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Réponse à l’enquête « Le syndicalisme en danger » (Pivert, 1935)

27 janvier 2013

Paru dans La Révolution prolétarienne N°205 du 25 août 1935.

J’ai quelque scrupule à  vous donner mon avis sur la réplique que j’aurais souhaitée aux décrets-lois : je suis fonctionnaire de l’enseignement et, par suite, en vacances. Il m’est  assez désagréable, dans cette situation, de préconiser des moyens d’action qu’en dépit de ma volonté je ne pourrais pas, matériellement, appliquer moi-même.

Mais j’indiquerai d’un mot que cette attaque brutale, on devait la prévoir. A chaque diminution antérieure, j’ai eu l’occasion de le dire à mes camarades du mouvement syndical : « de la vigueur de la réplique dépendra la suite ». Trop souvent on répliquait : « ils » ne recommenceront pas de sitôt! Voilà l’erreur de perspective. « Ils » ont recommencé! Ils y étaient obligés par leur système.

Aujourd’hui, on aurait peut-être pu, par une bonne préparation antérieure (on n’ignorait pas les projets de 10 %!) amener l’ensemble des victimes à la seule réplique efficace : « Tous ensemble et au même moment ».

Mais ne récriminons pas. Notre rôle est encore une fois de regarder l’avenir immédiat et lointain avec le maximum de clairvoyance : on n’évitera pas non plus la réplique décisive : grève générale jusqu’à victoire complète, c’est-à-dire : gouvernement ouvrier et paysan.

Ceci m’amène à votre deuxième question : elle soulève les problèmes les plus graves, comme ceux du passage des revendications corporatives à la revendication du pouvoir. Il faut incontestablement consulter les organisations sur la solution à apporter : ce n’est pas d’une équipe gouvernementale, quelle qu’elle soit, que dépend le sort du prolétariat: c’est du prolétariat lui-même, de son action directe de classe, de ses organisations, de sa capacité de défense et d’attaque contre le régime capitaliste, cause de tous ses maux.

Or, à l’heure où nous sommes, le capitalisme menace de prolonger son agonie par une dictature fasciste et par la guerre. Toutes les revendications matérielles immédiates sont liées directement au rapport des forces antagonistes : ce qui est arraché à l’une renforce l’autre; la déflation, arrachant aux travailleurs une part nouvelle de sa capacité de consommation, permet au capitalisme de se prolonger, d’armer ses Croix de Feu et de nourrir grassement ses munitionnaires. Tout recul de l’heure du corps à corps final risque de livrer une classe ouvrière affaiblie à la servitude fasciste.

Cependant, tout ce qui doit permettre au prolétariat de réunir des facteurs de succès doit être utilisé par lui : alliances de toutes les victimes, neutralisation de certaines couches sociales intermédiaires, utilisation des dernières parcelles de démocratie bourgeoise, etc., ces éléments sont recherchés et peuvent être rassemblés. Mais les organisations syndicales doivent prendre conscience qu’elles seules constituent le véritable moteur et leurs initiatives doivent être dirigées dans le sens du pouvoir pour les travailleurs.

D’où indépendance à l’égard de tout gouvernement!

Mais non pas indépendance de tout gouvernement à leur égard!

Un gouvernement des travailleurs peut être porté au pouvoir : ce sera « le pouvoir » factice, illusoire, et par suite inefficace au plus haut point, si les syndicats comptent exclusivement sur le fonctionnement des institutions parlementaires et ne se préparent pas à utiliser ce dispositif pour la conquête du vrai pouvoir, c’est-à-dire la production entre les mains des syndicats, l’administration politique du pays entre les mains du parti prolétarien (unifié), la répartition des produits entre les mains des coopératives, toutes ces modalités de l’action prolétarienne étant inspirées par la même interprétation marxiste de la révolution. A ce moment, les relations entre gouvernement et syndicats ne sont plus de la même nature : elles sont déterminées par la solidarité de classe qui cimente le pouvoir ouvrier, mais le pouvoir ouvrier n’est vraiment installé sur une base historique solide que si les institutions politiques et économiques créées par la classe ouvrière sont des formes différentes, également nécessaires, mais complémentaires d’une classe appelée tout entière, avec le maximum de liberté et de démocratie intérieure, à la construction de la société socialiste.

