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Spartacus (Thalheimer, 1924)

6 septembre 2011

Article d’August Thalheimer paru dans le Bulletin communiste du 25 juillet 1924.

Sous les nuées du pacifisme socialiste, parmi les gaz asphyxiant de l’impérialisme allemand, il y eut un flambeau: celui de Spartacus.

A partir du 4 août 1914, Spartacus poursuivit avec patience et courage son œuvre d’éducation des masses. Dès le premier jour de son activité, Spartacus se donne pour but de terminer la boucherie impérialiste par une révolution prolétarienne; le nom de Spartacus apparut pour la première fois en janvier 1916, lorsque la première Lettre de Spartacus parut. Auparavant, ce groupe était connu sous le nom de l’Internationale, nom de la revue que Rosa Luxemburg et Franz Mehring avaient fondé en mai 1915 et que la dictature militaire avait promptement supprimée.

Spartacus  — ou le « groupe de l’Internationale » —  garda sous différents noms une attitude révolutionnaire invariablement ferme et claire. Jusqu’à décembre 1918, Spartacus appartint formellement à l’organisation qui devait être plus tard le parti social-démocrate indépendant; mais il avait sa propre organisation et jouissait d’une complète autonomie. Avec les groupes internationalistes de Brême et de Hambourg, Spartacus représentait, dans l’Allemagne en guerre, l’action révolutionnaire.

Le groupe Spartacus, qui allait devenir le Spartacusbund, puis le Parti Communiste allemand, était le produit d’une persévérante action idéologique contre la droite chauvine de la social-démocratie (Ebert, Scheidemann, Legien) et contre le « centre marxiste » (Kautsky, Hilferding, Eckstein, Haase). La guerre et le problème du mouvement révolutionnaire des masses amenaient dans la social-démocratie la différenciation des éléments de gauche: les discussions sur la grève générale, connexes à la Révolution russe de 1905-1906, avaient déjà montré que ni Scheidemann, ni Legien, ni Kautsky n’étaient capables de voir au-delà de l’action parlementaire et qu’ils ne pouvaient comprendre la grève générale que comme un moyen de défense de la démocratie dans l’État bourgeois. Les discussions sur le suffrage universel en Prusse avaient ensuite montré le centre marxiste incapable de se servir de la grève générale même pour la conquête de droits politiques dans la démocratie bourgeoise. La crise marocaine de 1911 avait révélé — bien que ceux qui s’en rendissent compte étaient peu nombreux  — l’incapacité de la social-démocratie à rien faire de sérieux en présence d’un péril de guerre impérialiste. En 1911, les dirigeants du P.S.D.A. ne songèrent qu’à mettre en sécurité la caisse du parti. Les discussions sur les armements montrèrent que le centre marxiste ne pouvait — à une époque impérialiste qui [mot manquant ? ] préparation la révolution prolétarienne — s’élever au-dessus de l’horizon de la démocratie bourgeoise. Enfin, le 4 août 1914, le « centre marxiste » vota comme la droite les crédits de guerre, et le petit groupe de Rosa Luxembourg et de Franz Mehring fut le seul à élever une protestation.

On voit que l’action du groupe Spartacus avait de profondes racines dans le passé. Mais nul d’entre les critiques les plus sévères de la social-démocratie n’avait prévu le désastre du 4 août.

Le 4 août 1914, lorsque Rosa Luxembourg apprit la conduite des députés du parti au Reichstag, le vote des crédits, la déclaration de Haase et de l’opposition centriste, le silence de Liebknecht même, je me trouvais par hasard en sa compagnie. Rosa Luxembourg chancela d’abord sous le coup. C’était l’effondrement de la 2° Internationale, en même temps que celui du parti. Elle le dit tout de suite. Mais elle se ressaisit à l’instant pour commencer la bataille contre le chauvinisme socialiste, préparer la renaissance du socialisme allemand et international.

En ces heures-là, ce fut un groupe infime, mais qui ne devait jamais défaillir, qui se mit à l’œuvre. On vit bientôt qu’il n’y avait rien à attendre des parlementaires centristes. Liebknecht fut l’exception. Il fut suivi par Rühle, mais celui-ci n’osa pas assumer le rôle exigeant un si grand courage, qu’assuma Liebknecht. Les députés social-démocrates considérant Liebknecht comme un peu déséquilibré.

Ce qu’on pouvait attendre du centre marxiste nous fut révélé de façon étonnante par l’attitude de Kautsky. Au jour décisif, Kautsky ne sut balbutier ni oui ni non. Puis il écrivit dans la Neue Zeit — organe de l’Internationale, « instrument de temps de paix, mais non de temps de guerre » – ces mots lamentables: « La victoire non pour l’impérialisme ou pour la révolution, mais pour notre pays. »

Il fallait donc, pour réunir les forces de la classe ouvrière allemande, rompre avec les social-chauvins comme avec les social-pacifistes. La lutte idéologique commença par les correspondances adressées à toute la presse du parti. La poltronnerie des éditeurs social-démocrates et le crayon des censeurs empêchèrent la diffusion de nos idées.

Le groupe Spartacus se fortifiait. Homme à homme, les meilleures têtes du parti se joignaient à nous. En 1914-15, nous crûmes déjà possible de nous insurger dans le parti. Ce n’est que beaucoup plus tard que nous acquîmes la conviction que l’on ne pouvait rien attendre de l’ancienne organisation. La social-démocratie avait connu des luttes de fractions —entre les partisans de Lassalle et ceux d’Eisenach, notamment — et l’idée d’une scission répugnait aux ouvriers les plus avancés. Bebel lui-même n’avait pas osé se prononcer contre le révisionnisme, par respect de l’unité. Nous sommes convaincus que si une rupture avec les révisionnistes s’était produite à la Conférence de Dresde (1903), la formation d’un Parti communiste et le progrès de la révolution eussent été en Allemagne beaucoup plus faciles.

Au début, le groupe Spartacus travailla avec l’opposition centriste. (Lettre des fonctionnaires du Parti au Comité directeur, juillet 1915.) Quand, en mai 1915, le premier numéro de l’Internationale de Rosa Luxembourg et Franz Mehring parut, attaquant le « centre marxiste » avec autant de sévérité que la droite social-démocrate — ce que l’Internationale fut aussi lors de la Conférence de Zimmerwald en septembre 1915 — les divergences de vues de Spartacus et de Ledebour furent mises en lumière. Ledebour préconisait la paix par un accord entre les belligérants; il était partisan de l’abstention au vote des crédits de guerre, qui aurait pu faire impression au début de la guerre, mais était maintenant trop tardive. Les perspectives révolutionnaires l’effrayaient.

Ce qui nous séparait du groupe bolchevik de Lénine était aussi visible. Ce n’est que pendant la guerre et les premiers mois de la révolution de 1918 que le groupe Spartacus devint un parti bolchevik.

La séparation du groupe Spartacus et de l’opposition social-démocrate berlinoise, hâtée par des discussions locales, fut consommée à une conférence nationale qui se tint le 1er janvier 1916 chez Karl Liebknecht et décida le lancement d’un organe de propagande. La conférence adopta les thèses de Rosa Luxembourg. Liebknecht et Mehring promirent des articles. Nous adoptâmes le pseudonyme de Spartacus. Les premières Lettres de Spartacus furent dactylographiées. Plus tard on les imprima illégalement. Après les arrestations de Karl Liebknecht à la manifestation de la Posterdamerplatz du 1er mai 1916, de Rosa Luxembourg et de Franz Mehring, Léo Yogichès devint l’organisateur du groupe. Grâce à son inlassable énergie et à son expérience de la vie illégale les Lettres de Spartacus continuèrent à paraître en dépit des arrestations et de l’envoi des militants au front. Spartacus était le point de concentration d’une jeune organisation centralisée, surtout active dans les usines, non du fait de notre conception, mais de par les nécessités de l’action illégale.

Le principe de Spartacus était la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. La révolution russe de mars 1917 donna au mouvement une impulsion nouvelle. On sait que Rosa Luxembourg et ses amis étaient d’abord opposés à certains aspects du bolchevisme. C’eut été un miracle que la gauche de la social-démocratie allemande accédât d’un bond au communisme. Des conflits psychologiques devaient se produire et ils résultèrent précisément de l’appel à l’énergie révolutionnaire du prolétariat allemand. Si Rosa Luxembourg indiqua aux ouvriers allemands le grand danger de la politique de paix des bolcheviks, ce fut pour inviter les travailleurs d’Allemagne à remplir leur devoir révolutionnaire et à rendre impossible l’étranglement de la révolution russe par l’impérialisme allemand.

L’activité de Spartacus s’étendit au front et à l’arrière. Partout où s’allumèrent en Allemagne les premières étincelles du mouvement révolutionnaire, dans les grèves de Brunswick (1916) et Berlin (1917) Spartacus fut au centre du mouvement. L’apparition de Karl Liebknecht au Reichstag donna l’exemple du parlementarisme révolutionnaire et de la propagande à l’armée. Et quand il fut emprisonné, ce seul fait devint un facteur révolutionnaire.

La continuation de la guerre devenait de plus en plus pénible. Les tendances pacifistes de la social-démocratie se fortifiaient. A l’occasion de la conférence de Stockholm, les Lettres de Spartacus dirent:

« Aujourd’hui comme il y a trois ans, l’alternative est unique: socialisme ou impérialisme. De ce fait chacun doit tirer les conclusions pratiques dans son propre pays. C’est le seul effort socialiste et prolétarien pour la paix qui soit aujourd’hui possible. »

A propos de la conférence de Stockholm, Spartacus disait:

« L’abandon du socialisme d’État . . . doit différencier les vrais socialistes de ceux qui font une politique bourgeoise sous le manteau de la social-démocratie. »

Spartacus dénonçait le confusionnisme dangereux de Stockholm.

Quand M. von Kühlmann annonça au Reichstag qu’on ne pouvait plus attendre la fin de la guerre par les événements sur le champ de bataille, Spartacus écrivit:

« Il faut le bras sauveur et libérateur du prolétariat. Mais que fait le prolétariat allemand ? Il assiège, il dévaste le seul pays où la classe ouvrière a conquis le pouvoir politique pour en finir avec la guerre et l’impérialisme et faire du socialisme une réalité. Nos « braves » soldats pillent et affament le peuple russe pour prolonger la domination sanglante de l’impérialisme allemand. »

Lorsque Ebert et Scheidemann entrèrent dans le gouvernement du prince Max de Bade, Spartacus dit:

« Des socialistes allemands réalisent la collaboration ministérielle à la fin de la guerre, à un moment où l’expérience de la collaboration gouvernementale a sombré en France et en Belgique dans la corruption. Ils le font à l’heure où les masses reviennent à la lutte des classes, où la révolution russe ébranle la société bourgeoise, où l’impérialisme est épuisé, où le gouvernement de classe traverse en Autriche une crise sans issue, où la discipline de l’armée allemande défaille, où les masses populaires fermentent en Allemagne, en Autriche, en Bulgarie, — à une heure en un mot, où la dialectique d’une guerre de quatre ans rend inévitable une révolution prolétarienne internationale. Guesde et Vandervelde désertent la lutte des classes aux premières journées de la guerre, quand les bataillons allemands entrèrent dans leur pays; Scheidemannn et Bauer entrent au gouvernement bourgeois au moment où s’avancent les bataillons révolutionnaires du prolétariat socialiste. »

L’article se terminait par ces lignes prophétiques:

« Le règne de Scheidemann et de Bauer commencé par des effusions d’enthousiasme finira par des fusillades d’ouvriers. Le socialisme ministériel est le sauveteur du capitalisme, en présence de la révolution qui vient. Mais la révolution lui passera sur le corps. »

Le 7 octobre 1918, une conférence du groupe Spartacus décidait la création de  Conseils révolutionnaires d’ouvriers et de soldats, l’extension de l’agitation à l’armée, l’action collective des groupes révolutionnaires.

Aujourd’hui encore la tâche assignée par Spartacus au prolétariat allemand n’est pas accomplie. La décomposition du cadavre de la social-démocratie empoisonne l’air de miasmes. La révolution prolétarienne n’en est qu’à son début. La poignée d’ouvriers du groupe Spartacus, organisée et trempée par quatre années de guerre, est devenue un puissant parti de masse. L’histoire du groupe Spartacus fait partie de celle du Parti Communiste Allemand et de la prérévolution allemande.

A. THALHEIMER.

Liebknecht le 1er mai 1916, Potsdamer Platz à Berlin (H.Mocznay, 1952)

L’impérialisme français en Algérie (Luxemburg, 1913)

16 novembre 2009

Extrait de l’Accumulation du capital, par Rosa Luxemburg. C’est probablement cet extrait qui avait été publié dans La Flamme (N°5, novembre 1945), c’est pourquoi nous y avons donné le même titre.

A côté de l’Inde britannique et de son martyre, l’Algérie sous la domination politique française tient une place d’honneur dans les annales de l’économie coloniale capitaliste. Lorsque les Français conquirent l’Algérie, la masse de la population kabyle était dominée par des institutions sociales et économiques très anciennes qui, à travers l’histoire mouvementée du pays, se sont maintenues jusqu’au XIXe siècle et en partie jusqu’à aujourd’hui. Sans doute la propriété privée existait-elle dans les villes parmi les Maures et les Juifs, chez les marchands, les artisans et les usuriers. Sans doute la suzeraineté turque avait-elle confisqué dans la campagne de grandes éten­dues de terre comme domaines d’État. Cependant presque la moitié de la terre cultivée était restée propriété collective des tribus arabes kabyles, qui gardaient des mœurs patriarcales très anciennes. Beaucoup de tribus arabes menaient au XIXe siècle la même vie nomade qu’elles avaient toujours menée, et qui ne semble instable et désordonnée qu’à un regard superficiel, mais qui en réalité est réglée de manière stricte et souvent monotone ; chaque été, avec les femmes et les enfants, emmenant les troupeaux et les tentes, elles émigraient vers la région côtière de Tell, au climat rafraîchi par le vent, et chaque hiver les ramenait à la chaleur protectrice du désert. Chaque tribu et chaque famille avaient leurs itinéraires déterminés, et les stations d’hiver ou d’été où elles plantaient leurs tentes étaient fixes. De même, chez les Arabes agriculteurs, la terre était la plupart du temps propriété collective des tribus. La grande famille kabyle avait également des mœurs patriarcales et vivait selon des règles traditionnelles sous la direction de ses chefs élus.

Dans ce large cercle familial, la direction commune des affaires domestiques était confiée à la femme la plus âgée, qui pouvait également être élue par les autres membres de la famille, ou encore à chacune des femmes successivement. L’organisa­tion de la grande famille kabyle au bord du désert africain ressemblait assez curieuse­ment à la « zadruga » des pays slaves du Sud ; la famille possédait en commun non seulement le soi, mais tous les outils, les armes et l’argent nécessaires à l’activité pro­fes­sionnelle de ses membres et acquis par eux. Chaque homme possédait en propre un seul costume, et chaque femme simplement les vêtements et les bijoux qu’elle avait reçus en cadeau de noces. Mais tous les vêtements plus précieux et les joyaux étaient considérés comme propriété indivise de la famille et ne pouvaient être portés par chacun des membres qu’avec la permission de tous. Si la famille était peu nom­breuse, elle prenait ses repas à une table commune, les femmes faisaient la cuisine à tour de rôle, et les femmes âgées étaient chargées de servir les plats. Si le cercle familial était trop large, le chef de la tribu distribuait une ration mensuelle de vivres non préparés, les répartissant avec une stricte égalité entre les diverses familles, qui se chargeaient de les préparer. Ces communautés étaient réunies par des liens étroits d’égalité, de solidarité et d’assistance mutuelle, et les patriarches avaient coutume en mourant de recommander à leurs fils de demeurer fidèles à la communauté [1].

La domination turque qui s’était établie en Algérie au XVIe siècle avait déjà fait de sérieuses entailles dans cette organisation sociale. Cependant ce sont les Français qui inventèrent la légende selon laquelle les Turcs auraient confisqué toute la terre au bénéfice du fisc. Seuls des Européens pouvaient imaginer une idée aussi absurde, qui est en contradiction avec tous les fondements économiques de l’Islam et des croyants. Au contraire les Turcs respectèrent généralement la propriété collective des villages et des grandes familles. Es reprirent seulement aux familles une grande partie des terres non cultivées pour les transformer en domaines d’État (beyliks) qui, sous la direction d’administrateurs locaux turcs, furent soit gérés directement par l’État avec l’aide d’une main-d’œuvre indigène, soit affermés en échange d’un bail ou de redevances en nature. En outre les Turcs profitèrent de chaque rébellion des tribus soumises et de chaque trouble dans le pays pour agrandir les domaines fiscaux par des confiscations de terrains, y fondant des colonies militaires ou bien vendant aux enchères publiques les biens confisqués, qui tombaient généralement entre les mains d’usuriers turcs ou autres. Pour échapper aux confiscations ou à la pression fiscale. beaucoup de paysans se plaçaient, comme au Moyen Âge en Allemagne, sous la protection de l’Église, qui devint ainsi propriétaire d’immenses domaines. Enfin, la répartition des propriétés en Algérie se présentait, après ces nombreuses vicissitudes, de la manière suivante : les domaines d’État comprenaient 1 500 000 hectares de terrain ; 3 000 000 d’hectares de terres non cultivées appartenaient également à l’État comme « propriété commune de tous les croyants » (bled el Islam) ; 3 000 000 d’hectares étaient la propriété privée des Berbères, depuis l’époque romaine ; en outre, sous la domination turque, 1 500 000 hectares étaient devenus propriété privée. Les tribus arabes gardaient en indivision 5 000 000 d’hectares. Quant au Sahara, il comprenait environ 3 000 000 d’hectares de terres cultivables dans le domaine des oasis, qui appartenaient soit à des domaines gérés collectivement par les grandes familles, soit à des domaines privés. Les 23 000 000 d’hectares restants étaient pratiquement déserts.

Après la conquête de l’Algérie, les Français firent grand bruit autour de leur œuvre de civilisation. On sait que l’Algérie, qui s’était délivrée au début du XVIIIe siècle du joug turc, était devenue un repaire de pirates infestant la Méditerranée et se livrant au trafic d’esclaves chrétiens. L’Espagne et l’Union Nord-Américaine, qui elles-mêmes à l’époque pouvaient se glorifier de hauts faits dans le domaine du trafic d’esclaves, déclarèrent une guerre sans merci aux infamies des Musulmans. La Révolution française prêcha également une croisade contre l’anarchie algérienne. La France avait donc entrepris la conquête de l’Algérie en proclamant les mots d’ordre de la lutte contre l’esclavage et de l’instauration de la civilisation. La pratique allait bientôt montrer ce qui se cachait derrière ces phrases. On sait qu’au cours des qua­rante années écoulées depuis la conquête de l’Algérie, aucun État européen n’a changé aussi souvent de régime politique que la France. A la Restauration avait succédé la révolution de Juillet et la royauté bourgeoise, celle-ci fut chassée par la révolution de Février qui fut suivie de la seconde République, du second Empire, enfin de la débâcle de 1870 et de la troisième République. La noblesse, la haute finance, la petite bourgeoisie, les larges couches de la moyenne bourgeoisie se cédaient successive­ment le pouvoir politique. Mais la politique française en Algérie demeura immuable à travers ces vicissitudes, elle resta orientée du début à la fin vers le même but : au bord du désert africain elle découvrait le centre d’intérêt de tous les bouleversements politiques en France au XIXe siècle : la domination de la bourgeoisie capitaliste et de sa forme de propriété.

Le 30 juin 1873, le député Humbert, rapporteur de la Commission pour le règle­ment de la situation agricole en Algérie, déclara à une séance de la Chambre : « Le projet de loi que nous proposons à votre étude n’est rien d’autre que le couronnement de l’édifice dont le fondement a été posé par une série d’ordonnances, de décrets, de lois et de senatus-consultes, qui tous ensemble et chacun en particulier poursuivent le même but : l’établissement de la propriété privée chez les Arabes. »

La destruction et le partage systématiques et conscients de la propriété collective, voilà le but et le pôle d’orientation de la politique coloniale française pendant un demi-siècle, quels que fussent les orages qui secouèrent la vie politique intérieure. On servait en ceci un double intérêt clairement reconnu.

Il fallait détruire la propriété collective surtout pour abattre la puissance des familles arabes comme organisations sociales, et briser ainsi la résistance opiniâtre contre la domination française ; cette résistance se manifestait, malgré la supériorité de la puissance militaire française, par de constantes insurrections de tribus, ce qui entraînait un état de guerre permanent dans la colonie [2].

