amenait Lénine à s’accommoder volontiers de la perspective d’un capitalisme d’État. A ceux qui se dressaient là contre, il répliquait : « Le capitalisme d’État est un capitalisme que nous saurons limiter, dont nous saurons fixer les bornes; ce capitalisme est rattaché à l’État, mais l’État ce sont les ouvriers, c’est l’avant-garde, c’est nous (…). Ce que sera le capitalisme d’État ? Cela dépend de nous » [66]. De même que, selon Otto Bauer, la révolution prolétarienne dépend uniquement de l’attitude, de la volonté politique des ouvriers conscients et organisés (et donc en pratique de l’appareil dominant à tous égards la vie de l’organisation social-démocrate), de même en l’occurrence, pour Lénine, le sort du capitalisme d’Etat dépend uniquement de l’attitude du Parti, fixée à son tour par la bureaucratie, et l’Histoire dans son ensemble redevient l’histoire de la grandeur d’âme et de la noble conduite d’un groupe d’hommes, formés à l’exercice de ces vertus par le plus vertueux des vertueux.

En prenant cette position sur le capitalisme d’État – modelé, à l’en croire, par la volonté humaine, non par des lois économiques, alors qu’en réalité les lois du capitalisme d’État sont analogues à celles du capitalisme des monopoles – , Lénine restait fidèle à lui-même: n’avait-il pas toujours professé qu’en dernière instance la révolution, elle aussi, dépend uniquement de la qualité du Parti et de ses dirigeants? D’accord en cela avec Kautsky, pour qui la conscience révolutionnaire (affaire d’idéologie et d’idéologie seulement, à ses yeux) ne pouvait être qu’injectée du dehors aux travailleurs, Lénine affirmait:

« L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, se battre contre les patrons, réclamer du gouvernement telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques, élaborées par les représentants cultivés des classes possédantes, par les intellectuels » [67].

Ainsi, les ouvriers sont incapables d’acquérir une conscience politique, ce préalable obligé à la victoire du socialisme. Comme dans le cas de la conception social-démocrate, le socialisme cesse dès lors d’être « l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes », selon la formule de Karl Marx. Et, sans aucun doute, le « marxiste » religieux Middleton Murry ne fait qu’emboîter le pas à Kautsky et à Lénine quand il aboutit à la conclusion logique que le socialisme est « par essence, un mouvement de bourgeois convertis » [68].

Lénine, incontestablement, ne s’écarte pas du marxisme quand il proclame ainsi l’incapacité des ouvriers à se forger eux-mêmes une conscience politique. C’est dans le même esprit en effet qu’à Arnold Ruge, déplorant ce manque de conscience et s’en étonnant – puisque, dit-il, paupérisation croissante des masses aurait dû engendrer pareille conscience – Marx répond: « Il est faux que la misère sociale produise l’intelligence politique; c’est tout au contraire le bien-être social qui produit l’intelligence politique. L’intelligence politique est une qualité intellectuelle donnée à celui qui possède déjà, qui vit comme un coq en pâte » [69]. En revanche, Lénine rompt avec Marx et tombe au rang d’un révolutionnaire bourgeois à la Ruge, lorsqu’il se montre hors d’état de concevoir une révolution prolétarienne qui ne soit pas liée à l’exsietnce de cette conscience intellectuelle, à l’intervention consciente de « ceux qui savent »: les révolutionnaires professionnels. Cette idée commune à Ruge et à Lénine, Marx la réfute en ces termes:

«Plus l’esprit politique d’un peuple est développé et généralisé, plus le prolétariat – du moins au début de son mouvement – gaspille ses forces dans des émeutes irréfléchies, inutiles et noyées dans le sang. Adoptant un mode de pensée politique, le prolétariat aperçoit la raison de tous les maux dans la mauvaise volonté et le seul moyen d’y remédier dans la violence et dans le renversement d’une forme politique de l’État (…). C’est ainsi que [l’] intelligence [lui] cachait la racine de la détresse sociale, faussant [sa] compréhension du but réel; c’est ainsi que [son] intelligence politique trompait [son] instinct social » [70].

Face à Ruge (et, par ricochet, à Lénine), prétendant qu’une révolution est inconcevable en l’absence d’« esprit politique », Marx affirmait:

« Une révolution d’esprit politique organise, par conséquent, suivant la nature bornée et divisée de son âme, une sphère dominante dans la société, aux dépens de la société »[71].

Mais Lénine n’a jamais envisagé autre chose que de placer les moyens de production sous la coupe d’autorités nouvelles, ce qui lui paraît une condition suffisante pour l’instauration du socialisme. D’où l’importance excessive qu’il accorde au facteur politique, au facteur subjectif, allant jusqu’à considérer l’œuvre d’organisation de la société socialiste comme un acte politique. Pas de socialisme sans révolution, dit assurément Marx, et la révolution constitue un acte politique. Toutefois, ajoute-t-il, le prolétariat n’a recours à cet acte politique que « dans la mesure où il a besoin de détruire et de dissoudre. Mais dès que commence son action d’organisation, là où se manifeste son but immanent, son âme, le socialisme se dépouille de son enveloppe politique »[72].

C’est l’élément bourgeois de ses conceptions qui devait conduire Lénine à penser que la fin du capitalisme dépend en premier lieu de certains préalables d’ordre politique, pas nécessairement réunis encore; à s’imaginer que la monopolisation progressive de l’économie est synonyme de socialisation de la production (chose évidemment fausse, comme chacun peut s’en rendre compte aujourd’hui); à ramener toute la question du socialisme au transfert des monopoles à l’État — une nouvelle bureaucratie succédant dès lors à l’ancienne — et la révolution à une lutte entre révolutionnaires et bourgeois aspirant à se gagner la faveur des masses. Et c’est sur cette base qu’il minimise l’élément révolutionnaire — le mouvement spontané des masses, avec sa puissance et sa vision lucide du but à remplir —, pour pouvoir exalter à l’avenant le rôle de la personnalité autant que celui d’une conscience socialiste définitivement figée en idéologie.
Certes, Lénine ne se posait pas en négateur de l’élément spontané mais ne voyait là « rien d’autre, au premier chef, qu’une forme de conscience embryonnaire », qui ne parvient à maturité que par le seul truchement de l’organisation et ne devient qu’à ce moment conscience achevée et donc parfaitement révolutionnaire [73]. Le soulèvement spontané ne suffit pas à faire triompher la révolution, dira-t-il : « Que les masses soient entraînées spontanément dans le mouvement, ne rend pas l’organisation de cette lutte moins nécessaire, mais au contraire encore plus nécessaire » [74].
Le vice inhérent à la théorie de la spontanéité, soutient Lénine, c’est de « rabaisser l’initiative et l’énergie des militants conscients », de refuser cette direction forte, exercée par des individus sélection¬nés et indispensable au succès de la lutte de classe [75]. A ses yeux, les faiblesses de l’organisation sont exactement synonymes de faiblesses du mouvement ouvrier. Il faut organiser la lutte, structurer rigoureusement l’organisation; tout en dépend, ainsi que de dirigeants suivant la ligne correcte. Il faut que la direction du Parti acquière une influence sur les masses, et cette influence importe plus que le sort des masses elles-mêmes. Que les masses s’organisent en soviets ou en syndicats, voilà qui reste absolument secondaire; qu’elles soient dirigées par les bolcheviks, voilà l’essentiel.
Rosa Luxemburg a une tout autre vision des choses. Elle ne confond pas la conscience révolutionnaire et la conscience intellectuelle des révolutionnaires professionnels de type léniniste. Seule compte, à son avis, la conscience en acte, la conscience agissante des masses, qui naît et se développe sous l’empire de la nécessité : les masses se conduisent de façon révolutionnaire dans des situations où elles ne peuvent faire autrement et se voient contraintes à l’action. Le marxisme, pour Luxemburg, n’est pas seulement une idéologie qui se cristallise dans l’organisation, c’est aussi, c’est surtout la lutte vivante du prolétariat, lequel fait passer le marxisme dans les faits, non parce qu’il le veut, mais parce qu’il ne peut pas agir différemment. Tandis que Lénine assigne pour mission au révolutionnaire organisé de guider les masses, conçues uniquement comme un matériau à façonner, le révolutionnaire selon Rosa Luxemburg est directement issu du développement même de la conscience de classe et, bien plus encore, de l’action révolutionnaire pratique des masses. Face à la surestimation du rôle de l’organisation et de ses dirigeants, elle ne se borne pas à marquer une opposition de principe, mais démontre en renvoyant à l’expérience que « c’est justement pendant la révolution qu’il est extrêmement difficile à un organisme dirigeant du mouvement ouvrier de prévoir et de calculer quelle occasion et quels facteurs peuvent déclencher ou non des explosions » [76]. Et d’ajouter : « La conception clichée, rigide et bureaucratique, n’admet la lutte que comme résultat de l’organisation parvenue à un certain degré de sa force. L’évolution dialectique vivante, au contraire, fait naître l’organisation comme un produit de la lutte » [77}.
A propos des grèves de masse du 1905 russe, elle souligne : « Pourtant, là non plus, on ne peut parler ni de plan préalable, ni d’action organisée car l’appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d’ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l’assaut » [78]. Et, généralisant, elle conclut en ces termes : « Lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité nécessaire à une telle période, les catégories aujourd’hui les plus arriérées et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l’élément le plus radical, le plus fougueux et non le plus passif. Si des grèves de masse se produisent en Allemagne, ce ne seront sûrement pas les travailleurs les mieux organisés (…), mais les ouvriers les moins bien organisés ou même inorganisés (…) qui déploieront la plus grande capacité d’action » [79].
Et ailleurs, elle proclame expressément : « Les révolutions ne se font pas sur commande. Elles ne sont pas non plus la tâche du Parti. Notre seule devoir est, à tout instant, de parler carrément sans crainte ni tremblement, c’est-à-dire de mettre clairement les masses devant leurs responsabilités du moment et d’énoncer le pro¬gramme d’action et les mots d’ordre qui découlent de la situation. Quant à savoir si le mouvement révolutionnaire les adoptera et à quel moment, il faut laisser à l’histoire le soin de répondre à cette question. Lors même qu’en premier lieu le socialisme apparaîtrait sous l’aspect d’une voix clamant dans le désert, il y gagnerait une position morale et politique dont plus tard, à l’heure de l’accomplissement historique, il recueillera au centuple les fruits » [80].
Rituellement qualifiée de « politique de la catastrophe », l’idée de la spontanéité, telle que Rosa Luxemburg la défendit, a souvent été condamnée sous prétexte qu’elle était dirigée contre l’organisation même du mouvement ouvrier. Rosa s’est d’ailleurs plus d’une fois sentie obligée de préciser qu’elle n’était « pas pour la désorganisation » [81]. C’est en ce sens aussi qu’elle disait: «La social-démocratie est l’avant-garde la plus éclairée et la plus consciente du prolétariat. Elle ne peut ni ne doit attendre avec fatalisme, les bras croisés, que se produise une « situation révolutionnaire », ni que le mouvement populaire spontané tombe du ciel. Au contraire, elle a le devoir comme toujours de devancer le cours des choses, de chercher à le précipiter » [82].
Pour Rosa Luxemburg, cette activité allait de soi, c’était un élément d’un tout; pour Lénine, tout reposait sur une activité qui n’avait qu’un seul but : renforcer l’organisation comme telle. Cette divergence concernant l’importance de l’organisation recouvre aussi deux conceptions opposées du rôle et du contenu du Parti. Selon Lénine, « le seul principe sérieux en matière d’organisation, pour les militants de notre mouvement, doit être : secret rigoureux, choix rigoureux des membres » [83], la formation des révolutionnaires professionnels. Alors, disait Lénine,

« nous aurons quelque chose de plus que le « démocratisme » : une entière confiance fraternelle entre révolutionnaires. Or, ce quelque chose nous est absolument nécessaire, car il ne saurait être question de le remplacer chez nous, en Russie, par le contrôle démocratique général. Et ce serait une grosse erreur de croire que l’impossibilité d’un contrôle véritablement « démocratique » rend les membres de l’organisation incontrôlables : ceux-ci, en effet, n’ont pas le temps de songer aux formes puériles de démocratisme (…), mais ils sentent très vivement leurs responsabilités, sachant d’ailleurs par expérience que pour se débarrasser d’un membre indigne, une organisation de révolutionnaires véritables ne reculera devant aucun moyen » [84].

C’est en partant de ces principes d’organisation (dont le maigre contenu démocratique ne fut jamais qu’une clause de style), que Lénine entendait « forger une arme plus ou moins tranchante contre l’opportunisme. Plus ses causes sont profondes, plus cette arme doit être tranchante » [85]. Cette arme n’était autre que le « centralisme », la discipline stricte imposée aux militants, la soumission absolue de tous aux ordres du Comité central. Personne mieux que Rosa Luxembourg n’a su rattacher cet « esprit de veilleur de nuit », inhérent aux conceptions de Lénine, à la situation particulière des intellectuels russes. Mais, ajoutait-elle, « il nous semble que ce serait une grosse erreur que de penser qu’on pourrait « provisoirement » substituer le pouvoir absolu d’un Comité central, agissant en quelque sorte par « délégation » tacite, à la domination, encore irréalisable, de la majorité des ouvriers conscients dans le Parti, et remplacer le contrôle public exercé par les masses ouvrières sur les organes du Parti par le contrôle inverse du Comité central sur l’activité du prolétariat révolutionnaire » [86]. Et Rosa Luxemburg, sans cacher que les ouvriers, en assumant eux-mêmes la direction de leur mouvement propre, ne manqueraient pas de tâtonner et de faire des fautes, proclamait :

« Disons-le sans détours, les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « Comité central » [87].

Telles qu’elles viennent d’être retracées, les divergences de principes entre Luxemburg et Lénine ont déjà été peu ou prou dépassées par l’Histoire : bien des faits ou des idées, qui nourrirent autrefois la polémique, ont depuis perdu toute espèce d’actualité. Mais il n’en est pas du tout de même pour la question qui se trouvait à la base de la controverse : du mouvement ouvrier organisé ou du mouvement spontané du prolétariat, quel est le facteur révolutionnaire fondamental ? Or, sur ce plan également, l’Histoire a donné raison à Rosa Luxemburg. Le léninisme est désormais enterré sous les décombres de la III° Internationale. Un nouveau mouvement ouvrier, complètement dégagé des traits social-démocrates (dont ni Luxemburg ni Lénine ne furent exempts) mais résolu néanmoins à mettre à profit les leçons du passé, devra rompre avec les traditions de l’ancien mouvement ouvrier et leur influence délétère. Et la pensée de Rosa Luxemburg demeure à cet égard aussi vivifiante que le léninisme a été néfaste. Oui, ce nouveau mouvement ouvrier, et le noyau de révolutionnaires conscients qu’il comprendra nécessairement, pourra tirer davantage de la théorie révolutionnaire de Rosa Luxemburg, et y puiser plus de raisons d’espérer, que de tous les « hauts faits » de l’Internationale léniniste. A l’image de Rosa Luxemburg, en pleine guerre mondiale et face à la banqueroute de la IIe Internationale, les révolutionnaires d’aujourd’hui peuvent dire, face à l’effondrement de la IIIe Internationale : « Nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons si nous n’avons pas désappris d’apprendre. »

Notes:

[1] On sait que pendant les années 1930 il était courant, dans la Russie stalinienne, d’assimiler au « luxemburgisme », le « trotskisme », le « menchevisme » et autres courants oppositionnels, et que le crime de « luxemburgisme » était passible de la peine de mort; Staline lui-même énuméra les « erreurs » de Rosa Luxemburg dans une lettre qu’il adressa en 1931 à la revue Proletarskaïa Revolioutsia (N.d.T.).
[2] Cf. la lettre adressée le 6 janvier 1916 par R. Luxemburg à la rédaction de la Neue Zeit.
[3] Cf. C. ZETKIN, Um Rosa Luxemburgs Stellung zur russischen Revolution (publié en 1921 par la maison d’éditions de l’Internationale communiste, C. Hoym à Hambourg). [Le Comité central du S.E.D., le parti dirigeant d’Allemagne de l’Est, a enfin commencé la publication des œuvres complètes de Rosa Luxemburg. Les deux tomes du premier volume sont parus en 1970. N. de l’A., 1971]
[4] Comme une foule d’articles commémoratifs parus dans la presse social-démocrate l’atteste.
[5] M. SHACHTMAN, « Lenin and Rosa Luxemburg« , The New International, mars 1935 [Revue théorique du parti trotskiste américain, dont Shachtman fut l’un des « pères fondateurs ». N.d.T.].
[6], [7], [8], [9]  Réforme sociale ou révolution? (1898) [… Nous supprimons les références du traducteur aux pages de l’édition de 1969, qui n’est plus dans le commerce. BS ]
[10] et [11] Du doit des nations à disposer d’elles-mêmes (1914), in: LÉNINE, Questions de la politique nationale et de l’internationalisme prolétarien, Moscou, 1968.
[12] Cf. par exemple: Une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste » (1916) in: LÉNINE, Œuvres, Moscou-Paris (s.d.), tome 23.
[13] cf. LÉNINE, Questions…, op. cit., p. 156.
[14] LÉNINE, Une caricature du marxisme…, Œuvres, 23, p. 30.
[15] LÉNINE, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, in op. cit., p. 84.
[16] R. LUXEMBURG, La crise de la démocratie socialiste (1916). Raymond Renaud, Paris, 1934, p. 121.
[17], [18], [19] La Révolution russe (Berlin, 1922).
[20] K. MARX et F. ENGELS, préface de la deuxième édition russe (1882) du Manifeste communiste, trad. Molitor, Paris, p. 46.
[21] cf. R. LUXEMBURG, Lettres à K. et L. Kautsky, trad. Stchoupak et Desrousseaux, Paris, 1925, p. 244.
[22] Id., p. 255.
[23] La Révolution russe, p. 89.
[24] K. LIEBKNECHT, Militarisme, guerre, révolution […].
[25] E. VARGA, Die wirtschaftspolitischen Probleme der proletarischen Diktatur, Hambourg, 1921.
[26] «La Tragédie russe», Spartakusbriefe, 11, septembre 1918, trad. française, in : Œuvres II, pp. 50-52.
[27] Ces lignes, on ne l’oublie pas, furent écrites peu de temps après l’entrée de la Russie à la S. D. N. et la signature du pacte Staline- Laval (N. d. T.).
[28] N. BOUKHARINE, discours au IVe Congrès de l’Internationale communiste (novembre 1922).
[29] M. SHACHTMAN, « Lenin and Rosa Luxemburg », op. cit.
[30] «Du Défaitisme dans la guerre impérialiste» (1915), in : N. LÉNINE et G. ZINOVIEV, Contre le courant, trad. V. Serge et M. Parijanine, Parti, 1927, I, p. 116.
[31] LÉNINE, «Sur le rôle de l’or…», Œuvres, 33, p. 107.
[32] La Révolution russe, p. 67.
[33] La révolution russe, p. 89.
[34] Critique des critiques ou : Ce que les épigones ont fait de la théorie marxiste (texte rédigé en prison en 1916 et publié à Leipzig en 1923), in : R. LUXEMBURG, L’Accumulation du capital, trad. Irène Petit, Paris, 1968 (II, pp. 137-231), II, p. 165.
[35] Cf. L’Accumulation du capital, I et II, en particulier ch. 6 à 9,
25 et 26.
[36] Id., II, p. 41.
[37] Id., II, p. 89.
[38] Id., II, pp. 9-10, 13.
[39] Id., II, p. 149
[40] L’Accumulation du capital, II, p. 14.
[41] Id., II, p. 89.
[42] Marx distingue, comme on le sait, trois composantes dans la valeur d’une marchandise: 1) le capital constant, qui correspond au capital investi dans les moyens de production; 2) le capital variable, soit le capital investi dans les salaires; 3) la plus-value, représentant la part du travail non payée. La somme du capital constant et du capital variable correspond au capital total consommé dans la production; le rapport de la plus-value au capital total s’exprime dans le taux de profit, celui du capital constant au capital variable dans la composition organique du capital. C’est l’élévation de la productivité du travail qui permet d’accroître cette dernière; autrement dit, le capital constant augmente plus vite que le capital variable. Il va de soi que les trois composantes précitées se retrouvent dans les deux sections de la production.
[43] R. LUXEMBURG expose cette théorie plus particulièrement aux ch. 25 et 26 de L’Accumulation du capital.
[44] Narodniki : nom donné aux socialistes populistes et aux « socialistes-révolutionnaires », opposés aux socialistes marxistes. Issus la plupart du temps des milieux intellectuels, ils voulaient « aller au peuple » et comptaient sur des réformes sociales pour le faire progresser. Ils ne pouvaient admettre l’idée d’un développement capitaliste de la Russie. D’après eux, ce développement avait en effet pour condition fondamentale la possibilité de réaliser la plus-value sur des marchés extérieurs, possibilité qu’ils disaient inexistante en ce qui concerne la Russie, trop tard apparue dans le circuit capitaliste.
[45] V. LÉNINE, Le Développement du capitalisme en Russie (1899), Moscou-Paris, s. d., p. 26.
[46] Id., pp. 49-50.
[47] Le Développement du capitalisme en Russie, pp. 26-27.
[48] V. LÉNINE, Pour caractériser le romantisme économique (1897), Moscou, 1954, p. 31.
[49] Le Développement du capitalisme en Russie, p. 50.
[50] ld., p. 53.
[51] Cf. V. LÉNINE, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1915).
[52] V. LÉNINE, «Bibliographie du marxisme», Œuvres, 21, pp. 85-86; la critique de l’ouvrage de Rosa Luxemburg par Bauer parut dans la Neue Zeit, XXXI, 1, pp. 831-838 et 862-874.
[53] Cité par R. Luxemburg in : L’Accumulation du capital, II, p. 225.
[54] Id., II, p. 230.
[55] Cf. H. GROSSMANN, Das Akkumulations und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems, Leipzig, 1929.
[56] H. GROSSMANN, « Die Aenderung des urspriinglichen Aufbauplans des Marxschen « Kapitals » und ihre Ursachen », Archiv für die Geschlchte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, XIV, 1929.
[57] H. GROSSMANN, « Die Wert-Preis-Transformation bei Marx und das Krisenproblem », Zeitschrift für Sozialforschung, 1932, p. 58.
[58] Id., p. 60.
[59] Id., p. 75.
[60] H. GROSSMANN, « Die Wert.-Preiz-Transformation… », loc. cit.,
[61] Cf. R. LUXEMBURG, L’Accumulation du capital, op. cit., I,
[62] L’Accumulation du capital, II, p. 165, n. 4.
[63] LÉNINE, Karl Marx, Œuvres, 21, p. 62.
[64] Cf. « Discours au 1er Congrès panrusse des Soviets » (1917) in : V. LÉNINE, Œuvres complètes, trad. Victor Serge, Paris (s. d.), XX, pp. 549-574.
[65] V. LÉNINE, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Paris, 1945, p. 25.
[66] « Discours au XIe Congrès du P. C. de Russie » (1922), Œuvres, 33, p. 283. La gradation ne manque pas de piquant: «l’État ce sont les ouvriers » (première restriction); « la partie avancée des ouvriers » (deuxièm239e restriction); « l’avant-garde » (ultime restriction); « c’est nous », ce sont les bolcheviks, si hiérarchisés de leur côté, que Lénine aurait pu reprendre à son compte la formule fameuse et s’écrier : « L’État, c’est moi » !
[67] V. LÉNINE, Que Faire? (1902) […]
[68] Cf. J. MIDDLETON MURRY, Marxism, a symposium, Londres, 1935.
[69] « Le Roi de Prusse et la réforme sociale » (1844) in: Œuvres philosophiques, trad. Molitor, 1948, V, pp. 239-240.
[70][71][72] Id., pp. 240-244.
[73] V. LÉNINE, in : « Sur les syndicats » (recueil).
[74] Que faire ?, op. cit., p. 166.
[75] ld., p. 104.
[76] à [79] Grève de masses, parti et syndicats (1906) in : R. LUXEMBURG, Œuvres I.
[80] R. LUXEMBURG, Spartakusbriefe, 1917.
[81] Lettres à K. et L. Kautsky, op. cit., p. 90.
[82] Grève de masse, parti et syndicats, op. cit., p. 150.
[83] Lénine n’hésita jamais à faire fi de ce principe chaque fois que cela lui parut opportun. Ainsi devait-il sacrifier en 1920 les cinquante mille prolétaires révolutionnaires du Parti ouvrier communiste d’Allemagne (K.A.P.D.) pour gagner les voix des cinq millions d’électeurs du réformiste Parti socialiste indépendant d’Allemagne (U.S.P.D.).
[84] V. LENINE, Que faire ?, op. cit., p. 200. Ce passage met parfaitement en lumière l’idéalisme de Lénine. Loin d’instaurer au sein de l’organisation un contrôle véritable des dirigeants par la base, Lénine se contente d’invoquer un « quelque chose de plus » et de recourir à des formules vides de sens, du genre « confiance fraternelle » et « sens des responsabilités ». En pratique, cela signifie : obéissance mécanique, le pouvoir en haut, le conformisme en bas.
(85) V. LENINE, Un pas en avant, deux pas en arrière (1904), Moscou, 1966, p. 99 en note.
(86) « Questions d’organisation de la social-démocratie russe » (1904), traduit par L. Laurat sous le titre « Centralisme et démocratie » in : R. LUXEMBURG, Marxisme contre dictature, Paris, 1946, p. 23.
(87) Id., p. 33.