En résumé, une nouvelle orientation syndicale est commencée. Si elle n’est le fait que des cadres, elle risque de subordonner l’avenir du prolétariat à des intérêts non spécifiquement prolétariens, donc de reculer la révolution nécessaire. Au contraire, si elle est constamment propulsée par l’initiative des masses conscientes, sachant ce qu’elles veulent, sachant où elles vont, elle peut conduire très rapidement à la conquête du pouvoir politique et à la révolution prolétarienne.

Que les travailleurs, dans leurs assemblées syndicales, regardent en face l’ensemble de la situation et qu’ils dictent leurs volontés.

Sans titre-1

Le syndicalisme en Russie: interview de Sapronov (1922)

14 mai 2012

Paru dans L’Humanité du 4 mai 1922.

(De notre envoyé spécial)

Gênes, 30 avril. – La salle à manger de l’Hôtel impérial. Elle est digne de la III° Internationale, qui n’a pas toujours été à pareille fête. Éclairée de tous côtés, blanche, propre, elle veut être luxueuse. Mais il lui manque l’intimité. Nos camarades, plus que tous autres, ne s’y plaisent point. Le lunch rapidement expédié, par petites tables, sous le contrôle d’un maître d’hôtel dont l’obséquiosité finira bien par m’impressionner, les pensionnaires improvisés de cet établissement ordinairement réservé à l’usage des charcutiers enrichis de Chicago se hâtent vers le salon, ou vers le travail.

Nous, nous sommes bravement restés, coudes sur la table, autour de Sapronov.

Bien sûr, ce n’était pas pour lui parler température ! Il n’est pas plus inquiet de météorologie que nous de savoir si le petit Barthou souffre de sa dent de lait. Sapronov, avec Roudzoutak, représente à la délégation russe le syndicalisme. Il est qualifié pour, comme on dit. Fils de paysans, originaire de la province de Toula, ce jeune militant – il est chargé de trente-cinq printemps – est un gars du bâtiment. Solide, râblé, le cheveu rebelle sur un front large, il a, dans une face âpre, par instants douloureuse, à la mâchoire forte, des yeux de rêve, des yeux d’une inexprimable douceur, presque tristes. Installé bien en face, sa main de prolo posée sur la nappe, il vous regarde, là, droit, fixe, et il vous tient sans répit sous son regard. J’avoue que ça ne m’a pas précisément intimidé car j’avais aperçu déjà l’affectueux clin d’œil qu’il nous lançait.

Membre du bureau de la C.G.T. russe, membre du Comité central exécutif, l’ancien berger Sapronov – car il ne lui manque rien à cet homme, pas même d’avoir été pâtre, d’avoir gardé les moutons en apprenant à lire – s’intéresse passionnément au mouvement ouvrier mondial. Rien de ce qui touche aux grandeur[s] et servitudes des travailleurs ne lui est étranger. Et, durant que nous parlons, c’est toujours en posant des questions préalables sur le syndicalisme français ou italien qu’il me documente sur le syndicalisme russe.

Celui-ci, antérieurement, était influencé par les anarchistes. Les temps ont changé. Le mouvement, d’abord purement professionnel, a pris un caractère plus général. Les organisations professionnelles ont rassemblé, rassemblent actuellement plus de six millions d’ouvriers. Chaque syndicat professionnel est lié par un Comité central, et tous les Comités centraux professionnels réunis dans le bureau de la C.G.T.

Une question, depuis cette fin de repas, me préoccupait, l’influence des partis politiques dans ces organisations professionnelles, dans la C.G.T. Sapronov m’a devancé:

— Dans certaines professions, a-t-il dit, on pouvait noter une grande influence de mencheviks, notamment chez les chimistes et les typographes. Mais l’an passé, les communistes ont eu la prépondérance. Aujourd’hui, le communisme a la majorité. Les sans-partis, les socialistes révolutionnaires ont à peu près totalement perdu leur influence. Ces derniers étaient cependant fortement organisés. En deux ans, en Sibérie, ils avaient pu obtenir de sérieux résultats, particulièrement chez les paysans. Mais l’évolution de la politique économique des Soviets a causé un véritable désarroi chez eux. Puissants en 1919, ils ne sont plus autorisés en 1922 à parler au nom du syndicalisme, dont ils ne sont les représentants ni de près ni de loin.