En outre la ruine de la propriété collective était la condition préalable à la domi­nation économique du pays conquis; il fallait en effet arracher aux Arabes les terres qu’ils possédaient depuis un millénaire pour les confier aux mains des capitalistes français. A cet effet on jouait de cette même fiction, que nous connaissons déjà, selon laquelle toute la terre appartiendrait, conformément à la loi musulmane, aux déten­teurs du pouvoir politique. Comme les Anglais en Inde, les gouverneurs de Louis-Philippe en Algérie déclaraient « impossible » l’existence de la propriété collective des grandes familles. Sur la base de cette fiction, la plupart des terres cultivées, notam­­ment les terrains communaux, les forêts et les prairies furent déclarées pro­priété de l’État et utilisées à des buts de colonisation. On construisit tout un système de cantonnements par lequel les colons français s’installèrent au milieu des territoires indigènes, tandis que les tribus elles-mêmes se trouvèrent parquées dans un territoire réduit au minimum. Les décrets de 1830, 1831, 1840, 1844, 1845 et 1846, « légalisè­rent » ces vols de terrains appartenant aux tribus arabes. Mais ce système de canton­ne­ments ne favorisa aucunement la colonisation. Il donna simplement libre cours à la spéculation et à l’usure. La plupart du temps, les Arabes s’arrangèrent pour racheter les terrains qui leur avaient été volés, ce qui les obligea naturellement à s’endetter. La pression fiscale française accentua cette tendance. En particulier la loi du 16 juin 1851, qui proclamait les forêts domaines d’État, vola ainsi 2 400 000 hectares de pâturages et de taillis privant les tribus éleveuses de bétail de leurs moyens d’exis­tence. Cette avalanche de lois, d’ordonnances et de décrets donna lieu à une confusion indescriptible dans les réglementations de la propriété. Pour exploiter la fièvre de spéculation foncière et dans l’espoir de récupérer bientôt leurs terres, beaucoup d’indigènes vendirent leurs domaines à des Français, mais ils vendaient souvent le même terrain à deux ou trois acheteurs à la fois ; parfois il s’agissait d’un domaine qui ne leur appartenait pas en propre, mais était la propriété commune et inaliénable de leur tribu. Ainsi une société de spéculation de Rouen crut avoir acheté 20 000 hectares de terre, tandis qu’en réalité elle n’avait un titre – contestable – de propriété que pour un lot de 1 370 hectares. Une autre fois, un terrain de 1 230 hectares se réduisit après la vente et le partage à 2 hectares. Il s’ensuivit une série infinie de procès, où les tribunaux faisaient droit par principe à toutes les récla­mations des acheteurs et respectaient tous les partages. L’insécurité de la situation, la spéculation, l’usure et l’anarchie se répandaient universellement. Mais le plan du gouvernement français, qui voulait s’assurer le soutien puissant d’une masse de colons français au milieu de la population arabe, échoua misérablement. C’est pourquoi la politique française sous le Second Empire changea de tactique : le gouvernement, après avoir pendant trente ans nié la propriété collective des tribus, fut obligé, sous la pression des faits, d’en reconnaître officiellement l’existence, mais d’un même trait de plume il proclamait la nécessité de la partager de force. Le senatus-consulte du 22 avril 1863 a cette double signification : « Le gouver­nement, déclarait le général Allard au Sénat, ne perd pas de vue que le but commun de la politique est d’affaiblir l’influence des chefs de tribus et dissoudre ces tribus. De cette manière les derniers restes de féoda­lisme (!) seront supprimés, les adversaires du projet gouvernemental sont les défenseurs de ce féodalisme… L’établissement de la propriété privée, l’installations de colons français au milieu des tribus arabes… seront les moyens les plus sûrs pour accélérer le processus de dissolution des tribus [3]. »

Pour procéder au partage des terres, la loi de 1863 instaura des commissions particulières composées de la manière suivante : un général de brigade ou un capi­taine comme président, puis un sous-préfet, un employé des autorités militaires arabes et un fonctionnaire de l’Administration des Domaines. Ces experts tout dési­gnés des questions économiques et sociales africaines avaient une triple tâche : il fallait d’abord délimiter les frontières des territoires des tribus, puis répartir le domaine de chaque tribu entre les branches diverses des grandes familles, enfin diviser ces terrains familiaux eux-mêmes en petites parcelles individuelles. Cette expédition des généraux de brigade fut ponctuellement exécutée à l’intérieur de l’Algérie. Les commissions se rendirent sur place. Elles jouaient à la fois le rôle d’arpenteurs, de distributeurs de parcelles, et en outre, de juges dans tous les litiges qui s’élevaient à propos des terres. C’était au gouverneur général de l’Algérie de confirmer en dernière instance les plans de répartition. Dix ans de travaux difficiles des commissions aboutirent au résultat suivant : de 1863 à 1873, sur 700 propriétés des tribus arabes, 400 furent réparties entre les grandes familles. Ici déjà se trouvait en germe l’inégalité future entre la grande propriété foncière et le petit lotissement, car selon la grandeur des terrains et le nombre des membres de la tribu, chaque membre se vit attribuer tantôt des parcelles de 1 à 4 hectares, tantôt des terrains de 100 et parfois même de 180 hectares. Le partage des terres n’alla cependant pas plus loin. Malgré les généraux de brigade, les mœurs des Arabes offraient des résistances insurmontables au partage ultérieur des terres familiales. Le but de la politique française : l’établissement de la propriété privée et la transmission de cette propriété aux Français, avait donc encore une fois échoué dans l’ensemble.

Seule la Troisième République, régime officiel de la bourgeoisie, a trouvé le courage et le cynisme d’aller droit au but et d’attaquer le problème de front, sans s’embarrasser de démarches préliminaires. En 1873, l’Assemblée élabora une loi, dont le but avoué était le partage immédiat des terres des 700 tribus arabes en parcelles individuelles, l’introduction de la propriété privée par la force. Le prétexte de cette loi était la situation désespérée qui régnait dans la colonie. Il avait fallu autrefois la grande famine indienne de 1866 pour éclairer l’opinion publique en Angleterre sur les beaux résultats de la politique coloniale anglaise et provoquer l’institution d’une commission parlementaire chargée d’enquêter sur la situation désastreuse de l’Inde. De même, à la fin des années 1860, l’Europe fut alarmée par les cris de détresse de l’Algérie, où quarante ans de domination française se traduisaient par la famine collective et par un taux de mortalité extraordinairement élevé parmi les Arabes. On réunit une commission chargée d’étudier les causes et l’effet des lois nouvelles sur la population arabe ; l’enquête aboutit à la conclusion unanime que la seule mesure susceptible de sauver les Arabes était l’instauration de la propriété privée. En effet, la propriété privée seule permettrait à chaque Arabe de vendre et d’hypothéquer son terrain et le sauverait ainsi de la ruine. On déclara ainsi que le seul moyen de soulager la misère des Arabes qui s’étaient endettés parce que les Français leur avaient volé leurs terres et les avaient soumis à un lourd système d’impôts, était de les livrer aux mains des usuriers. Cette farce fut exposée à la Chambre avec le plus grand sérieux et les dignes membres de l’Assemblée l’accueillirent avec non moins de gravité. Les vainqueurs de la Commune de Paris triomphaient sans pudeur.

La Chambre invoquait surtout deux arguments pour appuyer la nouvelle loi. Les avocats du projet de loi gouvernementale répétaient sans relâche que les Arabes eux-mêmes souhaitaient ardemment l’introduction de la propriété privée. En effet ils la souhaitaient, surtout les spéculateurs de terrains et les usuriers algériens, qui avaient le plus grand intérêt à « libérer » leurs victimes des liens protecteurs des tribus et de leur solidarité. Tant que le droit musulman était en vigueur en Algérie, les propriétés des tribus et des familles restaient inaliénables, ce qui opposait des difficultés insurmontables à l’hypothèque des terres. Il fallait à présent abolir complètement l’obstacle pour laisser libre champ à l’usure. Le deuxième argument était d’ordre « scientifique ». Il faisait partie du même arsenal intellectuel où puisait l’honorable James Mill lorsqu’il étalait les preuves de sa méconnaissance du système de propriété indien : l’économie politique classique anglaise. Les disciples de Smith et de Ricardo proclamaient avec emphase que la propriété privée est la condition nécessaire de toute culture du sol intensive en Algérie, qui seule parviendrait à supprimer la famine; il est évident en effet que personne ne veut investir ses capitaux ou faire une dépense intensive de travail dans une terre qui ne lui appartient pas et dont il ne peut goûter seul les produits. Mais les faits parlaient un autre langage. Ils démontraient que les spéculateurs français se servaient de la propriété privée, instaurée par eux en Algérie, à de tout autres fins qu’à une culture plus intensive et à une meilleure exploi­tation du sol. En 1873, sur les 400 000 hectares de terres appartenant aux Français, 120 000 hectares étaient aux mains de compagnies capitalistes, la Compagnie Algérienne et la Compagnie de Sétif ; celles-ci, loin de cultiver elles-mêmes les terres, les affermaient aux indigènes, qui les cultivaient selon les méthodes tradi­tionnelles. Un quart des propriétaires français restants se désintéressaient égale­ment de l’agriculture. Il était impossible de susciter artificiellement des investisse­ments de capitaux et des méthodes intensives de culture, comme il est impossible de créer des conditions capitalistes à partir de rien. C’étaient là des rêves nés de l’imagination avide des spéculateurs français et de la confusion doctrinale de leurs idéologues, les économistes classiques. Abstraction faite des prétextes et des ornements par lesquels on voulait justifier la loi de 1873, il s’agissait simplement du désir non dissimulé de dépouiller les Arabes de leur terre, qui était la base de leur existence. Malgré toute la pauvreté de l’argumentation et l’hypocrisie manifeste de sa justification, la loi qui devait ruiner la population algérienne et anéantir sa prospérité matérielle fut votée à la quasi-unanimité le 26 juillet 1873.

Cependant cette politique de brigandage devait échouer avant longtemps. La Troisiè­me République ne sut pas mener à bien la difficile politique qui consistait à substituer d’un coup aux liens familiaux communistes ancestraux la propriété bourgeoise privée. Le Second Empire y avait également échoué. En 1890, la loi de 1873, complétée par celle du 28 avril 1887, ayant été appliquée pendant dix-sept ans, on avait le résultat suivant : on avait dépensé 14 millions de francs pour aménager 1 600 000 hectares de terres. On calculait que cette méthode aurait dû être poursuivie jusqu’en 1950 et qu’elle aurait coûté 60 millions de francs supplémentaires. Cependant, le but, qui était de supprimer le communisme tribal, n’aurait pas encore été atteint. Le seul résultat que l’on atteignit incontestablement fut la spéculation foncière effrénée, l’usure florissante et la ruine des indigènes.

Puisqu’on avait échoué à l’établissement par la force de la propriété privée, on tenta une nouvelle expérience. Bien que dès 1890, les lois de 1873 et de 1887 aient été étudiées et condamnées par une commission instituée par le gouvernement général d’Algérie, sept ans s’écoulèrent avant que les législateurs des bords de la Seine eussent le courage d’entreprendre une réforme dans l’intérêt du pays ruiné. La nouvelle politique abandonnait le principe de l’instauration forcée de la propriété privée à l’aide de méthodes administratives. La loi du 27 février 1897 ainsi que l’instruction du gouvernement général d’Algérie du 7 mars 1898 prévoient que l’instauration de la propriété privée se fera surtout à la demande des propriétaires ou des acquéreurs [4].

Cependant certaines clauses permettaient à un seul propriétaire l’accession à la propriété privée sans qu’il ait besoin du consentement des copropriétaires du sol ; en outre, à tous moments, la pression de l’usurier pouvait s’exercer sur les propriétaires endettés pour les pousser à l’accession « volontaire » à la propriété ; ainsi la nouvelle loi offrait des armes aux capitalistes français et indigènes pour poursuivre la désintégration et le pillage des territoires des tribus et des grandes familles.

La mutilation de l’Algérie dure depuis quatre-vingts ans; les Arabes y opposent aujourd’hui d’autant moins de résistance qu’ils sont, depuis la soumission de la Tunisie en 1881 et plus récemment du Maroc, de plus en plus encerclés par le capital français et lui sont livrés pieds et poings liés. La dernière conséquence de la politique française en Algérie est l’émigration massive des Arabes en Turquie d’Asie [5].

Algerie_YT88Notes:
[1] « Presque toujours le père de famille en mourant recommande à ses descendants de vivre dans l’indivision, suivant l’exemple de leurs aïeux : c’est là sa dernière exhortation et son vœu le plus cher. » (A. Hanotaux et A. Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, 1873, tome 2, Droit civil, pp. 468-473.) Les auteurs ont le front de faire précéder cette description du commentaire suivant : « Dans la ruche laborieuse de la famille associée tous sont réunis dans un but commun, tous travaillent dans un intérêt général mais nul n’abdique sa liberté et ne renonce à ses droits héréditaires. Cher aucune nation on ne trouve de combinaison qui soit plus près de l’égalité et plus loin du communisme ! »
[2] « Nous devons nous hâter – déclara le député Didier, rapporteur de la Commission à une séance de la Chambre en 1851 – de dissoudre les associations familiales, car elles sont le levier de toute opposition contre noire domination. »
[3] Cité par Kowalesky, op. cit., p. 217. Comme on le sait, il est d’usage en France, depuis la Révolution de stigmatiser toute opposition au gouvernement comme une apologie ouverte ou indirecte du « féodalisme ».
[4] Cf. G. K. Anton, Neuere Agrarpolitik in Algerien und Tunesien, Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft, 1900, p. 1341 et suiv.
[5] Dans son discours du 20 juillet 1912 devant la Chambre des Députés, le rapporteur de la commission pour la réforme de l’indigénat (c’est-à-dire de la justice administrative) en Algérie, Albin Rozet, lit état de l’émigration de milliers d’Algériens dans le district de Sétif. Il rapporta que l’année précédente, en un mois, 1 200 indigènes avaient émigré de Tlemcen. Le but de l’émigration est la Syrie. Un émigrant écrivait de sa nouvelle patrie : « Je me suis établi maintenant à Damas et je suis parfaitement heureux. Nous sommes ici, en Syrie, de nombreux Algériens, émigrants comme moi ; le gouvernement nous donne une terre ainsi que les moyens de la cultiver. » Le gouvernement d’Algérie lutte contre l’émigration de la manière suivante : il refuse les passeports (voir le Journal Officiel du 21 mai 1912, p. 1594 et suiv.).

Les divergences de principe entre Rosa Luxemburg et Lénine (Mattick, 1935)

26 juillet 2009

Article de Paul Mattick publié dans Rätekorrespondenz (septembre 1935) et dans International Council Correspondence (juillet 1936). Traduit de l’anglais par Serge Bricianer et publié dans Intégration capitaliste et rupture ouvrière (EDI, 1972) [+en external-link, esp , de external-link , farsi external-link]

I

Rosa Luxemburg et Lénine se sont formés l’un comme l’autre au sein de la social-démocratie dont ils furent des figures éminentes. Leurs œuvres à chacun devaient non seulement exercer une influence considérable sur les mouvement ouvriers russe, polonais et allemand, mais encore avoir une portée historique universelle. Car tous deux incarnèrent l’opposition au révisionnisme et au réformisme inhérents à la II° Internationale, et leurs noms restent indissolublement liés à la réorganisation du mouvement ouvrier pendant et après la guerre mondiale. Ces marxistes, à la personnalité d’une trempe exceptionnelle, qui ne séparèrent jamais la théorie d’avec la pratique, furent – pour reprendre une expression chère à Rosa Luxemburg – des « chandelles brûlant par les deux bouts ».

Tout en s’étant assignés une mission identique – à savoir: faire sortir le mouvement ouvrier du marais où il se trouvait enlisé et le lancer à l’assaut du capitalisme – Luxemburg et Lénine empruntèrent des voies différentes, sinon même opposées. Sans que faiblisse l’estime qu’ils éprouvèrent toujours l’un pour l’autre, ils se heurtèrent vivement à propos des questions fondamentales de la stratégie et des principes révolutionnaires. Il est permis d’affirmer d’emblée que sur bien des points essentiels leurs conceptions respectives diffèrent comme le jour et la nuit ou, plus exactement, comme les problèmes de la révolution bourgeoise et les problèmes de la révolution prolétarienne. Maintenant que tous deux ont disparu, il n’est pas rare de voir des léninistes inconséquents s’efforcer, pour des raisons politiques, de concilier Lénine et Rosa Luxemburg, et de minimiser ce qui les opposa; mais il s’agit là tout bonnement d’incroyables falsifications de l’histoire, qui ne servent que les falsificateurs et pour un temps seulement.

Ce qui unit Luxemburg et Lénine, ce fut la lutte contre le réformisme d’avant 1914 et contre le chauvinisme dans lequel la social-démocratie internationale bascula dès la déclaration de guerre. Mais ce coude-à-coude ne devait pas empêcher la controverse de battre son plein entre eux. Leurs divergences concernaient le cours à prendre par la révolution et donc, la tactique étant inséparable des principes, le contenu et la forme du nouveau mouvement ouvrier. S’il est notoire qu’il furent tous deux des ennemis jurés du révisionnisme (ce qui conduit souvent à associer leurs noms), il n’en demeure pas moins qu’on peut difficilement aujourd’hui se faire une idée précise de ces divergences. Depuis une dizaine d’années, la III° Internationale a sans doute usé et abusé du nom de Rosa Luxemburg, dans le cadre des crises politiques qui la secouent en permanence et, plus particulièrement, de l’offensive qu’elle a lancé contre le « luxembourgisme contre-révolutionnaire », comme on se plaît à l’appeler [1]. Mais rien n’a été fait pour tirer au clair le différend. On ne tient pas du tout, en général, à « déterrer » le passé. A l’instar de la social-démocratie allemande qui, alléguant le « manque d’argent », refusa un jour de publier les œuvres de Luxemburg [2], la III° Internationale a fini par renier la promesse – faite en son nom par Clara Zetkin [3] – d’assurer la publication de ces mêmes œuvres. Pourtant, face à la concurrence, la III° Internationale ne manque pas de se réclamer de Rosa Luxemburg, chaque fois que cela lui semble opportun. Quant à la social-démocratie, elle a souvent le front de parler avec des larmes dans la voix de « la grande révolutionnaire qui s’est trompée » et qui est tombée victime de sa « fougue » et non des mercenaires infâmes de Noske, le vieux camarade de parti [4]. Lorsque après l’expérience de ces deux Internationales d’aucuns prétendent non seulement de construire un mouvement nouveau et réellement révolutionnaire, mais aussi de tirer profit des leçons du passé, ils se bornent à réduire les divergences en question à un désaccord sur la question nationale, lequel, qui plus est, aurait touché exclusivement des problèmes d’ordre tactique relatif à l’indépendance de la Pologne. A cette fin, on se donne un mal fou pour atténuer le différend, pour en faire un cas d’espèce et pour conclure en proclamant, contrairement à l’évidence que Lénine est sorti vainqueur de la polémique.

Cependant, la question nationale reste indissociable des autres problèmes au sujet desquels Luxemburg et Lénine se sont combattus. Elle se rattache en effet, le plus étroitement, à toutes les autres questions concernant la révolution mondiale; mais elle a l’avantage de faire mieux ressortir la divergence fondamentale: l’antagonisme irréconciliable de la conception jacobine de la révolution et de sa conception prolétarienne. Quand, face aux errements nationalistes de l’ère stalinienne de la III° Internationale, on croit bon, à l’instar de Max Shachtman [5], de reprendre à son compte les idées de Rosa Luxemburg, on se doit aussi de les considérer comme justifiées par rapport à celles de Lénine. La politique de la III° Internationale a sans doute changé sur bien des points depuis la mort de Lénine, mais sur la question nationale elle est restée foncièrement léniniste. Un léniniste ne peut prendre qu’une position opposée à celle de Luxemburg dont il n’est pas seulement l’adversaire en matière de théorie, mais aussi l’ennemi mortel. A l’inverse, la position de Luxemburg est incompatible avec le bolchevisme léniniste et, par conséquent, quiconque se réclame de Lénine ne saurait en même temps invoquer Rosa Luxemburg à l’appui de ses thèses.

L’opposition au réformisme

Le développement du capitalisme mondial, l’expansion impérialiste, la monopolisation graduelle de l’économie et les surprofits qui lui sont liés, devaient permettre la formation provisoire d’une aristocratie ouvrière, la mise en place d’une législation du travail et une amélioration générale de la condition prolétarienne. D’où l’essor du révisionnisme et les progrès du réformisme au sein du mouvement ouvrier. Au marxisme révolutionnaire – infirmé, disait-on, par la prospérité capitaliste – , on substitua la théorie de la réalisation progressive du socialisme grâce à la démocratie. Dès lors, le mouvement ouvrier officiel put se développer et recueillir l’adhésion d’une masse de petits bourgeois; ceux-ci en prirent bientôt la direction intellectuelle et partagèrent, avec les ouvriers parvenus, les avantages matériels liés aux carrières qui s’offraient ainsi à leurs ambitions. Vers la fin du siècle, les soi-disant « marxistes orthodoxes », Kautsky en tête, menèrent contre cette évolution une lutte qui resta purement verbale et qui d’ailleurs fut vite abandonnée. Parmi les théoriciens les plus en vue de cette époque, Luxemburg et Lénine furent des rares qui poursuivirent sans répit, en faveur d’un mouvement ouvrier réellement marxiste, un combat implacable, d’abord contre le réformisme avéré, puis aussi contre le réformisme « orthodoxe ».

On n’exagèrera pas en disant que de toutes les critiques du révisionnisme, l’attaque que Luxemburg laça contre lui fut la plus vigoureuse et la plus efficace. Polémiquant avec Bernstein [6], elle souligne une fois de plus, face aux thèses absurdes des partisans du légalisme à tout prix, « qu’il est impossible de transformer les rapports fondamentaux de la société capitaliste, qui sont ceux de la domination d’une classe par une autre, au moyen de réformes légales qui en respecteraient le fondement bourgeois » [7]. La réforme sociale, fait-elle valoir en outre, a pour fonction non « de limiter la propriété capitaliste, mais au contraire de la protéger. Ou encore – économiquement parlant – [elle] ne constitue pas une atteinte à l’exploitation capitaliste, mais une tentative pour la normaliser » [8]. Loin de conduire au socialisme, le capitalisme s’effondre, déclare Rosa Luxemburg, et c’est à cet effondrement que les ouvriers doivent faire face – non par la réforme, mais par la révolution. Ce qui ne signifie pas qu’il faille négliger les questions de l’heure; les marxistes révolutionnaires eux aussi soutiennent les luttes quotidiennes des travailleurs mais, contrairement aux révisionnistes, ils s’intéressent à la manière dont le combat est mené bien plus qu’à ses objectifs immédiats. Pour les marxistes, le problème du moment consiste à faire progresser les facteurs subjectifs, la conscience de classe révolutionnaire, par le biais des luttes syndicales et politiques. Poser la réforme et la révolution comme des termes s’excluant réciproquement, c’est mal poser le problème; pour autant qu’il y ait opposition entre eux, il faut la replacer dans son contexte propre, le progrès social. La lutte pour les revendications immédiates ne doit pas faire perdre de vue le but final: la révolution prolétarienne. [9].

Peu de temps après, Lénine à son tour attaqua le révisionnisme d’une manière finalement semblable. Lui aussi voyait dans les réformes des sous-produits, en quelque sorte, de la lutte pour la conquête du pouvoir politique. En ce qui concerne tant la lutte contre la mutilation du marxisme que la lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir politique, ses vues concordaient donc avec celles de Rosa Luxemburg. C’est seulement dans le cadre général de la révolution russe de 1905, quand la situation mit à l’ordre du jour la lutte révolutionnaire pour le pouvoir et en fit une question brûlante, à aborder sous un angle le plus concret, que des divergences se manifestèrent pour la première fois entre eux. Voilà pourquoi le conflit éclata à propos de sujets d’ordre tactique: les problèmes d’organisation et la question nationale.

La question nationale

A la façon de Kautsky, qui fut à bien des égards son maître à penser, Lénine était convaincu du caractère progressiste des mouvements d’indépendance nationale, attendu – disait-il – que « l’État national offre incontestablement les meilleurs conditions pour le développement du capitalisme » [10]. Soutenant à l’encontre de Luxemburg que le mot d’ordre de la libre détermination des peuples est révolutionnaire parce qu’il s’agit là d’« une revendication qui ne diffère en rien des autres revendications démocratiques », Lénine proclamait: « Dans tout nationalisme bourgeois d’une nation opprimée, il existe un contenu démocratique, et c’est ce contenu que nous appuyons sans restrictions » [11].