Henryk Grossmann, théoricien de l’accumulation et de la crise (Mattick, 1969)

30 novembre 2008

Préface de Paul Mattick à Grossman / Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique (1969, trad. fr. 1975)

hgH. Grossmann

La publication de l’œuvre maîtresse de Henryk Grossmann, La Loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste [1], coïncidant avec le début de la crise mondiale de 1929, revêtit par là même une importance particulière. Qui plus est, elle constitua un véritable événement scientifique du fait que la théorie marxiste de l’accumulation, tombée dans l’oubli, s’y trouve replacée au premier plan de la réflexion socialiste. La période de progression relativement lente du capitalisme, qui ne s’acheva qu’avec la Première Guerre mondiale, n’avait pas été sans effet non plus tant sur la théorie socialiste que sur la pratique réformiste du mouvement ouvrier. Son expression la plus accomplie fut le révisionnisme selon lequel le capitalisme suivait un cours différent de celui prévu par Marx, de sorte qu’on ne pouvait plus admettre l’existence des limites objectives à son développement. Tout effondrement économique du système étant exclu, il fallait s’en tenir à une politique de réformes sociales. Grâce à la démocratie bourgeoise, on pourrait améliorer petit à petit la condition ouvrière et aboutir finalement à une société socialiste. S’il peut parfois exister un lien entre pratique réformiste et idéologie révolutionnaire, pratique révolutionnaire et idéologie réformiste sont par contre inconciliables. L’aile radicale de la social-démocratie comprit qu’aucune propension subjective à la révolution n’apparaîtrait à défaut d’une nécessité objective. C’est pourquoi il ne suffisait pas de s’opposer au réformisme ; il fallait également contester les chances de succès d’une telle pratique en démontrant que les contradictions internes du système capitaliste finiraient par provoquer sa fin. Si l’on suppose l’absence de limites économiques à l’accumulation du capital, écrivait Rosa Luxemburg, « le socialisme perd alors le fondement de granit de la nécessité historique objective » [2] ; elle s’efforça de prouver que le capital sécrétait de lui-même des limites à sa domination.

Le livre de Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital, souleva un tollé quasi général ; d’une part parce qu’elle exposait son point de vue sous la forme d’une critique de la théorie de Marx, d’autre part parce que ce point de vue était en contradiction avec l’idéologie sociale-démocrate. Grossmann se donna plus tard pour tâche de faire dériver de la théorie marxienne elle-même la conviction qu’avait Rosa Luxemburg de la fin inéluctable du capitalisme, conviction dont elle disait avoir trouvé le fondement à l’état d’ébauche, mais non achevé, dans la théorie de Marx. Il démontra que Rosa Luxemburg, bien que sa critique de Marx reposât sur une erreur, n’en avait pas moins raison face aux réformistes. Pour Grossmann comme pour Marx, les difficultés et les limites du capitalisme trouvent leur origine théorique et pratique dans les rapports de production capitalistes. Pour Rosa Luxemburg, ce n’était pas la production du profit, mais sa réalisation sur le marché qui était à l’origine des crises périodiques. D’après elle, on ne pouvait réaliser l’intégralité de la plus-value dans le seul cadre des rapports capital-travail salarié. Cette réalisation intégrale présupposait donc, en outre, l’existence d’un monde non capitaliste. Avec la capitalisation progressive du monde disparaîtrait également la possibilité d’une accumulation ininterrompue de capital. Rosa Luxemburg expliquait ainsi le caractère impérialiste de la concurrence capitaliste.

Selon Marx, le problème de la circulation est inséparable de celui de la production, si bien que les difficultés de la production de capital frappent de la même façon la réalisation de la plus-value. Mais même en admettant qu’il n’y ait pas de problème de réalisation, les contradictions résultant des rapports de production subsistent, de sorte que les crises périodiques et la fin historique du capitalisme ont pour fondement ultime ces rapports eux-mêmes. Le mérite de Grossmann fut de ramener les débats sur l’accumulation à la question des rapports de production capitalistes et ainsi à la théorie marxiste de la production de la valeur et de la plus-value. Les discussions du problème de l’accumulation eurent peu d’impact sur l’économie bourgeoise et restèrent presque exclusivement circonscrites au marxisme. Le livre de Grossmann eut pour effet non seulement de relancer les controverses sur la théorie de Rosa Luxemburg, mais encore d’y intégrer l’interprétation personnelle que Grossmann donnait de la théorie de Marx. Il s’agissait essentiellement de questions relatives à la méthodologie de Marx, au rôle et à la signification des abstractions marxiennes comme moyens de rendre compte des situations concrètes et des tendances du développement capitaliste. Selon Rosa Luxembug les abstractions marxiennes des livres I et II du Capital (c’est-à-dire l’analyse de la valeur et de la plus-value dans un système capitaliste pur et clos, composé exclusivement d’ouvriers et de capitalistes) ne constituaient qu’ « une hypothèse théorique, destinée à simplifier et faciliter l’étude des problèmes » [3] et qui, de toute évidence, ne correspondait pas à la réalité. Et bien qu’elle n’eût rien contre de telles hypothèses, elle regrettait pourtant de ne pas trouver chez Marx la concrétisation ultérieure, jugée nécessaire, de ces considérations abstraites ; celle-ci aurait, selon elle, révélé qu’en l’absence de pays non capitalistes « les capitalistes comme classe totale ne peuvent pas vendre leurs marchandises excédentaires, ni réaliser leur plus-value en argent, ce qui leur permettrait d’accumuler du capital [4] ». Marx, soutenait Rosa Luxemburg, a « posé la question de l’accumulation du capital total, mais il ne l’a pas résolue [5] ». Elle appuyait cette affirmation sur l’examen des schémas de la reproduction simple et élargie élaborés par Marx dans le livre II du Capital. Selon ces schémas établis à des fins d’illustration et où la production sociale est divisée en moyens de production et moyens de consommation, l’échange entre les deux sections s’effectue apparemment sans à-coup, assurant ainsi les relations d’équilibre nécessaires à la reproduction simple et à la reproduction élargie. Marx se servait de ces schémas pour montrer que les proportions du capital total échangées devaient être considérées non seulement du point de vue de la valeur, mais aussi du point de vue de la valeur d’usage, et en tirait cette conséquence que « les modalités de l’échange normal, particulières au mode de production capitaliste, donc les conditions du déroulement normal de la reproduction, que ce soit sur une échelle simple ou sur une échelle élargie (…) renferment autant de possibilités d’un mouvement anormal, donc de crises, puisque l’équilibre — vu le processus spontané de cette production — est lui-même purement accidentel [6] ». Les schémas ne visaient pas à présenter une accumulation sans à-coup, mais illustraient les conditions d’équilibre de la reproduction, qui ne peuvent exister que fortuitement en système capitaliste, de même qu’il n’y a de coïncidence que fortuite entre valeur et prix, offre et demande.
Bien que Rosa Luxemburg ait reconnu plus tard que sa référence aux schémas de reproduction de Marx n’était ni heureuse ni indispensable, « que ses schémas mathématiques ne pouvaient rien prouver quant à la possibilité effective de l’accumulation [7] », ses détracteurs, se plaçant sur son terrain, réussirent à démontrer à l’aide de ces mêmes schémas la possibilité d’une accumulation sans à-coup. Ce fut surtout le cas d’Otto Bauer, qui mit au point un schéma de reproduction visant, contrairement à la thèse de Rosa Luxemburg, à prouver qu’une accumulation harmonieuse et illimitée du capital total était possible. C’est sur ce point qu’intervint Grossmann, qui s’opposait aussi bien à Rosa Luxemburg qu’à Otto Bauer. Il montra, en reprenant les hypothèses mêmes de Bauer, que le schéma de ce dernier débouchait également sur l’effondrement du capitalisme, sinon dans l’intervalle de temps considéré par son auteur, du moins à plus long terme. Ceci ne voulait pas dire que la chute du système capitaliste pouvait être représentée schématiquement, mais seulement que la « preuve » qu’apportait Bauer de la possibilité d’une accumulation illimitée aboutissait en réalité à son contraire.

L’intervention de Grossmann dans le débat, entamé par Rosa Luxemburg, sur le schéma de reproduction de Marx estompa sa propre interprétation de la théorie marxienne de l’accumulation, interprétation qui portait non sur l’harmonie ou la disharmonie des proportions échangées dans le schéma de reproduction, mais sur la tendance du taux de profit à baisser vu l’élévation de la composition organique du capital liée à l’accumulation. Ce processus se déduit de l’application de la théorie marxienne de la valeur à l’accumulation, ainsi que du double caractère de la marchandise comme valeur d’échange et valeur d’usage et de ses mouvements contradictoires dus à la productivité croissante du travail. Les gains de productivité, l’élévation de la composition organique du capital, la baisse tendancielle du taux de profit et l’accumulation ne sont, selon Marx, que divers aspects d’un même processus du point de vue théorique ; ils sont indépendants des conditions de l’échange entre les deux grandes sections de la production dont seul l’examen en tant qu’unité fournit le concept de capital total.

Ce furent sans doute ses réflexions sur le schéma de reproduction qui amenèrent Grossmann à réexaminer la question de la méthode de Marx. Les ouvrages et les lettres de Marx indiquent que différents plans se trouvent à la base du Capital et notamment que Marx renonça à son idée première d’écrire une œuvre en six volumes dont chacun aurait traité d’un aspect particulier de l’économie capitaliste, au profit d’un exposé plus général, succinct et abstrait, qui aboutit finalement aux trois livres du Capital et aux Théories de la plus-value. Grossmann acquit la conviction qu’ « entre le changement du plan de l’ouvrage et la construction méthodologique du schéma de reproduction, il n’y a pas qu’une connexion apparente, mais une connexion interne et nécessaire [8] ». Cette connexion interne, Grossmann disait la voir dans le fait que l’approche théorique du procès de reproduction (sous l’angle du circuit économique) détermine la mise en ordre du matériau empirique, telle qu’elle se présente dans la construction du Capital. Hypothèse peu convaincante. En effet on pourrait soutenir tout aussi bien que c’est la méthode marxienne acquise auparavant qui se trouve à la base du schéma de reproduction, ce qui paraît en fait plus vraisemblable depuis la publication des Fondements de la critique de l’économie politique (Grundrisse) de Marx. La controverse marxologique [10], sur le point de savoir si Marx a fondamentalement modifié son plan de travail, ou s’il n’est simplement pas parvenu à réaliser son plan initial, n’a guère de sens sauf si l’on ne considère, à l’instar de Rosa Luxemburg, Le Capital comme un « fragment », une œuvre inachevée qui attendrait qu’on la complète. Grossmann entendait réfuter cette idée et montrer que « le matériau légué par Marx — hormis les détails d’exécution — constitue essentiellement un système achevé, c’est-à-dire sans lacune » [11].

Quoi qu’il en soit, peu importent les intentions de Marx ; on ne peut discuter que des textes publiés et de la méthode d’exposition employée. La méthode de Marx, procédant par isolation, par construction d’un modèle n’indiquant que les traits essentiels des conditions capitalistes et en révélant les lois, est indépendante du schéma de reproduction qui n’est lui-même qu’une expression de la méthode mise en œuvre. Il va de soi que Marx a élaboré sa méthode au fil des difficultés et que celle-ci trouva une utilisation plus adéquate dans les travaux ultérieurs que dans les premiers. Mais dans les Grundrisse, Marx se sert déjà des abstractions nécessaires à la compréhension des lois du mode de production capitaliste, et il parvient déjà aux conclusions mêmes qui seront présentées plus tard dans Le Capital comme lois de fonctionnement du capitalisme. Pour Grossmann, le schéma de reproduction constitue un moment indispensable de la méthode de simplification de Marx, l’échange marchand exigeant au moins deux producteurs. La formule du capital total se transforme ainsi en schéma de reproduction qui divise le capital en deux parties. Cependant, chez Marx, les lois de fonctionnement du capitalisme sont relatives au capital total. Le capital total n’existe pas dans la réalité ; selon Marx, le concept de capital total ou de capital en général est certes une abstraction, mais nullement arbitraire. Il est clair que l’ensemble des capitaux existants constitue à tout moment un capital total, même si l’on ne peut en mesurer la grandeur ; et ce qui vaut pour le capital en particulier s’applique aussi au capital en général, notamment à la production de plus-value. La baisse du taux de profit exprime, selon Marx, la baisse du rapport de la plus-value au capital investi — peu importe s’il se décompose en un certain nombre d’unités de capital ou si l’on ne considère que deux secteurs dans la production. Il ne faut pas croire que Marx étend le concept de capital total au schéma de reproduction uniquement pour rendre compte de l’existence de l’échange ; ceci serait d’ailleurs superflu. Le schéma de reproduction est relatif au procès de circulation du capital croissant, procès qui lui-même repose sur la production de plus-value. La reproduction élargie du capital total est sans doute un procès circulatoire, mais aussi bien pour les capitaux particuliers que pour le capital total. Quelles que soient les difficultés propres au procès de circulation, le rapport capital-travail salarié, le rapport du capital en général au travail salarié en général, contient à lui seul presque toutes les difficultés qui fixent des limites au processus de reproduction en tant que procès de circulation du capital.
La théorie de la valeur se rapporte au capital total, parce que c’est là que valeur et prix coïncident. De quelque manière que la plus-value globale se trouve transformée et répartie, par le jeu de la concurrence, en prix de production et, au-delà, en prix de marché, en ce qui concerne le capital total, c’est elle qui détermine le taux de profit et, du même coup, celui de l’accumulation. Et comme le capital total, de même que tout capital particulier, change de composition organique au cours de l’accumulation, c’est-à-dire que le capital constant croît plus rapidement que le capital variable, le taux de profit qui se calcule par rapport au capital total, mais n’est produit que par sa partie variable, doit nécessairement baisser. Tel n’est pas le cas si le degré d’exploitation de la force de travail augmente plus vite que la composition organique du capital ; mais selon Marx ceci ne peut se poursuivre indéfiniment, car l’exploitation toujours accrue d’un nombre d’ouvriers toujours plus restreint par rapport à un capital toujours plus grand se heurte à des limites sociales et naturelles absolues.

Dans ce sens, la théorie marxienne de l’accumulation n’est pas liée au schéma de reproduction. Le schéma pourrait uniquement servir à prouver l’impossibilité d’un échange à base valeur. Il devrait en effet, pour rendre compte du procès de circulation du capital total, être chiffré en prix de production, que la concurrence et les mécanismes du marché sont seuls à fixer. Or, en pratique, il est impossible de déduire de prix donnés les valeurs des marchandises, et vice versa. Autant dire que le schéma de reproduction pose en hypothèse des valeurs fixées de manière rien moins que réaliste et dont la validité n’est pas comparable à celle du concept de capital total. En tout état de cause, les prix étant identiques aux valeurs du point de vue du capital total, les prix s’écartent toujours des valeurs dans l’échange. Le schéma de reproduction illustre le procès de circulation du capital total dans l’hypothèse fausse de l’échange à base valeur, dans le but d’en donner malgré tout une illustration. Loin de viser à démontrer la possibilité de la reproduction, les rapports chiffrés qu’offre le schéma sont au contraire fixés arbitrairement pour donner une représentation imagée du procès en voie d’accomplissement. On n’établit donc ainsi ni la possibilité ni l’impossibilité d’une reproduction sans à-coup du capital total ; on ne fait qu’indiquer que l’échange doit s’accomplir selon certaines proportions déterminées. Mais que l’on considère, avec Grossmann, le schéma de reproduction comme une partie nécessaire — voire comme le point de départ — de la méthode de Marx, ou qu’on tienne au contraire la théorie marxienne de l’accumulation pour un résultat de cette méthode, lequel ne devrait rien au schéma de reproduction, la polémique de Grossmann contre Rosa Luxemburg et les adversaires de celle-ci a eu des effets fructueux. Dans la mesure où son œuvre maîtresse reprenait la question de l’accumulation du capital, son travail sur le schéma de reproduction a clarifié la question controversée de la transformation de la valeur en prix [12], conformément à la théorie de Marx. La prétendue « contradiction » découverte par Böhm-Bawerk [13] entre le premier et le troisième livre du Capital, notamment entre l’analyse de la valeur et la réalité de l’hégémonie des prix, avait semé le trouble dans le camp marxiste, et sa thèse ne fut que très imparfaitement réfutée [14]. Désarroi qui se retrouve également dans la controverse provoquée par Rosa Luxemburg au sujet du schéma de reproduction et qui permit à Grossmann d’effectuer une mise au point réglant définitivement la question. Le modèle marxien de l’accumulation capitaliste fait abstraction de nombreux aspects de la réalité, afin de révéler les connexions internes du système. Il suppose un échange d’équivalents valeur, reposant sur le temps de travail. Le système ne se compose que d’ouvriers et de capitalistes. Cette approche en termes de valeur et de plus-value pures constitue non seulement « une première hypothèse simplificatrice », mais aussi une abstraction nécessaire à la connaissance des conditions concrètes. Dans ce sens, la théorie de la valeur est aux yeux de Marx la « Science » de l’économie politique. Elle est plus qu’une « hypothèse provisoire », parce qu’elle conserve sa validité même quand on a intégré à l’analyse certains aspects des conditions concrètes qu’on avait dans un premier temps laissés de côté. La loi abstraite de la valeur gouverne la réalité même si cette réalité semble s’en écarter. C’est pourquoi la loi de la valeur n’est pas seulement un instrument de recherche, mais une part de la réalité que l’on ne peut effectivement découvrir que par une démarche intellectuelle et non 35 façon empirique. Elle ne saurait donc faire l’objet d’aucune rectification ultérieure à partir de la réalité ; elle est elle-même une part de la réalité qui en détermine la dynamique. Pour Marx, la loi de la valeur n’est pas qu’une méthode scientifique ; elle est aussi le moyen de connaître les relations réelles, l’opposition entre ce moyen de connaissance et la réalité n’étant qu’apparente. Bien que pour Grossmann aussi la loi de la valeur soit sous-jacente à l’évolution du capitalisme, sa construction de la méthode marxienne a souvent conduit à des malentendus. Pour Roman Rosdolsky, par exemple, l’hypothèse d’un modification par Marx du plan structurel du Capital est fausse, ne serait-ce que parce que la méthode de Marx a toujours été la méthode dialectique [15] développée à partir de la philosophie hégélienne. Rosdolsky partageait avec Lénine et Georg Lukàcs l’idée « que toute une série de catégories décisives continuellement employées viennent directement de la logique de Hegel [16] ». Il est naturellement incontestable — et Grossmann ne l’a d’ailleurs pas contesté — que Marx concevait le développement social comme un processus dialectique qui n’est pas seulement relatif à l’évolution du capitalisme, mais aussi à l’évolution sociale en général. L’attitude dialectique ne dispense cependant pas de s’occuper des catégories sociales spécifiques, histori-quement déterminées, qui se manifestent dans le capitalisme en tant que catégories économiques. La production de la valeur et de la plus-value n’est propre qu’au capitalisme et la dialectique de son développement doit nécessairement s’exprimer à travers les catégories qui lui sont propres.

Mais Grossmann considère aussi, comme Rosdolsky, que l’approche abstraite de la valeur qu’adopte Marx n’est pas qu’une simple hypothèse destinée à la connaissance du monde empirique : elle contient bel et bien en germe tout le secret du développement capitaliste et de sa fin inéluctable. L’optique de la valeur pure, qui laisse de côté toutes les catégories réelles telles que concurrence, prix, crédit, commerce extérieur et les formes particulières sous lesquelles la plus-value est répartie : profit, intérêt et rente foncière, fournit en fait la loi générale de l’accumulation capitaliste. Mais la loi s’impose par le jeu de la concurrence, dans un monde capitaliste en développement qui n’entend rien à la valeur et à la plus-value et ne veut rien y entendre, qui ne cherche nullement à réfléchir sur ses véritables tendances évolutives. Il reste donc à prouver que les catégories réelles de l’économie capitaliste ne peuvent rien changer à la loi de la valeur, c’est-à-dire que la loi de la valeur ne peut être annulée par les phénomènes de marché qui, en apparence, la contrarient. Le livre III du Capital en fait la preuve et rend évidente la relation intime de l’essence du capitalisme, révélée dans la loi de la valeur, avec les formes sous lesquelles celle-ci se manifeste. Étant donné que la méthode des approximations successives chère à Grossmann et la dialectique de Rosdolsky mènent aux mêmes conclusions, leur différence de méthode ne doit guère être grande. Pour l’un comme pour l’autre, l’abstraction renvoie au concret, la totalité régit ses composantes, il faut distinguer l’essence de l’apparence et le système connaît des limites objectives. Plus grande est la portée du malentendu résultant de la critique que Grossmann adresse au schéma de reproduction de Bauer ; il lui valut notamment le reproche d’avoir envisagé l’éventualité d’un effondrement automatique du capital. Ce reproche n’est pas totalement injustifié, car Grossmann semblait considérer sa critique comme une sorte de démonstration indirecte, confortant sa propre théorie de l’effondrement, ou attribuait en tout cas à la discussion relative au schéma de reproduction plus d’importance qu’elle n’en méritait. Quoi qu’il en soit, sur la question de l’accumulation Grossmann se tient de bout en bout sur le terrain de Marx et donc à l’écart du problème dont s’embarrassaient Rosa Luxemburg et les critiques de celle-ci.