Sapronov sait l’agitation plus apparente qu’effective entretenue par nos anarchistes. Ceux de Russie, il les connaît bien:

— Ils n’ont absolument aucune influence dans les masses. Ils forment de petits groupes, recueillent parfois dans les assemblées quelques applaudissements, mais ils n’obtiennent pas plus.

J’aborde tout de suite le problème, si ardemment controversé, de la subordination. Existe-t-elle, et quelle est-elle en Russie ?

— Le syndicalisme, répond nettement Sapronov, n’est pas sous la tutelle du gouvernement, pas plus qu’il n’est sous la coupe de la III° Internationale. Il va sans dire qu’ayant à sa tête des communistes, il reflète souvent les directives du Parti. L’obligation pour l’ouvrier de s’inscrire à un syndicat a été supprimée. Le nombre des inscrits, depuis, n’a pas diminué. Au contraire. Il y a, parmi les syndiqués, une vive émulation pour amener à nous les membres des autres partis, et surtout les sans-partis. Ils y réussissent.

Notre camarade n’a pas toujours eu la possibilité de s’intéresser au mouvement professionnel mondial. Mais il est, je l’ai dit, du bâtiment. Sa Fédération est liée aux autres Fédérations d’Europe. Par cela même, il peut apporter, avec une documentation serrée, des arguments sérieux pour l’adhésion à l’Internationale Rouge.

La Fédération russe dans laquelle se trouve un assez grand nombre de [mot manquant], sans que la terre ingrate pousse vers la maçonnerie ou la « terrasse », était représentée, il y a dix-huit mois, au Congrès International du bâtiment. Dans sa grande majorité, le Congrès a adhéré à l’Internationale Rouge.

Voici quelques chiffres:

Les ouvriers du Bâtiment adhérant à Moscou sont au nombre de 900.000. Ceux qui restent à Amsterdam sont 602.000. En considération des forces en présence, [les] « Rouges » ont réclamé d’Amsterdam la convocation d’un Congrès International des deux fractions, ce qui fut refusé.

— Le Bâtiment français, dit Sapronov, faisait partie de l’Internationale d’Amsterdam. Puis, dans sa majorité, il est venu à nous. Il a, aujourd’hui, une existence amphibie. Il est des deux. Mais nous ne lui demandons pas de se prononcer.

 « A la conférence de Hambourg, convoquée par Amsterdam, le représentant du Bâtiment italien demanda que l’on admît les délégués de l’Internationale syndicale Rouge. L’admission fut refusée. Cependant, nous sommes la majorité. Le 7 mai, à notre Congrès, nous réclamerons à nouveau la convocation d’un Congrès International. Qu’il soit, et tout le Bâtiment nous apportera son adhésion !

Interagissant la conversation, Sapronov me prie de consigner, sur le mouvement syndicaliste en Europe, ses impressions.

— Dans les pays où la situation est confuse comme, par exemple, en France et aux États-Unis, il faudra que les communistes obtiennent la prépondérance. C’est en me basant sur ce principe que je préfère voir les syndicats rouges, lorsqu’ils ne sont pas exclus, rester dans les organisations ouvrières. En Allemagne, à Chemnitz, on a exclu des syndicats, mais leur influence a grandi.

« La situation générale doit s’affermir. La crise actuelle durera sans doute quelque temps encore. Elle s’aggravera peut-être. Tant qu’elle durera, il n’y aura pas de possibilité de réalisations. Il peut y avoir diminution des effectifs, mais elle disparaîtra au fur et à mesure que l’on se dirigera vers la Révolution.

« J’insiste sur ce point. Les communistes doivent rester, aussi longtemps qu’il leur est possible, dans l’unité ouvrière, et même dans l’Internationale jaune, et même dans les syndicats chrétiens ou fascistes, à la condition, d’agir en communistes, et de travailler, clandestinement s’il le faut, pour le communisme.