Comme de multiples passages de ses œuvres le démontrent [12] l’attitude de Lénine vis-à-vis de la libre disposition des peuples et de la question nationale est conforme à sa position sur la conquête des droits démocratiques. Celle-là permet donc de comprendre celle-ci. Il suffira de citer à ce propos ce que Lénine écrit dans ses « Thèses sur la révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes »:

« Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner le prolétariat de la révolution socialiste, ou d’éclipser celle-ci, de l’estomper, etc. Au contraire. De même qu’il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s’il ne mène pas une lutte générale systématique et révolutionnaire pour la démocratie » [13]

Il apparaît ainsi clairement qu’aux yeux de Lénine mouvements et guerres à tendances nationalistes ont pour seul objet d’instaurer la démocratie, auxquelles le prolétariat doit participer puisque, toujours selon Lénine, la démocratie est un préalable obligé à la lutte pour le socialisme. « Si la lutte pour la démocratie est une lutte juste, dit-il, la guerre pour la démocratie est juste elle aussi » et, par voie de conséquence,  « dans une guerre véritablement nationale, les mots « défense de la patrie » ne sont nullement une tromperie » [14]. Voilà pourquoi Lénine professe qu’en tel cas et « pour autant que la bourgeoisie d’une nation opprimée lutte contre la nation qui opprime, nous sommes toujours « pour », en tout état de cause et plus résolument que quiconque »; et d’ajouter: « car nous sommes l’ennemi le plus hardi et le plus conséquent de l’oppression » [15].

Lénine resta fidèle à cette conception jusqu’à son dernier jour, et ses disciples l’ont été de même jusqu’à présent, du moins dans la mesure où le pouvoir bolchevik ne risquait (et ne risque) pas d’en pâtir. La seule différence, assurément légère, entre le maître et ses disciples, c’est que si Lénine, avant la révolution russe, considérait les guerres et mouvements de libération nationale comme des éléments du mouvement général pour instaurer la démocratie, ces guerres et ces mouvements furent ensuite promus parties intégrantes du processus de la révolution prolétarienne mondiale.

Rosa Luxemburg tenait pour foncièrement erronées les thèses de Lénine, telles qu’on vient de les reconstituer. Dans la Junius-broschüre, qui paru pendant la guerre, elle résume ainsi sa conception:

« Aussi longtemps qu’existent des États capitalistes, aussi longtemps, notamment, que la politique impérialiste universelle détermine et façonne la vie intérieure et extérieure des États, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes n’est qu’un vain mot, en temps de guerre comme en temps de paix. Bien plus: dans l’actuelle ambiance impérialiste, il ne peut y avoir de guerre nationale de défense et toute politique socialiste qui fait abstraction de cette ambiance historique, qui ne veut se laisser guider, au sein du tourbillon universel, que par les points de vue d’un seul pays, est d’avance vouée à l’échec » [16].

Jamais, au grand jamais, Rosa Luxemburg ne fit sur ce sujet la moindre concession à Lénine. Ainsi, quand le droit à l’autodétermination fut mis en pratique, après la révolution russe, elle se demanda pourquoi les bolcheviks maintenaient contre vents et marées, avec une telle opiniâtreté, un mot d’ordre « en contradiction flagrante, non seulement avec le centralisme par ailleurs manifeste de leur politique, mais aussi avec l’attitude qu’ils ont adoptée envers les autres principes démocratiques (…). Cette contradiction flagrante est d’autant moins compréhensible que les formes démocratiques de la vie politique dans chaque pays (…) constituent effectivement les fondements les plus précieux, les fondements indispensables même de la politique socialiste, alors que l’illustre « droit des nations à l’autodétermination » est du domaine de la phraséologie creuse et de la mystification petite-bourgeoise » [17].

Il s’agissait à son avis d’une « variété d’opportunisme » visant à « lier les nombreuses nationalités allogènes, que comprenait l’empire russe, à la cause de la révolution », bref, d’un autre aspect de la politique opportuniste adoptée par les bolcheviks à l’égard des paysans russes:

« On voulait satisfaire leur faim de terre par le mot d’ordre de prise de possession directe des domaines seigneuriaux et les rallier ainsi à la bannière de la révolution et du gouvernement prolétarien ».

Malheureusement, poursuivait Rosa Luxemburg,

« dans les deux cas, le calcul était totalement faux. Défenseurs de l’indépendance nationale, même jusqu’au séparatisme, Lénine et ses amis pensaient manifestement faire ainsi de la Finlande, de l’Ukraine, de la Pologne, de la Lithuanie, des Pays baltes, du Caucase, etc., autant de fidèles alliés de la révolution russe. Mais nous avons assisté au spectacle inverse: l’une après l’autre, ces « nations » ont utilisé la liberté qu’on venait de leur offrir pour s’allier, en ennemies mortelles de la révolution russe, à l’impérialisme allemand (…). Certes, dans tous les cas cités, ce ne sont pas les « nations » qui pratiquent cette politique réactionnaire, mais les classes bourgeoises et petites-bourgeoises qui, en opposition violente avec leurs masses prolétariennes, ont transformé le « droit à l’autodétermination nationale » en instrument de leur politique de classe contre-révolutionnaire. Mais – et nous touchons là le cœur du problème – cette formule nationaliste révèle son caractère utopique et petit-bourgeois, car, dans la rude réalité de la société de classes, et surtout à une époque d’antagonismes exacerbés, elle se transforme en un moyen de domination des classes bourgeoises »[18].

Les bolcheviks n’avaient donc pas hésité à agiter, en plein combat révolutionnaire, la question des aspirations nationales et des tendances séparatistes; voilà qui, selon Rosa Luxemburg, avait « jeté le trouble dans les rangs du socialisme ». Et elle dressait ensuite ce constat:

« Les bolcheviks ont fourni l’idéologie permettant de déguiser l’offensive contre-révolutionnaire; ils ont renforcé la position de la bourgeoisie et affaibli celle du prolétariat (…). Il était réservé aux antipodes des socialistes gouvernementaux, aux bolcheviks, d’amener, grâce à la belle formule de l’autodétermination, de l’eau au moulin de la contre-révolution et de fournir ainsi une idéologie qui permettrait non seulement d’écraser la révolution russe en elle-même, mais aussi de liquider la guerre mondiale dans son ensemble conformément aux plans contre-révolutionnaires »[19].

On peut s’interroger, après Rosa Luxemburg, sur les raisons qui poussaient Lénine à ne point démordre de la formule du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de la libération des nationalités opprimées. Ce slogan n’était-il pas en contradiction criante avec les exigences de la révolution mondiale? Et Lénine, comme Rosa Luxemburg, œuvrait au déclenchement de cette révolution. A l’instar de tous les marxistes de son temps, il ne croyait pas que la Russie, abandonnée à ses seules ressources, fût en mesure de poursuivre jusqu’au bout le combat révolutionnaire. Il partageait la thèse de Marx-Engels selon laquelle « si la révolution russe devient le signal d’une révolution ouvrière en Occident, de façon que les deux révolutions se complètent, l’actuelle propriété commune russe peut devenir le point de départ d’une évolution communiste » [20]. Lénine n’était donc pas seulement convaincu que les communistes devaient prendre le pouvoir en Russie; il l’était tout autant que la révolution russe ne pouvait conduire au socialisme qu’à la condition de gagner l’Europe et, au-delà, le monde entier. Étant donné la situation objective créée par la guerre, l’idée d’une Russie tenant tête aux puissances impérialistes à elle seule, sans l’appui d’une révolution en Europe occidentale, ne pouvait l’effleurer, pas plus que Rosa Luxemburg. Cette dernière était d’ailleurs catégorique: « Bien entendu, ils [les Russes] ne pourront se maintenir parmi ce sabbat infernal » [21]. Ce diagnostic n’avait pas simplement pour base ce dont elle savait capables les Lénine et les Trotsky, la méfiance que leurs tirades aberrantes sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes lui inspirait, leur politique de concessions à la paysannerie et le reste. Il ne lui était pas dicté non plus par le rapport de forces existant entre la Russie révolutionnaire et les puissances impérialistes, et ne découlait nullement d’une conception analogue à celle des social-démocrates qui, statistiques en main, se plaisaient à démontrer que l’état arriéré de l’économie russe ni ne justifiait une révolution ni ne permettait le socialisme. La raison profonde de son pessimisme était avant tout le fait que « la social-démocratie de cet Occident supérieurement développé est composée de poltrons abjects qui, en spectateurs paisibles, laisseront les Russes perdre tout leur sang » Aussi, tout en critiquant les bolcheviks en fonction des exigences de la révolution mondiale, soutenait-elle leur cause; elle ne manquait pas de souligner, par exemple, que si les bolcheviks essuyaient de graves revers économiques, c’était parce que le prolétariat d’Europe occidentale ne faisait rien pour les aider. « Ah oui! les bolcheviks! s’écriait-elle. Naturellement ils ne m’enchantent guère maintenant avec leur fanatisme pour la paix [allusion à Brest-Litovsk. P.M.]. Mais en fin de compte – ce n’est pas leur faute. Ils sont dans une situation de contrainte: ils n’ont le choix qu’entre deux volées et ils choisissent la moindre. D’autres sont responsables de ce que le diable ait le profit de la révolution russe » [22].

Argumentation qu’elle devait d’ailleurs reprendre par la suite dans les termes suivants : « Les socialistes gouvernementaux allemands peuvent bien crier haut et fort que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Si tel a été ou si tel est le cas, c’est uniquement parce qu’elle fut le produit de l’attitude du prolétariat allemand, elle-même caricature de la lutte de classe socialiste » [23].
Rosa Luxemburg mourut trop tôt pour constater que la politique de Lénine était parfaitement en mesure de conserver le pouvoir aux bolcheviks, sur une base capitaliste d’État, lors même que ces derniers avaient mis fin à toute espèce d’aide au mouvement révolutionnaire dans le monde. Karl Liebknecht, dans sa geôle, le notait à l’unisson : « Dilemme : naufrage dans l’honneur révolutionnaire — ou délai de grâce ignominieux — ou révolution allemande » [24].
Les bolcheviks optèrent pour la seconde solution. Du temps qu’il était encore un marxiste, Eugène Varga pouvait écrire à ce propos : « On trouve en Russie des communistes, qui, las d’attendre en vain la révolution européenne, cherchent à tirer les conséquences dernières de l’isolement du pays. Si jamais la Russie se désintéressait de la révolution sociale dans les autres pays (…) les pays capitalistes auraient à tout le moins l’assurance de relations de bon voisinage (…). La Russie révolutionnaire se trouvant ainsi mise hors circuit, l’essor de la révolution mondiale serait gravement compromis » [25].
La politique suivie par Lénine en matière d’autodétermination des peuples n’a pas causé de dommages irréparables au régime. Sans doute, certaines régions de l’ex-Empire russe firent sécession et passèrent à la contre-révolution ouverte; mais cela n’empêcha pas le régime bolchevik d’être plus solidement établi que jamais. Tout semble donc indiquer que l’Histoire a confirmé la ligne léniniste et, du même coup, infirmé les appréhensions de Rosa Luxemburg. C’est là cependant une impression qui n’est justifiée que dans la mesure où elle s’applique à la puissance de l’appareil d’État bolchevik. Mais il en va tout différemment du point de vue de la révolution mondiale, pivot de la controverse entre Lénine et Luxemburg. La Russie, certes, a survécu à la tourmente, mais elle n’est plus ce qu’elle était ou disait être à l’origine. Loin de servir à l’avancement de la révolution dans le monde, elle sert à son écrasement. La révolution russe, que Rosa Luxemburg et tous les révolutionnaires avaient à l’époque salué avec enthousiasme, a trompé les espoirs ainsi placés en elle.
En ce sens, l’Histoire a confirmé, et non infirmé, les craintes que Rosa Luxemburg exprimait dès 1918 dans les termes suivants : « On voit s’approcher le spectre sinistre (…) d’une alliance des bolcheviks avec l’impérialisme allemand [laquelle] porterait au socialisme international le coup moral le plus terrible qui pût encore lui être infligé (…). Avec l’« accouplement » grotesque de Lénine et de Hindenburg s’éteindrait à l’Est la source de lumière morale (…). Une révolution socialiste (…) sous la juridiction protectrice de l’impérialisme allemand — voilà qui serait pour nous un spectacle d’une monstruosité sans égale. Et ce serait de surcroît purement et simplement de l’utopie (…). N’importe quel déclin politique des bolcheviks dans un noble combat contre des forces supérieures et une situation historique défavorable vaudrait mieux que ce déclin moral » [26].
Bien que la vieille amitié germano-russe du temps de Lénine et de Hindenburg se soit refroidie — provisoirement — et que la dictature bolcheviste lui préfère maintenant le soutien de la Société des Nations en général et des baïonnettes françaises en particulier [27], la Russie léniniste est toujours restée fidèle à la politique qu’elle avait érigée en principe et dont Boukharine donna au IV° Congrès du Komintern cette définition sans équivoque : « Il n’y a pas de différence de principe entre un emprunt financier et une alliance militaire (…). Nous sommes assez forts pour conclure une alliance avec un État bourgeois et pouvoir l’utiliser pour en abattre un autre. Cette forme de défense nationale — l’alliance militaire avec certains États bourgeois — impose comme un devoir aux camarades d’un de ces pays de contribuer à la victoire de notre coalition » [28].
L’« accouplement grotesque » de Lénine et de Hindenburg, du capitalisme et du bolchevisme, fut une manifestation particulièrement nette du reflux de la vague révolutionnaire, reflux qui du reste n’a pas encore atteint son point extrême. Le mouvement ouvrier, qui se rassemble sous le signe de Lénine, s’inscrit dans le cadre de la politique capitaliste; il est incapable d’agir en révolutionnaire. Considérée dans ses prolongements historiques, la stratégie léniniste — mettre les mouvements nationalistes au service de la révolution mondiale — s’est révélée absolument erronée. Et les pires craintes de Rosa Luxemburg ont été justifiées au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer.
Aujourd’hui, les nations « libérées » font à la Russie une ceinture fasciste. En Turquie « libérée », on abat les communistes avec des fusils d’origine russe. Les dirigeants chinois, dont la Russie et la III° Internationale appuient la lutte pour l’indépendance nationale, ont noyé dans le sang le mouvement ouvrier, d’une manière qui rappelle la Commune de Paris. Partout dans le monde, les cadavres de milliers et de milliers de travailleurs massacrés démontrent — de quelle façon sinistre ! — la justesse des conceptions de Rosa Luxemburg : le battage autour du droit des peuples à dis¬poser d’eux-mêmes n’est qu’une « mystification petite-bourgeoise ».
Les errements nationalistes de la IIIe Internationale en Allemagne ont montré à quoi conduit le beau principe : « La lutte pour la libération nationale se confond avec la lutte pour la démocratie ». Ces errements n’ont-ils pas contribué pour leur part à frayer la voie au fascisme ? Oui, dix années de surenchère nationaliste avec Hitler ont fini par transformer les ouvriers eux-mêmes en fascistes. Et Litvinov [délégué de la Russie à la S. D. N. (N. d. T.)] n’a-t-il pas été jusqu’à présenter les résultats du plébiscite de la Sarre comme une victoire de l’idéal léniniste de la libre disposition des peuples ? Dès lors, si une chose peut encore surprendre, c’est qu’il existe encore des gens capables de soutenir à la façon de Max Shachtman : « En dépit des vives critiques dont Rosa Luxemburg l’accabla, la politique des nationalités, suivie par les bolcheviks après la révolution, a été justifiée par ses résultats » [29].
Il faut noter du reste que l’attitude de Lénine sur la question nationale fut rien moins que cohérente et toujours soumise à des considérations tactiques. En vérité, elle fut même parfaitement contradictoire. Ainsi, Lénine n’hésita-t-il pas à proclamer : « Quand on parle d’actes révolutionnaires en temps de guerre contre le gouvernement de son pays, il est indubitable, incontestable, qu’il s’agit non seulement de souhaiter la défaite de ce gouvernement, mais aussi d’y concourir effectivement » [30]. Or, en développant cette idée, on aboutit à un contradiction flagrante : en effet, étant donné que les divers pays belligérants ne sont pas tous affectés dans la même mesure par le défaitisme et au même moment par la révolution prolétarienne, cette tactique a pour conséquence de faciliter la victoire du pays le moins touché et l’oppression dans celui qui l’est le plus ! Au cours d’une guerre impérialiste, le prolétariat — s’il écoute Lénine — doit œuvrer à la défaite de son pays. Dès cette défaite acquise, il lui faut faire volte-face et soutenir sa bourgeoisie nationale, luttant pour libérer la patrie. Puis, quand le pays « opprimé » a recouvré sa place dans le concert des nations, les ouvriers doivent une fois de plus laisser tomber la défense du territoire. Est-ce là fausser la pensée de Lénine ? Pas le moins du monde, comme le démontre un simple coup d’œil rétrospectif sur la pratique réelle. En ce qui concerne l’Allemagne, la position de Lénine et des bolcheviks a en effet varié de la manière suivante : 1914-18, contre la défense du pays; 1919-23, pour la défense et la libération du territoire national; enfin, lorsque l’Allemagne fut redevenue une puissance impérialiste, grâce au concours du prolétariat, ils prirent de nouveau position contre la défense de la nation. La tactique défaitiste, préconisée par Lénine pendant la dernière guerre, se trouve en contradiction absolue tant avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’avec la cause des guerres de libération nationale. Il s’agit d’un simple mouvement de rééquilibration : le prolétariat joue le rôle d’une justice compensatoire entre les rivaux capitalistes. Rosa Luxemburg se donna beaucoup de mal pour démontrer que tout cela n’avait rien de commun avec la lutte de classe marxiste.
Lénine, en politique, fut un esprit positif. Pour l’essentiel, ce fut seulement en tant que tacticien qu’il se différencia des théoriciens de la II° Internationale. Ce qu’ils pensaient, eux, obtenir par des voies démocratiques, il cherchait, lui, à l’arracher par des méthodes révolutionnaires. Voulant réaliser le socialisme pour les ouvriers, il comptait y arriver non par des discours au Parlement, mais par la force, sur le terrain réel de la lutte des classes. La mission du parti consistait à faire la révolution pour les masses, celles-ci étant conduites à adhérer au parti et se confondant dès lors avec lui. Il fallait que le pouvoir revienne aux bolcheviks pour que ceux-ci puissent libérer les exploités de Russie et que la révolution puisse dans le monde entier triompher du capitalisme. La prise du pouvoir par le parti, tel fut l’alpha et l’oméga de la politique léninienne — politique souvent qualifiée d’intelligente et de souple mais, en vérité, tout bonnement opportuniste.
Quand la révolution éclata, la bourgeoisie russe n’était ni en état de prendre le pouvoir ni a fortiori de le conserver, car elle était incapable de résoudre la question agraire. Cette tâche, les bolcheviks l’accomplirent. « Ce qui est entièrement achevé dans notre révolution, c’est seulement son œuvre démocratique bourgeoise », déclara Lénine à l’occasion du quatrième anniversaire de la Révolution d’octobre [31], et cette œuvre fut achevée grâce à la paysannerie. Une fois au pouvoir, les bolcheviks jouèrent constamment sur l’antagonisme des paysans et des ouvriers, d’où cette politique en zig-zag, cette série de brusques renversements de vapeur, que tout le monde connaît aujourd’hui, tant sur le plan russe que sur le plan international. C’est cette politique, uniquement conçue pour conserver le pouvoir, qui de crise en crise a fini par précipiter le déclin de la III° Internationale.
Dès la première concession d’envergure faite aux paysans, Rosa Luxemburg fut en mesure de prévoir, dans ses grandes lignes, l’évolution de la révolution bolcheviste au cours des années à venir, évolution inévitable si la révolution mondiale ne venait pas étouffer dans l’œuf les facteurs de réaction sociale engendrés par cette « transgression ». « Le mot d’ordre lancé par les bolcheviks : prise de possession immédiate et partage des terres par les paysans, devait immanquablement agir dans le sens inverse [au but recherché]. Non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle barre la voie qui y mène, elle crée une montagne de difficultés insurmontables à la restructuration des conditions agraires dans le sens du socialisme » [32]. Rosa Luxemburg ignorait à ce moment (elle était en prison) que les paysans avaient procédé au partage des terres sans attendre la permission des bolcheviks, qui s’étaient en définitive bornés à entériner un état de fait. Dans leur mouve¬ment spontané, les masses paysannes n’avaient pas un instant songé à consulter au préalable ces « porteurs de la conscience révolutionnaire » que les bolcheviks se flattaient d’être.
Pourtant, ces derniers entendaient bien pousser la révolution bourgeoise jusqu’au bout. Pour cela, il fallait convertir les paysans en salariés agricoles, c’est-à-dire industrialiser l’agriculture. Les léninistes seraient donc fondés, du moins en apparence, à soutenir que Rosa Luxemburg se trompait quand elle disait qu’en l’absence de révolution mondiale les bolcheviks seraient forcés de capituler face aux paysans. Mais cette thèse suppose encore et toujours que le bolchevisme a conduit au socialisme. Or, ce qui existe aujourd’hui en Russie, c’est non point le socialisme, mais le capitalisme d’État. On peut l’appeler socialisme tant qu’on voudra, ce système-là n’en demeure pas moins un capitalisme d’État qui exploite le travail salarié; voilà pourquoi les craintes exprimées par Rosa Luxemburg ont été confirmées par l’Histoire, du moins quant à l’essentiel et quelques correctifs qu’il soit nécessaire d’y apporter.
Les révoltes paysannes des premières années qui suivirent la révolution forcèrent les bolcheviks, sous peine de perdre le pouvoir, apprendre une voie qui ne pouvait que nuire au développement de la révolution mondiale et qui, en Russie même, ne per¬mettait pas d’aller au-delà de la mise en place d’un système capitaliste d’État, dont l’abolition par le prolétariat constitue désormais un préalable obligé à la réalisation du socialisme. Toutefois ce qui nous importe en ce lieu, c’est avant tout le fait que les bolcheviks n’arrivèrent au pouvoir que grâce au soulèvement des campagnes et, en outre, qu’ils étaient persuadés qu’il leur suffisait d’avoir en main les leviers de commande politique et économique pour conduire le pays au socialisme, à condition bien entendu d’appliquer la « ligne correcte ». Obligés comme ils l’étaient en réalité, par l’état d’arriération de la Russie, tant à centraliser à l’extrême les organes de décision qu’à faire d’énormes concessions à la paysannerie, les bolcheviks se figurèrent qu’ils poursuivaient une politique bien à eux, une poli¬tique aussi clairvoyante que couronnée de succès, et tâchèrent de l’imposer également au niveau international.
Lénine sut dégager, avec une netteté remarquable, et bien avant l’événement, les lois de développement de la révolution russe et concevoir une théorie et une pratique appropriée à ce cadre national. D’où, par conséquent, ses conceptions hypercentralistes en ce qui concerne la structure du parti et celle de l’économie étatisée (conformément aux idées d’Hilferding sur la « socialisation »), d’où aussi sa position sur la question nationale. Rosa Luxemburg, connaissant la situation russe comme elle la connaissait, était mieux qu’aucun autre marxiste en état de comprendre et d’analyser dans ses fondements historiques la politique léninienne; dans la mesure même où l’action des bolcheviks revêtait un caractère révolutionnaire à l’échelle mondiale, elle inclinait à voir dans cet hypercentralisme un mal inévitable et auquel force était de se résigner. Mais c’est avec la dernière énergie qu’elle combattit l’idée d’ériger des conditions spécifiques à la Russie en panacée permettant de résoudre les problèmes de la révolution prolétarienne dans le monde entier. « Le danger commence, écrivait-elle, là où, faisant de nécessité vertu, ils [les bolcheviks] cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des conditions fatales et à la proposer au prolétariat international comme modèle de la tactique socialiste » [33].
Conformément à ses prévisions, Lénine avait vu l’alliance des paysans et des ouvriers aboutir à la prise du pouvoir par les bolcheviks; dès lors, il conçut le cours de la révolution mondiale comme la répétition, à une échelle assurément plus vaste, de ce processus. Les nations opprimées étant surtout des pays agraires, l’Internationale communiste s’efforça d’unir dans le monde entier les aspirations de la paysannerie à celle des ouvriers, pour créer ainsi une force capable d’affronter le capitalisme et de l’abattre, à la manière de la révolution russe. De surcroît, ses dirigeants russes jugeaient indispensable de soutenir les mouvements de libération nationale aux colonies et ceux aussi des minorités ethniques des pays capitalistes, afin de battre en brèche l’intervention des puissances impérialistes en Russie.
Cependant, la longue série de revers que la direction du Komintern devait essuyer, en voulant se créer une Internationale ouvrière et paysanne sur mesure, n’a fait que confirmer cette vérité première : la révolution mondiale ne saurait être une reproduction agrandie de la révolution russe. Loin de contribuer au succès des mouvements révolutionnaires anticapitalistes, cette politique a provoqué leur désagrégation. Son seul et unique résultat a été de consolider le pouvoir d’État bolcheviste qui a pu bénéficier, grâce à elle, d’un long répit historique, générateur de la triste situation actuelle du mouvement ouvrier en Russie et dans le monde.