La théorie de l’accumulation comme théorie de l’effondrement n’est naturellement que la conséquence logique de l’application de la loi de la valeur au procès d’accumulation, en fonction des hypothèses simplificatrices effectuées par Marx. La tendance à l’effondrement est suspendue, dans la réalité, par des contre-tendances de sorte que l’évolution tendancielle vers l’effondrement présentée dans la théorie abstraite trouve son expression concrète dans le cycle des crises. Le taux de profit baisse avec l’accumulation du capital et l’élévation de sa composition organique. Simultanément cependant, le taux de plus-value augmente ; un capital d’un montant ainsi accru permet de ce fait, et bien qu’affecté d’un taux de profit moindre, d’obtenir à présent un profit égal ou supérieur à celui qu’on obtenait auparavant à partir d’un capital d’un montant inférieur, mais à un taux de profit plus élevé. Tant que le capital croît plus rapidement que ne diminue le taux de profit, la baisse n’est que latente. Pour que cela dure, il faut que la plus-value grandisse à mesure de la croissance du taux d’accumulation. Si la plus-value obtenue ne suffit pas à permettre à l’accumulation de se poursuivre, on court à la crise, car la production sans accumulation ou même sans accumulation suffisante n’est pas une production capitaliste. La baisse du taux de profit est donc une manifestation de l’accumulation ; quant à cette dernière elle-même, elle traduit le fait que l’augmentation de la plus-value est parvenue à compenser la baisse du taux de profit. La baisse du taux de profit est relative au capital total et à la plus-value globale ; elle est occultée au niveau des capitaux individuels. C’est en elle que se reflète, à l’échelle de la société, la diminution de la valeur d’échange des marchandises due au constant accroissement de la productivité du travail. Et de même que cette diminution est compensée par la quantité plus grande de marchandises produites, de même l’accroissement de la plus-value permet de pallier la baisse du taux de profit, mais seulement si la production de la plus-value s’effectue au même rythme que la baisse du taux de profit. La masse de la plus-value nécessaire à cet effet est une inconnue, de même que le capital total lui-même. On ne peut guère que constater à travers les données du marché si elle suffit ou non à permettre à l’accumulation de se poursuivre. S’il apparaît une distorsion entre la plus-value effectivement obtenue et celle qui serait nécessaire pour poursuivre l’accumulation, celle-ci se manifeste sur le marché comme sur-production de marchandises et donc comme un problème de réalisation, la réalisation intégrale du profit supposant une accumulation de capital suffisante.

Marx a mis en lumière l’existence de tendances allant à rencontre de la baisse du taux de profit, mais il a, en même temps, souligné que les tendances opposées à l’effondrement étaient historiquement déterminées et limitées, comme le capitalisme lui-même. Les contradictions de classes du capitalisme montrent clairement que ce système ne saurait marquer la fin du dévelop-pement social. Les contradictions de classes propres aux rapports de production capitalistes apparaissent comme des problèmes de production de la valeur et de la plus-value. De même que toute l’évolution sociale à ce jour a eu pour base le développement des forces productives, de même l’évolution du capitalisme est liée à la poursuite de ce développement, ce qui n’est possible qu’au moyen de l’accumulation du capital. Développement des forces productives sociales, ceci veut dire qu’on arrive à produire plus avec moins de travail, ce qui, dans les conditions capitalistes, signifie que le capital constant grandit plus vite que le capital variable, autrement dit, que le nombre d’ouvriers diminue relativement à un capital en croissance plus rapide. Comme l’augmentation du surtravail a des limites absolues, les ouvriers ne pouvant ni travailler sans arrêt ni travailler gratuitement, la réduction relative du nombre d’ouvriers doit nécessairement entraîner une réduction du surtravail et ainsi aboutir à une baisse du taux de profit qui ne peut plus être compensée par l’augmentation de la plus-value.

Dans ce sens, il existe pour Marx comme pour Grossmann une tendance à l’effondrement du système capitaliste ; ce qui ne veut pas dire que cet effondrement s’effectue « automatiquement » ou que l’on puisse en prédire le moment. Tout ce que l’on peut dire, sur la base des tendances évolutives immanentes au capitalisme, c’est que l’accumulation est un processus auquel les crises mettront un terme et au cours duquel chaque grande crise offre la possibilité d’une transformation de la lutte des classes à l’intérieur de la société en une lutte pour une autre forme de société. Sans aller plus avant dans la question des crises ou dans le mécanisme qui mène de la crise à une nouvelle conjoncture — ceci ayant été suffisamment développé par Grossmann — qu’il soit simplement souligné ici que le reproche fait à Grossmann d’avoir interprété de façon trop schématique et mécaniste la théorie marxienne de l’accumulation n’est pas justifié ; le serait-il d’ailleurs, qu’il ne pourrait porter que sur le mode de présentation et non sur le contenu. Il est clair qu’on ne saurait tout dire en même temps et que ce qui fait défaut dans un ouvrage déterminé peut se retrouver dans un autre. Dans l’esprit de Grossmann, « il n’y a pas d’effondrement « automatique  » d’un système économique — aussi faible soit-il ; il faut qu’on le renverse [17] ». Mais c’est l’affaire de la lutte des classes et non de la théorie économique ; celle-ci ne peut que donner conscience des conditions objectives dans lesquelles la lutte des classes doit évoluer et déterminer son orientation.

La controverse relative au problème de l’accumulation n’était qu’une nouvelle manifestation de la rupture déjà consommée, dans le camp marxiste, entre réforme sociale et révolution. Ceux qui avaient abandonné l’espoir d’une révolution prolétarienne et n’en ressentaient nullement le besoin appuyaient leurs convictions fraîchement acquises sur l’hypothèse que le capitalisme pourrait se transformer, par la voie de l’évolution pacifique, en un système au service de toute la société. Le problème de l’accumulation n’avait d’intérêt pour eux que dans la mesure où l’hypothèse de son déroulement harmonieux confortait la politique réformiste. Les révolutionnaires avaient tendance à surestimer les difficultés de l’accumulation afin de conférer un poids objectif à leurs solutions. La thèse prétendument « fataliste » de l’ « effondrement inéluctable » du système n’était pas un obstacle, mais au contraire un stimulant à l’action révolutionnaire. Autant dire que les différentes interprétations de la théorie marxienne de l’accumulation ne sont pas seulement fonction d’intérêts de classe différents, mais aussi de l’état effectif de la lutte de classe elle-même.

Contrairement à la plupart de ses travaux, qui portaient essentiellement sur les problèmes théoriques du mouvement socialiste, le texte de Grossmann qu’on va trouver ci-dessous est destiné à une discussion de fond avec l’économie bourgeoise : Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique, rédigé à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la publication du livre premier du Capital, parut pour la première fois en tirage limité en 1940 et n’a pas reçu depuis l’attention qu’il mérite. Grossmann y prend position contre l’opinion très répandue, mais pourtant fausse, selon laquelle on devrait considérer Marx comme un disciple et successeur de l’économie classique. Il en était, en réalité, le plus farouche adversaire, condamnant du même coup la société bourgeoise et les théories économiques qu’elle engendrait. Grossmann montre que les catégories de l’économie politique derrière lesquelles se dissimulent les rapports sociaux réels ont, selon Marx, un caractère fétichiste et que seule la connaissance de ces rapports sociaux peut permettre de comprendre la société capitaliste et son développement. « Longtemps avant Marx, on avait établi l’existence de cette partie de la valeur du produit que nous appelons maintenant plus-value ; on avait également énoncé plus ou moins clairement en quoi elle consiste : à savoir dans le produit du travail que le capitaliste s’approprie sans payer d’équivalent. Mais on n’allait pas plus loin. Les uns — les économistes bourgeois classiques — étudiaient tout au plus le rapport suivant lequel le produit du travail est réparti entre l’ouvrier et le possesseur des moyens de production. Les autres — les socialistes — trouvaient cette répartition injuste et cherchaient selon des moyens utopiques à mettre fin à cette injustice. Ni les uns ni les autres ne réussissaient à se dégager des catégories économiques qu’ils avaient trouvées établies.

« Alors Marx vint. Et il prit le contre-pied direct de tous ses prédécesseurs. Là où ceux-ci avaient vu une solution, il ne vit qu’un problème [18]. » En effet, l’économie classique convertissait en travail la valeur et ses diverses formes phénoménales — argent, prix, salaire, intérêt, rente foncière et autres —, mais du même coup elle les mystifiait car, bien entendu, dans toute société on travaille, et toutes les sociétés devraient donc être fondées sur la valeur. En réalité, la valeur n’a rien à voir avec le travail en soi, elle ne concerne que le travail tel qu’il se présente dans les rapports de production capitalistes. Ce sont ces rapports sociaux qui transforment le travail en valeur, conférant ainsi aux catégories sociales l’allure de catégories économiques qui vont masquer les relations véritables. Mais même sous sa forme mystifiée, la théorie de la valeur-travail était inacceptable pour la bourgeoisie. Marx explique que l’économie poli-tique classique s’inscrit dans une période où la lutte des classes n’est pas développée. « Son dernier grand représentant, Ricardo, est le premier économiste qui fasse délibérément de l’antagonisme des intérêts de classe, de l’opposition entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches. Cet antagonisme, en effet inséparable de l’existence même des classes dont la société bourgeoise se compose, il le formule naïvement comme la loi naturelle, immuable de la société humaine. C’était atteindre la limite que la science bourgeoise ne franchira pas. (…) En France et en Angleterre, la bourgeoisie s’empare du pouvoir politique. Dès lors, dans la théorie comme dans la pratique, la lutte des classes revêt des formes de plus en plus accusées, de plus en plus menaçantes. Elle sonne le glas de l’économie bourgeoise scientifique. Désormais, il ne s’agit plus de savoir si tel ou tel théorème est vrai, mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de l’apologétique [19]. » Grossmann examine cette évolution historique très en détail, afin de dégager du même coup les différences entre Marx et l’économie classique ; non pas tant par intérêt pour celle-ci, que pour mettre en évidence le rôle particulier de la valeur d’usage dans l’analyse de Marx, rôle que le marxisme avait jusqu’alors presque totalement négligé ou omis. A l’instar de l’économie bourgeoise, les théoriciens marxistes s’en sont tenus la plupart du temps à la valeur d’échange, bien qu’ils n’aient pas ignoré tout à fait le double caractère de la valeur, valeur d’échange et valeur d’usage. Cette dernière, sans doute, ne joue aucun rôle dans l’économie capitaliste ; elle lui sert de moyen pour réaliser ses fins, puisqu’il s’agit en l’occurrence de valorisation du capital, de plus-value comme valeur d’échange accrue. Le double caractère de la marchandise n’en a pas moins, pour Marx, une importance essentielle, car c’est sur la différence entre valeur d’usage et valeur d’échange de la force de travail que repose toute la société capitaliste, son évolution et son déclin final. A force de ne s’intéresser qu’à la valeur d’échange, l’économie bourgeoise finit par se trouver réduite à l’analyse des relations de prix telles qu’elles se présentent sur le marché. Mais comme on ne pouvait pas expliquer le prix par le prix, on lui adjoignit grâce à la théorie de l’utilité marginale un fondement psychologique. Ce fut l’œuvre de cette école que de supprimer, en subjectivant le concept de valeur, la loi de la valeur léguée par les Classiques et critiquée par Marx. Dans les mains des marginalistes, la valeur se transforma en une utilité marginale de la marchandise à base naturelle et psychologique et ayant pour expression le prix, une utilité à mesurer en fonction de la demande. La « valeur d’usage » revenait à l’honneur, non sous sa forme matérielle, mais comme phénomène psychologique. Selon W. S. Jevons, par exemple, toutes les lois économiques peuvent se ramener à l’opposition naturelle entre joie et peine. Comme les gens aspirent avant tout à accroître leur joie et à diminuer leur peine, on peut considérer les deux sentiments comme des rapports de grandeurs et ceux-ci sont donc susceptibles d’un traitement mathématique. Bien que l’on eût tôt fait de renoncer à l’idée de mesurer l’utilité marginale subjective, la théorie elle-même s’est encore maintenue jusqu’à nos jours. Le désir d’une science « universelle », a-historique de l’économie ne s’explique pas simplement par le caractère nécessairement apologétique d’une économie baignant dans l’idéologie bourgeoise, mais aussi par le souhait de figurer parmi les sciences positives, en quoi sa nature apologétique s’exprime plus fortement encore. L’économie ne serait pas déterminée par des rapports de production historiquement donnés, mais par l’homme qui, seul ou dans l’échange social, recherche la satisfaction maximale de ses besoins. Appliquée à l’économie politique dans son ensemble, cette idée aboutit à la théorie générale de l’équilibre comme résultante ultime de toutes les aspirations individuelles à l’utilité maximale. La théorie de l’équilibre a un caractère statique, car elle suppose que toute rupture de l’équilibre entraîne un mouvement des prix qui le rétablit. Grossmann suit la théorie dans toutes ses modifications et conclut de cet examen que — toute autre considération mise à part — son caractère statique à lui seul suffit à en démontrer l’ineptie. Le capitalisme étant dynamique, il est absurde de rechercher les lois d’une économie statique imaginaire. Aussi bien la dynamique du système échappe-t-elle forcément à une théorie exclusivement basée sur la valeur d’échange. Mais dynamique correspondant effectivement à la réalité, il fallait bien que l’économie bourgeoise tentât aussi d’en rendre compte. Cependant, tous ses efforts en ce sens ont échoué. La découverte des lois du développement capitaliste et de leur impact sur les mécanismes du marché demeurent le fait du marxisme.

L’idée d’une autorégulation de l’économie, le mécanisme des prix ayant pour effet de rétablir un état d’équilibre, devait voler en éclats avec la grande crise de 1929. Depuis lors, on a multiplié les interventions dans les mécanismes du marché, non seulement pour obtenir l’indispensable élévation de la production, mais aussi pour accélérer la capitalisation du monde. Cependant, hier comme aujourd’hui, ces efforts ont exclusivement porté sur les phénomènes de marché, gardant ainsi un caractère statique : la production est « commandée » à partir de la demande ; même si ce n’est plus directement par les consommateurs, du moins est-ce par l’augmentation de la demande liée aux dépenses de l’État, qui accroissent la « consommation publique ». Les rapports de production et la dynamique qu’ils déterminent ne sont toujours pas pris en considération.

Suivant la théorie statique de Keynes, par exemple, la crise trouve son origine dans une « loi » psychologique de la diminution de la consommation avec l’augmentation de la richesse. Comme dans cette théorie la production dépend de la consommation, le taux d’investissement doit nécessairement baisser. On mentionne bien ce que cela signifie à long terme, mais on le perd ensuite de vue, car il faut à court terme remédier à la crise, chose possible, à en croire Keynes : en cas de baisse des investissements, l’état d’équilibre du système est lié au chômage ; puisque ce système n’offre alors de lui-même aucune possibilité de retour au plein-emploi, celle-ci ne peut venir que de l’extérieur, par le biais de mesures gouvernementales permettant d’augmenter la demande. Si ces mesures sont couronnées de succès, il s’ensuit un état d’équilibre, avec plein-emploi. Rien n’est changé quant au système lui-même : un équilibre cède la place à un autre.
Keynes n’avait pas conscience des conséquences de ce processus, car il considérait le système uniquement sous l’angle du marché. Mais derrière les phénomènes de marché, il y a la production capitaliste de plus-value. On ne produit pas pour consommer, mais pour accumuler du capital. La production régresse lorsqu’elle n’est pas rentable. Le seul moyen de l’élargir, c’est de rétablir un taux de plus-value favorisant l’accumulation et stoppant la baisse du taux de profit. Ce qui est consommé ne peut pas être accumulé ; il faut donc que la consommation se soumette à l’accumulation. L’essor de la demande ne saurait à lui seul mettre fin à la crise, alors qu’au contraire un gonflement de la plus-value permet à l’accumulation de se poursuivre. La crise trouve sa cause et sa solution dans la sphère de la production, du moins tant que les solutions sont objectivement possibles. Une augmentation consciente de la demande qui a pour effet d’élargir la production, mais non l’accumulation, ne saurait tenir lieu de solution à la crise, même si elle permet d’accroître l’activité économique. L’accroissement de la production résultant de l’extension du système du crédit ne fait que retarder le déclin progressif du système capitaliste, mais n’y change rien.
Vu la conjoncture qui règne dans les pays capitalistes développés depuis la Seconde Guerre mondiale, cette constatation peut paraître étrange. Ce fut en l’occurrence la conjonction des destructions, du progrès technique et du dirigisme qui fit passer l’économie capitaliste de son état de crise d’avant-guerre à une nouvelle expansion.

La destruction de capital est une condition de la poursuite de l’accumulation ; l’évolution technique requiert la production de plus-value ; et les interventions dans l’économie réduisent le chômage aux frais de l’ensemble de la société. Tout se passe cependant comme si le capitalisme avait bel et bien réussi à se soustraire aux lois des crises qui lui sont propres. Mais c’est là une illusion ; en vérité, la dynamique du système reste ce qu’elle était, les rapports de production n’ayant en rien changé. Les travaux de Grossmann retrouvent une actualité parce qu’ils apportent la preuve irréfutable que les contradictions du capitalisme ne peuvent disparaître qu’avec le capitalisme lui-même. Jamais l’analyse marxiste de la société capitaliste n’a été plus nécessaire qu’aujourd’hui, car jamais le système ne fut aussi mal compris que dans ses conditions actuelles d’existence.

Paul Mattick, Cambridge, Mass., mai 1969.

Notes
1. H. Grossmann, Das Akkumulations- und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems, Leipzig, 1929 (Réimpression : Francfort, 1967).
2. R. Luxemburg, L’Accumulation du capital, Critique des critiques ou : Ce que les épigones ont fait de la théorie marxiste, in Œuvres, Paris, 1969, t. 4, p. 158.
3. Ibid., p. 143.
4. Ibid., p. 143.
5. Ibid., p. 147.
6. Cf. K. Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique — abrégé ci-dessous en Capital I, II et III et cité, sauf avis contraire, d’après la version française dite des Editions sociales (N.d.T.) —, Capital II, 2, p. 141. (Nous
avons préféré ici la version de M. Rubel in K. Marx, Œuvres. Economie II, p. 829.)
7. R. Luxemburg, op. cit., p. 151.
8. H. Grossmann. « Die Aenderung des ursprüinglichen Aufbauplans des Marxschen  » Kapital  » und ihre Ursache », Archiv für Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, XIV, 2, 1929, p. 313.
9. K. Marx, Fondements de la critique de l’économie politique (Ebauche de 1857-1858), Paris, 1967.
10. Cf. par exemple : Otto Morf, Das Verhältnis von Wissenschaftstheorie und Wirtschaftsgeschichte bei Karl Marx, Berne, 1951, et M. Rubel, op. cit., p. XCIV sq.
11. H. Grossmann, art. cité, p. 337.
12. H. Grossmann, « Die Wert-Preis-Transformation bei Marx und das Krisenproblem », Zeitschrift fur Sozialforschung, I, 2, 1932, pp. 55-84 ; cf. aussi, du même auteur : « Die Goldproduktion im Reproduktionsschema von Marx und Rosa Luxemburg », in Festschrift fiir Cari Griinberg, Leipzig, 1932, p. 152-184.
13. Böhm-Bawerk, « Zum Abschluss des Marxschen Systems », in Festgaben fur Karl Knies, Berlin, 1896.
14. Rudolf Hilferding, « Böhm-Bawerk’s Marx Kritik », in Marx Studien, Vienne, 1904.
15. R. Rosdolsky, Zur Entstehungsgeschichte des Marxschen « Kapital », Francfort, 1968. (Cf. les articles de Roman Rosdolsky in Critiques de l’économie politique : « Sur l’impérialisme », 4-5, juil.-déc. 1971 ; « Remarque méthodologique à propos de la critique des schémas
de reproduction de Marx par Rosa Luxemburg », p. 115 sq., et « La théorie de la réalisation chez Lénine », p. 125 sq. [N.d.T.].)
16. Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe, Paris, 1960, p. 12.
17. H. Grossmann, « The Evolutionist Revolt against Classical Economies. The Journal of Political Economy, déc. 1943, p. 520.
18. Préface de F. Engels (5 mai 1885), Capital II, 1, p. 21.
19. Capital I, 1, p. 24-25 (postface à la 2° éd. all.).

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L’économie politique bourgeoise (Mattick, 1974)

26 octobre 2008

Première partie de Crises et théories des crises de Paul Mattick.

L’expansion progressive de l’économie bourgeoise fut d’emblée marquée par de brusques à-coups. Il y avait des hauts et des bas : on leur chercha une explication. La production sociale étant encore très largement à base agricole, il était possible d’établir une relation de cause à effet entre les caprices de la nature et la misère économique. On imputait la pénurie générale à de mauvaises récoltes. Qui plus est, le rendement du travail agricole restait faible, que la population allait croissant ; d’où la crainte de voir le développement du système capitalistes se heurter à des limites naturelles, avec pour conséquence inéluctable la stagnation de la société. L’économie politique bourgeoise se caractérisa d’abord par un profond pessimisme, qui ne fut surmonté qu’avec le développement accéléré du capital. Tout en professant que les rapports sociaux étaient des rapports naturels, les Classiques ne se privèrent pas de recourir spécifiquement aux rapports sociaux, dès qu’il s’agissait de distribution. Selon la théorie classique, l’échange assurait l’équilibre des intérêts divergents entre eux, puisqu’il était fonction de la quantité de travail contenue dans les marchandises ; mais, par ailleurs, cet équilibre était mis en question.