Nous en avons fini avec le mouvement européen. J’interroge maintenant Sapronov sur l’opposition démocratique contre le centralisme bureaucratique. La Russie révolutionnaire souffrait de la bureaucratie. Le 8° Congrès pan-russe a adopté la thèse de Sapronov. Il n’a donc plus de raison de rester dans l’opposition.

Pour conclure, Sapronov n’oublie pas qu’il est délégué de la République Fédérale des Soviets à la Conférence de Gênes:

— Les ouvriers et les paysans de Russie, affirme-t-il avec gravité, ne renonceront pas à la nationalisation, à la réquisition des biens. Ils ne pardonneront jamais aux gouvernants et aux capitalistes étrangers les interventions meurtrières, le blocus. Ils savent la responsabilité du syndicalisme jaune.

Fièrement, Sapronov termine:

— Malgré la lassitude, la famine, les pertes de toutes natures, la classe ouvrière et paysanne tiendra. Elle déclare considérer Gênes comme l’endroit où l’on traitera avec les capitalistes, mais non pas où l’on renoncera à toutes les conquêtes de la Révolution. Elle se déclare prête à combattre à nouveau pour empêcher qu’on leur porte atteinte.

Et Sapronov prend un regard dur, tragique…

Bernard LECACHE.

Grève générale réformiste et grève générale révolutionnaire (CGT, 1903)

20 octobre 2011

Brochure de la Commission des grèves et de la grève générale de la CGT, disponible au format pdf. Merci à Romuald.

Cliquer sur l'image pour ouvrir le pdf (5,32 Mo)

Le Congrès et le travail de la Fédération unitaire de l’enseignement (Dommanget, 1926)

13 septembre 2011

Article de Maurice Dommanget paru dans l’Humanité du 28 août 1926 [disponible également au format image].

Le Congrès de l’enseignement à Grenoble

L’IMMENSE TRAVAIL PÉDAGOGIQUE ET CORPORATIF DE LA FÉDÉRATION UNITAIRE

Le congrès de Grenoble a marqué la place grandissante occupée par la Fédération unitaire de l’enseignement et dans le mouvement corporatif du personnel de l’instruction publique et dans le mouvement social et international de la classe ouvrière.

La vaste salle du gymnase municipal de Grenoble réunissait plus de trois cents éducateurs de tous ordres d’enseignement et de toutes régions, qui représentaient incontestablement l’avant-garde ardente et agissante du corps enseignant de ce pays.

Tous les témoins de ce beau congrès s’accordent à dire que ce fut une réelle démonstration de vitalité, de puissance, de cohésion, de flamme révolutionnaire du prolétariat universitaire. On sentait que là se trouvaient rassemblés les seuls professeurs et instituteurs qui fussent sortis véritablement du stade corporatif. Il était clair, aux yeux des moins avertis, que les congressistes de Grenoble ne s’en tenaient pas, au point de vue social, à quelques vagues et vaines tirades de congrès contre l’oligarchie financière mais qu’ils luttaient en fait, chaque jour, sur le solide et ferme terrain de classe, frémissant aux souffles prolétariens; participant sous des formes multiples à l’organisation ouvrière.

A d’autres, on peut servir encore la phraséologie creuse des principes démocratiques, les promesses cent fois renouvelées et jamais tenues, la confiance en des hommes, des méthodes et des procédés qui ont fait leur temps. Les éducateurs unitaires ont prouvé qu’ils rejetaient bien loin d’eux toutes les vieilles guenilles d’un autre âge, et c’est pourquoi les ouvriers et les artisans de la grande cité des Alpes ont acclamé frénétiquement, au cours d’une réunion publique des plus réussies, ceux qu’ils voyaient, qu’ils sentaient résolument avec eux dans l’immense effort d’affranchissement social.

Les congressistes de Grenoble ne se sont colloqués ni avec des « sommités » locales civiles et militaires, ni avec des sommités social-démocrates. Tout au plus se sont-ils permis d’inviter un camarade du Bureau confédéral pour marquer la connexion étroite de la Fédération de l’enseignement avec la C. G. T. U., et aussi deux syndiqués, nos camarades Baroux et Delourme, députés, pour qu’ils rendent compte des démarches faites en cours d’année.