II

Lénine avait sur la question nationale une position conforme à la conception que s’en formait la social-démocratie d’avant-guerre, dont en général il était loin d’avoir dépassé les vues. Il voyait en outre dans la mise en œuvre de cette conception un moyen d’assurer et de renforcer l’emprise des bolcheviks sur la Russie et de l’étendre — autant que faire se pouvait — au reste du monde. Pour Rosa Luxembourg, en revanche, il s’agissait là d’une politique néfaste, pour laquelle il faudrait payer et payer cher.
A l’inverse de Lénine qui, sur la base de sa conception d’ensemble, considérait la construction du Parti et son accession au pouvoir comme le préalable obligé à la victoire du socialisme, Rosa Luxemburg partait de la situation de classe du prolétariat et de ses exigences. Qui plus est, tandis que chez Lénine la théorie et la pratique étaient directement issues des conditions arriérées de la Russie, chez Luxemburg elles étaient liées aux conditions spécifiques de la lutte de classes dans les pays capitalistes le plus développés. C’est pourquoi elle refusait d’identifier la « mission historique » du prolétariat avec la fonction du Parti et de la réduire à une question de direction centralisée. Bien plus que sur la croissance de l’organisation et sur la qualité des dirigeants, elle mettait donc l’accent sur le mouvement spontané des masses, sur leur « auto-activation », le développement de leur initiative propre. D’où aussi les divergences d’appréciation fondamentales qui la séparaient de Lénine en ce qui concerne le rôle historique respectif du facteur de la spontanéité et de celui de l’organisation. Toutefois, avant d’examiner plus à fond ces divergences, il est bon de comparer brièvement les interprétations que Luxemburg et Lénine donnèrent chacun de son côté de la théorie marxiste de l’accumulation du capital, ce problème se rattachant de près à tous les autres.

L’effondrement du capitalisme

Rosa Luxemburg avait déjà fait ressortir, dans le cadre de sa polémique avec Bernstein et consorts, la nécessité pour le mouvement ouvrier d’œuvrer en vue de la révolution, et non de simples réformes sociales, le capitalisme étant promis à un effondrement inéluctable. Contrairement aux révisionnistes, qui cherchaient à démontrer la pérennité du système capitaliste, elle soutenait que si l’on suppose « la possibilité d’une croissance illimitée de l’accumulation, le socialisme perd du même coup le fondement de granit de la nécessité historique objective et [l’on s’enfonce par là] dans les brumes des systèmes et des écoles pré-marxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l’injustice et de la noirceur du monde actuel ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses » [34].
Son principal ouvrage économique, dans lequel elle voyait un volet, et non le moindre, de la réfutation théorique du réformisme, a pour objet tant de mettre en lumière l’existence d’une limite objective au développement du capital que de procéder à une critique de la théorie marxienne de l’accumulation du capital total.
A son avis, si Marx eut le mérite de soulever le problème, il n’a pas su le résoudre. Le Capital lui paraît un ouvrage « incomplet » — un « torse » — dont il faut combler les lacunes. Marx, dit-elle, a décrit « le processus d’accumulation du capital au sein d’une société composée uniquement de capitalistes et d’ouvriers ». Voilà qui revient à faire indûment abstraction du commerce extérieur, de sorte que, dans le cadre du système marxien, il est « tout aussi nécessaire qu’impossible de réaliser la plus-value en dehors des deux classes sociales existantes »; dès lors, l’accumulation « ne peut sortir d’un cercle vicieux ». Toujours suivant Rosa Luxemburg, l’œuvre de Marx est victime de ses « contradictions flagrantes », ce à quoi elle entend remédier [35].
Elle fonde, quant à elle, la nécessité de l’effondrement du capitalisme sur « la contradiction dialectique selon laquelle l’accumulation a besoin pour se mouvoir de formations sociales non capitalistes autour d’elle (…) et ne peut subsister sans contacts avec un tel milieu » [36].
C’est dans la sphère de circulation du capital, dans la réalisation de la plus-value et les problèmes qu’elle pose, que Luxemburg place l’origine des difficultés auxquelles l’accumulation se heurte, alors que pour Marx ces difficultés se manifestent déjà dans la sphère de production, l’accumulation étant liée, à ses yeux, à la valorisation du capital. Le problème principal, soutient-il, c’est la production de la plus-value, non sa réalisation. Or Luxemburg estime qu’une partie de la plus-value ne peut être réalisée dans le cadre d’un capitalisme tel celui que Marx a décrit. Seuls des échanges avec les régions extra-capitalistes permettent, d’après elle, de convertir la plus-value en capital additionnel. Voici d’ailleurs comment elle s’exprime à ce sujet :

« L’accumulation tend à substituer à l’économie naturelle l’économie marchande simple, et l’économie capitaliste à l’économie marchande simple; elle tend à établir enfin la domination absolue et générale de la production capitaliste dans tous les pays et dans toutes les branches de l’économie. Mais le capital s’engage ici dans une impasse. Le résultat final une fois atteint — en théorie du moins — l’accumulation devient impossible, la réalisation et la capitalisation de la plus-value deviennent des problèmes insolubles. Au moment où le schéma marxien de la reproduction élargie correspond à la réalité, il marque l’arrêt, les limites historiques du processus de l’accumulation, donc la fin de la production capitaliste. L’impossibilité de l’accumulation signifie, du point de vue capitaliste, l’impossibilité du développement ultérieur des forces de production et donc nécessité historique objective de l’effondrement du capitalisme » [37]

Ces considérations n’amènent rien de vraiment nouveau et n’ont d’autre originalité que les bases que Rosa Luxemburg leur donne. Elle essaie d’en démontrer la justesse au moyen d’une critique des schémas de la reproduction élargie figurant dans le volume II du Capital. Selon Marx, le capital est contraint d’accumuler. S’il n’existe pas certaines proportions entre les diverses branches de la production, les capitalistes n’arrivent pas à trouver les moyens de production, les ouvriers et les biens de consommation nécessaires à la reproduction du capital. Ces proportions, que les hommes ne peuvent modifier à leur gré, s’établissent à l’aveuglette, par le biais du marché. Marx réduit la production sociale à deux grandes sections : la production des moyens de production et celle des biens de consommation. Pour mettre en lumière le mécanisme des échanges intersectoriels, il ordonne en un schéma des chiffres arbitrairement choisis. Dans le cadre de ce schéma, rien ne paraît entraver l’accumulation : les échanges entre les deux sections se poursuivent sans à-coups. Or, affirme Rosa Luxemburg, « si l’on prend le schéma à la lettre, tel qu’il est exposé à la fin du Livre deuxième du Capital, on a l’impression que la production capitaliste réalise à elle seule la totalité de sa plus-value et qu’elle utilise la plus-value capitalisée pour ses propres besoins (…). Comme la production capitaliste achète elle-même exclusivement son surproduit, il n’y a pas de limite à l’accumulation du capital (…). Dès lors, le schéma [de Marx] ne permet qu’une interprétation et une seule : la production pour la production à l’infini » [38].
Toutefois, fait valoir Luxemburg, l’accumulation ne peut pas avoir un « but » pareil : « du point de vue capitaliste », le produire pour produire que suppose le schéma, serait « absurdité pure » [39].

« Sur la base du schéma, il est impossible de savoir qui profite de cette augmentation continue de la production. Certes, la consommation de la société augmente en même temps que la production : la consommation des capitalistes (…) et celle des ouvriers. Cependant, même sans tenir compte du reste, l’accumulation ne saurait en tout état de cause avoir pour but final l’accroissement de la consommation de la classe capitaliste; au contraire, toute augmentation de cette consommation se fait au détriment de l’accumulation; la consommation personnelle des capitalistes entre dans la catégorie de la reproduction simple. Pour qui les capitalistes produisent-ils lorsque au lieu de consommer eux-mêmes leur plus-value ils « pratiquent l’abstinence», c’est-à-dire accumulent? — voilà le vrai problème. A plus forte raison, le but de l’accumulation ne peut pas être, du point de vue capitaliste, l’entretien d’une armée d’ouvriers toujours accrue. La consommation des ouvriers est une conséquence de l’accumulation, elle n’en est jamais ni le but ni la condition, à moins que les bases de la production capitaliste ne soient transformées de fond en comble » [40].

Par conséquent,

« au moment même où le schéma marxien de la reproduction élargie correspond à la réalité, il marque l’arrêt, les limites historiques du processus d’accumulation du capital, donc la fin de la production capitaliste » [41].

Aussi bien, un échange sans frictions et, par là, un état d’équilibre intersectoriel est, selon Luxemburg, chose parfaitement inconcevable sur la base du schéma de Marx. Dans l’hypothèse d’une composition organique du capital [42] en augmentation constante, dit-elle, le maintien de la proportionnalité entre les deux grandes sections de la production, préalable obligé à la bonne marche de l’accumulation, finit par se trouver exclu; en d’autres termes, l’impossibilité d’une accumulation continue en longue période est démontrable à l’aide d’un schéma purement quantitatif (tel celui que Luxemburg proposa elle-même). La section des biens de consommation présente dès lors un excédent de produits invendables sur le marché capitaliste, d’où la nécessité absolue de réaliser un certain quantum de la plus-value dans des milieux extra-capitalistes [43].
C’est par ce même mécanisme que Rosa Luxemburg expliquait en outre l’essor inévitable de l’impérialisme moderne. Théorie aux antipodes des thèses de Lénine à ce sujet. Pour celui-ci, les contradictions révélant l’existence de limites historiques, inhérentes Su développement du capital, ne se situaient en effet nullement dans la sphère de circulation, mais dans la sphère de production. Lénine suivait en cela l’enseignement de Marx, dont il adoptait sans réserve d’aucune sorte les théories économiques. Jugeant mutile de les compléter, il se contenta de les appliquer à l’étude du développement du capitalisme en général et du capitalisme russe en particulier.
Lénine avait eu l’occasion d’émettre, dès ses polémiques avec les narodniks [44], bien des arguments qu’il allait opposer plus tard à Rosa Luxemburg. Les narodniks soutenaient que le marché capitaliste intérieur, déjà trop exigu pour permettre le développement d’un capitalisme national, ne cessait de s’amenuiser en raison de la paupérisation croissante des masses. De même qu’à Luxemburg, il leur paraissait inconcevable que la plus-value pût être réalisée en l’absence de marchés extérieurs. Voilà pourtant qui, selon Lénine, n’a rien à voir avec la réalisation de la plus-value. « Il est évident, soulignait-il, que l’on doit faire abstraction ici du commerce extérieur car, en le faisant intervenir, loin d’avancer d’une ligne la solution du problème, on ne fait que l’éloigner en reportant la question d’un seul pays dans plusieurs » [45].
A ses yeux, « ce qui détermine pour un pays capitaliste la nécessité d’avoir un marché extérieur, ce ne sont pas les lois de la réalisation du produit social (et de la plus-value en particulier) mais, en premier lieu, le fait que le capitalisme apparaît comme résultat d’une circulation des marchandises largement développée, qui s’étend au-delà des frontières de l’État » [46]. Aussi, « la vente du produit sur le marché extérieur exige elle-même qu’on l’explique, c’est-à-dire que l’on trouve un équivalent pour la partie écoulée du produit (…). Si l’on veut parler des « difficultés » de la réalisation, des crises qui en découlent, etc., il convient de reconnaître que ces « difficultés » sont non seulement possibles, mais nécessaires pour toutes les parties du produit capitaliste et non point pour la seule plus-value. Les difficultés de ce genre, qui dépendent de la répartition disproportionnée des différentes branches de la production, surgissent sans cesse, non seulement lors de la réalisation de la plus-value, mais aussi lors de la réalisation du capital constant et du capital variable; à propos de la réalisation du produit non seulement en biens de consommation, mais aussi en moyens de production » [47].

«Telle est, on le sait, écrivait Lénine en 1897, la loi du développement du capital : le capital constant s’accroît plus vite que le capital variable, autrement dit, une partie de plus en plus grande des capitaux nouvellement formés va à la section de l’économie sociale qui fournit les moyens de production (…). Donc les biens de consommation personnelle tiennent une place de plus en plus restreinte dans l’ensemble de la production capitaliste. Et cela s’accorde parfaitement avec la « mission historique » du capitalisme et sa structure sociale spécifique : la première consiste précisément à développer les forces productives de la société (production pour la production); la seconde exclut leur utilisation par la masse de la population » [48].

Il est absurde, suivant Lénine, de déduire de cette contradiction entre la production et la consommation que Marx ait nié la possibilité d’une réalisation de la plus-value au sein de la société capitaliste, ou qu’il ait attribué l’origine des crises à une sous-consommation : « Les différentes branches d’industrie, qui servent de « marché » les unes pour les autres, ne se développent pas uniformément, mais se dépassent l’une l’autre, et l’industrie la plus avancée cherche un marché extérieur. Cela ne signifie nullement « l’impossibilité pour une nation capitaliste de réaliser la plus-value » (…). Cela dénote seulement la disproportion dans le développement des diverses industries. Le capital national étant réparti autrement, la même quantité de produits pourrait être réalisée à l’intérieur du pays » [49].
Toujours selon Lénine, Marx a « parfaitement expliqué », grâce à ses schémas de la reproduction, « le processus de réalisation du produit en général et de la plus-value en particulier dans la production capitaliste, et il a montré qu’il est absolument faux de faire intervenir le marché extérieur dans le problème de la réalisation » [50]. La propension du capitalisme aux crises et ses tendances expansionnistes ont donc pour commune origine un manque d’uniformité dans le développement des diverses branches d’industrie. C’est du caractère monopoliste du capitalisme que Lénine ‘ faisait découler la constance de l’expansion coloniale et le partage impérialiste du monde. L’exportation des capitaux et la mainmise sur les sources de matières premières permettaient en effet à la bourgeoisie des principaux pays capitalistes d’empocher des surprofits énormes. Aux yeux de Lénine, par conséquent, l’expansion impérialiste sert moins à réaliser la plus-value qu’à augmenter la masse du profit [51].
Cette conception est dans l’ensemble incontestablement plus proche de la théorie de Marx que les thèses de Rosa Luxemburg. Celle-ci avait cependant tout à fait raison de discerner, dans la théorie marxienne de l’accumulation, la loi de l’effondrement du capitalisme; n’arrivant pas à voir cependant quelles bases cette conception avait chez Marx, elle élabora une théorie personnelle de la réalisation de la plus-value, théorie que Lénine pouvait à bon droit qualifier d’erronée et d’étrangère au marxisme. Relevons à ce propos que, dans la bibliographie du marxisme qu’il joignit à sa biographie de Marx, Lénine signale l’ouvrage de Luxemburg et « l’analyse de sa fausse interprétation de la théorie de Marx par Otto Bauer » [52].
Or, cette « analyse » de sa théorie, Rosa Luxemburg la considérait non sans raison comme « une honte pour le marxisme officiel ». En effet, Bauer se bornait à reprendre la conception révisionniste selon laquelle il n’existe pas de limites objectives au développement du capitalisme. « A notre avis, proclamait-il, le capitalisme est concevable, même à défaut d’expansion » [53]. Et il concluait sa critique de l’ouvrage de Luxemburg par le passage suivant :

« Ce n’est pas l’impossibilité mécanique de réaliser la plus-value qui provoquera l’effondrement du capitalisme. Celui-ci sera vaincu par l’indignation qu’il éveille dans les masses populaires (…). Il sera abattu longtemps auparavant par l’indignation montante de la classe ouvrière, forte de son accroissement constant, de la formation idéologique, de l’unité et de l’organisation qu’elle doit au mécanisme du processus de production capitaliste lui-même » [54].

Bauer avait mis au point un schéma de la reproduction du Capital, expurgé de certains des défauts que Luxemburg avait reproché à celui de Marx. Il tâchait ainsi de prouver que, même en cas d’augmentation régulière de la composition organique du capital, un échange harmonieux entre les deux sections demeure possible. Toutefois, Rosa Luxemburg démontra à son tour que, même dans ce schéma modifié, il subsiste un excédent invendable et qu’il faut pour le réaliser s’ouvrir de nouveaux marchés. Bauer fut incapable de réfuter cette anticritique, ce qui n’empêcha pas Lénine de saluer en lui « l’analyste de la fausse théorie de Luxemburg ».
Outre que la critique en cause n’atteignit guère son but, on a pu montrer que les conclusions, que Bauer tirait de son schéma quant à l’inexistence de limites objectives à l’accumulation (en dehors de la question des échanges intersectoriels), sont absolument dénuées de fondement. Henryk Grossmann a fait ressortir que si l’on projetait sur longue période les données du schéma de Bauer, on assistait non à un développement harmonieux, mais à l’effondre¬ment du capitalisme. Ainsi la critique de la théorie de l’effondrement élaborée par Rosa Luxemburg n’avait fait qu’ouvrir la voie à une nouvelle théorie de l’effondrement [55].

La controverse Luxemburg-Bauer était parfaitement vaine; mais Lénine, il n’est pas sans intérêt de le noter, ne s’en aperçut pas. Au centre du débat figurait la possibilité ou l’impossibilité d’un échange harmonieux entre les deux sections du schéma de Marx, échange censé permettre de réaliser la plus-value. Chez Marx, le schéma n’a pas d’autre utilité que d’éclairer l’analyse théorique; son auteur ne lui a jamais attribué la moindre base objective dans la réalité. Grossmann, tant dans un essai sur le changement de plan du Capital [56] que dans d’autres études, a dégagé la signification véritable du schéma, conférant ainsi à la discussion des assises nouvelles et un caractère plus fécond.
Chez Rosa Luxemburg, toute la critique du schéma marxien de la reproduction reposait sur le postulat de la validité objective du schéma. Or, comme H. Grossmann l’a si bien souligné, « le schéma ne prétend nullement être à lui seul une image fidèle de la réalité capitaliste concrète. Il ne représente qu’un maillon de la méthode des approximations successives mise en œuvre par Marx et forme un tout indissociable des autres hypothèses simplificatrices, qui le sous-tendent, et des modifications apportées ensuite à l’objet analysé en vue de le concrétiser progressivement. Ainsi donc aucun de ces éléments pris isolément ne peut constituer un instrument pour comprendre, aucun ne peut être autre chose qu’un stade préliminaire de la connaissance, une première étape sur la voie de l’approximation de la réalité concrète » [57].

Le schéma marxien traite de valeurs d’échange; dans la réalité toutefois, les produits ne sont pas échangés à leur valeur mais à leur prix de production. Aussi, « dans un schéma de reproduction construit sur des valeurs (…), des taux de profit différents doivent apparaître dans chaque section, alors que l’expérience enseigne que, dans un système capitaliste fondé sur la concurrence, les divers taux de profit, réalisés dans chacune des sphères de la production, présentent une tendance à s’égaliser, à former un taux de profit général, c’est-à-dire moyen. » D’où il s’ensuit l’obligation de transformer le schéma fondé sur les valeurs en schéma des prix si on tient à le prendre comme base pour démontrer la possibilité (ou l’impossibilité) de réaliser la partie accumulable de la plus-value dans une société proprement capitaliste [58].
Supposons que Luxemburg ait vraiment réussi à mettre en évidence qu’il est impossible d’écouler la totalité des marchandises, que, dans le schéma marxien, l’excédent de biens de consommation invendables doit s’accroître année par année, qu’aurait-elle prouvé ?
« Tout simplement qu’un « reliquat inconvertible » doit apparaître dans la section II du schéma-valeur, c’est-à-dire si l’on pose en hypothèse un échange des marchandises à leur valeur » [59]. Or, dans le schéma qui sert de base à l’analyse de Rosa Luxemburg, les diverses branches de la production ont chacune un taux de profit particulier, lesquels ne sauraient, faute de concurrence, s’égaliser en un taux de profit moyen. Comment les conclusions de Luxemburg pourraient-elles être valides dans la réalité, puisqu’elles découlent d’un schéma précisément dépourvu de validité objective ?

« Étant donné que la concurrence, fait valoir Grossmann, a pour effet la conversion des valeurs en prix de production et, par suite, une redistribution de la plus-value entre les diverses branches d’industrie (dans le cadre du schéma), il s’ensuit nécessairement une transformation des proportions existant jusqu’alors entre les sphères du schéma. Il est tout à fait possible, probable même, qu’un « reliquat de consommation », qui subsisterait dans le schéma-valeur, disparaîtrait dans le schéma-prix de production et qu’inversement un état d’équilibre originaire dans le premier schéma céderait la place à une disproportion dans le second » [60].