A considérer de façon purement formelle les rapports d’échange et l’hypothèse de la libre concurrence, les intérêts individuels semblaient coïncider avec ceux de la société et la loi économique de l’échange d’équivalents paraissait justifiée. Que le produit social fût réparti sur une base de classe en rente foncière, salaire et profit, montrait cependant que le processus formel d’échange ne constituait nullement une abstraction correcte de la réalité. La théorie de la valeur-travail émise par les Classiques considérait les situations et leurs perspectives de développement du point de vue du capital et, par là même, du point de vue de l’accumulation capitaliste. Presque sans exception, quoique à l’aide d’arguments variés, les Classiques admettaient que l’accumulation capitaliste connaît des bornes dont la chute des profits serait l’expression. Selon David Ricardo, l’inévitable limite de l’accumulation se trouvait dans la productivité décroissante de l’exploitation du sol. L’écart, appelé à grandir, entre le rendement de l’industrie et celui de l’agriculture, accroîtrait les coûts salariaux, d’où une baisse des taux de profit et une hausse corrélative de la rente foncière. Cette théorie reflétait manifestement les rapports existant à l’époque entre les propriétaires fonciers et les capitalistes et elle ignorait les tendances évolutives inhérentes à la production de valeur. Pour Marx, ce fut l’incapacité de Ricardo à expliquer les lois du développement du capital à partir de la production de capital elle-même qui le conduisit à « fuir l’économie dans la chimie organique [1] ». Toutefois, Marx interpréta l’anxiété des économistes anglais devant la baisse du taux de profit comme « une intelligence profonde des conditions de la production capitaliste ». Ce qui inquiétait par exemple Ricardo, c’était de voir « le taux de profit, stimulant de la production capitaliste, condition et moteur de l’accumulation, menacé par le développement même de la production […]. Ce qui se révèle ici de manière purement économique, c’est-à-dire du point de vue bourgeois, dans les limites mêmes de la compréhension capitaliste, c’est la limite de la production capitaliste elle-même, sa relativité : elle n’est pas un mode de production absolu, mais un système historique qui correspond a une époque déterminée et restreinte du développement des conditions matérielles de la production [2] ». Si la tendance des profits à baisser fut d’abord imputée tant à l’exacerbation de la concurrence qu’à Une élévation de la rente foncière, liée à la croissance démographique, le salaire ne tarda pas, de son côté, à entrer en conflit avec les exigences de l’accumulation en matière de profit. Par ailleurs, l’extension du travail salarié incita à s’interroger, par le biais de la notion de valeur liée au temps de travail, sur l’origine du profit ; la réponse vint lorsque les producteurs revendiquèrent le produit intégral de leur travail. On comprit que le capital accumulé, aussi bien que le profit, n’était qu’une somme de travail non payé. Pour réfuter l’accusation d’exploitation capitaliste, il fallait donc abandonner la théorie de la valeur-travail. En revanche, le problème de l’accumulation pouvait être négligé, puisque les craintes qui s’y rapportaient se révélaient sans fondements. Au lieu de diminuer, l’accumulation augmentait et, indubitablement, le capital dominait toute la société. Travail salarié et capital, ces notions désormais conçues comme l’expression des antagonismes de classes fondamentaux, déterminèrent l’évolution ultérieure de l’économie bourgeoise. Certes, il n’était pas nécessaire que les économistes bourgeois eussent conscience du caractère apologétique, toujours plus marqué, de leur discipline. Le seul système économique concevable étant à leurs yeux le capitalisme, ils considéraient les critiques qu’on lui adressait comme autant de déforma-lions subjectives, illégitimes, de l’état de choses réel. L’apologétique se disait objective, un savoir scientifique que les déficiences avérées du système ne sauraient ébranler. Au reste, la généralisation du système capitaliste réclamait un mode d’observation anhistorique et exigeait des catégories de l’économie politique qu’elles fussent converties en lois générales du comportement humain, semblables à celles qui régissent toutes les formes sociales. De même qu’il faut partir du présent pour saisir le passé, c’est également l’économie bourgeoise qui, selon Marx, donne la clef des formations sociales antérieures ; « mais nullement à la manière des économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient la forme bourgeoise dans toutes les formes sociales [3] ». Les déterminations générales et abstraites, plus ou moins présentes dans toutes les formes sociales, revêtent néanmoins au sein de chaque société particulière un caractère qui ne correspond qu’à celle-ci. L’argent comme moyen d’échange et l’argent comme capital exprime des relations sociales différentes, et les moyens de travail mis en œuvre dans le passé ne peuvent se comparer au capital se valorisant lui-même. A elles seules, les déterminations générales et abstraites des transactions commerciales entre les hommes ne permettent pas de comprendre la société capitaliste ; en rester là ne peut procéder que de l’ignorance des rapports sociaux réels ou du désir d’échapper aux problèmes qui leur sont liés. Selon Marx, la théorie classique de la valeur commettait l’erreur de confondre, en matière de production, l’aspect naturel et l’aspect économique. C’est pour cette raison que, partant du travail, elle concevait le capital comme une chose, au lieu d’y voir un rapport social. Cependant, « pour dégager le concept de capital, il faut partir non pas du travail, mais de la valeur, et plus exactement de la valeur d’échange telle qu’elle est déjà développée dans le mouvement de la circulation [4] ». C’est sur la distinction entre valeur d’échange et valeur d’usage de la force de travail que repose l’existence et le développement de la société capitaliste, distinction ayant comme préalable la séparation du travailleur d’avec les moyens de production. Le travail lui-même n’a aucune valeur, tandis qu’en qualité de marchandise la force de travail engendre, outre sa valeur propre, une plus-value qui donne naissance aux diverses catégories de l’économie de marché, telles que prix, profit, intérêt et rente foncière, en même temps qu’elles lui servent de voile. La critique marxienne de l’économie politique bourgeoise se poursuit donc sur deux plans. Elle consiste, d’une part, à appliquer avec une logique rigoureuse la théorie de la valeur-travail au développement du capitalisme, tout en se situant sur le terrain des catégories fétichistes de cette économie ; d’autre part, à dévoiler sous ces catégories l’existence de rapports de classes et d’exploitation spécifiques à la production capitaliste de marchandises. Les Classiques ne parvenaient pas à élucider les difficultés croissantes du capital ; c’est Marx qui le fit en parlant du trait distinctif du mode de production capitaliste, l’antagonisme entre production de valeur d’échange et production de valeur d’usage, révélant du même coup que les limites du capital étaient posées par le capital lui-même. Dès lors que les catégories économiques masquaient des rapports de classes concrets, les contradictions économiques propres au capital s’avéraient être des oppositions effectives, donc susceptibles d’être surmontées par des moyens révolutionnaires. Laissant ainsi de côté l’antagonisme des classes entre travail et capital alors en voie de formation, l’économie classique pouvait se permettre de poser à la science impartiale, sans pour autant tomber dans le positivisme pur. En même temps, et dans la mesure où elle se répandait en propositions censées remédier aux anomalies qui subsistaient ou resurgissaient, elle prenait un caractère normatif. Seule — disait-on — la politique mercantiliste des monopoleurs et des financiers persistait à faire obstacle à l’harmonie future de l’économie de marché. Mais déjà, on commençait à douter de la concurrence universelle comme panacée des injustices économiques. La paupérisation manifeste des ouvriers amena John Stuart Mill à vouloir pallier les conséquences économiques de la production capitaliste par une répartition plus équitable, à mettre en place par des moyens politiques. Aux yeux de Marx, le rapport de la production à la distribution était posé par la production elle-même. Selon lui, l’« ineptie » de Mill résidait dans le fait qu’il « s’imaginait que les rapports de production bourgeois sont éternels, mais que leurs formes de distribution sont historiques [et donc qu’il] ne comprend ni les uns ni les autres [5] ». Les éléments normatifs de l’économie classique ne faisaient que manifester une méconnaissance de la société capitaliste. En général pourtant, l’économie politique, née en même temps que le capitalisme, s’efforça d’appréhender et de décrire, dans l’optique bourgeoise, la production de marchandises, qui permettait aux possesseurs des moyens de production, par le truchement de l’échange, d’engranger du profit. La critique pratique de l’économie politique était elle-même encore de l’économie politique, mais du point de vue des ouvriers, et se confondit comme telle avec leur lutte pour des conditions de vie meilleure. Partant, l’économie politique était la lutte des classes, la lutte du Travail et du Capital, mais voilée par des catégories économiques. Tant que la bourgeoisie resta fidèle à la théorie de la valeur basée sur le temps de travail, elle tint compte à sa manière des données objectives, même si elle passait sous silence la réalité de l’exploitation. En se détournant de cette théorie, elle s’ôta elle-même la possibilité de juger objectivement du contexte économique et abandonna à la critique marxienne l’observation scientifique de la société bourgeoise. Mais il serait faux de supposer qu’en se détournant ainsi de la théorie de la valeur-travail, la bourgeoisie n’a exclusivement cherché qu’à nier l’exploitation. Le sens véritable de la théorie de la valeur-travail, à savoir la double nature de la force de travail, à la fois valeur d’échange et valeur d’usage, lui échappait ; en outre, cette théorie n’avait à ses veux pas le moindre intérêt pratique. C’est qu’en pratique on rencontrait non pas des valeurs-temps de travail, mais des prix, détachés des valeurs et établis par le jeu de la concurrence. Rien n’empêchait les Classiques, qui prenaient comme point de départ la société globale, de prouver la validité de la théorie de la valeur, et ils se sont même vigoureusement employés à le faire ; pourtant, c’est à Marx que revint le soin de résoudre le problème de la valeur. Il est certain que les difficultés inhérentes à la théorie de la valeur-travail contribuèrent également à en détourner les économistes. En tout état de cause, faire découler de la loi de la valeur le profit, l’intérêt et la rente foncière, ne pouvait manquer de rendre intelligible le fait qu’en plus de leur valeur, les ouvriers produisent nue plus-value que s’approprient les catégories sociales improductives. Il fallut renoncer à l’idée que seul le travail crée de la valeur, pour légitimer des revenus empochés sous forme de profit, d’intérêt et de rente. Cela n’était pas seulement nécessaire, cotait aussi « éclairant », étant donné que dans les conditions capitalistes les ouvriers ne peuvent pas davantage produire sans le capital que celui-ci sans eux. Si la production capitaliste avait pour préalable des prolétaires, des ouvriers non propriétaires, l’existence des prolétaires avait à son tour pour préalable la propriété du capital. Puisque le Capital et le Travail étaient aussi indispensables l’un que l’autre, et que l’homme ne vit pas au ciel, on pouvait parler de trois facteurs intervenant pareillement dans la production : la terre, le travail et le capital. C’est ainsi que, dans un premier temps, la théorie de la valeur céda la place à une théorie des coûts de production déterminée par ces facteurs. Tout incompatible qu’elle fût avec la loi de la valeur, la théorie des coûts de production demeurait un concept « objectif », car elle tenait compte de divers apports censés entrer dans la production sociale et leur assignait une valeur. Selon cette théorie, la valeur des marchandises résultait non seulement du travail directement employé à les fabriquer, mais encore des conditions de production sans lesquelles ce travail n’eût pas été possible. L’intérêt, que souvent on ne distinguait pas du profit, trouvait ainsi, dans la productivité du capital, son interprétation capitaliste. Le profit « pur » correspondait à la rémunération des entrepreneurs, car leur activité avait prétendument pour effet de créer une certaine fraction additionnelle de la valeur sociale totale. Pourtant, cette théorie n’était satisfaisante ni en théorie ni en pratique. Elle conservait même un caractère louche du fait qu’elle posait la propriété en soi comme créatrice de valeur. Mais identifier le prix de marché de la force de travail avec la valeur de celle-ci contribuait à raffermir l’illusion selon laquelle le bénéfice obtenu sur le marché ne doit rien à l’exploitation. Dès qu’on perdait de vue la production pour se limiter au marché, les problèmes de l’économie bourgeoise semblaient disparaître. La concentration exclusive sur le marché eut comme conséquence la métamorphose du concept objectif de valeur en un concept subjectif. La belle idée qui veut que les marchandises tirent leur valeur de l’utilité qu’elles présentent aux yeux de l’acheteur, n’était pas, elle non plus, restée étrangère aux Classiques. Déjà, Jean-Baptiste Say avait tenté de ramener directement la valeur à l’utilité, mais pour en tirer la conclusion que l’utilité ne se laissait pas mesurer. Elle n’était mesurable qu’au moyen de la quantité de travail qu’un individu est disposé à fournir pour acquérir telle ou telle marchandise utile. Pour Marx également, la valeur d’usage des marchandises est le présupposé de leur valeur d’échange. Seulement, chez lui, il ne s’agit pas d’échange de produits du travail les uns contre les autres pour satisfaire des besoins individuels, mais d’échange de valeurs d’usage données, apparaissant comme valeur d’échange, contre une quantité plus élevée de valeur d’échange sous forme de monnaie ou de marchandises. Pour que soit possible l’échange, exprimé en équivalents de temps de travail, il faut qu’il existe une marchandise dont la valeur d’usage soit supérieure à la valeur d’échange, et cela dans un sens objectivement mesurable. La marchandise force de travail remplit cette condition. Pourtant, si on laisse ce fait de côté, l’échange apparaît effectivement comme un processus servant à satisfaire des besoins individuels et l’évaluation des marchandises comme déterminée par la multiplicité des propensions subjectives des hommes. Une fois détaché de la production, le problème du prix pouvait passer pour un pur phénomène du marché. Si l’offre dépassait la demande, le prix des marchandises tombait ; si c’était l’inverse, il montait. Malgré tout, le mouvement des prix n’expliquait pas le prix lui-même. On avait beau repousser le concept objectif de valeur, il fallait bien admettre le concept de valeur pour faire en sorte que le prix ne fût pas déterminé par le prix. On trouva la « solution » en passant de l’économie à la psychologie. Les prix — c’est ce qu’on prétendait maintenant — avaient pour base l’estimation personnelle des consommateurs telle qu’elle s’exprime à travers la demande. Dès lors, ce fut la rareté par rapport à la demande qui servit à expliquer les relations des prix entre eux. Conception subjective de la valeur, la théorie de l’utilité marginale ne tarda pas à devenir partie intégrante de l’économie bourgeoise, ou peu s’en faut. Avec le marginalisme, le concept d’économie politique perdit toute signification : on le troqua contre celui d’économie « pure ». Cette théorie se distinguait de l’économie classique quant au contenu, non quant à la méthode. Cessant de s’intéresser aux problèmes sociaux, elle s’attachait en effet, au comportement de l’individu face aux biens disponibles, ainsi qu’aux effets de ce comportement sur le processus d’échange. Bien entendu, l’économie classique s’intéressait elle aussi à l’individu qui, en tant qu’homo economicus, s’efforce, en concurrence avec d’autres individus, de gagner le plus possible. Mais c’était pour voir dans cette concurrence un processus de péréquation et de mise en ordre ayant pour effet d’adapter la production et la répartition aux besoins sociaux. Comme guidé par une main invisible, ce processus s’effectuait certes à l’insu des producteurs, mais il s’effectuait tout de même et assurait l’indispensable jonction de l’intérêt privé avec l’intérêt général. Il ne pouvait venir à l’esprit des marginalistes, cela va de soi, de nier l’existence de la société. Mais les relations sociales n’étaient à leurs yeux rien d’autre que les moyens de réaliser le « rapport économique » de l’individu aux choses qui lui paraissent utiles. Ce rapport s’appliquait à chaque membre d’une société quelconque aussi bien qu’aux individus qui ne lui appartenaient pas, de sorte que la question de la nature d’une société déterminée restait pendante. Le marginalisme reposait sur une découverte d’un esprit assez voisin — il peut y avoir trop de bonnes choses comme trop de mauvaises — et sur l’application de ce constat à la recherche économique. En Allemagne, Hermann Gossen fut le premier à défendre et illustrer ce principe6. N’ayant tout d’abord rencontré aucun écho, il connut une fortune tardive grâce au succès du concept d’utilité marginal, élaboré de façon indépendante par l’Anglais Stanley Jevons [7]. A la même époque, Karl Menger [8] fonda l’école d’économie politique dite « école autrichienne » qui prit pour base la conception subjective de la valeur et à laquelle se rattachent notamment Friedrich von Wieser [9] et Eugen von Böhm-Bawerk 10. Bien que leurs travaux diffèrent quelque peu entre eux, ces cofondateurs du marginalisme sortent du même moule. Le point de départ de cette théorie, ce sont les besoins individuels. Affaire de jugement humain, l’estimation de ces besoins est donc subjective. Liées à la pénurie ou à la pléthore des biens de consommation, valeur d’échange et valeur d’usage ne sont que des formes différentes du phénomène général de la valeur déterminée par le jugement. Le besoin d’un bien particulier est toutefois limité. C’est le degré auquel le désir d’un bien est assouvi, suivant une échelle fictive de saturation, qui détermine son utilité marginale et donc sa valeur. Du fait de la multiplicité de ses besoins, l’homme fait un choix parmi les différents biens de manière à en obtenir un maximum d’utilité marginale. Nombre de plaisirs immédiats comportant de fâcheuses conséquences, il met en balance jouissance momentanée et privation ultérieure afin de perdre le moins de plaisir possible. Au niveau du marché, chacun mesure la valeur d’une marchandise en fonction de l’utilité limite qu’elle présente à ses yeux, et l’utilité optimale est atteinte lorsque toutes les marchandises acquises par lui ont une utilité limite de même ordre. Qui ne sait que la vie humaine est scandée de déplaisirs et de plaisirs et que tout un chacun essaie de réduire les uns pour accroître les autres ? A l’instar de Jeremy Bentham, le philosophe de l’utilitarisme et réformateur social, suivant lequel joies et peines étaient quantifiables, Jevons disait possible de chiffrer le plaisir et le déplaisir, ce qui permettait de réduire l’économie politique à une série de formules mathématiques. Mais Jevons et les marginalistes ne réussirent pas là où J.-B. Say avait déjà échoué et on cessa bientôt de chercher à mesurer l’utilité subjective. On s’accorda à penser qu’elle peut bien faire l’objet de comparaisons, mais non de mesures exactes. L’apologétique bourgeoise s’était fixé deux tâches. D’une part, elle estimait nécessaire de présenter le profit, l’intérêt et la rente foncière comme des parties intégrantes de la création de valeur et, d’autre part, elle jugeait bon d’asseoir l’autorité de l’économie sur les sciences de la nature. Ce fut cette seconde exigence qui gouverna la recherche de lois générales, indépendantes du temps et des circonstances économiques. Que ces lois fussent vérifiables et du même coup serait légitimée la société en place et réfutée toute idée de la changer. Ces buts semblaient être atteints tous deux par la doctrine de la valeur subjective. Dédaignant les rapports d’échange particuliers au capitalisme, il lui était loisible de faire dériver la répartition du produit social, sous quelque forme qu’elle ait lieu, des besoins des échangistes eux-mêmes. Nassau W. Senior [11] avait déjà devancé ces tentatives ; ne faisait-il pas du profit et de l’intérêt la rémunération du sacrifice consenti par le capitaliste qui, en s’abstenant de consommer, avait favorisé la formation du capital ? Voilà qui permettait de regarder le coût du capital aussi bien que celui du travail — au sens de la peine qu’il coûte — comme autant de fruits de l’abstinence, et de mettre sur le même plan profit et salaire. Abstraction faite de cette abstinence, l’échange servait à faire face aux besoins des échangistes, par une opération à laquelle ne pouvait que gagner quiconque recevait des biens ou des services prisés manifestement plus haut que ceux qu’il avait donnés à la place. Le capitaliste achète la force de travail parce qu’elle a plus d’importance à ses yeux que la somme qu’il débourse en salaires, et l’ouvrier vend sa force de travail parce qu’elle a moins d’importance pour lui que le salaire qu’il en obtient. C’est ainsi que l’échange profite à tous deux sans qu’il puisse être question d’exploitation. Vu l’impossibilité de mesurer la valeur subjective, il fallut bientôt renoncer à donner des fondements psychologiques à l’utilité marginale, mais sans abandonner pour autant la théorie elle-même. Délaissant L’utilité, on s’attacha désormais aux estimations subjectives telles qu’elles ressortent du jeu de la demande. On mit alors l’accent sur le fait que l’utilité se rapporte moins à une marchandise déterminée qu’au nombre de marchandises entre lesquelles l’acheteur se dispose à choisir. On représentait ces échelles de préférence du consommateur sous forme graphique, à l’aide de courbes dites d’indifférence, Elles permettaient de distinguer entre l’utilité absolue (cardinale) et l’utilité relative (ordinale). Le concept d’utilité marginale fut converti en celui de taux marginal de substitution. La quantité de telle marchandise diminuant, la quantité de telle autre augmente en compensation jusqu’au moment où leurs taux marginaux d’interchangeabilité procurent une satisfaction maximale des besoins. En d’autres termes, l’acheteur répartit son argent de façon à ce que toutes les marchandises acquises aient pour lui la même valeur, les choix qu’il a opérés lui ayant donné satisfaction. Les marginalistes n’étaient pas tous disposés à abandonner le concept d’utilité cardinale ; d’autres étaient d’avis que celui d’utilité ordinale, qui se référait encore à la valeur subjective, n’allait pas assez loin. Et ces derniers, puisque l’utilité marginale ne se révèle que dans le prix, optèrent finalement pour une théorie des prix à cent lieues des problèmes de valeur, une théorie « pure ». Il n’était pas non plus possible de considérer les prix comme uniquement déterminés par la demande, puisqu’en fin de compte on produisait aussi et qu’il existait des prix d’offre tout autant que des prix de demande. Tout naturellement, on se mit à associer la théorie de la valeur subjective à la théorie des coûts de production qui l’avait précédée. Née de ces efforts, la théorie dite néo-classique allait trouver en Alfred Marshall [12] son principal représentant. Au demeurant, les coûts de production furent eux-mêmes conçus de façon subjective, comme abstinence des capitalistes et pénibilité du travail. Selon cette thèse, de même que la demande est déterminée par l’utilité marginale, l’offre recouvre le degré marginal de la propension à travailler davantage ou à s’abstenir de consommer pour créer du capital. Toutefois, Marshall se rendait parfaitement compte que les facteurs déterminant l’offre et la demande ne pouvaient pas être reconnus comme tels et que ces facteurs « réels » ont pour seule base les relations de prix effectives. C’est le système monétaire qui convertit les estimations subjectives en prix dans lesquels se reflètent les besoins et renoncements « réels ». La valeur subjective non quantifiable devient, par le détour du prix, une valeur mesurable. L’offre et la demande ont un effet régulateur sur les prix et concourent à un équilibre, de telle sorte que le rapport entre l’offre et la demande détermine la valeur des marchandises, sinon à chaque instant, du moins à échéance plus longue. Une autre variante de la théorie marginaliste faisait de la production une condition implicite des relations d’échange, qui ne méritait pas une attention particulière. Pour Léon Walras [13], fondateur de l’ « école de Lausanne », l’économie politique tout entière n’était qu’une théorie de l’échange des marchandises et de la détermination du prix. Lui aussi voyait l’origine de la valeur dans la pénurie des biens par rapport aux besoins existants, l’utilité marginale servant à expliquer les variations d’intensité des besoins ressentis. Mais la même tendance qui vise à établir un équilibre dans la satisfaction des divers besoins de l’individu à travers les choix qu’il opère sur le marché se retrouve, au niveau de l’ensemble de la société, dans l’échange : ce dernier tend à un équilibre général, dans lequel la valeur globale des biens et services demandés correspond à la valeur globale de ceux qui sont offerts. L’hypothèse d’une tendance à l’équilibre de l’offre et de la demande par le biais de l’échange était d’ailleurs sous-jacente à toutes les théories du marché. Or, cette hypothèse, Walras tenta d’en démontrer la validité en procédant à la manière des sciences exactes. Selon lui, non seulement l’utilité marginale allait de soi, mais on pouvait la mesurer : en appliquant le principe de substitution à l’ensemble du marché, où les prix s’imbriquent les uns dans les autres de manière indissociable. Les prix lui semblaient être inversement proportionnels aux masses de marchandises échangées. Les coûts de production étaient, à ses yeux, constitués par le salaire, l’intérêt et la rente foncière qui s’y trouvent incorporés et qu’il plaçait tous sur le même plan en tant que services productifs. L’échange procure à chacun les biens de consommation qui correspondent à ses services productifs. Et la « réalité » de la valeur subjective, qui a pour manifestation des prix d’équilibre, se fait sentir dans l’équilibre de l’économie, lequel démontre de son côté la validité du concept de valeur subjective. Valeur et équilibre se conditionnant l’un l’autre, la théorie de la valeur se ramène à celle de l’équilibre général et il suffit de démontrer théoriquement la possibilité d’un tel équilibre pour faire la preuve de la théorie de la valeur subjective. Malgré ce cercle vicieux, la notion d’équilibre, qu’elle s’applique à l’économie dans son ensemble, ou à des secteurs ou cas particuliers de celle-ci, demeura l’un des principes méthodologiques de base de l’économie politique bourgeoise, serait-ce uniquement parce que, dans son optique, tout mouvement quel qu’il soit — économique ou autre — tendait à un état d’équilibre. Bien entendu, le système walrasien de l’équilibre général — représenté à l’aide de la méthode des variations concomitantes — n’était qu’un modèle, non la photographie de situations concrètes. Cela n’empêchait nullement Walras de prétendre rendre compte de la réalité ; d’après lui, en effet, même si l’économie était aux antipodes de l’équilibre, elle tendait immanquablement à retrouver cet état. Vu la fluidité et la complexité des phénomènes économiques, leur inextricable enchevêtrement, seules les mathématiques permettaient de démontrer théoriquement la possibilité de l’équilibre, mais à un niveau d’abstraction Ici que, tout en étant indiscutablement conforme à la théorie, il avait perdu toute espèce de rapport avec lu réalité. L’hypothèse selon laquelle la valeur marchande est déterminée en dernière instance par les consommateurs, ne tenait pas du tout compte de la répartition du revenu social. John Bates Clark [14] essaya d’y remédier en appliquant l’analyse marginaliste aux facteurs de production. De même qu’au niveau de la consommation les utilités limites étaient induites «l’une échelle de saturation, de même la croissance régulière de la masse du travail avait, selon lui, comme effet d’en abaisser le degré de productivité marginale, degré ayant pour expression les salaires effectifs. La relation d’identité, ou équilibre, entre salaire et productivité marginale peut certes être perturbée, mais ce n’est que pour mieux se reconstituer. Que, par exemple, la productivité marginale excède le salaire, et la demande de travail baisse jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli entre les deux facteurs. Que le salaire soit inférieur à la productivité marginale, et la demande de travail augmente jusqu’à ce que soit rétablie la relation d’identité entre l’un et l’autre. Ce qui vaut pour le travail salarié concerne également, chez J. B. Clark, tous les autres facteurs de production, de sorte qu’en situation d’équilibre tous ces facteurs concourent au revenu total proportionnellement à leur productivité marginale. Du même coup, ce n’était pas seulement l’offre et la demande, mais aussi la répartition du produit social qu’on expliquait selon le principe d’utilité ou de nuisance marginale. Dès lors qu’à chaque facteur revenait une part du produit social proportionnelle à son apport à la production, la répartition non seulement était déterminée par les conditions économiques, mais en plus elle était équitable. D’après certains de ses adeptes, la théorie de la valeur subjective n’avait pas à prendre en compte la production sociale. Ainsi Böhm-Bawerk [15], suivant lequel toute production ne sert en dernière analyse qu’à la consommation, tenait pour absurde de s’en soucier particulièrement ou de faire dépendre de la productivité marginale des facteurs de production la répartition du revenu. H considérait la production de capital comme une production par voie indirecte, par opposition à la production directe sans grands moyens de production. Partant, tout processus de production mettant en œuvre des moyens de production était capitaliste par définition, et cela même dans une économie socialiste. Böhm-Bawerk n’admettait que deux facteurs de production : le travail et la terre ; il tenait le capital pour une notion purement théorique, absolument pas historique. Les biens présents sont des biens destinés à être consommés, les biens à venir — biens de consommation eux aussi — revêtent dans l’intervalle la forme de biens capitaux et de prestations de service. Le profit, qu’il ramène à l’intérêt et à lui seul, ne découle pas de la production mais procède au contraire de l’échange de biens actuels contre des biens futurs. C’est l’utilité marginale qui décide des diverses appréciations relatives au présent et à l’avenir. Selon Böhm-Bawerk, l’intérêt non seulement est inévitable, mais même il se justifie, puisque toute production dépend directement de la propension des capitalistes à épargner et que les ouvriers aussi bien que les propriétaires fonciers font appel au crédit capitaliste. Ni les uns ni les autres ne sont en état de vivre directement de leur production, car celle-ci exige des temps de fabrication de longueur variable. Il leur faut vivre sur une production fabriquée antérieurement. Quiconque n’est pas soi-même désireux ou capable de restreindre sa consommation pour épargner ne saurait prétendre à l’intérêt. Quoi-que le revenu des biens capitaux soit versé ou touché sous forme d’intérêt, ce dernier représente non un produit du travail ou du capital, mais un bénéfice obtenu grâce au simple cours du temps — un présent des dieux en quelque sorte. L’intérêt est d’autant plus un don du ciel qu’il est également l’instrument de l’équilibre et du progrès économiques. Il assure l’équilibre nécessaire entre la production actuelle et la production future par la régulation des investissements, qu’il a pour effet d’élargir ou de restreindre en fonction des besoins de consommation existants. Toutefois, en augmentant, la production par voie indirecte provoque l’accroissement de la masse des biens de consommation ; par là même, il devient moins nécessaire de recourir à l’épargne pour créer des moyens de production additionnels. C’est ainsi que le progrès social a pour expression un taux d’intérêt en baisse. Inutile cependant de s’attarder sur les autres tenants de la théorie de la valeur subjective puisque, même du temps où elle faisait florès, on pouvait se dispenser de l’approfondir. Marx ne s’est pas directement exprimé à ce propos [16] et Friedrich Engels n’y vit qu’une mauvaise plaisanterie [17], encore qu’il considérât « que sur cette théorie il est possible d’édifier un socialisme vulgaire tout au moins aussi plausible que celui qui fut édifié en Angleterre sur la base de la théorie de Jevons-Menger sur la valeur d’usage et l’utilité limite [18] ». De fait, une partie de la social-démocratie réformiste devait opter pour la théorie de l’utilité marginale, persuadée qu’elle était que Marx s’était trouvé dans l’incapacité de saisir les connexions économiques réelles, faute — prétendument — d’avoir pris en considération la demande et ses effets sur la formation des prix. Au moment où elle se répandait dans le camp social-démocrate, la doctrine de la valeur subjective avait déjà perdu de son pouvoir de persuasion dans le camp bourgeois et devait être bientôt complètement abandonnée. C’est le rejet de la conception psychologique de la valeur par la bourgeoisie elle-même qui en rend superflue une critique détaillée. La doctrine de la valeur subjective se trouva dis-créditée, d’une part, en raison de raffinements théoriques si excessifs qu’ils lui firent perdre jusqu’à la dernière apparence de rapport avec la réalité ; d’autre part, par suite de la renonciation avouée de ses représentants à ramener le prix à la valeur. Le nom de Joseph Schumpeter reste attaché à la première de ces démarches [19]. Du point de vue de l’école autrichienne, la valeur des biens de consommation dépend de leur utilité marginale pour le consommateur. Quant aux marchandises — matières premières, machines — qui n’ont pas un accès immédiat à la consommation, elles ne se voient conférer d’utilité marginale propre que par le biais d’un processus d’imputation, dans l’utilité des marchandises finies. Du point de vue des consommateurs, les diverses sortes de matières premières, de moyens de production et de produits semi-finis ne possèdent pas de valeur d’usage directe mais uniquement indirecte ; celle-ci se traduit malgré tout, par voie d’imputation, dans les prix des biens de consommation. Il en allait de même pour la circulation des marchandises. On faisait à ce propos une distinction entre biens de premier et de second rang ; ces derniers étaient ceux qui n’avaient pas encore fait leur entrée dans la consommation et dont l’utilité devait être imputée à l’utilité marginale des biens de consommation. Schumpeter en tirait la conclusion que l’offre et la demande, envisagées théoriquement, sont une seule et même chose, de sorte que, s’agissant de relations d’équilibre, on pouvait se contenter de prendre en considération le côté demande. Selon l’idée que Schumpeter se faisait de l’équilibre, on pouvait non seulement tenir les prix d’offre pour superflus, puisqu’ils étaient concevables sous la forme de prix de demande, mais encore être quitte du profit et de l’intérêt en les rangeant sous la rubrique des salaires. Comme la production pouvait passer pour de l’échange, Schumpeter trouvait vain de parler et de l’utilité, et de son contraire. Au concept psychologique de valeur, il substitua une logique des choix, la théorie de la valeur subjective permettant tout au plus de dire que chacun oriente ses achats en fonction du prix demandé autant que de son goût et son revenu. Nullement enclin à approfondir les causes de ces choix, il fit de ces derniers le point de départ de l’analyse économique. La logique des choix convenait fort bien à la construction des équations d’équilibre ; il est vrai qu’à ce niveau d’abstraction, elles ne revêtaient aucune signification concrète. Néanmoins, la « théorie pure » était d’après lui un moyen de connaître la réalité, se trouvant vis-à-vis de cette dernière dans le même rapport que la mécanique théorique vis-à-vis de la construction mécanique. De toute manière, la « théorie pure » avait sa valeur propre : c’était une occupation par elle-même intéressante et qui satisfaisait la curiosité humaine. Gustav Cassel [20], entre autres, s’attacha à ruiner la doctrine de la valeur subjective, laquelle se mouvait dans un cercle vicieux. La théorie s’était donné pour tâche d’élucider les prix et pourtant c’était aux prix qu’on avait recouru pour expliquer l’utilité marginale. Selon Cassel, seuls les prix étant nécessaires pour traiter des affaires, l’analyse économique n’avait pas besoin de théorie particulière de la valeur. Les transactions ne renvoyaient-elles pas à des quantités mesurables, argent et prix ? Cassel partait de l’hypothèse que les relations économiques sont déterminées par un état de pénurie général ; l’économie politique devait donc rechercher une adaptation optimale des divers besoins au défaut de moyens aptes à les satisfaire. En faisant dériver les prix de la rareté des biens, on ne fait qu’expliquer un prix par un autre et on laisse en suspens, de surcroît, le point de savoir ce qu’ils recouvrent. Mais l’économie politique bourgeoise n’éprouve pas la nécessité de se poser cette question. Elle a donc abandonné la doctrine originelle de l’utilité marginale, puisqu’elle peut s’en passer ; mais elle s’est réservé la possibilité d’y revenir au besoin en affirmant qu’en dernière analyse les prix recouvrent les estimations subjectives des consommateurs. Mieux, c’est précisément sa subjectivité, disait-on à présent, qui faisait de la théorie économique moderne une science objective. D’après Ludwig von Mises [21], on connaît les besoins des hommes à leurs comportements, lesquels ne requièrent pas un examen plus poussé ; il faut les prendre tels qu’ils sont donnés. Puisqu’en fin de compte la doctrine de la valeur subjective revient à restreindre au seul mécanisme des prix le domaine des faits économiques, vouloir substituer à la théorie de la valeur objective l’utilité marginale fondée sur la psychologie, c’est courir à l’échec. Les tentatives faites en ce sens n’ont abouti qu’à éliminer de la pensée économique bourgeoise le problème de la valeur. Malgré l’abandon de l’utilité marginale, l’analyse marginaliste resta partie intégrante de l’économie bourgeoise. Aux yeux de Joan Robinson, ceci prouve qu’ « une fois de plus des concepts métaphysiques, qui ne sont que non-sens, ont fait progresser la science [22] ». Comme instrument d’analyse, le principe marginaliste n’est à vrai dire rien d’autre qu’une généralisation de la rente différentielle ricardienne, qui faisait dépendre le prix des produits agricoles du rendement du sol le moins fertile. La loi du rendement décroissant s’applique à l’industrie aussi bien, mutatis mutandis, qu’à n’importe quelle sorte d’activité économique et détermine les prix et leurs fluctuations. L’individu, conformément au principe de l’utilité marginale et sur la base des prix donnés, ordonne ses achats de manière à obtenir, dans le cadre de ses revenus, une satisfaction optimale ; de même, il s’ensuit de l’universalité de ce principe rationnel ou économique, et par le biais de la dépendance réciproque des prix, une constellation générale des prix qui met en harmonie l’offre et la demande. Là où la demande globale est couverte par l’offre globale, tous les prix sont des prix d’équilibre ; ou bien, inversement, le principe économique (ou l’analyse à la marge) aboutit à des prix traduisant un équilibre général. Du même coup, la « théorie pure » se trouvait ancrée dans le principe universel de l’utilité marginale sur lequel la théorie des prix est édifiée jusque dans ses moindres détails. S’il ne vaut pas la peine pour le consommateur, dans sa vie quotidienne, d’ « optimiser » la répartition de ses dépenses au moyen de l’analyse à la marge — en admettant qu’il en soit capable —, cette analyse ne joue pas non plus, dans le comportement des entrepreneurs capitalistes, le rôle que les économistes lui avaient dévolu. Les marginalistes avouent, il est vrai, que leurs considérations théoriques ne reflètent pas la situation effective. Mais elles seraient assez proches de la réalité pour exercer une influence pratique en dehors de leur valeur scientifique objective. Les entrepreneurs traitent leurs affaires sans se livrer aux savants calculs de l’économie théorique ; cela n’empêche pas les théoriciens de trouver dans la vie économique pratique confirmation de la justesse de leurs vues. Certes, il conviendrait en outre « de passer du langage des affaires à celui de l’économiste, et de traduire, dans un sens ou dans l’autre, les idées que chaque langue véhicule » ; moyennant quoi les entrepreneurs feraient sans le savoir la même chose que les théoriciens, eux en toute conscience. Il va de soi, tout aussi bien, qu’il ne faudrait « pas confondre deux choses tout à fait différentes : la construction d’un modèle destiné à l’analyse d’un processus et les estimations chiffrées qui l’accompagnent, d’une part ; le processus lui-même dans la vie courante, sans calcul numérique précis, d’autre part [23] ». Mais on a beau admettre qu’il existe du « non-économique » dans le comportement des consommateurs et des entrepreneurs, il faut pourtant bien que les uns et les autres procèdent grosso modo de façon rationnelle, c’est-à-dire qu’ils essayent d’obtenir les gains les plus élevés aux moindres frais. Les entre-preneurs se voient contraints d’établir des relations proportionnelles entre production et demande, entre capital investi et salaires à débourser, et de faire un choix économique entre instruments de production et matières premières ; ce qui signifie, suivant le principe du taux marginal de substitution, qu’au moment où les transformations, qui surviennent dans les diverses combinaisons des multiples facteurs concourant à la production, cessent de rapporter des bénéfices, le taux marginal des coûts coïncide avec celui des gains. Ainsi, il ne s’agit pas à proprement parler ici d’un problème économique, plutôt d’un calcul des recettes et des dépenses plus précis que celui que l’on trouve habituellement. Mais en même temps, cette méthode comptable est considérée comme le principe fondamental sous-jacent à tous les phénomènes économiques, puisqu’elle ramène toutes les relations d’échange à un dénominateur commun et qu’elle élimine les défauts inhérents à la théorie classique de la valeur en identifiant tout bonnement valeur et prix. Tout en partant de la valeur-temps de travail, les Classiques avaient traité isolément les prix de marché, qui restaient toutefois déterminés par les relations de valeur. Le véritable contenu de l’économie politique se trouvait, pour eux, dans la question de la répartition de classe du produit social. Avec l’introduction de la valeur subjective et de la « pure théorie des prix », les problèmes économiques furent tous exclusivement rattachés à l’échange, ce qui du même coup permit de négliger les questions soulevées par l’économie classique, comme celles du rapport valeur-prix et de la distribution. Désormais, on adopta vis-à-vis de cette dernière l’attitude que les Classiques avaient eue à l’égard de la production, C’est-à-dire qu’on la tint pour réglée, quelque forme qu’elle puisse revêtir, par le système des prix. Le problème de la distribution cessa d’être un objet particulier de la théorie économique. Il fut intégré au problème général de la formation des prix : tous les prix se trouvant les uns les autres en connexion fonctionnelle, il s’ensuivait — disait-on — qu’une fois résolu le problème général des prix, la solution du problème de la distribution était donnée du même coup. Toutes les questions relatives à l’économie furent par là assujetties à un principe unique qui leur servit d’explication. Ce principe consistait en un procédé comptable susceptible de passer pour neutre au regard de toutes les conceptions économiques. Pour les tenants de ces conceptions, il a fallu attendre l’analyse marginaliste et la notion d’équilibre qui en résulte pour voir l’économie politique prendre un caractère positif, scientifique. Moyennant quoi, l’objet de leur calcul était ni plus ni moins que la possibilité d’un équilibre de l’offre et de la demande, et de la formation des prix subséquente, la vieille illusion héritée des Classiques. Rendue possible par l’analyse marginaliste, la formalisation de l’économie politique amenait pourtant, et d’entrée de jeu, à ne concevoir l’équilibre que dans le cadre d’un modèle statique. Or l’économie capitaliste ignorant l’état statique, les modèles d’équilibre statique se trouvent infirmés par la réalité, et, sans trancher de rien à leur propos, l’exactitude mathématique « se rapporte non au contenu du savoir économique, mais à la technique des opérations algébriques [24] ». Contrairement à Marx pour qui l’hypothèse d’un état statique (ou de la reproduction simple) ne représentait qu’un moyen méthodologique de faire ressortir la dynamique nécessaire du système capitaliste, l’économie bourgeoise utilisait le modèle économique statique pour donner une base « scientifique » aux tendances à l’équilibre qu’elle postulait. A force de jongler avec de tels modèles d’équilibre, on acquit en économie théorique la conviction que cet expédient idéal était le présupposé de toute analyse. Quoique l’économie réelle ne se trouvât jamais en équilibre parfait, on n’arrivait pas à saisir les disparités existantes autrement que dans la perspective de l’équilibre. De même que toute machine peut se détériorer, le système économique de l’équilibre pouvait lui aussi tourner au déséquilibre du fait de perturbations intérieures ou extérieures. Dans les deux cas, il n’y avait que l’analyse de l’équilibre qui permît d’établir les causes des perturbations et de découvrir les éléments propres à recréer cet équilibre. C’est ainsi que l’idée de l’équilibre de l’offre et de la demande, tel que la concurrence l’impose sur le marché, est restée d’Adam Smith et de Jean- Baptiste Say à nos jours partie intégrante de l’économie bourgeoise, sans le moindre égard pour la manière dont les fondations de cette hypothèse s’étaient transformées et, entre-temps, étaient devenues irréalistes. La théorie néo-classique se demandait non pas comment fonctionne réellement le système des prix, mais comment il fonctionnerait si le monde était tel que les économistes se l’imaginaient. Cette théorie avait besoin de l’équilibre pour faire du système des prix le régulateur de l’économie, tandis que l’amalgame constitué par le système « pur » des prix lui servait à faire passer l’ordre établi pour rationnel et, partant, inattaquable. Tout ce qui sortait de là, pourtant, était ni plus ni moins que la thèse de la « main invisible », chère à Adam Smith, mais mise en formules algébriques, et celle de Say selon laquelle toute offre entraîne avec elle une demande correspondante. Le concept d’équilibre ne leur permettant pas d’approfondir le mouvement réel du capital, le processus d’accumulation, les néo-classiques se révélèrent non seulement dans l’incapacité de dépasser les premiers acquis de l’économie politique bourgeoise mais encore, en forte régression sur eux. On ne saurait en effet prédire le processus de développement à l’aide d’un simple instantané, d’une image d’équilibre statique. Sans doute est-il impossible d’ignorer les transformations de l’économie, mais — chez les néo-classiques — elles sont considérées comme allant de soi, sans plus. Abandonner la d’équilibre statique revenant à avouer leur failli le conceptuelle, les théoriciens du marché bornèrent à la « statique comparative » (c’est-à-dire qu’un équilibre inexistant se voit comparer un équilibre futur qui n’existera jamais) pour rendre compte des transformations économiques survenues entre-temps. Comme il n’existe en équilibre néo-classique ni profit ni excédent d’aucune autre sorte, toute reproduction élargie du système est exclue. Dans la mesure où malgré tout elle a lieu, elle sort du cadre de la théorie économique. Il est vrai que les transformations vérifiables sont censées indiquer la tendance de l’évolution, en sorte qu’on n’est pas obligé de se limiter aux situations déjà données et aux rapports qui s’y trouvent, mais qu’on peut spéculer à loisir sur l’avenir. Contrairement à la théorie néo-classique, les Classiques s’intéressaient à l’accumulation du capital, à la croissance de la richesse nationale. Leurs théories de la distribution partaient de la nécessité de l’accumulation et cherchaient à saisir ce qui la favorisait ou l’entravait. L’économie de profit était la condition sine qua non de l’accumulation. Faire du profit était donc servir la collectivité, le profit servant de préalable obligé à l’amélioration des conditions de vie grâce à l’élévation de la production et de la productivité. Les problèmes du marché étaient subordonnés à ceux de l’accumulation et subissaient la loi de l’offre et de la demande. Et la concurrence imposant partout ses lois, on considérait l’échange comme un processus régulateur de l’économie, dans le cadre d’un progrès social en marche. Toutefois, cette économie qui se réglait elle-même et, partant, sans crise, se heurtait à une réalité fort récalcitrante. L’accumulation du capital, loin de s’accomplir comme un processus en développement constant, était interrompue par des crises extrêmement aiguës qui se répétaient périodiquement depuis le début du XIX° siècle. Comment expliquer ces crises qui, sans aucun doute, venaient contredire la théorie économique dominante ? Tout en se concentrant sur l’accumulation du capital, les Classiques, ci ou particulier Ricardo, partageaient la conviction de J.