C’est qu’il n’est point besoin de bluff pour travailler utilement. Et les lumières de ceux qui obscurcissent le sens de classe des prolétaires ne sauraient aider à résoudre les problèmes que pose l’action fédérale dans le cadre des graves conjonctures actuelles. Cependant, il faut le dire parce que c’est la vérité et que toute vérité doit être proclamée même quand elle déplaît le congrès, à son début, semblait paralysé, pratiquement, par la lutte sourde des tendances, il piétinait.

Mais quand, après un ample débat, les thèses se furent affrontées avec toute la liberté, toute la passion et aussi toute la courtoisie désirables, les gros nuages amoncelés au-dessus du congrès se dissipèrent et c’est dans une atmosphère rassérénée que put se poursuivre tout un travail énorme et fécond.

Ce travail, qui se concrétisa dans des résolutions que l’École Emancipée insérera, il n’est pas mauvais d’en indiquer ici les grandes lignes.

Au point de vue corporatif, la Fédération maintient sa fidélité au principe du traitement unique et à la suppression des indemnités autres que les indemnités pour charges de famille et pour postes déshérités.

Le congrès fit sien le projet Molinier, exposé devant la commission ministérielle, et qui assure la péréquation, externe et interne tout en réduisant dans une proportion considérable le nombre des catégories du personnel. Au cas où le projet fédéral ne serait pas pris en considération, le congrès demanda, la répartition, égalitaire des crédits obtenus. Il s’éleva à nouveau contre la ridicule augmentation de 12 % et s’affirma une fois de plus pour l’échelle mobile comme étant susceptible non seulement d’assurer la permanence du pouvoir d’achat des traitements, mais de réaliser l’union de tous les fonctionnaires.

La question angoissante du recrutement du personnel primaire fut solutionnée dans le sens de l’unité d’origine par l’unité de diplômes. La titularisation par promotion dès la sortie de l’École normale, le reclassement des maîtres, l’organisation rationnelle d’un service spécial de suppléance, des améliorations et des garanties en faveur des normaliens furent unanimement réclamés.

Au point de vue pédagogique, le rapport si suggestif de Gabrielle Bouët sur l’application pratique de la morale prolétarienne fournit au congrès une bonne base de discussion que le manque de temps ne permit malheureusement pas d’approfondir. Il reste entendu qu’au cours de l’année qui s’ouvre les leçons et procédés des camarades, passés au creuset de l’expérience, seront livrés aux réflexions de tous par la voie de l’Ecole Emancipée. En une matière aussi délicate, ne faut-il pas marcher à la sonde ? C’est seulement après que l’expérience aura prononcé, que nous pourrons étayer solidement et retoucher en quelques parties l’édifice que Boyer a dressé l’an dernier au Congrès de Paris.

Ceux qui ne réalisent qu’au profit des maisons capitalistes d’édition accusent volontiers les instituteurs unitaires de caresser la chimère, d’être incapables de tout effort positif. Le développement de l’Ecole Emancipée est des Editions de la Jeunesse constitué déjà, certes, la plus belle des réponses à de telles impudences. Mais la publication prochaine du manuel d’histoire de Richard, dont les passages saillants ont été lus au congrès et accueillis par de chaleureux applaudissements, viendra confondre définitivement ceux qui s’érigent en mentors.

Au point de vue social, le congrès, plaçant l’intérêt supérieur de la corporation plus haut que toutes considérations de chapelles et de boutiques, s’est affirmé résolument pour l’unité syndicale. Il a également pris position dans la nouvelle lutte qui s’amorce entre partisans et adversaires de la majorité confédérale. A propos de ce qu’on appelle plus ou moins justement « la Direction unique », il a affirmé sagement,
avec force et à une grosse majorité, dans une motion qui a été reproduite ici même, qu’il n’avait pas à connaître les fonctions politiques ou coopératives dont peuvent être investis dans des organisations parallèles les militants syndicaux. Il s’est élevé contre toute tentative d’établissement du délit d’opinion dans le domaine syndical.