La confusion théorique, faite par Rosa Luxemburg, apparaît le plus nettement dans le fait que si, d’une part, elle voit dans le taux de profit moyen le facteur déterminant qui « traite effectivement chaque capital privé comme une partie du capital social total, lui alloue du profit comme la part de la plus-value globale extorquée à la société qui lui revient en fonction de sa grandeur, sans se soucier de la quantité de profit qu’il a réellement acquise » (61), d’autre part, elle révoque en doute la possibilité d’un échange complet, en utilisant pour cela un schéma qui exclut toute formation d’un taux de profit moyen ! Dès qu’il est tenu compte de ce taux moyen, il ne reste rien de la thèse des disproportions inévitables, chère à Luxemburg, étant donné que certains capitalistes vendent leurs marchandises au-dessus de la valeur et d’autres au-dessous et que, sur la base du prix de production, la partie irréalisable de la plus-value peut dorénavant être réalisée.
La loi de l’accumulation du capital, telle que Marx l’a énoncée, se confond avec la loi de la baisse du taux de profit. Cette baisse ne peut être contrebalancée qu’un certain temps par l’accroissement de la masse du profit, en raison des exigences toujours renouvelées de l’accumulation du capital. D’après Marx, le système capitaliste est voué à sombrer, non parce qu’il n’arrive pas à réaliser un excédent de plus-value, mais parce qu’il se trouve face à un manque de plus-value.
Rosa Luxemburg n’a pas discerné les conséquences de la baisse du taux de profit. Voilà pourquoi elle crut devoir soulever la question — inepte du point de vue marxien — du « but » de l’accumulation. « On déclare, écrivait-elle, que le capitalisme finira par s’effondrer « à cause de la baisse du taux de profit » (…). En tout état de cause, cette consolidation est réduite à néant par une seule phrase de Marx : « Pour les grands capitaux, la baisse du taux de profit est compensée par sa masse. Il coulera encore de l’eau sous les ponts avant que la baisse du taux de profit provoque l’effondrement du capitalisme » [62]. Mais c’était là oublier que si Marx n’avait certes pas perdu de vue ce fait, il en avait simultanément marqué les limites : la baisse du taux de profit aboutit à la baisse de la masse du profit; dans la réalité, la première engendre une baisse de la masse réelle du profit qui, de relative qu’elle est en premier lieu, devient ensuite absolue par rapport aux besoins de l’accumulation capitaliste.
Lénine, après avoir souligné que « le taux de profit a tendance à baisser », ajoutait que « Marx analyse minutieusement cette tendance ainsi que les circonstances qui la masquent ou la contrarient » [63]. Mais, pas plus que Luxemburg, il n’a saisi dans toute son ampleur l’importance de cette loi dans le cadre du système marxien. Voilà qui explique pourquoi il tint pour fondée l’argumentation que Bauer avait opposée à Luxemburg, et aussi pourquoi le développement inégal des diverses sphères de la production lui paraissait à lui seul suffire à rendre compte de l’origine des crises. Voilà qui serait aussi de nature à expliquer pourquoi lui qui parlait un jour de la « fin inéluctable » du capitalisme, il affirmait un autre — sans percevoir la contradiction — qu’il n’existe pas de situations dont le capitalisme ne puisse se sortir. On cherchera en vain dans ses ouvrages économiques un seul argument démontrant l’existence de limites objectives au développement du capitalisme, et pourtant Lénine n’en était pas moins fermement convaincu que le système courait sans rémission à sa perte. La cause en est sans doute que si, contrairement à Bauer et à ses consorts social-démocrates, Lénine ne croyait pas à la possibilité de transformer le capitalisme en socialisme grâce à des méthodes réformistes, il considérait néanmoins comme eux que le renversement du capitalisme était uniquement affaire de maturation de la conscience révolutionnaire du prolétariat ou, pour être plus précis, affaire d’organisation et de direction de la classe ouvrière.

La spontanéité et le rôle de l’organisation

Nous avons vu ci-dessus que Rosa Luxemburg avait, à juste titre, souligné que, pour Marx, la loi de l’accumulation du capital ne faisait qu’une avec la loi de l’effondrement du capitalisme. Malgré ses erreurs de raisonnement, elle aboutissait ainsi à une conclusion on ne peut plus fondée : bien qu’elle fût à cent lieues de Marx quand elle interprétait à sa manière la loi de l’effondrement, elle n’en admettait pas moins l’existence de cette loi. Les arguments, que Lénine opposa à sa théorie, étaient judicieux et — pour aussi loin qu’ils allaient — en parfait accord avec la doctrine de Marx; Lénine éluda cependant le problème de l’existence de limites objectives à l’expansion du capital. Sa théorie des crises était aussi insuffisante que privée de cohérence interne. Plus « correcte » sans doute que celle de Rosa, elle n’entraînait aucune conclusion vrai-ment révolutionnaire, tandis que l’autre, tout en étant fausse, en comportait.
Beaucoup plus proche de la social-démocratie que Rosa Luxemburg, Lénine considérait l’effondrement du capitalisme bien plus comme la conséquence d’un acte révolutionnaire conscient que comme le résultat d’un processus d’ordre économique. Il ne parvint pas à se rendre compte que, dans le cas d’une révolution prolétarienne, la question de savoir quel est le facteur déterminant, le politique ou l’économique, n’est pas une question de théorie abstraite, mais de situation concrète à un moment donné. Inséparables l’un de l’autre, les deux facteurs ne peuvent en effet être distingués qu’au niveau de l’analyse conceptuelle. Or Lénine avait fait siennes nombre des thèses développées par Hilferding dans Le Capital financier (1910), selon lesquelles le système capitaliste évoluait vers la formation d’un « cartel général ». Autrement dit, Lénine, déjà contraint dès le départ de raisonner en fonction du caractère bourgeois de la révolution russe — et donc de s’adapter consciemment à ses manifestations et à ses exigences bourgeoises —, se trouva par la suite, du fait de son adhésion inconsidérée à des spéculations relatives aux pays capitalistes hautement développés, plus enclin encore à surestimer le « côté politique » de la révolution prolétarienne.
C’est pourquoi l’erreur des erreurs est, aux yeux de Lénine, de soutenir que nous sommes entrés dans l’époque de la révolution prolétarienne pure (et ceci s’applique également à l’échelle internationale); selon sa conception générale, une révolution de ce genre est même à tout jamais inconcevable. Pour Lénine, la seule révolution possible passe par la conversion. dialectique de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Les objectifs de la première, qui demeurent à l’ordre du jour, ne peuvent être atteints désormais que dans le cadre de la seconde; mais cette dernière n’a de prolétarienne que la nature de la classe appelée à la diriger : elle englobe en effet tous les opprimés (paysans, petits bourgeois, peuples coloniaux, nations asservies, etc.), dont le prolétariat doit se gagner l’alliance. Cette révolution authentique a lieu à l’ère de l’impéria¬lisme, de l’impérialisme, conséquence directe de la monopolisation de l’économie et forme « parasitaire » d’un capitalisme « en stagnation », « dernier degré du développement du capitalisme » qui, dit-il, précède immédiatement le déclenchement de la révolution sociale [64]. Outre cela, « le capitalisme dans sa phase impérialiste conduit tout droit à la socialisation intégrale de la production. Il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur volonté et de leur conscience, vers un nouvel ordre social qui marque une transition de l’entière liberté de concurrence à la socialisation intégrale » [65].
D’après Lénine, le capital monopoliste a donc déjà transformé la production à un point tel qu’elle est mûre pour le socialisme; il ne reste plus maintenant qu’à arracher aux capitalistes la direction de l’économie pour la remettre à l’État, lequel organisera la distribution conformément aux principes socialistes. Toute la question du socialisme se ramène à la conquête du pouvoir par le parti prolétarien, qui réalisera ensuite le socialisme au profit des ouvriers. En ce qui concerne la construction du socialisme et le mode d’organisation de celui-ci, il n’existait donc pas la moindre divergence sérieuse entre Lénine et les social-démocrates. Ils n’étaient opposés que sur un point : la méthode à employer pour prendre en main la gestion de la production — voie parlementaire ou voie révolutionnaire ? Mais les deux conceptions avaient ce trait commun de voir dans la possession du pouvoir politique et le monopole complet de l’État sur l’économie des instruments qui, à eux seuls, suffisaient à résoudre les problèmes de l’économie socialiste. Telle est aussi la raison qui amenait Lénine à s’accommoder volontiers de la perspective d’un capitalisme d’État. A ceux qui se dressaient là contre, il répliquait : « Le capitalisme d’État est un capitalisme que nous saurons limiter, dont nous saurons fixer les bornes; ce capitalisme est rattaché à l’État, mais l’État ce sont les ouvriers, c’est l’avant-garde, c’est nous (…). Ce que sera le capitalisme d’État ? Cela dépend de nous » [66]. De même que, selon Otto Bauer, la révolution prolétarienne dépend uniquement de l’attitude, de la volonté politique des ouvriers conscients et organisés (et donc en pratique de l’appareil dominant à tous égards la vie de l’organisation social-démocrate), de même en l’occurrence, pour Lénine, le sort du capitalisme d’Etat dépend uniquement de l’attitude du Parti, fixée à son tour par la bureaucratie, et l’Histoire dans son ensemble redevient l’histoire de la grandeur d’âme et de la noble conduite d’un groupe d’hommes, formés à l’exercice de ces vertus par le plus vertueux des vertueux.

En prenant cette position sur le capitalisme d’État – modelé, à l’en croire, par la volonté humaine, non par des lois économiques, alors qu’en réalité les lois du capitalisme d’État sont analogues à celles du capitalisme des monopoles – , Lénine restait fidèle à lui-même: n’avait-il pas toujours professé qu’en dernière instance la révolution, elle aussi, dépend uniquement de la qualité du Parti et de ses dirigeants? D’accord en cela avec Kautsky, pour qui la conscience révolutionnaire (affaire d’idéologie et d’idéologie seulement, à ses yeux) ne pouvait être qu’injectée du dehors aux travailleurs, Lénine affirmait:

« L’histoire de tous les pays atteste que, par ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu’à la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire à la conviction qu’il faut s’unir en syndicats, se battre contre les patrons, réclamer du gouvernement telles lois nécessaires aux ouvriers, etc. Quant à la doctrine socialiste, elle est née des théories philosophiques, historiques, économiques, élaborées par les représentants cultivés des classes possédantes, par les intellectuels » [67].

Ainsi, les ouvriers sont incapables d’acquérir une conscience politique, ce préalable obligé à la victoire du socialisme. Comme dans le cas de la conception social-démocrate, le socialisme cesse dès lors d’être « l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes », selon la formule de Karl Marx. Et, sans aucun doute, le « marxiste » religieux Middleton Murry ne fait qu’emboîter le pas à Kautsky et à Lénine quand il aboutit à la conclusion logique que le socialisme est « par essence, un mouvement de bourgeois convertis » [68].

Lénine, incontestablement, ne s’écarte pas du marxisme quand il proclame ainsi l’incapacité des ouvriers à se forger eux-mêmes une conscience politique. C’est dans le même esprit en effet qu’à Arnold Ruge, déplorant ce manque de conscience et s’en étonnant – puisque, dit-il, paupérisation croissante des masses aurait dû engendrer pareille conscience – Marx répond: « Il est faux que la misère sociale produise l’intelligence politique; c’est tout au contraire le bien-être social qui produit l’intelligence politique. L’intelligence politique est une qualité intellectuelle donnée à celui qui possède déjà, qui vit comme un coq en pâte » [69]. En revanche, Lénine rompt avec Marx et tombe au rang d’un révolutionnaire bourgeois à la Ruge, lorsqu’il se montre hors d’état de concevoir une révolution prolétarienne qui ne soit pas liée à l’exsietnce de cette conscience intellectuelle, à l’intervention consciente de « ceux qui savent »: les révolutionnaires professionnels. Cette idée commune à Ruge et à Lénine, Marx la réfute en ces termes:

«Plus l’esprit politique d’un peuple est développé et généralisé, plus le prolétariat – du moins au début de son mouvement – gaspille ses forces dans des émeutes irréfléchies, inutiles et noyées dans le sang. Adoptant un mode de pensée politique, le prolétariat aperçoit la raison de tous les maux dans la mauvaise volonté et le seul moyen d’y remédier dans la violence et dans le renversement d’une forme politique de l’État (…). C’est ainsi que [l’] intelligence [lui] cachait la racine de la détresse sociale, faussant [sa] compréhension du but réel; c’est ainsi que [son] intelligence politique trompait [son] instinct social » [70].

Face à Ruge (et, par ricochet, à Lénine), prétendant qu’une révolution est inconcevable en l’absence d’« esprit politique », Marx affirmait:

« Une révolution d’esprit politique organise, par conséquent, suivant la nature bornée et divisée de son âme, une sphère dominante dans la société, aux dépens de la société »[71].

Mais Lénine n’a jamais envisagé autre chose que de placer les moyens de production sous la coupe d’autorités nouvelles, ce qui lui paraît une condition suffisante pour l’instauration du socialisme. D’où l’importance excessive qu’il accorde au facteur politique, au facteur subjectif, allant jusqu’à considérer l’œuvre d’organisation de la société socialiste comme un acte politique. Pas de socialisme sans révolution, dit assurément Marx, et la révolution constitue un acte politique. Toutefois, ajoute-t-il, le prolétariat n’a recours à cet acte politique que « dans la mesure où il a besoin de détruire et de dissoudre. Mais dès que commence son action d’organisation, là où se manifeste son but immanent, son âme, le socialisme se dépouille de son enveloppe politique »[72].

C’est l’élément bourgeois de ses conceptions qui devait conduire Lénine à penser que la fin du capitalisme dépend en premier lieu de certains préalables d’ordre politique, pas nécessairement réunis encore; à s’imaginer que la monopolisation progressive de l’économie est synonyme de socialisation de la production (chose évidemment fausse, comme chacun peut s’en rendre compte aujourd’hui); à ramener toute la question du socialisme au transfert des monopoles à l’État — une nouvelle bureaucratie succédant dès lors à l’ancienne — et la révolution à une lutte entre révolutionnaires et bourgeois aspirant à se gagner la faveur des masses. Et c’est sur cette base qu’il minimise l’élément révolutionnaire — le mouvement spontané des masses, avec sa puissance et sa vision lucide du but à remplir —, pour pouvoir exalter à l’avenant le rôle de la personnalité autant que celui d’une conscience socialiste définitivement figée en idéologie.
Certes, Lénine ne se posait pas en négateur de l’élément spontané mais ne voyait là « rien d’autre, au premier chef, qu’une forme de conscience embryonnaire », qui ne parvient à maturité que par le seul truchement de l’organisation et ne devient qu’à ce moment conscience achevée et donc parfaitement révolutionnaire [73]. Le soulèvement spontané ne suffit pas à faire triompher la révolution, dira-t-il : « Que les masses soient entraînées spontanément dans le mouvement, ne rend pas l’organisation de cette lutte moins nécessaire, mais au contraire encore plus nécessaire » [74].
Le vice inhérent à la théorie de la spontanéité, soutient Lénine, c’est de « rabaisser l’initiative et l’énergie des militants conscients », de refuser cette direction forte, exercée par des individus sélection¬nés et indispensable au succès de la lutte de classe [75]. A ses yeux, les faiblesses de l’organisation sont exactement synonymes de faiblesses du mouvement ouvrier. Il faut organiser la lutte, structurer rigoureusement l’organisation; tout en dépend, ainsi que de dirigeants suivant la ligne correcte. Il faut que la direction du Parti acquière une influence sur les masses, et cette influence importe plus que le sort des masses elles-mêmes. Que les masses s’organisent en soviets ou en syndicats, voilà qui reste absolument secondaire; qu’elles soient dirigées par les bolcheviks, voilà l’essentiel.
Rosa Luxemburg a une tout autre vision des choses. Elle ne confond pas la conscience révolutionnaire et la conscience intellectuelle des révolutionnaires professionnels de type léniniste. Seule compte, à son avis, la conscience en acte, la conscience agissante des masses, qui naît et se développe sous l’empire de la nécessité : les masses se conduisent de façon révolutionnaire dans des situations où elles ne peuvent faire autrement et se voient contraintes à l’action. Le marxisme, pour Luxemburg, n’est pas seulement une idéologie qui se cristallise dans l’organisation, c’est aussi, c’est surtout la lutte vivante du prolétariat, lequel fait passer le marxisme dans les faits, non parce qu’il le veut, mais parce qu’il ne peut pas agir différemment. Tandis que Lénine assigne pour mission au révolutionnaire organisé de guider les masses, conçues uniquement comme un matériau à façonner, le révolutionnaire selon Rosa Luxemburg est directement issu du développement même de la conscience de classe et, bien plus encore, de l’action révolutionnaire pratique des masses. Face à la surestimation du rôle de l’organisation et de ses dirigeants, elle ne se borne pas à marquer une opposition de principe, mais démontre en renvoyant à l’expérience que « c’est justement pendant la révolution qu’il est extrêmement difficile à un organisme dirigeant du mouvement ouvrier de prévoir et de calculer quelle occasion et quels facteurs peuvent déclencher ou non des explosions » [76]. Et d’ajouter : « La conception clichée, rigide et bureaucratique, n’admet la lutte que comme résultat de l’organisation parvenue à un certain degré de sa force. L’évolution dialectique vivante, au contraire, fait naître l’organisation comme un produit de la lutte » [77}.
A propos des grèves de masse du 1905 russe, elle souligne : « Pourtant, là non plus, on ne peut parler ni de plan préalable, ni d’action organisée car l’appel des partis avait peine à suivre les soulèvements spontanés de la masse; les dirigeants avaient à peine le temps de formuler des mots d’ordre, tandis que la masse des prolétaires allait à l’assaut » [78]. Et, généralisant, elle conclut en ces termes : « Lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité nécessaire à une telle période, les catégories aujourd’hui les plus arriérées et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l’élément le plus radical, le plus fougueux et non le plus passif. Si des grèves de masse se produisent en Allemagne, ce ne seront sûrement pas les travailleurs les mieux organisés (…), mais les ouvriers les moins bien organisés ou même inorganisés (…) qui déploieront la plus grande capacité d’action » [79].
Et ailleurs, elle proclame expressément : « Les révolutions ne se font pas sur commande. Elles ne sont pas non plus la tâche du Parti. Notre seule devoir est, à tout instant, de parler carrément sans crainte ni tremblement, c’est-à-dire de mettre clairement les masses devant leurs responsabilités du moment et d’énoncer le pro¬gramme d’action et les mots d’ordre qui découlent de la situation. Quant à savoir si le mouvement révolutionnaire les adoptera et à quel moment, il faut laisser à l’histoire le soin de répondre à cette question. Lors même qu’en premier lieu le socialisme apparaîtrait sous l’aspect d’une voix clamant dans le désert, il y gagnerait une position morale et politique dont plus tard, à l’heure de l’accomplissement historique, il recueillera au centuple les fruits » [80].
Rituellement qualifiée de « politique de la catastrophe », l’idée de la spontanéité, telle que Rosa Luxemburg la défendit, a souvent été condamnée sous prétexte qu’elle était dirigée contre l’organisation même du mouvement ouvrier. Rosa s’est d’ailleurs plus d’une fois sentie obligée de préciser qu’elle n’était « pas pour la désorganisation » [81]. C’est en ce sens aussi qu’elle disait: «La social-démocratie est l’avant-garde la plus éclairée et la plus consciente du prolétariat. Elle ne peut ni ne doit attendre avec fatalisme, les bras croisés, que se produise une « situation révolutionnaire », ni que le mouvement populaire spontané tombe du ciel. Au contraire, elle a le devoir comme toujours de devancer le cours des choses, de chercher à le précipiter » [82].
Pour Rosa Luxemburg, cette activité allait de soi, c’était un élément d’un tout; pour Lénine, tout reposait sur une activité qui n’avait qu’un seul but : renforcer l’organisation comme telle. Cette divergence concernant l’importance de l’organisation recouvre aussi deux conceptions opposées du rôle et du contenu du Parti. Selon Lénine, « le seul principe sérieux en matière d’organisation, pour les militants de notre mouvement, doit être : secret rigoureux, choix rigoureux des membres » [83], la formation des révolutionnaires professionnels. Alors, disait Lénine,

« nous aurons quelque chose de plus que le « démocratisme » : une entière confiance fraternelle entre révolutionnaires. Or, ce quelque chose nous est absolument nécessaire, car il ne saurait être question de le remplacer chez nous, en Russie, par le contrôle démocratique général. Et ce serait une grosse erreur de croire que l’impossibilité d’un contrôle véritablement « démocratique » rend les membres de l’organisation incontrôlables : ceux-ci, en effet, n’ont pas le temps de songer aux formes puériles de démocratisme (…), mais ils sentent très vivement leurs responsabilités, sachant d’ailleurs par expérience que pour se débarrasser d’un membre indigne, une organisation de révolutionnaires véritables ne reculera devant aucun moyen » [84].

C’est en partant de ces principes d’organisation (dont le maigre contenu démocratique ne fut jamais qu’une clause de style), que Lénine entendait « forger une arme plus ou moins tranchante contre l’opportunisme. Plus ses causes sont profondes, plus cette arme doit être tranchante » [85]. Cette arme n’était autre que le « centralisme », la discipline stricte imposée aux militants, la soumission absolue de tous aux ordres du Comité central. Personne mieux que Rosa Luxembourg n’a su rattacher cet « esprit de veilleur de nuit », inhérent aux conceptions de Lénine, à la situation particulière des intellectuels russes. Mais, ajoutait-elle, « il nous semble que ce serait une grosse erreur que de penser qu’on pourrait « provisoirement » substituer le pouvoir absolu d’un Comité central, agissant en quelque sorte par « délégation » tacite, à la domination, encore irréalisable, de la majorité des ouvriers conscients dans le Parti, et remplacer le contrôle public exercé par les masses ouvrières sur les organes du Parti par le contrôle inverse du Comité central sur l’activité du prolétariat révolutionnaire » [86]. Et Rosa Luxemburg, sans cacher que les ouvriers, en assumant eux-mêmes la direction de leur mouvement propre, ne manqueraient pas de tâtonner et de faire des fautes, proclamait :

« Disons-le sans détours, les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « Comité central » [87].