-B. Say qui faisait de l’économie de marché un système d’équilibre où toute offre induit une demande correspondante. Aussi liaient-ils leurs théories de l’accumulation à une conception statique de l’équilibre qui les obligeait à chercher en dehors du système les raisons de ses pertes d’équilibre. A en croire Say [25], tout homme produit avec l’intention soit de consommer son produit soit de le vendre pour acquérir d’autres marchandises destinées à sa propre consommation. Cela s’appliquant à tous les producteurs, la production doit nécessairement coïncider avec la consommation. Que toutes les offres et demandes individuelles concordent entre elles, et l’équilibre social s’ensuit. Il peut certes y avoir, momentanément, offre excédentaire de telle marchandise ou demande insuffisante de telle autre, et, partant, risque d’une rupture d’équilibre. Mais, en ce cas, celle-ci provoque un mouvement des prix qui a pour effet de rétablir la situation. Abstraction faite de ce genre de désordres, il ne saurait exister de surproduction généralisée, pas plus que l’accumulation ne peut aller au-delà de la propension de la société à consommer. Ces idées étaient cependant battues en brèche par les crises effectives de surproduction généralisée, pour lesquelles la théorie classique ne trouvait pas l’explication immanente au système. Ce qui amena Simonde de Sismondi [26] à renoncer à la théorie classique, pour rejeter peu après le système du laisser-faire dans son ensemble. Suivant sa conception, c’était bien précisément la concurrence généralisée, uniquement fonction des prix, qui, au lieu de conduire à l’équilibre et au bien-être général, ouvrait la voie aux misères de la surproduction. L’anarchie de la production capitaliste, la poursuite avide de la valeur d’échange sans égard pour les besoins sociaux, poussait à produire bien au-delà de la demande effective, provoquant ainsi des crises périodiques. La sous-consommation engendrée par une répartition inégale, telle était la cause de la surproduction et, en conséquence, de la recherche effrénée de marchés extérieurs. Sismondi devint ainsi le fondateur de la théorie, encore largement répandue de nos jours, de la sous-consommation comme cause des crises capitalistes. Ce fut plus particulièrement John Hobson [27] qui appliqua la théorie de Sismondi au capitalisme développé et la relia à l’impérialisme. Anticipant sur le Keynes de la dernière époque, il disait inévitable une chute de la demande des biens de consommation et, par ricochet, du taux d’expansion du capital et en attribuait la cause à la répartition inégale du capital autant qu’à l’accumulation toujours accrue de celui-ci. La consommation n’arrivant pas à suivre la production, il devient impossible d’investir de façon rentable une fraction du profit destiné à l’accumulation, laquelle par voie de conséquence se trouve gelée ; d’où des crises périodiques. Seule la dépression qui a pour effet de résorber la surproduction permet la reprise du processus d’expansion appelé à se renverser par la suite, engendrant ainsi de nouveau la surproduction et le gel des capitaux. La surproduction consécutive au défaut de consommateurs solvables expliquerait encore le désir de conquérir de nouveaux marchés, caractéristique de l’impérialisme, et la concurrence impérialiste elle-même. Toutefois, Hobson croyait possible de remédier à cet état de choses par une action réformatrice de l’État sur les mécanismes économiques en vue d’encourager la consommation ; Hobson demeurait à cet égard imbu de l’économie capitaliste. Ce qu’il faut bien avoir en vue ici, c’est la nécessité de se détacher de la théorie classique et, plus tard, néo-classique pour se rapprocher de ce qui se passe concrètement dans la vie économique. Les phénomènes économiques réels demeuraient incompréhensibles dès lors qu’on s’en tenait aux mécanismes prétendument autorégulateurs du marché, ce qui obligea Sismondi aussi bien que Hobson à renoncer à la théorie du marché. Ainsi, vouloir traiter de la crise capitaliste, comme en général des conditions sociales, amenait à faire litière des conceptions économiques traditionnelles, pour élaborer des théories plus proches de la réalité. Cependant, si on reste dans le domaine des rapports de propriété capitalistes, cela n’est possible que dans une faible mesure. Les tentatives, dans ce sens, étaient conditionnées, non seulement par le fait que la théorie dominante se trouvait en contradiction flagrante avec la réalité, mais encore par les effets de la concurrence capitaliste sur les possibilités de développement des pays arriérés. D’où l’essor tant de l’école historique et de son empirisme que de l’institutionnalisme et de ses thèses évolutionnistes, hostiles tous deux aux théories professées par les Classiques. Qui marche en tête du processus d’accumulation capitaliste se développe au détriment de ceux qu’il a lâchés. On a vu ainsi le libre-échange garantir à l’Angleterre un monopole freinant l’industrialisation des pays moins avancés, et des privilèges faisant paraître plus intolérable encore la misère inhérente aux phases de « décollage ». Pour faire face à la concurrence monopoliste, il fallut donc dévier du principe du laisser-faire et, par là même, des théories de l’économie classique. Il s’agissait en l’occurrence, non pas comme le supposait Rosa Luxemburg, d’un « refus de la société bourgeoise de connaître ses propres lois [28] », mais de tentatives pour atteindre, par des moyens politiques, l’étape correspondant à l’idéologie libre-échangiste. C’est seulement après avoir éprouvé les effets de la concurrence internationale que les pays économiquement plus faibles échappèrent à l’influence, jusqu’alors prépondérante, de l’économie politique anglaise et se dotèrent d’une idéologie adaptée à une politique dirigiste et protectionniste. L’école historique préconisait à l’intérieur du cadre national ce qu’elle condamnait sur le plan international ; cette contradiction interne montrait à l’évidence qu’elle correspondait seulement aux besoins particuliers des pays peu compétitifs. Les représentants de cette école d’économie poli-tique s’efforcèrent également de démontrer qu’une distribution exclusivement dictée par les lois du marché engendrait la paupérisation des ouvriers et, ce faisant, mettait en question l’existence même de la société bourgeoise ; crainte que semblait corroborer l’essor d’un mouvement ouvrier autonome. Il fallait — disaient-ils — remédier à la paupérisation, au moyen justement d’une croissance plus rapide et mieux ordonnée. C’est pourquoi à une politique économique visant l’intérêt national, ils lièrent une politique sociale, le « socialisme » dit « de la chaire », idéologie qui rejetait les abstractions de la doctrine classique, non dans l’intention de l’abolir complètement, mais à seule fin de l’adapter aux intérêts nationaux particuliers par la critique historique. Aux yeux de l’école historique, la science économique allait bien au-delà de l’examen par déduction des mécanismes du marché. Une investigation historique approfondie, telle était — selon cette école — le préalable obligé à tout énoncé relatif au contenu de l’économie politique ; il s’agissait d’obtenir par induction les constituants historiquement déterminés et spécifiquement nationaux autant que les constituants extra-économiques de la totalité sociale et d’en retracer le développement. Mais la capitalisation du monde occidental ayant eu pour effet d’en homogénéiser progressivement les économies, les théories économiques se trouvèrent du même coup unifiées, et on ne dépassa pas le stade de la recherche. L’influence de l’école se perdit, mais non le besoin qu’elle avait éveillé d’une étude impartiale des phénomènes économiques empiriquement donnés, ce qui aboutit en fin de compte au type d’analyse dit étude de conjoncture. Quoique éprouvée par les crises et les fluctuations de la conjoncture, l’économie bourgeoise ne disposait d’aucune théorie des crises immanentes au système capitaliste. Il fallait trouver dans des phénomènes extérieurs à ce système la clef des transformations de l’économie, levons alla jusqu’à les mettre en liaison avec les facteurs naturels extraterrestres. Il fit la découverte que les crises économiques coïncidaient avec l’apparition périodique des taches solaires. Celles-ci auraient eu une influence néfaste sur le temps et, par suite, sur la production agricole, dont la chute provoquait — selon lui — une crise générale. A vrai dire, cette théorie eut peu de retentissement, bien que les variations climatiques influent sans aucun doute sur l’économie. Mais des crises éclataient même en années de beau temps et on n’a jamais pu établir de véritable corrélation entre le temps qu’il fait et les taches solaires. En revanche, Schumpeter [29] essaya d’expliquer le développement qui résulte du cycle industriel et ce cycle lui-même à partir du système capitaliste. Connaissant la théorie de Marx, il n’était pas sans savoir que tout progrès essentiel dépend du développement des forces productives sociales. Mais les agents de ces forces productives nouvelles, c’étaient à ses yeux les entrepreneurs particulièrement dynamiques, lesquels cassaient, grâce à leur génie, le morne cours répétitif des processus économiques. Il élabora une sorte d’épopée des fluctuations de la conjoncture, génératrices — se plaisait-il à dire — de la dynamique du système capitaliste. A cette fin toutefois, il avait besoin de deux théories distinctes, comme aussi de deux types humains psychologiquement différents. L’équilibre général de la « théorie pure » excluait toute espèce d’évolution. Mais en outre, dans le monde concret, il y avait chez la plupart des hommes trop de lâcheté et de paresse d’esprit pour qu’ils s’élèvent contre l’uniformité statique des choses. Comme on l’a vu précédemment, dans un état d’équilibre, le profit n’existe pas ; et quand il existe, cela dénonce une perturbation du système, qui est supprimée à son tour par les contrecoups qu’elle a provoqués. Alors se posait le problème : comment déduire le développement d’un état de choses qui ignore tout développement ? Schumpeter, adepte de longue date de l’école historique, n’avait pas oublié que l’économie politique n’a pas à se borner aux abstractions de l’équilibre entre l’offre et la demande. Pour rendre compte de la dynamique du système capitaliste, il faisait également intervenir le point de vue historique et sociologique. Mais, dans le cadre de la théorie économique, il ne voulait envisager que le mécanisme spécifique appelé à transformer le modèle statique en modèle dynamique. Ce mécanisme, il le personnifiait dans un type humain qui, affligé ou doué d’une inquiétude créatrice, brise par son action obstinée le cours de l’équilibre statique. Ce type, celui de l’entrepreneur ingénieux, toujours à la recherche de nouvelles combinaisons industrielles, scientifiques, commerciales et organisationnelles, aptes à modifier quantitativement et qualitativement la productivité et la production, défait l’équilibre économique mis en place par les consommateurs de manière telle qu’il ne peut se reconstituer qu’à un niveau supérieur. Ce processus spontané, contingent, mais constamment renouvelé, aurait pour résultat le cycle industriel, lequel serait à la fois création et destruction et où se refléterait la dynamique du système capitaliste. Si regrettable que ce soit, il faudrait payer cher, et par un cortège de misères, l’adaptation au changement et à ses difficultés. Cependant, de meilleurs pronostics économiques et des interventions de l’État pourraient atténuer ces inconvénients. Quoi qu’il en soit, Schumpeter accordait plus d’importance à la dynamique inhérente au système capitaliste qu’au problème de l’équilibre économique dont les économistes bourgeois avaient presque exclusivement traité. Même si la théorie de l’évolution de Schumpeter n’avait de rapport que dans son imagination avec les lois de la dynamique capitaliste, elle n’en exprimait pas moins l’inquiétude profonde, perceptible dans la théorie bourgeoise, que suscitaient les fluctuations de la conjoncture et les périodes de crises, dont l’acuité augmentait avec l’accumulation du capital. L’idée selon laquelle les prix obéissaient à un mécanisme autorégulateur faisait des phénomènes de crises une énigme que la théorie dominante était incapable de résoudre. Les expliquer, comme Schumpeter essaya de le faire, par des atteintes répétées à l’état d’équilibre de la part d’une certaine catégorie d’hommes n’était pas en donner une véritable explication, mais seulement avouer que les tendances à l’équilibre attribuées au marché ne correspondaient pas à la réalité. Certains de ses prédécesseurs dans la critique du capitalisme, un Sismondi, un Hobson, l’avaient déjà reconnu. Mais se borner à constater que l’harmonie théorique de l’offre et de la demande, de la production et de la consommation était récusée par la réalité revenait uniquement, en fin de compte, à décrire des états de choses manifestes, ce qui ne donnait en soi pas la moindre information sur les lois dynamiques propres au capital. Les conceptions économiques dominantes ne permettaient certes pas de comprendre la crise ; mais même par ailleurs, elle restait un problème insurmontable qu’on tentait de circonscrire de manière empirique. Pour la prévenir, on avait créé des instituts privés chargés d’étudier la conjoncture et ses fluctuations au bénéfice des milieux d’affaires. Ainsi apparut une branche particulière de la science économique, vouée exclusivement aux études de conjoncture, qui put connaître un large essor grâce à la compilation de données d’origine publique et privée systématiquement développée. Les conjoncturistes se proposaient d’exposer les phénomènes économiques tels qu’ils se déroulaient dans la réalité, en « utilisant la « théorie pure » uniquement comme doctrine de base [30] ». Faire une telle concession, somme toute assez mince, était encore aller trop loin, car l’analyse conjoncturelle ne pouvait se développer qu’en opposition directe à la doctrine économique de base. Cette dernière ne s’attachait qu’à l’équilibre statique, état dans lequel le circuit économique n’est pas exposé à des variations de données. C’est précisément cet équilibre stationnaire qui est exclu de la théorie conjoncturiste, attendu que celle-ci s’applique aux transformations perpétuelles de l’économie. A vrai dire, la doctrine de base admet parfois des déviations de l’équilibre, mais comme inductrices d’un rétablissement d’équilibre. La théorie conjoncturiste ne traite pas des dérèglements passagers, mais vise à dévoiler les lois de mouvement du capital et les phénomènes de crise. Si elle y réussissait, elle déboucherait sur un système dynamique du développement capitaliste dépassant le point de vue statique. Bien entendu, on négligeait délibérément la théorie, depuis longtemps formulée par Marx, du développement capitaliste et des lois qui président à son mouvement. Les méthodes « impartiales » de l’école historique devaient conférer aux conjoncturistes l’ « objectivité » indispensable à la connaissance du cours réel de l’économie. Sur la base de statistiques fiables et à l’aide de moyens mathématiques, telles les formules du coefficient de corrélation, on cherche à retracer rétrospectivement les conditions changeantes du marché et leurs oscillations, le rythme de la vie économique, afin d’en dégager les forces motrices et les connexions internes. Toutefois, la recherche empirique pure tourne en rond : n’aboutit-elle pas à constater des faits qui en tout état de cause continuent de nécessiter une explication ? Il fallait disposer à cette fin d’une théorie qui ne se contente pas de décrire le cycle, mais encore le rende intelligible. Or aucune des théories conjoncturistes, qui se présentent comme dynamiques [31], ne traite des causes des mouvements cycliques : au contraire, elles font de ces mouvements leur point de départ et les prennent pour donnés. Dans ces conditions, les conjoncturistes ne pouvaient aller au-delà d’une description de la dynamique de l’économie, incapables qu’ils étaient d’en mettre à nu les ressorts. La multiplicité des phénomènes économiques semblait dénoter que les fluctuations de la conjoncture avaient une pluralité de causes et permit la floraison de théories qui, tout en se trouvant confrontées aux mêmes faits, se différenciaient par l’accent particulier mis sur tel ou tel aspect du processus global. On établit une distinction entre facteurs économiques et facteurs non économiques, exogènes et endogènes, responsables du cycle industriel, ou encore on opta pour une combinaison des deux afin d’élucider le rythme de l’économie. Ces diverses interprétations accordaient la primauté soit à des questions de monnaie et de crédit, à des facteurs techniques, à des disparités du marché, à des problèmes d’investissement, soit à des données psychologiques. C’est en partant de ces différents points de vue, conçus chacun comme l’élément décisif de l’ensemble du mouvement, qu’on se mit à rechercher les origines des crises dans les événements de la phase précédente de prospérité et de son déclin, ou encore les moyens de surmonter la crise, de relancer l’économie. Les études de conjoncture visaient, non à exposer méthodiquement et avec plus de précision les fluctuations de la conjoncture, de toute manière perceptibles, mais à découvrir des possibilités d’intervention pour atténuer les effets de la crise et « normaliser » le cours de l’économie en essayant de concilier ces deux extrêmes : la surchauffe et l’apogée de la crise. Le diagnostic devait permettre, d’une part, de formuler un pronostic permettant de mieux adapter l’ensemble des activités à une tendance donnée du développement économique et, d’autre part, de stabiliser l’économie à plus long terme par une politique capable de contrecarrer les effets automatiques du cycle industriel. Ainsi, elle se considérait comme une science appliquée dont les pronostics, même s’ils restaient abstraits, permettaient néanmoins des raisonnements par analogie susceptibles d’avoir à l’occasion une importance pratique. Pour cela, il fallait assurément s’abstenir de mettre en question l’ordre établi, se situer sur son terrain ; moyennant quoi, on se bornait d’emblée à approfondir les phénomènes cycliques du marché. Les conjoncturistes prenaient pour objet de recherches non l’essence du capitalisme, mais seulement la forme sous laquelle il se montre, et qui servait de base aux diverses théories dont ils enrobaient leur doctrine commune. L’opacité de l’économie de marché avancée, jointe à l’ignorance ou à la perception fausse des connexions économiques, telles étaient — à les croire — les causes du développement non proportionnel de l’économie, trait distinctif du cycle industriel. La consommation reste en deçà de la production, l’élargissement du crédit mène à des surinvestissements, les profits s’amenuisent en raison d’une expansion inadéquate de la production, pour finalement provoquer, à un certain moment, celui de la crise, un mouvement contraire : les investissements retardent sur l’épargne, le marché saturé ne trouve pas de demande solvable, les valeurs-capital se volatilisent, la production décroît rapidement et le chômage gagne du terrain. La crise et la période de dépression consécutive ont pour effet d’éponger les excès de la période d’expansion jusqu’à ce que se rétablissent les proportions économiques nécessaires à un nouvel essor ; mais celui-ci s’achemine à son tour vers un point culminant pour se précipiter dans une autre crise. Il s’agit là d’observations justes touchant les phénomènes économiques tels que les traduisent les lois qui rendent compte des crises capitalistes, mais qui n’expliquent pas ces lois elles-mêmes. Les mouvements cycliques apparaissent comme des déviations par rapport à une norme qui, sans ces accidents, se réaliserait sans heurts. La règle que l’esprit a en vue, c’est le mécanisme de l’équilibre, cher à la « théorie pure », lequel malgré tout n’est à même de s’accomplir que par le biais d’irrégularités, en sorte que les proportionnalités indispensables au cours « normal » de l’économie doivent s’établir au sein d’une activité en dents de scie. Le cycle industriel, voilà la forme réelle des tendances abstraites à l’équilibre inhérentes aux mécanismes du marché. A l’évidence, il fallait donc admettre qu’une connaissance précise des facteurs de déviation permettrait de prendre des mesures capables d’atténuer ou d’éliminer les aspects néfastes du cycle. Dans cette optique, l’économie capitaliste se caractérisait donc par des tendances et statiques et dynamiques, celles-ci conditionnant celles-là. S’il en était ainsi, la « théorie pure », conception statique de l’équilibre, devait être subordonnée aux théories du marché — expression d’une situation toute momentanée et pouvant tout juste servir de passerelle vers des conditions en perpétuel changement, mais ne permettant nullement de discerner l’état réel de l’économie et ses tendances. Bien que la théorie de l’équilibre général ne se donnât elle-même que comme une représentation abstraite du système des prix sans se prétendre en accord avec la marche réelle de l’économie, on s’obstinait pourtant à lui accorder une valeur heuristique en ce qui concerne l’étude des connexions économiques. De ce point de vue, les mouvements de la conjoncture eux-mêmes pouvaient être conçus comme une démonstration de propensions à l’équilibre avérées dans les faits, les déviations d’une situation d’équilibre prise comme norme ramenant toujours en définitive à ce même équilibre. Ces déviations, de quelque manière qu’elles fussent déterminées, se trouvaient derechef gommées par le mécanisme de l’équilibre propre au système. La primauté de la théorie de l’équilibre sur toutes les théories économiques était donc indéniable. Certains économistes bourgeois allèrent jusqu’à contester l’existence du cycle industriel en général. Par exemple, Irving Fisher [32] ne voyait pas la moindre raison de parler d’un cycle industriel, puisqu’il s’agissait seulement d’enregistrer l’activité économique située de part et d’autre de la moyenne. On ne pouvait, selon lui, soutenir l’hypothèse selon laquelle ces phénomènes étaient sujets à une périodicité définie permettant d’aboutir à des prévisions économiques, aussi longtemps que l’économie serait déterminée par des rapports de prix en mutation constante. Il valait mieux, selon lui, approfondir le fonctionnement d’une économie ignorant des déviations cycliques, pour être en mesure de connaître la nature de ces perturbations et, si possible, d’y remédier. On assista finalement à une division du travail au sein de la science économique : les théoriciens « purs » maintinrent la conception de l’équilibre et les économistes plus orientés vers l’empirisme reçurent en partage le champ de l’étude de conjoncture. Outre qu’il n’existe pas d’analyse des faits sans parti pris, il est frappant de constater, comme le fit W.C. Mitchell [33] à partir de sa propre expérience, qu’un même matériau empirique peut être interprété et utilisé différemment par deux observateurs. Par conséquent, il faut considérer avec scepticisme toutes les compilations statistiques ; nécessité fréquemment perdue de vue d’ailleurs car, du simple fait d’avoir été publiés, chiffres et graphiques acquièrent une autorité qu’ils n’ont nullement en réalité. Oskar Morgenstern, lui aussi, a montré [34] que la collecte des données statistiques concernant l’ampleur, les interactions et la filiation historique des cycles industriels restait entachée d’incertitude, encore que ce défaut passe le plus souvent inaperçu. Les données retenues ne sont pas exemptes d’erreur et les déductions qu’on en tire demeurent sujettes à caution. Malgré les déficiences avouées des techniques statistiques et l’évaluation hétérogène des données, les résultats obtenus de la sorte révélaient pourtant que le développement capitaliste est soumis au cycle. Mais cela ne faisait que confirmer un fait par ailleurs patent, sous un angle plus qualitatif que quantitatif, il est vrai. Les crises de 1815, 1825, 1836, 1847, 1857 et 1866 laissaient supposer l’existence d’un cycle décennal, sans qu’on puisse pour autant établir la raison de ce rythme particulier au cycle industriel. Les crises ultérieures ainsi que les données tirées des crises passées amenaient à conclure à une régularité moins marquée des crises périodiques et aussi à des effets différenciés selon les pays. Toutefois, il apparaissait clairement qu’avec le temps les phénomènes de type crise allaient s’internationalisant et s’uniformisant toujours davantage. En se servant avec plus de précision de l’analyse de séries statistiques, on fit ressortir, d’une part, des mouvements conjoncturels moins amples à l’intérieur des deux phases du cycle industriel et, d’autre part, ce que l’on appela des « cycles longs », incluant des mouvements cycliques plus courts. Ainsi, les fluctuations de la conjoncture furent mises en liaison avec une tendance qui leur était sous-jacente : le « cycle long », ou « tendance séculaire », lequel, selon les évaluations, était estimé soit à vingt-cinq soit à cinquante ans. Dans tous ces cas, il s’agissait de diverses applications et interprétations des séries statistiques qui, ne se référant qu’à elles-mêmes, pouvaient seule-ment conduire à des formulations vraisemblables et provisoires. Mais la théorie des « cycles longs » a gardé jusqu’à nos jours son pouvoir de fascination [35] : d’un côté, elle permettait à la bourgeoisie d’enterrer l’irréfutable loi marxienne des crises sous un mystérieux et sensationnel mouvement cyclique de la vie économique ; de l’autre, elle donnait à ses critiques la possibilité de montrer que les crises restaient inévitables, même si leur périodicité avait varié. Mais on ne pouvait pas trouver, à partir des constatations statistiques, d’explication aux « cycles longs », tout comme on manquait d’hypothèses capables d’en donner une interprétation. Des représentations aussi confusionnistes des divers types de conjonctures ne permettaient ni de dresser un pronostic à court terme ni de définir une politique à long terme, puisque chaque cycle industriel, possédant un caractère particulier, exigeait des mesures au coup par coup et donc aux effets pareillement imprévisibles. Une politique conjoncturelle au sens large est impossible en pratique, ne serait-ce qu’à cause des intérêts privés qui régissent la société ; ce qui n’empêcha pas d’essayer, à grand renfort de « clignotants », de rendre compréhensible à l’opinion publique la marche générale des affaires, dans l’espoir que l’économie en serait favorablement influencée. Toutefois, devant leurs résultats décevants, on mit bientôt fin à ces tentatives. L’étude de conjoncture demeura donc un moment de l’histoire économique et les espérances qu’on mettait en elle pour infléchir l’économie se dissipèrent au cours de son propre développement. Les diverses théories des crises capitalistes avaient été élaborées sans se soucier de l’étude de conjoncture, et visaient à conforter, grâce à leurs résultats, des opinions préconçues. Elles postulaient un équilibre hypothétique dans le seul but de montrer comment la réalité lui porte atteinte. Dès lors l’expansion de l’économie ne pouvait s’effectuer sans crise qu’en se poursuivant de façon synchrone, ce qui ne saurait être le cas. D’après ces théories, le mécanisme régulateur n’avait pas d’effet immédiat, mais ne se faisait sentir qu’au moment où les diverses déviations par rapport à la proportionnalité indispensable se heurtaient à des barrières infranchissables. On ne pouvait savoir d’avance quelle serait la demande de marchandises pour faire en sorte de l’adapter à la production et à son volume. Aussi la production dépassait-elle la demande et aboutissait finalement à une baisse des profits, celle-ci conduisant alors à l’arrêt de l’expansion et à l’ouverture de la crise. Ce processus était encore accentué par le système du crédit, car de faibles taux d’escompte incitent à de nouveaux investissements, qui influent alors sur toute l’économie, jusqu’à ce que l’extension du crédit se heurte aux limites des réserves bancaires, trouvant ici sa fin. La hausse des taux d’escompte qui s’ensuit conduisait à la déflation, qui touche pareillement toute l’économie et débouche sur une période de dépression. On attribuait le fléchissement de la demande par rapport à la production et à l’accumulation du capital, soit à des causes subjectives, la baisse d’utilité marginale des biens de consommation produits en quantité croissante, soit à des causes objectives, les restrictions imposées par le système salarial à la population laborieuse. Face à cela, les partisans de la « théorie pure », faisant de l’équilibre non seulement leur point de départ mais leur préoccupation constante, pouvaient affirmer que les situations de crise, loin d’être imputables au système, étaient dues au fait que les fonctions régulatrices de ce dernier étaient arbitraire-ment négligées ou entravées. On s’en tenait à la validité absolue de la loi des débouchés de J.-B. Say et, par suite, on trouvait tout naturel qu’en consommant plus, on investisse moins et qu’en investissant davantage, on puisse abaisser la consommation. En tout cas, l’équilibre entre production et consommation restait intact. Certes, disait-on, l’erreur est humaine et risque de provoquer des investissements mal orientés, mais leurs effets disparaissent d’eux-mêmes après adaptation à la situation changée du marché. Il ne servait à rien de se creuser la tête au sujet des crises, puisque le mécanisme des prix était également en mesure de parer aux distorsions de l’économie. Le fait que tel ou tel moment du cycle fût très fortement affecté par ces distorsions dépendait moins du système que des traits de la psychologie humaine. Quoiqu’une modification des données objectives déclenche un mouvement cyclique, la question reste posée : « Pourquoi ce mouvement n’est-il d’abord exagéré que pour se renverser ensuite ? Pourquoi entraîne-t-il une mauvaise répartition dans le temps du volume de la consommation et de la production, et non pas un changement unique et durable ? Seule une théorie psychologique peut répondre sans difficulté à cette question [36]. » Le cours de l’économie n’est dynamique qu’à condition « de ne renfermer, même au niveau d’abstraction théorique le plus élevé, et pas seulement dans la réalité — aucune tendance à la création d’un équilibre stationnaire [37] ». En adoptant théoriquement le point de vue statique, qu’on accepte ou qu’on rejette la loi des crises, on s’interdisait d’emblée, dans un cas comme dans l’autre, toute compréhension réelle de la dynamique du système capitaliste. Dans ces conditions, les théories statiques se trouvaient nécessairement en contradiction constante avec la réalité, malgré tous les efforts pour y échapper. Faute d’arriver à saisir le développement du capitalisme à l’aide des méthodes des doctrines classiques et néo-classiques, on en vint même dans le camp bourgeois à critiquer sévèrement ces théories et à tenter d’approcher par des voies nouvelles ces lois de développement. D’après Smith et Ricardo, l’économie se fondait en dernière analyse sur la nature humaine et, plus particulièrement, sur la faculté d’échanger qui distinguait l’homme de l’animal. La division du travail, les classes, le marché et l’accumulation du capital étaient tenus pour des phénomènes naturels auxquels on ne pouvait rien changer, et qui d’ailleurs n’en avaient pas besoin. L’économie politique qui se constituait en Angleterre se rattachait du reste aux idées des physiocrates français, autrement dit en supposant que la bonne marche de l’économie était dans la nature des choses, que tout irait pour le mieux à condition de ne point troubler cet ordre naturel. Le thème du laisser-faire, cher aux physiocrates, se transforma avec la théorie classique en élément moral. Même si ce principe moral, en partie déjà chez Ricardo et toujours davantage après lui, se trouva remplacé par des conceptions empruntées à Malthus et Darwin, le mode de production capitaliste continua longtemps encore de passer pour un ordre inscrit dans la nature des choses. Avec le darwinisme social, la bourgeoisie se révéla à son plus haut niveau de conscience de soi. Elle pouvait désormais se passer d’entretenir des illusions quant au caractère de la société. La lutte des classes se confondait avec la lutte générale pour l’existence, à laquelle tout progrès était censé être lié. Chaque individu se trouvait en concurrence avec d’autres et cet antagonisme n’avait rien à voir avec les relations sociales particulières au capitalisme, mais devait être considéré comme une loi naturelle s’exerçant au sein de l’économie. Si un individu réussissait mieux qu’un autre, ce n’était pas à cause d’une inégalité de chances sociales, mais en raison de certaines aptitudes personnelles. Si l’on faisait abstraction des divisions de classes, à plus forte rai-son pouvait-on le faire des rapports de production dans lesquels elles se manifestent. En tant que théorie de l’évolution, le darwinisme impliquait que la nature, la société et les hommes se transforment, phénomène très lent peut-être, mais néanmoins continu. Il fallait donc considérer également l’état social actuel comme transitoire, comme un processus qui ne se laissait pas saisir au moyen de la statique de la théorie « pure » ou orthodoxe. En négligeant l’évolution et en considérant séparément les rapports sociaux d’un point de vue abstraitement économique, la théorie orthodoxe, disait Thorstein Veblen [38], fondateur de l’institutionnalisme qui se constituait en Amérique, s’interdisait tout examen réel du contexte socio-économique. Les transformations de la société se manifestent, d’après Veblen, dans le changement de ses institutions ; il entend par là les habitudes culturelles de sentir et de penser qui déterminent l’art et la manière dont les hommes satisfont leurs besoins vitaux. L’évolution culturelle est un processus lent mais ininterrompu qui finit par induire, à force de petites modifications, de nouvelles habitudes et, par là même, d’autres rapports sociaux. De nos jours, soutenait Veblen, le développement généralisé autant que l’expérience acquise ont eu pour effet d’engendrer des habitudes ou institutions qui trouvent leur expression économique dans le processus de la production mécanisée et dans le système d’entreprise capitaliste. Quoique nées au même moment, ces institutions sont contradictoires ; l’une sert à produire des biens, l’autre à gagner de l’argent. Même si l’industrie constitue la base matérielle de la civilisation moderne, ce n’est pas elle, mais les capacités du businessman qui en déterminent le cours. De là toute l’absurdité de l’économie et ses crises. La recherche du profit qui régit l’économie en détermine et l’essor et le déclin. Les profits proviennent de la différence entre les prix de revient et les prix du marché. Pourtant, la valeur d’une entreprise s’estime non d’après les profits qu’elle a faits en réalité, mais d’après ceux qu’on en attend à l’avenir. La valeur nominale et la valeur réelle du capital sont choses différentes, mais c’est la première qui vaut à l’entreprise des octrois de crédit. La concurrence contraint la productivité à s’élever, pousse les entreprises à s’étendre et donc à faire des emprunts qui affectent leur rentabilité future. Tant que ces emprunts suffisent et que dure la prospérité engendrée par l’expansion, l’élévation de la valeur-capital ne pose aucun problème. Dans le cas contraire, il y a divergence entre le gonflement des valeurs-capital et les profits réels ; et celle-ci induit un processus de liquidation et la dépression qui s’ensuit. Les capacités de production et la production elle-même s’accroissent en même temps que les profits vont augmentant en chaîne et que le crédit s’élargit, jusqu’au jour où sa progression se heurte tant à ses limites propres qu’à celles de profits en voie de contraction. D’où une pénurie de capital de prêt et une hausse des taux d’escompte qui modifient l’ancien rapport entre les profits attendus et la capitalisation ainsi réalisée, et provoquent, de ce fait, une dévalorisation des valeurs-capital. A cela se combinent, et la chute de rentabilité dont l’origine est à rechercher dans la production elle-même (hausse des salaires, diminution de l’intensité du travail), et la désorganisation grandissante des entreprises, liée à la surchauffe. Sans se distinguer des autres manières de décrire . le déroulement du cycle industriel, celle-ci le rame-nait pourtant à la contradiction entre production en général et production capitaliste. C’est uniquement au fait que l’accent est mis sur l’accroissement du capital plutôt que sur la satisfaction des besoins sociaux que seraient dues ces situations déplorables de la société et ces crises caractérisées par la sur-production et la sous-consommation. Contrairement à d’autres observateurs, Veblen voyait dans les crises, non pas des phénomènes régis par une loi d’équilibre, qui se borneraient à répercuter de provisoires déviations de la norme, mais bien l’état habituel de la société capitaliste parvenue à un certain degré de maturité. Les crises cycliques du passé se muaient en crise chronique du capitalisme avancé, que seule une transformation du système social permettrait d’éliminer. Puisqu’il n’existe pas d’état stationnaire ni d’équilibre économique, on ne saurait, selon Veblen, attendre du système capitaliste qu’il continue à s’épanouir progressivement en dépit ou au moyen des fluctuations de la conjoncture. Le système en tant que tel ne recèle pas de mécanisme régulateur. La périodicité des crises dans la phase ascendante de la société fondée sur la monnaie et le crédit n’avait rien à voir avec le système lui-même ; il fallait selon toute probabilité l’attribuer à des circonstances extérieures. Pour un temps, on était encore à même de réduire la distorsion existant entre la capitalisation et la rentabilité par des moyens extérieurs au système, tels que l’inflation monétaire ou l’augmentation de la production d’or et la dépréciation du métal jaune, provoquant ainsi des hausses de prix. Les crises survenant périodiquement étaient pour la plupart des crises commerciales, distinctes de la crise de la société industrielle. Avec le développement de l’industrie, on ne peut, même passagèrement, surmonter la contradiction entre les exigences du capital et les profits disponibles, d’où l’état de crise chronique. Selon Veblen, il est dans la nature même de la production mécanisée et de l’augmentation constante et concomitante de la productivité que les prix diminuent et que les profits d’un capital donné s’amenuisent sous le fouet de la concurrence. Le maintien des profits au niveau voulu exige l’élargissement des capitaux particuliers. Ainsi naît une sorte de course entre l’expansion du capital et la tendance des profits à baisser, une course que cette dernière ne peut en définitive que remporter. La distorsion entre valeurs-capital et profits disponibles allant croissant, il est tenté d’y remédier avant tout par la monopolisation. D’où une reprise de la concurrence, mais entre monopoles cette fois. Dès lors, pour que les prix demeurent rentables, il faut développer à un point extraordinaire la consommation improductive, une production de gaspillage, appelée cependant à se heurter elle aussi à des barrières infranchissables. Le résultat final est un état qu’il faut qualifier de crise chronique. Aux yeux de Veblen, cette crise insurmontable était déjà en place et, partant, le seul moyen d’éviter une décadence généralisée était de miser sur le remplacement du système économique (en tant que système de la monnaie et du crédit) par un autre système de production. Ce nouveau système serait le système de production actuel, mais débarrassé de ses perversions capitalistes. Veblen le voyait déjà s’annoncer dans la séparation toujours plus accusée de la propriété et du management, et l’idée en gestation selon laquelle la production industrielle peut aller de l’avant en se passant des institutions capitalistes parasitaires. Le sabotage croissant du développement industriel dû à la chute de la production de profit (tandis que simultanément la technique et la production mécanisée ne cessent de gagner du terrain) ne manquerait pas de faire voler en éclats les habitudes surannées pour en engendrer de nouvelles, mieux adaptées à la production industrielle et plus utiles à la poursuite du développement social. En tant que branche de l’économie politique bourgeoise, l’institutionnalisme, en dépit de ses prises de position critiques, perdit beaucoup de la cohérence que l’on pouvait trouver dans les travaux de Veblen. Même si, en dernière analyse, Veblen ramène le déclin du capital uniquement à la diminution du profit résultant de l’exacerbation de la concurrence — à la manière d’Adam Smith —, il n’en reste pas moins que son aversion pour la civilisation capitaliste s’adresse à tous ses aspects. Par contre, la critique de ses successeurs résulta de la peur qu’ils éprouvaient devant la fin menaçant le capitalisme plus que des aspirations à de nouveaux rapports sociaux. Le comportement irresponsable des « hyènes du profit », tel était — à leur avis — le grand facteur de la décadence. « L’institutionnalisme est un appel à l’action, un S. O. S. lancé à un monde en train de sombrer [39]. » Il fallait intervenir dans la marche de l’économie en connaissance de cause si l’on voulait sortir de la misère qui se répandait. La théorie orthodoxe n’était d’aucun secours pour résoudre des problèmes et antagonismes sociaux de plus en plus aigus. L’institutionnalisme pensait y porter remède par une série de réformes destinées à obvier, par la planification, aux inconvénients du capitalisme de la concurrence. Voilà qui devait valoir à l’institutionnalisme une audience aussi restreinte qu’intermittente ; on y vit une curiosité tout juste bonne, sous une forme aménagée, à justifier idéologiquement des interventions passagères de l’État dans les situations de crise. Il n’en eut que plus d’efficacité au sein des divers mouvements réformistes et tout particulièrement de la Société fabienne en Angleterre [40]. La doctrine orthodoxe continua de dominer le champ de l’économie politique tout en se ramifiant dans de multiples disciplines spécialisées — subordonnées à la théorie pure » — qui permirent à une foule d’universitaires en voie de gonflement rapide de gagner gentiment leur vie. Que l’économie politique ait une fonction purement idéologique, on le vit bien aussi quand les écoles commerciales, axées sur la vie pratique des affaires, se mirent à foisonner sans se soucier d’économie théorique. En sa qualité d’idéologie apologétique du système capitaliste, l’économie politique se trouva dans une position de moins en moins confortable à mesure qu’il devenait plus évident qu’elle n’avait aucun rapport avec la marche réelle de l’économie. Impuissante à se rapprocher de cette réalité sans renoncer à son être propre, elle prit la voie opposée d’une abstraction quintessenciée, pour éviter d’avoir à se colleter avec le réel. Désormais, elle délaissa l’économie à proprement parler pour se rabattre sur un principe rationnel censé concerner toutes les activités humaines et visant à plier de maigres moyens à des buts alternatifs afin d’en tirer le résultat optimal. Dans cette optique, l’économie politique concentre toute son attention « sur un aspect particulier du comportement, sur la forme qu’il prend sous l’influence de la rareté. Il suit de là par conséquent, que dans la mesure où il présente cet aspect, tout genre de comportement humain entre dans le cadre des généralisations économiques. Nous ne disons pas que la production des pommes de terre est une activité économique et que la production de la philosophie ne l’est pas. Nous disons plutôt que dans la mesure où l’une ou l’autre de ces sortes d’activité implique l’abandon des autres alternatives désirées, elle a un aspect économique. C’est là la seule limitation de l’objet de la science économique [41] ». Cette façon d’étendre à toutes choses l’économie politique comme principe rationnel, c’était en même temps la réduire à un procédé analytique qui renonçait à dire quoi que ce soit de la configuration même de l’économie. C’était en outre une façon de laisser la crise en dehors du champ de l’économie politique, et il fallut le choc d’une crise mondiale de plusieurs années pour en finir avec ce dédain.

Notes [1]. K. Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomie, Berlin, 1953, p. 639. (Par souci d’exactitude, nous traduisons directement sur l’édition allemande ; signalons pourtant qu’il existe une traduction de R. Dangeville aux éditions Anthropos [Fondements de la critique de l’économie politique, 2 vol., Paris, 1968 — cf. ici t. II, p. 281 — rééditée récemment dans la collection 10-18 en cinq volumes sous le titre Grundrisse] et qui a fait l’objet de quelques extraits dans l’édition de M. Rubel : « Principes d’une critique de l’économie politique » in K. Marx, Œuvres, Economie, t. II, Paris, 1968, p. 171-359 [N. d. T.].) [2]. K. Marx, Le Capital, Livre troisième. (Nous suivons, sauf avis contraire, la traduction de M. Rubel, op. cit., t. II, ici p. 1042, note a [N. d. T.].) [3]. K. Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Oekonomie, p. 26 (cf. Fondements, I, p. 35). [4]. Ibid., p. 170 (cf. Fondements, I, p. 205 et éd. Rubel, II, p. 236). [5]. Ibid., p. 644 (cf. Fondements, II, p. 287). [6]. H. Gossen, Entwickelungsgesetze des menschlichen Verkhers und der daraus fliessenden Regeln für menschlichen Handeln, Brunswick, 1854. [7]. S. Jevons, La Théorie de l’économie politique (1871), trad. H.-E. Barrault et M. Alfassa, Paris, 1909. [8]. K. Menger, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Vienne, 1871. [9]. F. von Wieser, Ueber den Ursprung und die Hauptgesetze des wirtschaftlichen Wertes, Vienne, 1884. [10]. E. von Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, Innsbruck, 1884-1889. (La première partie de cet ouvrage fut traduite en français sous le titre Histoire critique des théories de l’intérêt du capital, par J. Bernard, 2 vol., Paris, 1902, et la seconde sous celui de Théorie positive du capital, par C. Polack, Paris, 1929 [N. d. T.].) [11]. N. Senior, An Outline of the Science of Political Economy, Londres, 1836. [12]. A. Marshall, Principes d’économie politique (1890), trad. F. Sauvaire-Jourdan, 2 vol., Paris, 1906-1909. [13]. L. Walras, Eléments d’économie politique pure, ou Théorie de la richesse sociale, Lausanne, 1874. [14]. J. B. Clark, The Distribution of Wealth, Boston, 1886. [15]. Voir ci-dessus, note 10. [16]. Marx s’était vraisemblablement familiarisé avec les idées énoncées par la doctrine de la valeur subjective : c’est ce qui ressort des études qu’il fit sur l’économiste anglais W. F. Lloyd, auxquelles faisait allusion W. Pieper dans un post-scriptum à une lettre de Marx à Engels (in Marx-Engels, Correspondance, t. II, Paris, 1971, p. 120). Quoique Lloyd, plus encore que Gossen en Allemagne et Jules Dupuit en France, soit tombé dans l’oubli, il faut le compter parmi l’un des premiers représentants de la théorie de la valeur subjective. (W. F. Lloyd, A Lecture on the Notion of Value as Distinguishable not only from Utility, but also front Value in Exchange, Londres, 1834. En outre, Marx s’est occupé de très près, dans Le Capital aussi bien que dans les Théories de la plus-value, de la théorie de la valeur subjective de .S. Bailey (A Critical Dissertation on the Nature, Measures, and Causes of Value; chiefly in reference to the writings of Mr. Ricardo and his fottowers, Londres, 1825. De même, en ce qui concerne la théorie de la valeur d’usage, dans les « Notes critiques sur le Traité d’économie politique d’Adolf Wagner » (dont des extraits figurent dans l’édition Rubel, t. II, p. 1532-1551 [N. d. T.]). [17]. Le 5 janvier 1888, Engels écrivait à N. F. Danielson : « La théorie à la mode en ce moment est celle de Stanley Jevons, selon laquelle la valeur est déterminée par l’utilité, autrement dit, valeur d’échange = valeur d’usage, et, d’autre part par les limites de l’offre (c’est-à-dire les coûts de production) ce qui est tout bonnement une façon confuse et détournée de dire que la valeur est déterminée par l’offre et la demande. » (Cf. Marx-Engels, Lettres sur le Capital, Paris, 1964, p. 356). [18]. Préface d’Engels (1894) au Livre troisième du Capital, t. I, Paris, 1957, p. 15. [19]. J. Schumpeter, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie, Leipzig, 1908. [20]. G. Cassel, Théorie d’économie politique (1918), trad. H. Laufenberger et G. de Persan, Paris, 1929. [21]. L. von Mises, Nationalökonomie, Theorie des Handels und Wirtschaftens, Genève, 1940. [22]. J. Robinson, Philosophie économique (1962), trad. B. Stora, Paris, 1967, p. 111. [23]. F. Machlup, « Marginal Analysis and Empirical Research ». The American Economic Review, sept. 1946 (trad. A. Berthoud, in F. Machlup, Essais de sémantique économique, Paris, 1971, p. 193 et 207 [N. d. T.]). [24]. H. Grossmann, Marx, l’Economie politique classique et le Problème de la dynamique, trad. Ch. Goldblum, Paris, 1975, p. 113. [25]. J.-B. Say, Traité d’économie politique, Paris, 1803. [26]. J. Simonde de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, Paris, 1819. [27]. J. Hobson, The Industrial System, Londres, 1909 ; Imperialism, Londres, 1902. [28]. R. Luxemburg, Gesammelte Werke, t. I/I, Berlin, 1970, p. 731. (« Zurück auf Adam Smith ! », article publié en 1900 dans la revue Neue Zeit [N. d. T.].) [29]. J. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique (1912), trad. J.-J. Anstett, Paris, 1935. [30]. E. Wagemann, in Vierteljahrshefte zur Konjunkturforschung, 1937, 3, p. 243. [31]. C. Juglar, Des crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, Paris, 1889 ; Th. Veblen, The Theory of Business Enterprise, New York, 1904 ; O. Karmin, Vier Thesen zur Lehre von der Wirtschaftskrise, Heidelberg, 1905 ; J. Lescure, Des crises générales et périodiques de surproduction, Bordeaux, 1906 ; M. Bouniatan, Studien zur Theorie und Geschichte der Wirtschaftskrisen, Munich, 1908 ; W. C. Mitchell, Business Cycles, Berkeley, 1913 ; R. Hawtrey, Good and Bad Trade : An Inquiry into the Causes of Trade Fluctuations, Londres, 1913 ; W. Sombart, Der moderne Kapitalismus, Munich, 1921-1928 ; E. Vogel, Die Theorie des volkswirtschaflichen Entwicklungsprozesses und das Krisenproblem, Vienne-Leipzig, 1917 ; A. Aftalion, Les crises périodiques de surproduction, Paris, 1913 ; P. Mombert, Einführung in das Studium der Konjunktur, Leipzig, 1921 ; R. Liefmann, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, Stuttgart, 1917-1919 ; J. Hobson, The Economics of Unemployment, Londres, 1922 ; S. Kuznets, Cyclical Fluctuations, New York, 1926 ; A. Spiethoff, art. « Krisen » in Handwörterbuch der Staatswissenschaften, Iéna, 1921-1928 ; R. Löwe, in Die Wirtschaftswissenschaft nach dem Kriege. Festgabe für Lujo Brentano, t. II, Munich, 1925 ; G. Cassel, op. cit. [32]. I. Fisher, « Our Unstable Dollar and the so-called Business Cycle », Journal of the American Statistical Association, XX, 1924, p. 192. [33]. W. Mitchell, Business Cycles : The Problem and its Setting, New York, 1927, p. 364. [34]. O. Morgenstern, Précision et Incertitude des données économiques (1963), trad. F. Rostand, Paris, 1972, p. 54. [35]. Parvus (Die Handelskrisis und die Gewerkschaften, Munich 1901) fut l’un des premiers à attirer l’attention sur ces phases d’expansion et de contraction plus longues que le cycle de sept à dix ans. L’économiste hollandais J. van Gelderen (De Nieuwe Tijd, 1913) fait état d’un cycle de soixante ans. De Wolff (« Prosperitäts — und Depressionsperioden » in Der lebendige Marxismus, Iéna, 1924) devait se rallier à sa thèse et à celle de Parvus. La théorie des « cycles longs », d’une durée de cinquante ans, émise par l’économiste russe Kondratieff (in Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, LVI, 3, 1926) a suscité un intérêt marqué. E. Mandel (Der Spätkapitalismus, Francfort, 1972) en a tiré une mouture particulière, pour décrire l’économie contemporaine. Enfin, J. B. Shuman et D. Rosenau (The Kondratieff Wave, New York, 1972) appuient sur les « cycles longs » de Kondratieff leur pronostic du développement de l’économie américaine jusqu’en 1984. [36]. L. A. Hahn, Economie politique et Sens commun (1955), trad. franc., Paris, 1957, p. 220. [37]. A. Löwe, op. cit., p. 359. [38]. Th. Veblen, op. cit. [39]. J. A. Estey, « Orthodox Economic Theory : A Defense », The Journal of Political Economy, déc. 1936, p. 798. [40]. S. et B. Webb, The Decay of Capitalist Civilisation, Londres, 1923. [41]. L. Robbins, Essai sur la nature et la signification de la science économique (1945), trad. I. Krestovsky, Paris, 1947, p. 30.