Telles qu’elles viennent d’être retracées, les divergences de principes entre Luxemburg et Lénine ont déjà été peu ou prou dépassées par l’Histoire : bien des faits ou des idées, qui nourrirent autrefois la polémique, ont depuis perdu toute espèce d’actualité. Mais il n’en est pas du tout de même pour la question qui se trouvait à la base de la controverse : du mouvement ouvrier organisé ou du mouvement spontané du prolétariat, quel est le facteur révolutionnaire fondamental ? Or, sur ce plan également, l’Histoire a donné raison à Rosa Luxemburg. Le léninisme est désormais enterré sous les décombres de la III° Internationale. Un nouveau mouvement ouvrier, complètement dégagé des traits social-démocrates (dont ni Luxemburg ni Lénine ne furent exempts) mais résolu néanmoins à mettre à profit les leçons du passé, devra rompre avec les traditions de l’ancien mouvement ouvrier et leur influence délétère. Et la pensée de Rosa Luxemburg demeure à cet égard aussi vivifiante que le léninisme a été néfaste. Oui, ce nouveau mouvement ouvrier, et le noyau de révolutionnaires conscients qu’il comprendra nécessairement, pourra tirer davantage de la théorie révolutionnaire de Rosa Luxemburg, et y puiser plus de raisons d’espérer, que de tous les « hauts faits » de l’Internationale léniniste. A l’image de Rosa Luxemburg, en pleine guerre mondiale et face à la banqueroute de la IIe Internationale, les révolutionnaires d’aujourd’hui peuvent dire, face à l’effondrement de la IIIe Internationale : « Nous ne sommes pas perdus et nous vaincrons si nous n’avons pas désappris d’apprendre. »

Notes:

[1] On sait que pendant les années 1930 il était courant, dans la Russie stalinienne, d’assimiler au « luxemburgisme », le « trotskisme », le « menchevisme » et autres courants oppositionnels, et que le crime de « luxemburgisme » était passible de la peine de mort; Staline lui-même énuméra les « erreurs » de Rosa Luxemburg dans une lettre qu’il adressa en 1931 à la revue Proletarskaïa Revolioutsia (N.d.T.).
[2] Cf. la lettre adressée le 6 janvier 1916 par R. Luxemburg à la rédaction de la Neue Zeit.
[3] Cf. C. ZETKIN, Um Rosa Luxemburgs Stellung zur russischen Revolution (publié en 1921 par la maison d’éditions de l’Internationale communiste, C. Hoym à Hambourg). [Le Comité central du S.E.D., le parti dirigeant d’Allemagne de l’Est, a enfin commencé la publication des œuvres complètes de Rosa Luxemburg. Les deux tomes du premier volume sont parus en 1970. N. de l’A., 1971]
[4] Comme une foule d’articles commémoratifs parus dans la presse social-démocrate l’atteste.
[5] M. SHACHTMAN, « Lenin and Rosa Luxemburg« , The New International, mars 1935 [Revue théorique du parti trotskiste américain, dont Shachtman fut l’un des « pères fondateurs ». N.d.T.].
[6], [7], [8], [9]  Réforme sociale ou révolution? (1898) [… Nous supprimons les références du traducteur aux pages de l’édition de 1969, qui n’est plus dans le commerce. BS ]
[10] et [11] Du doit des nations à disposer d’elles-mêmes (1914), in: LÉNINE, Questions de la politique nationale et de l’internationalisme prolétarien, Moscou, 1968.
[12] Cf. par exemple: Une caricature du marxisme et à propos de l’ « économisme impérialiste » (1916) in: LÉNINE, Œuvres, Moscou-Paris (s.d.), tome 23.
[13] cf. LÉNINE, Questions…, op. cit., p. 156.
[14] LÉNINE, Une caricature du marxisme…, Œuvres, 23, p. 30.
[15] LÉNINE, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, in op. cit., p. 84.
[16] R. LUXEMBURG, La crise de la démocratie socialiste (1916). Raymond Renaud, Paris, 1934, p. 121.
[17], [18], [19] La Révolution russe (Berlin, 1922).
[20] K. MARX et F. ENGELS, préface de la deuxième édition russe (1882) du Manifeste communiste, trad. Molitor, Paris, p. 46.
[21] cf. R. LUXEMBURG, Lettres à K. et L. Kautsky, trad. Stchoupak et Desrousseaux, Paris, 1925, p. 244.
[22] Id., p. 255.
[23] La Révolution russe, p. 89.
[24] K. LIEBKNECHT, Militarisme, guerre, révolution […].
[25] E. VARGA, Die wirtschaftspolitischen Probleme der proletarischen Diktatur, Hambourg, 1921.
[26] «La Tragédie russe», Spartakusbriefe, 11, septembre 1918, trad. française, in : Œuvres II, pp. 50-52.
[27] Ces lignes, on ne l’oublie pas, furent écrites peu de temps après l’entrée de la Russie à la S. D. N. et la signature du pacte Staline- Laval (N. d. T.).
[28] N. BOUKHARINE, discours au IVe Congrès de l’Internationale communiste (novembre 1922).
[29] M. SHACHTMAN, « Lenin and Rosa Luxemburg », op. cit.
[30] «Du Défaitisme dans la guerre impérialiste» (1915), in : N. LÉNINE et G. ZINOVIEV, Contre le courant, trad. V. Serge et M. Parijanine, Parti, 1927, I, p. 116.
[31] LÉNINE, «Sur le rôle de l’or…», Œuvres, 33, p. 107.
[32] La Révolution russe, p. 67.
[33] La révolution russe, p. 89.
[34] Critique des critiques ou : Ce que les épigones ont fait de la théorie marxiste (texte rédigé en prison en 1916 et publié à Leipzig en 1923), in : R. LUXEMBURG, L’Accumulation du capital, trad. Irène Petit, Paris, 1968 (II, pp. 137-231), II, p. 165.
[35] Cf. L’Accumulation du capital, I et II, en particulier ch. 6 à 9,
25 et 26.
[36] Id., II, p. 41.
[37] Id., II, p. 89.
[38] Id., II, pp. 9-10, 13.
[39] Id., II, p. 149
[40] L’Accumulation du capital, II, p. 14.
[41] Id., II, p. 89.
[42] Marx distingue, comme on le sait, trois composantes dans la valeur d’une marchandise: 1) le capital constant, qui correspond au capital investi dans les moyens de production; 2) le capital variable, soit le capital investi dans les salaires; 3) la plus-value, représentant la part du travail non payée. La somme du capital constant et du capital variable correspond au capital total consommé dans la production; le rapport de la plus-value au capital total s’exprime dans le taux de profit, celui du capital constant au capital variable dans la composition organique du capital. C’est l’élévation de la productivité du travail qui permet d’accroître cette dernière; autrement dit, le capital constant augmente plus vite que le capital variable. Il va de soi que les trois composantes précitées se retrouvent dans les deux sections de la production.
[43] R. LUXEMBURG expose cette théorie plus particulièrement aux ch. 25 et 26 de L’Accumulation du capital.
[44] Narodniki : nom donné aux socialistes populistes et aux « socialistes-révolutionnaires », opposés aux socialistes marxistes. Issus la plupart du temps des milieux intellectuels, ils voulaient « aller au peuple » et comptaient sur des réformes sociales pour le faire progresser. Ils ne pouvaient admettre l’idée d’un développement capitaliste de la Russie. D’après eux, ce développement avait en effet pour condition fondamentale la possibilité de réaliser la plus-value sur des marchés extérieurs, possibilité qu’ils disaient inexistante en ce qui concerne la Russie, trop tard apparue dans le circuit capitaliste.
[45] V. LÉNINE, Le Développement du capitalisme en Russie (1899), Moscou-Paris, s. d., p. 26.
[46] Id., pp. 49-50.
[47] Le Développement du capitalisme en Russie, pp. 26-27.
[48] V. LÉNINE, Pour caractériser le romantisme économique (1897), Moscou, 1954, p. 31.
[49] Le Développement du capitalisme en Russie, p. 50.
[50] ld., p. 53.
[51] Cf. V. LÉNINE, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1915).
[52] V. LÉNINE, «Bibliographie du marxisme», Œuvres, 21, pp. 85-86; la critique de l’ouvrage de Rosa Luxemburg par Bauer parut dans la Neue Zeit, XXXI, 1, pp. 831-838 et 862-874.
[53] Cité par R. Luxemburg in : L’Accumulation du capital, II, p. 225.
[54] Id., II, p. 230.
[55] Cf. H. GROSSMANN, Das Akkumulations und Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems, Leipzig, 1929.
[56] H. GROSSMANN, « Die Aenderung des urspriinglichen Aufbauplans des Marxschen « Kapitals » und ihre Ursachen », Archiv für die Geschlchte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, XIV, 1929.
[57] H. GROSSMANN, « Die Wert-Preis-Transformation bei Marx und das Krisenproblem », Zeitschrift für Sozialforschung, 1932, p. 58.
[58] Id., p. 60.
[59] Id., p. 75.
[60] H. GROSSMANN, « Die Wert.-Preiz-Transformation… », loc. cit.,
[61] Cf. R. LUXEMBURG, L’Accumulation du capital, op. cit., I,
[62] L’Accumulation du capital, II, p. 165, n. 4.
[63] LÉNINE, Karl Marx, Œuvres, 21, p. 62.
[64] Cf. « Discours au 1er Congrès panrusse des Soviets » (1917) in : V. LÉNINE, Œuvres complètes, trad. Victor Serge, Paris (s. d.), XX, pp. 549-574.
[65] V. LÉNINE, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), Paris, 1945, p. 25.
[66] « Discours au XIe Congrès du P. C. de Russie » (1922), Œuvres, 33, p. 283. La gradation ne manque pas de piquant: «l’État ce sont les ouvriers » (première restriction); « la partie avancée des ouvriers » (deuxièm239e restriction); « l’avant-garde » (ultime restriction); « c’est nous », ce sont les bolcheviks, si hiérarchisés de leur côté, que Lénine aurait pu reprendre à son compte la formule fameuse et s’écrier : « L’État, c’est moi » !
[67] V. LÉNINE, Que Faire? (1902) […]
[68] Cf. J. MIDDLETON MURRY, Marxism, a symposium, Londres, 1935.
[69] « Le Roi de Prusse et la réforme sociale » (1844) in: Œuvres philosophiques, trad. Molitor, 1948, V, pp. 239-240.
[70][71][72] Id., pp. 240-244.
[73] V. LÉNINE, in : « Sur les syndicats » (recueil).
[74] Que faire ?, op. cit., p. 166.
[75] ld., p. 104.
[76] à [79] Grève de masses, parti et syndicats (1906) in : R. LUXEMBURG, Œuvres I.
[80] R. LUXEMBURG, Spartakusbriefe, 1917.
[81] Lettres à K. et L. Kautsky, op. cit., p. 90.
[82] Grève de masse, parti et syndicats, op. cit., p. 150.
[83] Lénine n’hésita jamais à faire fi de ce principe chaque fois que cela lui parut opportun. Ainsi devait-il sacrifier en 1920 les cinquante mille prolétaires révolutionnaires du Parti ouvrier communiste d’Allemagne (K.A.P.D.) pour gagner les voix des cinq millions d’électeurs du réformiste Parti socialiste indépendant d’Allemagne (U.S.P.D.).
[84] V. LENINE, Que faire ?, op. cit., p. 200. Ce passage met parfaitement en lumière l’idéalisme de Lénine. Loin d’instaurer au sein de l’organisation un contrôle véritable des dirigeants par la base, Lénine se contente d’invoquer un « quelque chose de plus » et de recourir à des formules vides de sens, du genre « confiance fraternelle » et « sens des responsabilités ». En pratique, cela signifie : obéissance mécanique, le pouvoir en haut, le conformisme en bas.
(85) V. LENINE, Un pas en avant, deux pas en arrière (1904), Moscou, 1966, p. 99 en note.
(86) « Questions d’organisation de la social-démocratie russe » (1904), traduit par L. Laurat sous le titre « Centralisme et démocratie » in : R. LUXEMBURG, Marxisme contre dictature, Paris, 1946, p. 23.
(87) Id., p. 33.

Le cadavre de Rosa Luxemburg aurait été retrouvé dans un hôpital

29 mai 2009

BERLIN (AFP) — On croyait Rosa Luxemburg enterrée à Berlin depuis 1919 mais le cadavre de cette icône assassinée du socialisme allemand, pourrait avoir été retrouvé dans un hôpital, rapporte vendredi l’hebdomadaire Der Spiegel.

Un mystérieux corps de femme a en effet été découvert dans un cercueil en bois, dans une pièce souterraine de l’Institut médico-légal de l’hôpital Charité, qui présente des « similitudes stupéfiantes avec Rosa Luxemburg », a déclaré au magazine le directeur de l’Institut, Michael Tsokos.

Selon les examens réalisés, ce cadavre resté longtemps immergé était celui d’une femme de 40 à 50 ans souffrant d’arthrose, d’une malformation de la hanche et dont les jambes étaient de longueurs différentes.

Autant de signes qui caractérisaient « Rosa la Rouge », figure de proue de l’extrême gauche, tuée le 15 janvier 1919 à 47 ans par la milice paramilitaire contre-révolutionnaire et dont le corps avait été jeté dans un canal à Berlin.

Le cadavre retrouvé à l’Institut médico-légal – qui serait dans un état de conservation relativement bon, « gris » et « dur comme du bois » tel un corps de cire selon le Spiegel – n’a plus ni tête ni pieds ni mains. Ce qui semble cohérent s’il s’agit de Rosa Luxemburg, relève M. Tsokos, car son corps avait été lesté de pierres pour mieux couler, selon des témoignages d’époque.

M. Tsokos doute donc ouvertement que la tombe berlinoise renferme l’authentique Rosa, qui prônait la grève politique des masses contre la guerre et la bourgeoisie.

Le compte-rendu d’autopsie avant l’enterrement du 13 juin 1919 était d’ailleurs truffé de bizarreries, dit-il, signalant explicitement qu’il n’y avait ni anomalie sur la longueur des jambes ni malformation de la hanche et n’évoquant aucun impact de coup de crosse ou de balle.

Un laboratoire spécialisé a daté au carbone 14 le mystérieux corps retrouvé et selon son chef Matthias Hüls, « il peut tout à fait s’agir de Rosa Luxemburg ».

Mais les comparaisons génétiques sont difficiles: un timbre collé par Rosa Luxemburg n’a pas fourni assez de matière utilisable et les légistes berlinois recherchent toujours une nièce, qui vivrait en Pologne, ajoute l’hebdomadaire.

Créateurs de la Ligue spartakiste, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht avaient été assassinés le 15 janvier 1919. Ce double assassinat et la répression anti-révolutionnaire scellèrent la rupture entre sociaux-démocrates (SPD) et communistes.

A Berlin, la tombe de Rosa Luxemburg, théoricienne du marxisme et partisane de l’antimilitarisme, reste un lieu de pèlerinage où se rassemblent chaque année des milliers de personnes à l’anniversaire de sa mort.

La Fondation Rosa-Luxemburg, proche du parti de la gauche radicale Die Linke, a exprimé vendredi sa « consternation » et appelé le gouvernement à clarifier l’affaire au plus vite.

Copyright © 2009 AFP. Tous droits réservés

Voir aussi:

Les incohérences dans le rapport d’autopsie d’un cadavre trouvé dans le sous-sol du musée d’histoire médicale de l’hôpital Charité de Berlin ont amené Michael Tsokos, chef de l’Institut médico-légal de l’hôpital, à jeter un coup d’œil de plus près.

Un autre Luxemburgisme est possible (Pelz)

12 novembre 2008

Extrait du site ami Critique sociale, qui a réalisé la traduction. Nous avions publié en juin dernier le texte en anglais (Another Luxemburgism is Possible) et signalé en octobre le lien vers Critique sociale. Nous copions la traduction sur notre site pour en augmenter le lectorat.

Un autre Luxemburgisme est possible : réflexions sur Rosa et le projet socialiste radical


Par le Dr. William A. Pelz, de l’Institute of Working Class History de Chicago, 2007 [1].

Avec son assassinat le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg[2] a laissé un vide non seulement dans la gauche allemande mais, en fait, dans tout le mouvement international. La destruction de celle que Franz Mehring avait appelé « le meilleur cerveau depuis Marx » signifiait que d’autres moins brillants et – plus important encore – ayant moins de principes, viendraient après elle. Comme si son absence n’était pas un mal suffisant, ceux, comme Staline, qui la craignaient même morte travaillèrent à créer un monstre qui avait peu de ressemblance avec la pensée profonde de Luxemburg. Cette parodie maladroite, cynique et intéressée, des idées de Rosa Luxemburg et de ceux qui pourraient oser les suivre devint connue sous le nom de « luxemburgisme ».

Dans sa célèbre lettre « Sur certaines questions concernant l’histoire du bolchevisme », publiée par Joseph Staline dans Proletarskaia Revoliutsiia[3], Staline affirmait que Luxemburg était une dirigeante de la social-démocratie allemande, qui avait développé un « luxemburgisme » qui était une forme de menchevisme contre-révolutionnaire. Plus tard Martinov s’associa à Staline pour attaquer les « erreurs semi-mencheviques »[4] de Luxemburg. Comme le note le professeur Sobhanlal Datta Gupta, il n’était pas possible de réaliser complètement l’impact de cet assaut de Staline avant l’ouverture des archives soviétiques et du Komintern. Maintenant toute la violence de cette attaque contre la pensée et l’héritage de Rosa est clairement révélée[5]. De façon assez similaire avec le cas de Trotsky, Staline et ses subordonnées ont voulu noircir la réputation de Rosa Luxemburg à un point tel que même morte elle ne puisse pas présenter de menace pour la nouvelle orthodoxie stalinienne.

Evidemment, Rosa et même le luxemburgisme avaient leurs défenseurs. En 1939 son vieux camarade Paul Frolich a écrit une biographie émouvante, qui récusait la version stalinienne[6]. Le grand rival de Staline, Léon Trotsky, a écrit une défense cinglante intitulée « Bas les pattes devant Rosa Luxemburg ! »[7]. Cependant, même Trotsky n’a pas pu résister plus tard à la tentation de dénoncer des tentatives de construire un mouvement luxemburgiste en France. Le vieux bolchevik tonnait : « les côtés faibles de son enseignement ont été mis à nu, dans la théorie comme dans la pratique. »[8] Tout au long de la République de Weimar et au cours des sombres jours du fascisme d’Hitler, le Parti Communiste d’Allemagne (KPD) adhéra de plus en plus à la ligne stalinienne condamnant la fondatrice de leur parti. Après la lettre de Staline de 1931, qui fut rapidement traduite en allemand, les dirigeants du KPD comme Ernst Thaelmann faisaient régulièrement des discours où ils dénonçaient Luxemburg et Trotsky comme des diables jumeaux qui hantaient le mouvement ouvrier révolutionnaire. Un porte-parole du KPD avertit que le luxemburgisme était une arme de la contre-révolution différant « seulement formellement des théoriciens sociaux-fascistes »[9].

Avec la défaite du nazisme et la création de la République Démocratique Allemande (RDA) dans ce qui avait été la zone d’occupation soviétique, d’aucun aurait pu espérer une réévaluation plus positive de Rosa Luxemburg et de ses théories. Cela ne se produisit pas, le nouveau parti dirigeant (SED) adhérant strictement à la « sagesse » stalinienne. Une biographie officielle de Luxemburg fut publiée en 1951 qui, tout en louant son dévouement à la cause des travailleurs, affirmait que « grandes étaient ses fautes et erreurs qui dévièrent la classe ouvrière allemande vers la mauvaise direction. Plus que tout, nous ne devons pas ignorer qu’il ne s’agit pas seulement de quelques erreurs, mais de tout un système de positions incorrectes (le « luxemburgisme »). Ces positions furent un des raisons décisives de la défaite du Parti Communiste d’Allemagne après sa création… »[10]

Même après que la déstalinisation soit arrivée en RDA, Luxemburg resta suspecte pour la hiérarchie du SED. Ainsi, bien que Lénine se soit prononcé pour la publication des œuvres complètes de Rosa dans toutes les principales langues de la planète, le premier Gesammelte Werke de Rosa Luxemburg n’apparut en RDA qu’en 1970. De plus, les Gesammelte Werke sont loin d’être complets, n’incluant que peu de ses écrits sur la question nationale, et encore moins de ses lettres détenues par les archives de l’URSS ou de la RDA. Aucune tentative réelle n’a été faite de traduire Rosa dans d’autres langues majeures malgré l’appel vieux d’un demi-siècle de Lénine. Cependant, avec une ironie apparemment involontaire, une unité militaire est-allemande fut nommée dans les années 1970 d’après l’antimilitariste acharnée qu’était Rosa[11].

Dans l’ouest de l’immédiat après-guerre, Luxemburg a été publiée, lorsqu’elle l’a été, essentiellement comme une arme contre Lénine et contre le système rival de l’URSS. Quand elle a été « découverte » par la Nouvelle Gauche des années 1960 et 1970, elle a commencé à être jugée sur ses propres mérites, même si un arrière-goût anticommuniste a parfois continué à être attaché à la présentation de son œuvre. Par exemple, l’université du Michigan a publié les écrits de Rosa sur les « Questions d’organisation de la social-démocratie russe » et « La Révolution russe » dans un livre intitulé The Russian Revolution and Leninism or Marxism[12]. Dans la compétition entre l’Allemagne de l’ouest et la RDA, les deux Etats honorèrent Rosa Luxemburg en mettant son image sur un timbre-poste[13]. Mais, comme le disait une plaisanterie à l’époque, ces timbres avaient juste été imprimés pour que les staliniens et les capitalistes puissent cracher sur Rosa en envoyant leur courrier[14]. Avec l’effondrement du bloc soviétique, les passions se sont calmées et il est à nouveau possible d’étudier Luxemburg pour ses mérites propres. Beaucoup de travaux de valeur ont été accomplis dans l’objectif de revisiter Rosa et le luxemburgisme non-révisionniste, comme le montre les rassemblements organisés par la International Rosa Luxemburg Society. Cependant, beaucoup reste à faire pour rendre à Rosa Luxemburg sa place légitime comme penseuse originale et comme révolutionnaire éthique. Cet article est une modeste contribution à cet effort.

Cet article soutiendra qu’une nouvelle appréciation de Rosa, « un autre luxemburgisme », fidèle aux principes de Rosa et débarrassé de tout révisionnisme stalinien, pourrait se développer à partir d’aspects décisifs de son œuvre. Parmi les éléments qui pourraient avoir leur place dans une telle liste, je me concentrerai sur cinq :

1) confiance constante dans la démocratie ;

2) complète confiance au peuple (les masses) ;

3) dévouement à l’internationalisme dans la théorie et dans les actes ;

4) engagement pour un parti révolutionnaire démocratique ;

5) pratique inébranlable de l’humanisme.

Il y a, évidemment, bien d’autres domaines de sa pensée qui contiennent des pistes essentielles pour ceux qui veulent s’inspirer d’elle au vingt-et-unième siècle[15]. Pour des raisons de temps, je me limiterai aux cinq points mentionnés ci-dessus.

Démocratie est un mot qui est souvent galvaudé dans le monde d’aujourd’hui, trop souvent par ceux qui en fait ne s’intéressent pas à la démocratie pour la masse de l’humanité. Luxemburg a rejeté la tradition bourgeoise de la notion de démocratie : une foule passive choisissant entre différentes élites, parmi une offre limitée. Pour elle, la démocratie, la vraie démocratie, était un engagement actif des masses dans tous les aspects de la société. L’opinion de Luxemburg était que « plus les institutions sont démocratiques, plus le pouls de la vie politique des masses est vivant et fort, et plus directe et complète est leur influence »[16]. En d’autres termes, une démocratie entière comme l’expérience de la Commune de Paris en a fait présager la possibilité[17]. Elle n’était d’accord ni avec les arguments des parlementaires « socialistes » qui voyaient le peuple comme une masse passive de votes[18], ni avec le centralisme excessif des bolcheviks russes[19]. Rosa aurait été d’accord avec Bertolt Brecht quand il critiqua le secrétaire de l’Union des écrivains est-allemands qui après la révolte des travailleurs de 1953 :

Fit distribuer des tracts dans la Stalinallee

Déclarant que le peuple

Avait perdu la confiance du gouvernement

Et ne pourrait la regagner

Qu’en redoublant d’efforts. Ne serait-il pas plus simple

Dans ce cas pour le gouvernement

De dissoudre le peuple

Et d’en élire un autre ?[20]

Deuxièmement, nous avons remarqué sa confiance pour les masses. Cela est lié avec sa foi en la démocratie, bien que ce soit un aspect distinct. Rosa pensait que les travailleurs sont capables de s’élever au dessus de leurs problèmes et préoccupations du quotidien, pour créer un mouvement réellement révolutionnaire menant à une transformation fondamentale de la société. Alors que d’autres « socialistes » rejettent sur le peuple la responsabilité de leurs propres échecs, Luxemburg avait le sentiment que les masses se montreraient finalement plus avisées que leurs sauveurs auto-proclamés. Sa conclusion, souvent citée, de sa critique de l’organisation du parti russe, écrite avant la première guerre mondiale, mérite d’être rappelée ici : « disons-le sans détours : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « comité central ». »[21]

Troisièmement, on ne peut que reconnaître l’internationalisme de Rosa Luxemburg. Elle savait que le nationalisme est une illusion dont joue très souvent les réactionnaires. A l’opposé de certains comme Lénine, qui recherchait un « nationalisme progressiste », Luxemburg avait compris que la fierté pour sa propre nation pouvait aisément et fréquemment être manipulée pour engendrer le mépris des autres cultures. Son premier livre, sur la Pologne, a prouvé que la Pologne ne pourrait jamais être véritablement indépendante à cause du manque des bases économiques nécessaires [22]. Cette vision perspicace s’applique à plus d’une nation dans notre ère de globalisation. Cependant, ses opinions étaient loin d’être antipathiques pour les nations et les peuples opprimés par d’autres, car elle pensait que leur véritable salut se trouvait dans la libération internationale, et non nationale [23]. Rosa savait que l’impérialisme n’était pas simplement un choix pour les économies capitalistes avancées, mais plutôt une nécessité économique. En outre, l’impérialisme se poursuit non seulement contre des nations mais aussi contre des catégories à l’intérieur des nations [24]. Pour combattre ces dangers, l’outil approprié est la solidarité internationale. D’une certaine manière, on pourrait dire que les forums sociaux mondiaux sont un projet essentiellement luxemburgiste, en cela qu’ils insistent sur l’internationalisme et la démocratie.

La quatrième composante du luxemburgisme est sa conception du parti révolutionnaire. Comme mentionné précédemment, Rosa Luxemburg était une démocrate convaincue qui avait une grande confiance dans les masses, les gens ordinaires. Comme elle l’a écrit dans Que veut Spartakus ? : nous « ne prendrons jamais le pouvoir sauf en réponse à la volonté claire, sans ambiguïté, de la grande majorité des masses prolétariennes de toute l’Allemagne, jamais sauf par l’affirmation consciente par le prolétariat des opinions, buts et méthodes de lutte de la Ligue Spartakus. »[25] Ces convictions l’ont écarté de la forme ultra centraliste du Parti selon Lénine[26]. Pour elle, le socialisme – le vrai socialisme – ne peut être réalisé que par la mobilisation complète des travailleurs comme acteurs actifs de leur propre libération. Tout en étant intransigeante dans son opposition contre le capitalisme et toutes les formes d’exploitation, Rosa était créative et très éloignée des ronronnements dogmatiques qui ont dominé le communisme européen au cours des décennies suivant sa mort. Le Parti, pour Rosa Luxemburg, ne devait ni se substituer aux masses des travailleurs, ni être une machine électorale utilisant le peuple comme de passifs remplisseurs d’urne. A l’inverse, il s’agissait d’avoir une interaction créative, et évolutive, entre les « dirigeants » et les « militants ».

Le cinquième et dernier principe du « luxemburgisme » dont nous parlerons est l’humanisme. Luxemburg avait la conviction absolue de la dignité humaine comme base morale du socialisme. Elle concevait le socialisme comme étant plus que l’amélioration quantitative de la condition humaine, mais comme une libération des humains du domaine de la nécessité, vers le domaine de la liberté. Alors que pour les dirigeants bourgeois, comme l’ancienne premier ministre britannique Thatcher l’a dit, « la société n’existe pas »[27], Rosa voyait la société comme une œuvre humaine exceptionnelle pouvant transcender les seules nécessités matérielles pour atteindre un accomplissement de l’esprit. Cela ne serait pas imposer au peuple. Luxemburg estimait que les révolutions précédentes dépendaient de la violence précisément parce qu’elles étaient dirigées par et pour des minorités privilégiées. Au contraire, « la révolution prolétarienne n’a nul besoin de la terreur pour réaliser ses objectifs ; elle hait et méprise l’assassinat. Elle n’a pas besoin de ces armes parce qu’elle ne combat pas des individus, mais des institutions […] Ce n’est pas la tentative désespérée d’une minorité pour modeler par la force le monde selon son idéal »[28].

Ecrivant dans la Die Rote fahne le 18 novembre 1918, Rosa affirmait que la révolution a « un devoir d’honneur ». Cet article soulignait l’aspect humaniste de la révolution et exigeait l’abolition immédiate de la peine de mort. Luxemburg concluait : « L’énergie révolutionnaire la plus constante alliée à l’humanité la plus bienveillante : cela seul est la vraie essence du socialisme. Un monde doit être renversé, mais chaque larme qui aurait pu être évitée est une accusation ; et l’homme qui, se hâtant vers une tâche importante, écrase par inadvertance même un pauvre ver de terre, commet un crime. »[29] Le Socialisme a toujours été pour Rosa la création d’un monde plus ouvert de beauté, de culture et de science pour tous. C’était un objectif noble pour Rosa au 20e siècle, et cela reste un objectif qui vaut la peine pour nous au 21e siècle. Peut-être que maintenant, après l’effondrement du bloc soviétique stalinien, il est temps pour une renaissance du luxemburgisme.


Notes:

 

[1] [Texte présenté à la Conférence Internationale Rosa Luxemburg de Tokyo des 1 et 2 avril 2007. Traduit de l’anglais par Critique Sociale, publié avec l’accord de l’auteur – NDT] .

[2] La biographie la plus complète en anglais reste : J.P. Nettl, Rosa Luxemburg, 2 tomes, London and Oxford: Oxford University Press, 1966 [traduction en français aux éditions Maspéro, 1972 – NDT].

[3] J.V. Stalin, Works, Vol. 13, Moscow: Foreign Languages Publishing House, 1955: 102.

[4] A. Martinov, “Lenin, Luxemburg, Liebknecht”, The Communist International, 10.3-4 (1933): 140-142.

[5] Sobhanlal Datta Gupta, Comintern and the Destiny of Communism in India, 1919-1943: Dialectics of Real and A Possible History, Kolkata (Inde): Seribaan: 33-34.

[6] Paul Frolich, Rosa Luxemburg, Gedanke und Tat, 1939 [traduction en français : Rosa Luxemburg, L’Harmattan, 1991 – NDT].

[7] Leon Trotsky, “Hands Off Rosa Luxemburg!”, The Militant (New York), 6 et 13 août 1932.

[8] Leon Trotsky, “Luxemburg and the Fourth International”, New International, août 1935 [traduction en français : Léon Trotsky, Œuvres, EDI, tome 6, 1979, pp. 34-40 – NDT].

[9] Kurt Sauerland, Der dialektische Materialismus, Berlin: Neuer Deutscher Verlag, 1932: 133.

[10] Fred Olssner, Rosa Luxemburg, Berlin-Est: Dietz Verlag, 1951: 7.

[11] Daily World, 29 juillet 1976 : p. 7.

[12] The Russian Revolution and Leninism or Marxism [La Révolution russe et Léninisme ou marxisme – NDT], Ann Arbor: University of Michigan Press, 1970. Voir aussi : Bertram D. Wolfe, “Rosa Luxemburg and V.I. Lenin: The Opposite Poles of Revolutionary Socialism” [Rosa Luxemburg et Lénine : les pôles opposés du socialisme révolutionnaire – NDT], Antioch Review, 21 (été 1961): 209-226.

[13] A l’ouest, cela ne se fit pas sans désaccord de la droite, voir : The Sunday Times (Londres), 17 mars 1974 : p. 8.

[14] Cette plaisanterie m’a été racontée par un membre de l’ambassade de RDA en poste à Washington et, d’autre part, par un membre du parti que j’ai rencontré lors d’une visite à Berlin-Est.

[15] Voir, par exemple : “Writings on Women, 1902-1914” [Ecrits sur les femmes, 1902-1914 – NDT] dans Peter Hudis et Kevin B. Anderson, The Rosa Luxemburg Reader, New York: Monthly Review Press, 2004: 232-245.

[16] The Rosa Luxemburg Reader : p. 302 (La Révolution russe, 1918).

[17] Voir : Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871 (plusieurs éditions).

[18] Elle a débattu avec ceux qui disaient vouloir une voie différente vers le socialisme, mais elle soutient, dans Réforme sociale ou révolution ?, qu’ils choisissaient en fait un but différent. The Rosa Luxemburg Reader: 157-158.

[19] Ottokar Luban, « Rosa Luxemburg’s Criticism of Lenin’s Ultra Centralistic Concept of the Party in the Socialist Movement » [La Critique de Rosa Luxemburg du concept ultra centraliste du Parti de Lénine dans le mouvement socialiste – NDT], article présenté à la Conférence Internationale Rosa Luxemburg, Wuhan, Chine, 20-21 mars 2006.

[20] Bertolt Brecht, « La Solution », poème écrit après le soulèvement des travailleurs de Berlin de 1953.

[21] Rosa Luxemburg, Centralisme et démocratie [Questions d’organisation de la social-démocratie russe], 1904, dans : Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ? (et autres textes politiques), Spartacus, 1997, p. 138.

[22] Rosa Luxemburg, Die Industrielle Entwicklung Polens [Le Développement industriel de la Pologne – NDT], thèse de doctorat soutenue à Zurich, publiée à Leipzig en 1898. Traduction en anglais : Rosa Luxemburg, The Industrial Development of Poland, New York: University Editions, 1979 [il n’existe pas encore de traduction en français – NDT].

[23] Horace B, Davis, ed., Rosa Luxemburg on the National Question: Selected Writings, New York: Monthly Review, 1976.

[24] Anthony Brewer, Marxist Theories of Imperialism: A Critical Survey, London: Routledge & Kegan Paul, 1982: 61-76.

[25] Was will der Spartakusbund ?, 14 décembre 1918. The Rosa Luxemburg Reader: 356-357.

[26] Voir l’article d’Ottokar Luban cité plus haut.

[27] Margaret Thatcher, Women’s Own, 31 octobre 1987.

[29] Rosa Luxemburg, Un Devoir d’honneur .

Rosa Luxemburg’s Letters from prison to Sophie Liebknecht

26 octobre 2008

Une numérisation par l’Université de Californie de l’édition en anglais publiée à Berlin en 1921 (traduction de l’allemand par Eden & Cedar Paul), des lettres de prison de Rosa Luxemburg à Sophie Liebknecht:

pdf (82 pages)

Une lecture au format html de ces lettres est possible sur le site MIA (ici), qui a utilisé une copie conforme de cette brochure rééditée par l’I.L.P. en 1972.

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Cette brochure contient l’autographe suivant:

Le luxemburgisme (Vidal, 1978)

7 septembre 2008

Extrait de Conocer Rosa Luxemburgo y su obra (José María Vidal Villa, 1978) mis en ligne sur Marxismo libertario en avril dernier.

Mais, en marge du Komintern, même contre ce Komintern, et en dehors du cadre d’influence de la IVe internationale trotskyste, un mouvement s’est développé qui s’est réclamé de l’héritage de Rosa : les « luxemburgistes », qui sont davantage un courant de pensée qu’une organisation structurée. Le « luxemburgisme », né après la mort de son inspiratrice, n’a jamais pris corps dans des organisations stables. Il reste vivant comme attitude devant la lutte prolétarienne, comme expérience révolutionnaire des luttes des peuples, trouve inlassablement une nourriture dans l’œuvre de Rosa, y compris dans ses « erreurs », erreurs qui ne le sont réellement que dans une optique léniniste.

Le «luxemburgisme» n’est donc pas quelque chose de concret. L’œuvre de Rosa, elle, l’est. Elle nous a laissé sa condamnation magistrale du réformisme révisionniste, aujourd’hui encore valable pour tant de raisons au sein du mouvement ouvrier. Elle a légué à la postérité son œuvre Grève de masse, parti et syndicats, où la marche spontanée de la révolution est combinée avec l’action consciente de la classe et l’activité directe de son avant-garde. Rosa n’a pas été spontanéiste au sens qu’a pris aujourd’hui ce mot. Rosa a lucidement été capable de comprendre que la révolution est une nécessité historique et que son arrivée ne peut pas être autrement que spontanée. Mais elle n’a jamais nié le rôle de la conscience ni celui du parti, et bien au contraire, a en indiqué inlassablement la nécessité.

Mais pas la nécessité de n’importe quel parti. Pas un parti bureaucratisé, fonctionnarisé, réformiste et atteint de crétinisme parlementaire. Ce type de parti trahit les intérêts du prolétariat. Pas davantage un parti bureaucratique dominé par un comité central, sans démocratie interne, incapable de recueillir le torrent permanent de l’initiative des masses. Pas non plus, donc, un parti léniniste. Le Parti de Rosa est le nécessaire niveau de coordination et d’entente entre les travailleurs et d’autres militants conscients au cours de la lutte, pour la lutte, non pour la bureaucratisation et l’intervention parlementaire, ni non plus pour le putsch ou le soulèvement blanquiste.

Rosa nous a laissé la critique du Parti léniniste et sa tendance à la bureaucratisation. Elle nous a légué la critique du recours à la terreur après le triomphe de la révolution.

Voir aussi:

José María Vidal (1942-2002)

Mon amie Rosa Luxemburg (Louise Kautsky)

3 septembre 2008

Une brochure Spartacus de 96 pages publiée en 1969, toujours disponible sur le site de l’éditeur (6 euros port compris):


Bien avant les affrontements de janvier 1919 à Berlin au cours desquels elle fut assassinée, Rosa Luxemburg fut traitée par ses adversaires de « Rosa la sanglante ». Rien pourtant dans son existence et dans ses écrits, si ce n’est son inlassable dénonciation des crimes des possédants, des polices et des armées à leurs ordres, ne permet de lui coller une telle étiquette.

Pendant 20 ans, Louise Kautsky fut l’une ses amies les plus proches, une amitié que la rupture politique entre son mari, Karl, et Rosa Luxemburg, ne remit pas en cause. Dix ans après sa mort, empêchée, comme elle en avait le projet, de publier un nouveau recueil de ses lettres, Louise Kautsky voulut rendre compte de la personne qu’elle était et l’essence de ses conceptions de la lutte pour le socialisme, sans prétendre exposer l’ensemble de ses apports politiques et théoriques, qu’on trouvera ailleurs. En quelques articles, dont une riche esquisse biographique, Louise Kautsky dresse le portrait d’une femme d’une rare perspicacité, mais aussi d’un rare courage et d’une lumineuse humanité.

Voir aussi:

Rosa Luxemburg et sa doctrine

2 septembre 2008

Paru chez Spartacus en 1977. 196 pages. 10.00 euros

Il s’agit du seul ouvrage disponible en France consacré à tous les aspects de la pensée de Rosa Luxemburg, qui, pour René Lefeuvre, fondateur des Cahiers Spartacus, a toujours incarné la véritable nature du socialisme, ce mouvement porté par la classe ouvrière née du capitalisme et qui se résume par cette formule qui n’est pas qu’un slogan : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Depuis le début des années 1930, René Lefeuvre a toujours eu à cœur de diffuser les textes les plus importants de Rosa Luxemburg, dont les principaux sont toujours au catalogue de Spartacus.

On trouvera dans cet ouvrage des présentations de ses positions, des résumés et extraits de ses textes sur les principaux sujets qui ont conduit son action et sa réflexion :

– Son œuvre et sa vie, par Simon Rubak.

– La richesse de sa correspondance, par Guy Sabatier.

– Les thèses principales de Réforme sociale ou révolution ?, ce texte toujours d’actualité qui démontre les limites étroites du réformisme, par Simon Rubak.

– Ses divergences avec Lénine sur les questions d’organisation du parti social-démocrate, par Maurice Jaquier.

– Le rôle de la spontanéité dans le mouvement de masse, dans la grève générale, le rôle de celle-ci et les relations entre le parti et les syndicats, par Jean Météry et Maurice Jaquier.

– La question de l’indépendance nationale, qui l’opposa également à Lénine, par Guy Sabatier.

– La nature et les limites de la croissance capitaliste, sujets de son Accumulation du capital, par Jean Michel Kay.

Les Lettres de Spartacus, ces tracts et articles publiés par le petit groupe de l’Internationale, ces socialistes opposés à la guerre qui, dirigés par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, continuèrent le combat après 1914 dans l’Allemagne impériale, par René Lefeuvre.

La Crise de la social-démocratie, encore appelée Brochure de Junius, pseudonyme de Rosa Luxemburg, analyse des causes de l’effondrement dans le nationalisme et le bellicisme de la social-démocratie allemande et de l’Internationale socialiste, par Guy Sabatier.

– Le texte intégral de La révolution russe, écrit par Rosa Luxemburg à l’automne de 1918, mais qui ne sera publié qu’en 1922.

– Le programme de la Ligue Spartacus de décembre 1918.

– Les points essentiels du discours de Rosa Luxemburg sur le programme, au congrès de fondation du Parti communiste allemand (30 décembre 1918
– 1er janvier 1919), par Jean Météry.

– L’apport de Rosa Luxemburg à la pensée marxiste, par Galar.

– Une réflexion sur les relations entre Rosa Luxemburg et les mouvements de la gauche communiste, à son époque et depuis lors, par Guy Sabatier.

Rosa Luxemburg et la grève de masse

26 août 2008

Extrait de Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire (Daniel Guérin, 1971).


On a, jusqu’à présent, envisagé le problème de la spontanéité révolutionnaire dans son aspect le plus général et le plus abstrait. Il reste maintenant à étudier de plus près le moyen d’action qui, aux yeux de Rosa, était le véhicule le plus authentique et le plus efficace de la spontanéité : ce qu’elle appelait la grève de masses.

Origines de la grève « politique »

Si opposés aux libertaires, si enlisés dans le bourbier du parlementarisme qu’ils aient été, les théoriciens de la social-démocratie allemande saisirent, de bonne heure, l’importance de la grève dite politique. C’est qu’ils avaient eu sous les yeux, outre le souvenir du Chartisme britannique, les deux expériences mémorables des grèves générales belges victorieuses de mai 1891 et d’avril 1893 pour le suffrage universel. Aussi, peu après la seconde, Edouard Bernstein avait-il, dans la Neue Zeit, publié un article sur « la grève comme moyen de lutte politique ». Il y considérait la grève du type belge comme une arme utile de la lutte politique, à ne mettre toutefois en œuvre que dans des cas exceptionnels. Lorsque le mécontentement populaire était suffisamment profond, la grève politique pouvait avoir les mêmes effets, que ceux produits naguère par les barricades. Mais elle exigeait un prolétariat éduqué et des « bonnes » organisations ouvrières, assez fortes pour exercer une influence sur les inorganisés. « Une telle grève, à la fois prudemment et énergiquement conduite, peut, dans un moment décisif, faire pencher la balance en faveur des classes laborieuses. » Elle était surtout à préconiser dans les pays où le suffrage universel était encore soumis à des restrictions. En dépit de toutes ces réserves timorées, Bernstein n’en admettait pas moins le principe de la « lutte extra-parlementaire » au moyen de la grève dite « politique (1) ». Kautsky, au congrès socialiste international de 1893, présenta un rapport dans le même sens.
Après eux, dans la même Neue Zeit, Alexandre Helphand, dit Parvus, israélite russe, entré dans la social-démocratie allemande, marxiste original et audacieux, avait publié une étude plus révolutionnaire que celle de Bernstein sous le titre « Coup d’État et grève de masses politiques ». A le lire on croirait qu’il anticipe le Mai 68 français : « La grève politique de masses se différencie des autres grèves du fait que son but n’est pas la conquête de meilleures conditions de travail, mais a pour objectif des changements politiques précis, qu’elle vise donc non pas les capitalistes individuels, mais le gouvernement. Mais comment une telle grève peut-elle atteindre le gouvernement ? Elle l’atteint du fait que l’ordre économique de la société est bouleversé (…) Les classes moyennes sont entraînées dans une communauté de souffrance. L’irritation grandit. Le gouvernement est d’autant plus déconcerté que la grève embrasse de plus larges masses et qu’elle dure plus longtemps (…) Combien de temps un gouvernement, sous la pression d’un arrêt de travail massif, pourra-t-il tenir au milieu de la fermentation générale ? Cela dépend de l’intensité de l’exaspération, de l’attitude de l’armée, etc. (…) S’il est difficile à la longue de faire durer une grève de masses, il est encore plus difficile pour le gouvernement de mettre fin à un mouvement général de protestation politique. » Le gouvernement ne pourrait plus amener vers la capitale autant de troupes qu’au temps des barricades. Le mouvement se développerait en province avec une force jusqu’alors inconnue. « Plus la grève de masses se prolonge et plus la décomposition gagne l’ensemble du pays, plus le moral de l’armée devient chancelant, etc. (2). »
En France, c’est le social-démocrate Jaurès qui entre en lice. Dans deux articles, il admet qu’une grève générale politique pourrait être féconde. Mais il assortit cette prise de position de toutes sortes de mises en garde exagérément pessimistes, auxquelles Les lendemains de mai-juin 1968 confèrent pourtant une certaine part d’actualité : « Les partisans de la grève générale sont obligés de réussir à la première bis. Si une grève générale (…) échoue, elle aura laissé debout le système capitaliste, mais elle l’aura armé d’une fureur implacable. La peur des dirigeants et même d’une grande partie de la masse se donne carrière en une longue suite d’années de réaction. Et le prolétariat sera pour longtemps désarmé, écrasé, ligoté (…) La société bourgeoise et la propriété individuelle trouveront les moyens (…) de se défendre, de rallier peu à peu, dans le désordre même et le désarroi de la vie économique bouleversée, les forces de conservation et de réaction. » Surgiront, par la pratique des sports et de l’entraînement militarisé, des milices contre-révolutionnaires. « Des boutiquiers exaspérés seraient capables même d’une action physique très vigoureuse. » Cependant, convient-il, la grève générale, même si elle ne réussissait pas, serait « un avertissement prodigieux pour les classes privilégiées, une sourde menace qui atteste un désordre organique que seule une grande transformation peut guérir (3) ».