Paul Mattick

18 octobre 2008

Par Charles Reeve (nom de plume de Jorge Valadas). Extrait de De la pauvreté et de la nature fétichiste de l’économie (Ab irato, 1998)

Paul Mattick est né en Allemagne, en 1904, dans une famille prolétaire de tradition socialiste. Militant des Jeunesses Spartakistes dès l’âge de 14 ans, il fut élu, pendant la période révolutionnaire, délégué au Conseil ouvrier des usines Siemens à Berlin, où il était apprenti outilleur. Il participe à de nombreuses actions, révoltes d’usines, émeutes de rue, se fait arrêter et sa vie est à plusieurs reprises menacée. En 1920, il quitte le parti communiste, devenu parlementariste et rejoint les tendances communistes de conseils qui forment le KAPD (le Parti Communiste Ouvrier d’Allemagne). À l’âge de 17 ans il écrit déjà dans les publications de la jeunesse communiste et s’installe à Cologne où il trouve du travail et tout en poursuivant son activité d’agitation au sein des Organisations Unitaires Ouvrières, dont Otto Rühle était un des fondateurs. C’est dans ce milieu qu’il se lie d’amitié avec un noyau d’artistes radicaux, les Progressives de Cologne, critiques acerbes des divers avatars de l’art et la culture dite prolétaire. Comme tant d’autres communistes extrémistes antibolchéviques, plus encore par son infatigable activité subversive, son nom se trouva vite sur les listes rouges du patronat. Réduit au chômage, poursuivi par la police et les nazis, marginalisé par les communistes orthodoxes, conscient du déclin du mouvement révolutionnaire autonome face à la montée du nazisme et à la bolchévisation des communistes, Paul décide, en 1926, d’émigrer, avec d’autres camarades, aux États-Unis.