La grève de masses officialisée

L’année suivante, Rosa Luxemburg, dans la Neue Zeit, aborde pour la première fois le problème de la grève générale. Elle se prononce en sa faveur, à condition, toutefois, concède-t-elle, qu’elle soit seulement circonstancielle et baptisée « grève politique de masses », pour bien la différencier de la grève générale dite anarchiste. Si Rosa fait siennes certaines des critiques de la social-démocratie contre cette dernière conception, elle ajoute pourtant : « C’est jusque-là et pas plus loin que vont les arguments si souvent avancés par la social-démocratie contre la grève générale. » Et elle rejette catégoriquement le « brillant coup de fleuret du vieux Liebknecht » contre toute forme de grève générale et notamment « l’affirmation que la réalisation d’une grève générale a pour condition préalable un certain niveau d’organisation et d’éducation du prolétariat qui rendrait la grève générale elle-même superflue, et la prise du pouvoir politique par la classe ouvrière indiscutable et inévitable ».
Rosa voit bien que ce prétendu préalable de l’organisation quotidienne et de l’éducation des masses ouvrières dissimule en réalité une option réformiste et parlementariste, l’exclusion de la violence en tant que moyen de lutte, la peur de la répression. Or tout l’État capitaliste repose sur la violence. La légalité bourgeoise et le parlementarisme ne sont que le paravent de la violence politique de la bourgeoisie.
Tandis que les classes dominantes s’appuient sur la violence (…), le prolétariat seul devrait-il, dans la lutte contre ces classes, renoncer à l’avance, et une bis pour toutes, à son usage ? » « Ce serait abandonner le terrain à la domination illimitée de la violence réactionnaire (4). »
Rosa avait affaire à forte partie. La grève politique de masses effrayait tout à la fois le parti social-démocrate et la confédération des syndicats. Le premier, parce qu’il s’accrochait aux vertus exclusives du crétinisme parlementaire » et qu’il voyait dans l’action directe une menace contre ce légalisme auquel il tenait tant; la seconde, parce qu’elle ne voulait pour rien au monde prendre des risques, mettre en danger la prospérité et la stabilité de l’organisation syndicale, vider ses caisses si bien remplies, concéder aux inorganisés, ces indignes, des attributions qui auraient attenté au sacro-saint monopole des organisés. Au surplus, la législation impériale réprimait très sévèrement les grèves (peines de prison et même de travaux forcés pour les grévistes) et la puissante armée allemande était prête à intervenir dans les conflits du travail (5).
Néanmoins, dans sa défense de la grève politique de masses, Rosa bénéficia, pour un temps, de l’appui, ion négligeable, du théoricien de la social-démocratie, adversaire du « révisionnisme », Karl Kautsky. Celui-ci, au moins en principe, admettait alors que Tanne du suffrage universel ne suffirait pas pour vaincre l’adversaire de classe et qu’il y faudrait jouter, le jour venu, celles de l’action directe, de la grève généralisée. Au congrès de Dresde, en 1903, de la social-démocratie, il n’avait pas hésité à soutenir de ses votes une motion anarchisante de ce même Dr Friedeberg en faveur de la grève générale qui, nonobstant cet appui, fut repoussée à une majorité écrasante. Au congrès du parti, à Brême, en 1904, Kautsky, une nouvelle fois, se fit l’avocat de la grève générale avec Karl Liebknecht et Clara Zetkin, mais cette fois encore il n’eut pas gain de cause (6).
Le congrès socialiste international de 1904 à Amsterdam consacra un assez long débat au problème de la grève politique. Une motion du Dr Friedeberg ayant été, une fois de plus, repoussée, une résolution de compromis présentée par le parti socialiste de Hollande fut adoptée à une énorme majorité. Elle accordait aux réformistes que « les conditions nécessaires pour la réussite d’une grève de grande étendue sont une forte organisation et une discipline volontaire du prolétariat » et aux antirévisionnistes qu’il était « possible » qu’une grève étendue à de larges secteurs de la vie économique « se trouverait être un moyen suprême d’effectuer des changements sociaux de grande importance », mais la grève politique de masses était renvoyée prudemment à un avenir plus ou moins lointain « si celle-ci, un jour, se trouvait être nécessaire et utile (7) ».
Tandis que la social-démocratie allemande piétinait dans ces discussions académiques, la lutte de classes en Russie mettait brutalement la grève générale à l’ordre du jour. De son côté, Léon Trotsky, qui résidait alors à Munich, s’appuyant sur l’expérience de ce qu’avaient été « les impétueux mouvements de grève de 1903 », en était arrivé « à la conclusion que le tsarisme serait renversé par la grève générale sur le fond de laquelle se multiplieraient ouvertement les heurts révolutionnaires ». Cette opinion Était aussi celle de Parvus, dont Trotsky venait de faire la connaissance. Parvus l’avait déjà développée dans un article d’août 1904 et il préfaça la brochure rédigée par son nouvel ami à la fin de 1904. Il soutint dans cet écrit que l’arme décisive de la révolution imminente serait la grève générale (8). Cependant, au congrès des syndicats ouvriers allemands à Cologne, en mai 1905, la grève politique de masses était amalgamée avec la grève générale anarchiste et toutes deux traitées indistinctement de « corde que l’on passe autour du cou de la classe ouvrière » pour l’étrangler. Rosa Luxemburg, prenant le contre-pied de ces tristes assises, exalta « cette méthode de lutte qui trouvait en Russie une application grandiose et inattendue, qui pour «tout le monde du travail allait être un enseignement et un exemple (9) ».
Au congrès de la social-démocratie à Iéna, en septembre 1905, Rosa se fit le défenseur ardent de la grève politique de masses : « Si l’on écoute ici les discours déjà prononcés dans le débat (…), on doit, en vérité, se prendre la tête dans ses mains et se demander : vivons-nous vraiment dans l’année de la glorieuse Révolution russe ? (…) Vous lisez quotidiennement dans la presse les nouvelles de la Révolution (…), mais il semble que vous n’ayez pas d’yeux pour voir, ni d’oreilles pour entendre (…). Tous avons devant nous la Révolution russe et nous «rions des ânes, si nous n’en apprenions rien. »
Quelques semaines plus tard, elle ajoutait dans un article : « II n’y a pas si longtemps l’on considérait : moyen [la grève de masses] comme quelque chose de tant soit peu étranger à la lutte de classe prolétarienne et socialiste, comme quelque chose de vide de tout contenu et d’inutile à discuter. Aujourd’hui nous sentons ensemble que la grève générale n’est pas un concept inerte, mais un fragment vivant de la bataille. Qu’est-ce qui a amené ce brusque revirement? La Révolution russe! (…) Aujourd’hui l’on voit clairement sous quelle forme la lutte violente pour le renversement de l’absolutisme se joue. La grève de masses mise en œuvre avec de tels résultats dans la Révolution russe a opéré un revirement dans notre appréciation à son sujet. »
La conviction ardente de Rosa réussit à ébranler l’immobilisme du vieux leader centriste du parti.. August Bebel, et celui-ci ne s’opposa pas à l’adoption d’une résolution où, à travers toutes sortes de restrictions, il n’en était pas moins déclaré que, dans des circonstances données, un large recours à la grève de masses pouvait être un moyen de lutte efficace. Malgré ce qu’elle appelait les « platitudes » de Bebel, Rosa n’en considéra pas moins le vote de ce texte comme une relative victoire et, dans les années ultérieures, elle devait sans cesse se référer à lui pour faire honte à la social-démocratie de son infidélité à la motion d’Iéna, de sa répulsion de l’action directe (10).
Quand, au congrès suivant du parti, à Mannheim, en 1906, le leader des syndicats, Legien, fit une charge à fond d’une heure entière contre la résolution de l’année précédente et ses prétendus méfaits, Rosa lui répondit en se plaçant habilement sur son propre terrain, celui de la défense du mouvement syndical : « Vous n’avez visiblement aucune idée fait que le puissant mouvement syndical russe est un enfant de la Révolution (…), né dans la lutte.(11)»

Contagion de l’exemple russe

Entre-temps, Rosa s’était rendue dans son pays natal en pleine ébullition révolutionnaire, elle y avait participé à l’insurrection de Varsovie et elle avait apporté de son voyage l’étincelante brochure, Grève de masses, parti et syndicats, dont l’objectif principal était de fustiger le mouvement syndical allemand, son étroitesse de vue, son bureaucratisme, son soin avoué de repos, sa crainte du risque et, par
voie de conséquence, la répugnance que lui inspirait la grève politique de masses. Rose le heurtait de plein fouet en faisant revivre devant ses yeux la flamboyante leçon de choses que venait d’être la Révolution russe de 1905. Mais sa démonstration allait encore plus loin. Elle faisait éclater en morceaux l’attitude traditionnelle de la social-démocratie internationale à l’égard de la grève de masses, enfermée, depuis Engels, dans un dilemme trop simpliste : ou bien le prolétariat est encore faible
au point de vue organisation et ressources — et alors il ne peut se risquer à une grève générale; ou lien il est déjà assez puissamment organisé — et alors il n’a pas besoin du « détour » de la grève générale pour parvenir à ses fins (2).
Et Rosa d’affirmer : « Aujourd’hui la Révolution masse a soumis cette argumentation à une révision fondamentale; elle a, pour la première fois, dans l’histoire des luttes de classes, opéré une réalisation grandiose de l’idée de grève de masses (…), inaugurant ainsi une époque nouvelle dans l’évolution du mouvement ouvrier (…) La grève de masses, combattue naguère comme contraire à l’action politique du prolétariat, apparaît aujourd’hui comme l’arme la plus puissante de la lutte politique. » Rosa, avec un optimisme un peu excessif et qui contraste avec ses jugements plus sévères de la fin de 1905 sur le texte arraché à Iéna, soutient que, « dans la résolution d’Iéna, la social-démocratie a pris officiellement acte de la profonde transformation accomplie par la Révolution russe » et « manifesté sa capacité d’évolution révolutionnaire, d’adaptation aux exigences nouvelles de la phase à venir des luttes de classes ».
Mais la grève de masses n’est pas quelque chose sur quoi l’on disserte, mais qui se fait. Assez de « gymnastique cérébrale abstraite » sur sa possibilité ou son impossibilité! Assez de « schémas préfabriqués »! Le schéma théorique qu’on en a fait en Allemagne « ne correspond à aucune réalité ». Et Rosa entreprend de décrire les mille aspects concrets qu’elle a pris spontanément dans la Révolution russe. « Il n’y a pas de pays (…) où l’on ait aussi peu pensé à  » propager  » ou même à  » discuter  » la grève de masses que la Russie. » Et pourtant elle y a surgi, sans plan préalable, comme un torrent irrésistible. « La grève de masses telle que nous la montre la Révolution russe est un phénomène (…) mouvant (…) Son champ d’application, sa force d’action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l’on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. »
Qu’on n’aille pas, comme certains théoriciens pédants, tenter de savants distinguos entre « lutte économique » et « lutte politique » ! De telles dissections ne permettent pas de voir le phénomène vivant, mais seulement un « cadavre ». Loin de se différencier ou même de s’exclure l’un l’autre, les deux facteurs « constituent dans une période de grève de masses deux aspects complémentaires de la lutte de classes du prolétariat ».
Et Rosa, se tournant vers la social-démocratie allemande, insiste sur le rôle que jouent les inorganisés dans une grande bataille de classes, rôle généralement sous-estimé : « Le plan qui consisterait à entreprendre une grève de masses (…) avec l’aide des seuls ouvriers organisés est absolument illusoire. » Ce serait se condamner « au néant ». « Lorsque la situation en Allemagne aura atteint le degré de maturité nécessaire (…), les catégories aujourd’hui les plus arriérées et inorganisées constitueront tout naturellement dans la lutte l’élément le plus radical, le plus fougueux. » Et de conclure : « La grève de masses apparaît ainsi, non pas comme un produit spécifiquement russe de l’absolutisme, mais comme une forme universelle de la lutte de classes prolétarienne (13). »

Résistances de la social-démocratie

Au fil des années suivantes, la social-démocratie, loin de confirmer les prévisions et d’entendre les exhortations de Rosa, tourna le dos de plus en plus hargneusement à la grève « politique » de masses. Une fois dissipée la contagion qu’avait plus ou moins exercée sur le mouvement ouvrier allemand la première Révolution russe, l’arme de la grève de masses fut remisée au magasin des accessoires, d’où elle n’était sortie au congrès d’Iéna de 1905 qu’avec toutes sortes de réserves, de « si » et de « mais ».
Kautsky lui-même fit volte-face : il n’était plus désormais pour son ancienne compagne de lutte un allié, mais un adversaire. Rosa, dans une lettre à un ami, évoquant avec amertume la brochure qu’elle avait publiée en 1906 et qui avait, disait-elle, traité « exactement des questions que Karl Kautsky soulève aujourd’hui », ajoutait : « Il s’avère que même nos meilleurs n’ont vraiment pas du tout digéré les leçons de la Révolution russe. »
Toujours prêt à mettre à profit l’autorité de ses papes, Kautsky, maintenant, invoquait le fameux testament légaliste d’Engels contre le mot d’ordre de la grève de masses (14).
L’objet de la discorde, ce fut, en 1910, la contestation par la social-démocratie du scandaleux régime électoral qui survivait en Prusse. Benedikt Kautsky, un des fils de Karl, a résumé ainsi, dans une « esquisse biographique » de Rosa Luxemburg, l’ « absurdité d’un système électoral qui ne donnait au parti le plus puissant de l’Empire qu’une risible représentation de 7 sièges au Landtag de Prusse. Une démocratisation de ce système eût non seulement détrôné les hobereaux, mais aussi ébranlé leur alliance avec le grand capital. C’est pourquoi le gouvernement prussien se refusa à toute concession. La social-démocratie était donc placée dans l’alternative : ou bien entrer en lutte ouverte contre le pouvoir, ou bien, pour un temps, renoncer à ses revendications. La direction du parti, le cœur gros, opta pour la seconde solution, Rosa crut devoir se prononcer pour la première. Elle pensait, en effet, avoir trouvé le moyen d’action qui permettrait la victoire : la grève de masses. »
Et le bon fils de prendre, contre la militante révolutionnaire, la défense de son papa : « C’était une erreur cardinale que de comparer un tsarisme faible et attaqué par toutes les classes sociales avec le gouvernement allemand, bien organisé, armé jusqu’aux dents et soutenu par les couches prépondérantes de l’aristocratie, de la bourgeoisie et de la paysannerie. Son conflit avec Kautsky à ce sujet ne portait pas sur une question d’audace ou de lâcheté politique, mais il résultait d’une erreur d’appréciation des rapports de forces par Rosa Luxemburg (15). »
Rosa répondit aux arguments de Karl Kautsky en évoquant la fameuse résolution du congrès d’Iéna qui, assurait-elle, « avait emprunté officiellement à l’arsenal de la Révolution russe la grève de masses en tant que moyen de lutte politique et l’avait incorporée dans la tactique de la social-démocratie (…). C’était alors l’esprit de la révolution russe qui dominait les assises de notre parti à Iéna. Lorsque, aujourd’hui, Kautsky attribue le rôle de la grève de masses dans la révolution russe à l’état arriéré de la Russie, qu’il échafaude ainsi un contraste entre la Russie révolutionnaire et une Europe occidentale parlementaire, quand il met en garde avec insistance contre les exemples et les méthodes de la Révolution, quand il va même, par allusions, jusqu’à inscrire la défaite du prolétariat russe au passif de la grandiose grève de masses au sortir de laquelle, prétend-il, le prolétariat ne pouvait être finalement qu’épuisé », alors l’adoption par la social-démocratie allemande, cinq ans plus tôt, de la grève de masses selon le modèle russe « s’avère de toute évidence comme un égarement inconcevable (…). L’actuelle théorie du camarade Kautsky est, en fait, une révision de fond en comble (…) des décisions d’Iéna. »
Et Rosa, poursuivant sa démonstration, affirmait : « C’est précisément de l’isolement politique du prolétariat en Allemagne, invoqué par Kautsky, du fait que l’ensemble de la bourgeoisie, y compris la petite bourgeoisie, se dresse comme un mur derrière le gouvernement, que découle la conclusion que chaque grande lutte politique contre le gouvernement devient en même temps une lutte contre la bourgeoisie, contre l’exploitation capitaliste (…), que chaque action révolutionnaire de masses en Allemagne prendra, non pas la ferme parlementaire du libéralisme ou la forme de lutte ancienne de la petite bourgeoisie révolutionnaire (…), mais la forme prolétarienne classique, celle de la grève de masses. »
Et la rude polémiste se faisait toujours plus âpre : « Si encore ç’avaient été seulement les chefs syndicaux qui, dans la campagne la plus récente pour le droit électoral, avaient pris parti ouvertement contre le mot d’ordre de la grève de masses, cela n’aurait fait que clarifier la situation et contribué à fortifier la critique au sein des masses. Mais qu’ils [ces bonzes] n’eurent même pas eu besoin d’intervenir, que ce fut bien plutôt par l’intermédiaire du parti et avec l’aide de son appareil qu’ils purent jeter dans la balance toute l’autorité de la social-démocratie pour freiner l’action des masses, voilà ce qui a brisé net la campagne pour le suffrage universel. — De cette opération le camarade Kautsky n’a fait que composer la musique théorique (16). »
Les cercles dirigeants du parti et surtout des syndicats allèrent jusqu’à empêcher que la question de la grève de masses ne fît l’objet de discussions publiques au cours de la campagne légaliste pour le suffrage universel en Prusse. Us redoutaient, en effet, qu’il suffît de parler de grève de masses dans les meetings et dans la presse pour qu’une grève de masses « éclatât la nuit même ». Rien qu’évoquer la question, c’était, pour eux, « jouer avec le feu » (17). A la veille de la guerre mondiale, dont elle pressentait l’approche, Rosa Luxemburg renouvela ses appels, cette fois pathétiques, en faveur de la grève de masses. En plus de la lutte toujours à poursuivre pour le suffrage universel en Prusse et la défense des intérêts ouvriers, la nouvelle époque de l’impérialisme et du militarisme, les progrès redoutables des forces bellicistes, le danger de guerre permanent, écrivait-elle, « nous placent devant de nouvelles tâches, que l’on ne peut affronter avec le seul parlementarisme, avec le vieil appareil et la vieille routine. Notre parti doit apprendre à mettre en train des actions de masses le moment venu et à les diriger. » Kautsky ne convenait-il pas lui-même que l’on vivait en quelque sorte « sur un volcan » ? « Et dans une telle situation, s’écrie-t-elle, Kautsky ne voit pour lui qu’un devoir : traiter de putschistes ceux qui veulent conférer à la social-démocratie plus de poids et de tranchant, qui veulent l’arracher à la routine! » Au congrès de la social-démocratie à Iéna, en 1913, où Rosa avait, une fois de plus, plaidé en faveur de la grève de masses, cette fois contre Scheidemann, l’odieux personnage lui jeta à la tête son « irresponsabilité » et son « manque de scrupules », tandis qu’Ebert, qui présidait, rappela grossièrement à l’ordre la courageuse oratrice (18). Ainsi elle était déjà la cible des deux traîtres qui, après avoir accaparé le pouvoir en mettant à profit la Révolution allemande de 1918, la laisseront, ou feront, assassiner.

Notes:
1) Eduard Bernstein, « Der Strike als politisches Kampfmittel », Die Neue Zeit, 1893-1894, 689-695.
2) Parvus (pseudonyme d’Alexandre Israël Helphand), Staatsstreich und politischer Massenstrike », Neue Zeit, -«95-1896, II, 362-392.
3) Jean Jaurès, La Petite République, 29 août au Ier septembre 1901, ds Hubert Lagardelle, La Grève générale et le socialisme. Enquête internationale, 1905, 102-112.
4) G. S., 31-32, 36-37, 41.
5) Ce fut en vain qu’au congrès socialiste international de 1904, un socialiste libertaire, le Dr R. Friedeberg, suggéra que, justement pour cette raison, les syndicats donnent à leurs membres une formation antimilitariste, comme le lisait la C.G.T. française : Dr R. Friedeberg, Parlementarismus und Generalstreik, Berlin, août 1904, 29-30.
6) Lagardelle, cit. 217, 235-252, 282-283, 292, 302, 306.
7) Dr R. Friedeberg, cit.; — Robert Brécy, La Grève générale en France, 1969, 72; — Sixième Congrès international tenu à Amsterdam du 14 au 20 août 1904, compte rendu analytique, Bruxelles, 1904, 45-58.
8) Trotsky, Avant le 9 janvier, brochure, début 1905, préfacée par Parvus, ds Sochineniya (Œuvres de Trotsky en russe), vol., II, livre I, Moscou, 1926-1927; — Zeman et Scharlau, The Merchant of Revolution (vie de Parvus), Londres, 1965, 66-68, 76-78, 87, 89.
9) « Die Debatten in Köln », 30-31 mai 1908, G. W., IV, 395; v. Document n° 5, p. 106.
10) Discours au congrès d’Iéna de la social-démocratie, 1905, G. W., TV, 396-397; — Protokoll… (du congrès d’Iéna), 1905; — article du 7 novembre 1905, G. W., IV, 398-402; — lettres de R. L., fin septembre et 2 octobre 1905, ds J.-P. Nettl, Rosa Luxemburg, 1966, I, 307 (la lettre du 2 octobre 1905 est reproduite, en français, dans l’introduction de Paul Frölich à Grève de masses…, éd. Maspero, 1964).
11) Gegen das Abwiegeln », discours au congrès de la social-démocratie à Mannheim, 1906, G. W., IV, 480-481.
12) Résumé par Rosa d’une page d’une brochure d’Engels de 1873. Beaucoup plus tard, dans l’extrême vieillesse, Engels devait écrire une préface à La Lutte de classes en France de Marx baptisée par les social-démocrates comme son « testament » où il écrivait idylliquement : « Nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les moyens illégaux et le chambardement (…). Avec cette légalité, nous nous faisons des muscles fermes et des joues rosés et nous respirons la jeunesse éternelle. » G. M., 93; — Friedrich Engels, Die Bakunisten an der Arbeit, 1873; — Préface d’Engels du 6 mars 1895 à La Lutte de classes en France de Karl Marx.
13) G. M., passim.
14) Lettre à Konrad Haenisch, 8 novembre 1910, ds Briefe an Freunde, cit., 27; — « Ermattung oder Kampf », G. W., IV, 546.
15) Esquisse biographique de Benedikt Kautsky, ds Briefe an Freunde, cit., 218-220.
16) « Die Théorie und die Praxis », cit., G. W., IV, 556-593.
17) « Wahlrechtskampf… », G. W., IV, 609-611.
18) « Taktische Fragen », ibid., 643; — « Der Politische Massenstreik », discours du 21 juillet 1913, 650; — « Die Massenstreiksresolution des Parteivorstandes », 11 septembre 1913, 670-671; — « Das Offiziösentum der Theorie », 661; — « Sien nient von den Massen schleifen lassen! », discours au congrès de la social-démocratie
d’Iéna en 1913, 679-681.