Après quelques années de repli, qu’il met à profit pour étudier Marx, repenser les théories de la crise et ses rapports avec l’activité révolutionnaire, Paul s’installe à Chicago où il travaille comme outilleur dans la métallurgie. Il rentre en contact avec les IWW (Industrial Workers of the World), syndicalistes révolutionnaires actifs dans le mouvement des chômeurs qui se développait alors. Il participe activement à ce mouvement, au sein des groupes de chômeurs radicaux de la région de Chicago (Workers League), lesquels prônaient, contre l’avis des organisations liées au P.C. USA, l’action directe pour obtenir des moyens matériels d’existence. Il rejoint ensuite un petit parti d’orientation communiste de conseils. C’est de ce milieu qui sont issues les revues Living Marxism (1938-1941) et New Essays (1942- 1943) , dont Paul était le rédacteur. C’est également à cette époque qu’il entre en relation avec Karl Korsch, devenu son ami, collaborateur de ces publications, au même titre que Pannekoek et d’autres communistes anti-bolchéviques européens et nord-américains. Le groupe s’attachait particulièrement à analyser les formes de la contre-révolution capitaliste et d’intégration de la classe ouvrière par l’État : les divers fascismes ou le New Deal américain.
Pendant la guerre Mattick continue à travailler comme métallo. La bureaucratie syndicale, alors sous le contrôle des communistes américains, imposait la paix sociale dans les usines au nom de la défense de la démocratie et de l’alliance avec la Russie de Staline. Dans les réunions syndicales, Paul attaquait régulièrement la clause anti-grève en rappelant que : “ Maintenant que les patrons ont besoin de nous, c’est maintenant que nous devons les frapper ! ”. Très vite des gorilles syndiqués, lui firent comprendre que de tels propos n’étaient pas très convenables, qu’après tout on était à Chicago et que sa santé se porterait mieux s’il évitait les réunions syndicales… À la fin de la guerre Paul vient à New York où il vit avec beaucoup de difficultés matérielles. Il se retirera ensuite dans un village du Vermont, où il vivra avec sa femme et son fils, en quasi auto-subsistance, sur un petit lopin de terre. Dans les années 60 il s’installe à Cambridge (Boston) où travaille sa femme Ilse et ou, désormais, il se consacrera à l’écriture. En 1969, il publiera, Marx et Keynes, Les limites de l’économie mixte , une des œuvres majeures de la pensée marxiste anti-bolchévique de l’après guerre. Mattick montre que, partant d’une répétition bourgeoise de l’analyse critique de Marx, Keynes n’a pu proposer qu’une solution provisoire aux problèmes économiques du capitalisme moderne et que les conditions qui rendaient efficace les mesures keynésiennes disparaissent avec leur application même. D’où son opposition à tous les courants économiques bourgeois et staliniens qui voient dans l’intervention de l’État un facteur de stabilisation et équilibre de la vie économique. En ce sens, son analyse des limites de cette intervention annonçait l’émergence de la réaction bourgeoise néolibérale et, d’un autre point de vue, incitait à un nécessaire retour à la critique le l’économie politique de Marx , seule voie pour comprendre la nouvelle période capitaliste.
À la fin des années 60, dans la foulée des mouvements étudiants et des luttes ouvrières, les idées dont il était un des porte-parole trouvèrent un nouveau intérêt parmi la jeunesse. Paul voyagera partout en Europe et au Mexique pour donner des conférences, rencontrer des gens, écrire dans les publications radicales. Jusqu’à sa mort, le 7 février 1981, il défendra l’idée que la transformation du monde et l’abolition du capitalisme ne pourront être menées à bien que par les intéressés eux-mêmes et que personne pourra accomplir cette énorme tâche à leur place. Qui plus est, soulignait-il, l’effort de comprehension du monde n’a de sens que s’il a pour but de le changer.
Ceux et celles qui ont eu la chance et le bonheur de le connaître,  n’oublieront pas la force de ses convictions, la chaleur et la richesse du contact, son humour corrosif, la qualité humaine de la personne qui donnait vie aux idéaux de l’auto-émancipation sociale. Comme il l’aimait rappeler : “ Aussi réduites que soient aujourd’hui les chances qui s’offrent pour une révolte, ce n’est pas le moment de mettre bas les armes. ”.

Charles Reeve

Voir aussi:

Le marxisme de Paul Mattick (Souyri, 1979)

24 septembre 2008

Article de Pierre Souyri paru dans les Annales vol. 34 n°4 (juillet-août 1979). [Ce texte figurait déjà dans nos archives mais nous espérons que sa publication en billet lui donne de nouveaux lecteurs.]

Les quelques ouvrages de P. Mattick qui ont été publiés en France n’ont suscité que fort peu d’échos et à peu près aucun commentaire favorable. Il ne faut guère s’en étonner, car l’œuvre de ce vieux radical allemand, fort insoucieux des modes intellectuelles, n’a été qu’une opiniâtre dénonciation des mythes et des idéologies dont l’éclosion a accompagné la longue consolidation du capitalisme après la deuxième guerre mondiale. Même dans les années où le capitalisme allait en Allemagne, en Italie, au Japon de « miracle en miracle », P. Mattick n’a pas cru que les politiques keynésiennes ou néo-keynésiennes rendaient caducs les pronostics de Marx sur les contradictions et les limites de l’accumulation du capital. Mais surtout. P. Mattick n’a pas seulement persisté à opposer Marx à Keynes, il a aussi, ce qui est beaucoup moins courant, opposé Marx à presque tous ceux qui prétendaient parler en son nom. Les prétendus continuateurs de Marx n’ont été que ses épigones, tous coupables, dès la fin du XIXe siècle, d’avoir faussé le sens du marxisme en refusant d’y voir une théorie de l’effondrement du capitalisme ou en déduisant l’effondrement de prémisses qui n’étaient pas celles de Marx.
Au-delà de leurs divergences et des conclusions opposées auxquelles ils ont abouti, les révisionnistes Cunow, Schmidt, Tougan-Baranovski, les austro-marxistes Bauer, Hilferding, les bolcheviks et les luxembourgistes ont ceci en commun : ils ont cru possible de construire la théorie des crises et de scruter la dynamique du capitalisme en se fondant sur les schémas du Livre II du Capital. Qu’à partir de là, les uns fassent dériver les crises d’une rupture des proportions entre la production des deux départements, et les autres de la sous-consommation pour en
conclure que le système s’adapte, ou qu’au contraire il a devant lui un avenir de convulsions de plus en plus violentes, leurs arguments présupposent toujours que les contradictions du capitalisme se situent dans la sphère de la circulation. Or, s’il est bien vrai que les crises se présentent sous les apparences d’une surproduction de marchandises et de force de travail, décrire leurs manifestations au niveau du marché n’équivaut pas à mettre à jour leurs déterminations réelles. Les crises trouvent en réalité leur origine non pas dans la circulation, mais dans la production elle-même : elles éclatent lorsque intervient une rupture de la proportionnalité nécessaire entre la production de plus-value et les besoins de l’accumulation. C’est l’insuffisance de la plus-value qui interrompt périodiquement la continuité de la reproduction élargie et les crises ne sont surmontées que pour autant que le capital trouve les moyens d’élever le taux de profit au niveau nécessaire à la reprise de l’accumulation. Si on veut démontrer que le capitalisme n’a pas l’éternité devant lui — ce qui était, à n’en pas douter l’ambition de Marx —, on ne peut le faire
qu’en faisant apparaître que ce mode de production évolue vers une situation limite où les contre-tendances qui s’opposent à l’abaissement du taux de profit ne peuvent plus demeurer opérantes. Ignorer ou rejeter l’idée que le marxisme est fondamentale-ment une théorie de l’impossibilité d’un développement illimité du capitalisme, ainsi que l’ont fait presque tous les théoriciens de la IIe Internationale et les bolcheviks, équivaut à amputer la pensée de Marx de la dimension la plus essentielle.
Or cette mutilation n’est évidemment ni fortuite ni dépourvue de signification : elle traduit, au contraire, l’apparition dans la social-démocratie et parmi les bolcheviks d’un projet politique qui a cessé de coïncider avec celui de Marx. En posant que les contradictions du capitalisme vont en s’atténuant, que l’échange entre les deux départements de l’économie reste toujours possible ou encore que la cartellisation introduit dans le système des éléments de direction consciente qui en tempèrent l’anarchie originelle, les révisionnistes et les austro-marxistes fondent, en théorie, une pratique dont l’expérience montrera qu’elle n’a pas d’autre fonction réelle que de seconder l’accomplissement d’un processus d’auto-rationalisation du régime capitaliste. Et cela est vrai aussi pour Lénine qui emprunte l’essentiel de sa représentation de l’impérialisme aux théoriciens social-démocrates — Hilferding ou même Bauer — ce qui le conduira à considérer que le capitalisme des trusts et des monopoles et, plus encore,« le capitalisme de guerre », est déjà un capitalisme en train de se socialiser. Dans cette perspective, il suffit d’arracher l’État aux capitalistes et de parachever l’étatisation de l’économie pour que soient mises en place les prémisses essentielles de la transition vers le socialisme. Il est vrai que pour les bolcheviks, le passage au socialisme présuppose la destruction de l’État bourgeois alors que les social-démocrates prétendent s’en emparer graduellement pour le faire servir aux fins du socialisme. Mais leurs divergences ne portent que sur les moyens de parvenir au même but : la mise en place d’une économie étatisée qui ne connaîtra plus les ruptures de proportion et les désajustements que le capitalisme est incapable d’éliminer complètement lui-même. Le socialisme tel que le conçoivent les social-démocrates et les bolcheviks n’est qu’un capitalisme expurgé de son anarchie.
Seule à cette époque, Rosa Luxemburg s’est située sur le terrain du marxisme authentique, en maintenant que le capitalisme décrit une trajectoire historique au cours de laquelle il détruit, par sa propre expansion, les conditions de son fonctionnement. Mais si elle a ainsi, beaucoup mieux que ses contemporains, compris que « la loi de l’accumulation du capital ne faisait qu’un avec la loi de l’effondrement du capitalisme » elle s’est égarée en faisant dépendre l’impossibilité finale du capitalisme de l’incapacité du système à réaliser toute la plus-value. P. Mattick qui reprend à son compte l’interprétation de la théorie de l’accumulation élaborée par H. Grossmann, affirme, au contraire, que les limites de l’expansion du capital ne peuvent résulter que de la chute du taux de profit. D’après Marx, le système capitaliste est voué à sombrer non parce qu’il n’arrive pas à réaliser un excédent de plus-value, mais parce qu’il se trouve face à un manque de plus-value.
En récusant toutes les interprétations « disproportionnalistes » et « sous-consommationnistes » du marxisme pour recentrer l’analyse marxienne du capitalisme contemporain sur le problème de la chute du taux de profit, P. Mattick a pu montrer, et cela dès les années soixante, qu’une déstabilisation du système restait concevable et probable. Son mérite n’est pas mince si on se souvient qu’à cette époque, à peu près personne n’osait soutenir que le capitalisme « révolutionné » par les politiques keynésiennes continuait à être miné par des contradictions capables de remettre en question la continuité et la régularité de la croissance. Tandis que la science économique officielle se disait en mesure de fournir aux gouvernements les recettes infaillibles lui permettant d’impulser indéfiniment les dynamismes de l’économie et prophétisait que le cycle des crises était clos à jamais, les néo-marxistes et les « méta-marxistes ». fascinés par les prodiges que réalisait un système qu’ils avaient cru a l’agonie, partageaient cette conviction.
Baran, Sweezy et tant d’autres avec eux, qui n’étaient guère, dit P. Mattick, que des keynésiens marxisants, affirmaient que la loi de la chute du taux de profit ayant fait place à une loi du surplus croissant, le capitalisme moderne ne se trouvait plus confronté qu’à un excédent de produits. Il en venait à bout par une organisation systématique du gaspillage sous de multiples formes et il pouvait ainsi surmonter indéfiniment ses tendances latentes à la stagnation. Marcuse, de son côté, se disait persuadé que la puissance du développement technologique donnait désormais au capitalisme les moyens d’organiser toujours plus solidement l’intégration du prolétariat sur la base d’une augmentation continuelle de la consommation au sein de la société d’abondance. Entre le capitalisme analysé par Marx et la société contemporaine, il y avait une rupture de continuité : le monde était entré dans une nouvelle période dont l’histoire ne s’agençait plus suivant les déterminations que Marx avait eu, autrefois, l’illusion de mettre à jour. Toutes ces innovations théoriques firent grand bruit dans le monde intellectuel. Et pourtant, en posant qu’il n’existait pas ou qu’il n’existait plus de limites objectives à la croissance de la production capitaliste, les novateurs ne faisaient guère qu’exhumer de la poussière du temps une représentation du capitalisme qui au fond était déjà celle de Tougan et d’Hilderfing.
En réalité, si après 1945 le capitalisme parvint à relancer la croissance et à la régulariser, ce n’est pas tant par les vertus des mesures qu’inspirait aux gouvernements la science économique que parce que la dépression des années trente et la guerre, en retardant longuement l’accumulation et en détruisant un nombre sans précédent d’installations, avaient fait resurgir les conditions permettant au capital en expansion de se valoriser. Partout, en effet, le renouvellement du capital fixe s’effectua sur la base des mesures de rationalisation des entreprises et de la mise en œuvre de nouveaux moyens technologiques qui allaient permettre, pendant de longues années, de faire croître la productivité plus vite que les salaires. Cette augmentation du taux d’exploitation permit d’enrayer le déclin du taux de profit et même de l’élever sensiblement dans les pays — l’Europe de l’Ouest, le Japon — où le capital implantait une technologie hautement productive alors que les salaires restaient à un niveau relativement faible.
Pourtant, la crise du capitalisme n’était qu’imparfaitement surmontée ainsi que l’attestent les fortes inégalités de développement qui continuèrent à affecter l’économie mondiale. Si la croissance fut exceptionnellement forte en Europe et au Japon, le tiers monde, durement pillé par l’impérialisme, continua, faute de capital, à croupir dans le sous-développement et en Amérique même le taux d’accumulation resta au-dessous de la moyenne historique de ce pays. Le capitalisme le plus puissant de la terre était tout juste parvenu à stabiliser le taux de ses profits, et le capital des USA se trouva rapidement conduit à aller chercher à l’extérieur, par le biais de ses firmes multinationales, la plus-value que les entreprises situées sur le territoire américain ne produisaient pas en quantité suffisante. En tant qu’ensemble mondial le capitalisme continuait à se trouver confronté avec une pénurie relative de plus-value et les mesures que les gouvernements prenaient dans le cadre de l’économie mixte pour relancer la croissance, chaque fois que la conjoncture fléchissait, ne changeaient rien à cette situation.
Lorsqu’en effet l’État passe des commandes au secteur privé pour empêcher l’approfondissement des récessions ou abréger leur durée, les dépenses qu’engagent les pouvoirs publics permettent, certes, d’employer des ouvriers qui seraient restés en chômage, et de produire des biens qui autrement ne l’auraient pas été. Mais la production exécutée pour le compte de l’État est payée à l’aide de plus-value qui est déjà cristallisée sous la forme de capital-argent ou qui devra l’être, de sorte que cette production n’augmente pas la masse de la plus-value convertible en capital. Le volume de la production d’origine gouvernementale et celui des dépenses publiques qui en résultent ne peuvent pas en réalité augmenter plus vite que le produit social. S’il devait en aller autrement, la plus-value disponible pour l’accumulation du capital privé irait en se rétrécissant, ce à quoi ne manqueraient pas de s’opposer les couches dominantes de la société et leur État lui-même.
Cela revient à dire que l’économie mixte n’a pu donner au capitalisme les apparences d’un système dont les contradictions étaient maîtrisées par l’action de l’État que dans la mesure où le capital était parvenu à stopper le déclin de la rentabilité par ses propres moyens, Mais cette consolidation du capitalisme ne pouvait être que temporaire parce que la société de consommation portait dans son propre fonctionnement les déterminations d’une nouvelle phase de déclin du taux de profit.
P. Mattick montre comment, dès les années soixante, les signes, alors rarement aperçus de ce retournement, commencèrent à se manifester. L’extraordinaire prolifération du travail improductif, le gonflement des dépenses que les États se trouvèrent contraints d’engager pour enrayer les tendances au sous-emploi du travail et du capital, la pression croissante des coûts salariaux de plus en plus difficiles à contenir à mesure que la régularisation de la croissance résorbait l’armée industrielle de réserve, laminaient lentement le taux de profit. De nouveau, une rupture des proportions se préparait entre la production de plus-value et tes besoins de l’accumulation. Il est vrai que l’inflation permit pour un temps de contenir l’amplification d’une crise qui mûrissait dès le milieu des années soixante. La hausse systématique des prix qui, en abaissant la valeur des salaires réels et des revenus des catégories vivant de la plus-value, permet d’augmenter d’autant la fraction de cette même plus-value qui peut-être convertie en capital devint un nouveau moyen de pallier les difficultés croissantes de la reproduction élargie. Mais lorsque l’inflation déboucha à son tour sur la « stagflation », il devint clair que la plus-value additionnelle dont s’emparait le capital en augmentant les prix ne parvenait plus à se métamorphoser assez vite en investissements supplémentaires pour empêcher la réapparition d’un important chômage. Un cycle du capital s’achevait : l’inflation elle-même ne suffisait plus à élever les profits jusqu’au point où une reprise rapide de l’accumulation permettrait de faire franchir de nouveaux seuils à l’élévation de productivité.
Marcuse s’est lourdement trompé lorsqu’il affirmait que le capitalisme était désormais en mesure, par la mise en œuvre d’une technologie toujours plus productive, d’accumuler et d’élever en même temps le niveau de la consommation. C’était oublier que l’incorporation accélérée de la science à l’industrie présuppose que le système dispose constamment d’une quantité suffisante de plus-value convertible en capital pour mettre en application les innovations technologiques qu’il tient en réserve ou peut faire surgir. C’était surtout ne pas apercevoir qu’il n’est pas possible dans le cadre des rapports capitalistes de production de riposter au déclin de la rentabilité en substituant indéfiniment au travail vivant des moyens technologiques. Déjà, dans les pays les plus avancés, le nombre des travailleurs productifs stagne ou même décline. A supposer que dans la période à venir, le capital parvienne à s’approprier suffisamment de plus-value accumulable pour porter, de proche en proche, la productivité à des paliers toujours plus élevés, la contraction des couches productives de plus-value irait en s’accentuant et le système déboucherait sur une situation où le capital variable ne représenterait plus qu’une fraction déclinante et finalement négligeable du capital total. Mais alors c’est la possibilité de la production capitaliste, en tant que production fondée sur l’extraction de la plus-value et sur sa réalisation dans la vente des marchandises, qui deviendrait problématique.
On reconnaîtra là les arguments qui étaient ceux de Marx lui-même lorsqu’il explorait les conséquences ultimes du développement du machinisme sur les éléments constitutifs du rapport capitaliste de production. Il est vrai que Marx paraissait alors poser un problème purement abstrait tant la réalité capitaliste était encore éloignée de la situation limite qu’il s’efforçait d’analyser. L’apparition et le développement de l’automation ont aujourd’hui singulièrement réduit cette distance et les problèmes que poserait au capitalisme une décroissance continuelle du travail productif tendent à devenir de plus en plus des problèmes concrets et actuels. Le puissant développement technologique que le capitalisme est parvenu à réaliser au cours des dernières décennies ne permet pas au système de transcender les contradictions de l’accumulation : il ne constitue, aux yeux de P. Mattick, qu’une fuite en avant qui, à supposer qu’elle doive se poursuivre, n’aurait finalement d’autre effet que de rapprocher toujours davantage le régime capitaliste de ses limites historiques.
Sans doute, reprochera-t-on à P. Mattick d’avoir conçu l’évolution et l’avenir du capitalisme en fonction d’un certain catastrophisme économique qui n’est pas sans parenté avec le luxembourgisme bien qu’il soit fondé sur des présuppositions entièrement différentes. Cela n’est pas totalement faux puisque P. Mattick a toujours soutenu, envers et contre tous, que la théorie marxienne de l’accumulation était une théorie de l’effondrement du capitalisme. Il est beaucoup plus injuste d’attribuer à P. Mattick une conception du processus historique qui ne serait qu’un pur économisme mécaniste. Sans doute, on peut observer que la lutte des classes n’est pas au centre de son analyse des origines de la crise et qu’en tout cas il n’accorde pas suffisamment d’attention aux diverses formes de lutte — résistance à l’intensification des cadences, chute des rendements du travail, absentéisme, turn over, etc. — qui ont surajouté leurs effets à ceux des revendications salariales comme facteurs de stagnation puis de réduction du taux de profit. Mais lorsqu’il envisage les conséquences possibles de la crise dans laquelle le capitalisme lui paraît maintenant bien engagé, P. Mattick se garde bien de pronostiquer que celle-ci va faire rapidement resurgir des profondeurs de la société unidimensionnelle la lutte révolutionnaire comme si la combativité et la lucidité politique du prolétariat devaient s’élever en fonction inverse du déclin de la rentabilité. P. Mattick appartient à une génération qui n’a pas la naïveté de croire que la révolution est en vue dès que le capitalisme entre en crise. La révolution dit-il, n’est jamais une certitude mais elle n’est pas non plus un « pur rêve marxien », car si le prolétariat ne peut pas se faire le fossoyeur du capitalisme et n’en conçoit même pas l’idée pendant les phases où le système parvient à se consolider en retrouvant la capacité d’accumuler, nul ne peut préjuger de ce qu’il adviendra, s’il se confirme que les contradictions du régime disloquent les fondements économiques sur lesquels a été bâtie la société intégrée. Le catastrophisme de P. Mattick n’est plus aussi optimiste que celui de Marx ou même de Rosa Luxemburg. Mais il n’est pas non plus tout à fait désespéré.

Pierre Souyri

Note

[1] A l’ouvrage relativement ancien, Marx et Keynes, Paris, Gallimard, 1972, 432 p. et au recueil d’articles présentés par R. Paris, intitulé P. Mattick. Intégration capitaliste et rupture ouvrière, Paris, EDI, 1972. 269 p. se sont ajoutés : P. Mattick, « H. Grossmann, théoricien de l’accumulation et des crises », préface à la traduction du livre de H. Grossmann, Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique, Paris, Éd. Champ libre, 1975, 170 p. ; P. Mattick, « A. Pannekoek et la révolution mondiale », dans Histoire du marxisme contemporain, t. II, pp. 314-353, Paris, UGE, 1976 ; P. Mattick, Otto Ruhle et le mouvement ouvrier allemand. Stalinisme et fascisme. Critique socialiste du bolchevisme, Paris. Éd, Spartacus, série B, n° 63, 1975, pp. 67-95 ; P. Mattick, Crises et théories des crises, Paris, Éd. Champ libre, 1976, 243 p.

Note de la BS:

Il convient évidemment d’ajouter la publication par Spartacus en 1983 de Le marxisme, hier, aujourd’hui et demain.