C’est notre fédération qui à tenu l’Internationale des travailleurs de l’Enseignement sur les fonts baptismaux, c’est elle qui en a guidé les premiers pas, c’est un de ses membres les plus dévoués, le camarade Vernochet, qui en est le secrétaire. Aussi, par un sentiment bien naturel, s’est-elle montrée particulièrement susceptible à l’annonce des tentatives de division provenant du S. N, et des mesquineries du gouvernement autrichien, dans le but de nuire au Congrès de Vienne. Le congrès protesta véhémentement contre le retrait du visa des passeports aux délégués instituteurs russes et il salua d’unanimes applaudissements le télégramme de la Centrale du personnel enseignant de Belgique affirmant son attachement à l’I. T. E. et repoussant « toute tentative de division d’où qu’elle vienne ».

Enfin, pour matérialiser son attachement à la cause générale des travailleurs, le congrès a voté d’enthousiasme une somme de 1.000 francs il partager également entre les mineurs anglais et les dockers de Dunkerque.

La Fédération de l’Enseignement sort affermie, renforcée du Congrès de Grenoble et c’est fort heureux, car la confiance accrue dont elle jouit parmi les jeunes et parmi les professeurs, la faillite du Cartel des gauches, la crise financière, qui se muera inévitablement en une crise de régime, lui imposent les plus lourdes tâches.

Elle s’efforcera d’être à la hauteur des circonstances et d’agir au mieux des intérêts du personnel, de l’école et du prolétariat.

Maurice Dommanget, secrétaire de la Fédération de l’Enseignement.

Carte postale du Congrès de Grenoble

Un groupe de congressistes sur la route du Galibier (9 août 1926)

Voir aussi:

L’Internationale de l’Enseignement (Bouët, 1922)

9 septembre 2011

Article de Louis Bouët paru dans l’Humanité du 29 juin 1922.

L’idée d’une Internationale de l’Enseignement fut exprimée par Marthe Bigot, dès 1919, au Congrès de Tours de la Fédération des syndicats d’institutrices et d’instituteurs elle se faisait jour, à peu près à la même époque, en Italie et en Allemagne mais elle ne prit corps que l’année suivante, au Congrès Fédéral de Bordeaux, où la militante Abigaille Zanetta apporta l’adhésion et les suggestions du syndicat italien.

L’Internationale de l’Enseignement réunit les groupes nationaux d’éducateurs ou, à défaut, les éducateurs isolés qui acceptent les principes suivants:

Lutte de classes pour l’émancipation des travailleurs

Lutte contre l’esprit de haine et de guerre

Création d’une école rationnelle.

Ainsi l’Internationale de l’Enseignement veut contribuer à l’édification d’une société meilleure et travailler, au sein du monde ouvrier, à l’élaboration de l’avenir.

« Elle se propose de créer des relations actives entre les éducateurs des différentes nations par des échanges de correspondance, des voyages d’études, des congrès, des échanges d’enfants pendant les vacances, la pratique de la langue internationale, et, dès que possible, par l’édition d’un bulletin international et celle d’ouvrages de littérature pédagogique et de littérature enfantine ». Elle unira, par-dessus les frontières, les instituteurs et professeurs émancipés du monde et les aidera principalement à « dégager de l’incohérence des procédés de l’école de classe actuelle une méthode rationnelle et humaine d’éducation ».

Les débuts de l’I.E. ont été difficiles. On a déjà de la peine à grouper les universitaires d’un même pays. Mais elle se développe peu à peu; l’élan paraît enfin donné.

A ce jour, l’I.E., dont le bureau provisoire est en France, comprend les organisation suivantes :

Allemagne: Freie Lehrergewerkschaft.

Espagne: Associacion générale de Maestros.

France: Fédération des syndicats de l’Enseignement.

Hollande: Union des instituteurs communistes hollandais.

Italie: Sindacato Magistrale Italiano.

Luxembourg: Syndicat des instituteurs.

On peut espérer qu’en son congrès de septembre prochain, la Centrale du personnel enseignant socialiste de Belgique votera son adhésion. L’I.E. s’efforce de se mettre en relations constantes avec les syndicats de Bulgarie et de Russie. Est-il nécessaire d’ajouter que la jonction avec le « Syndicat des travailleurs de l’enseignement et de la Culture socialiste » de la Russie des Soviets nous tient particulièrement à cœur ?

Un groupe assez important d’instituteurs et de professeurs hongrois réfugiés à Vienne (Autriche) à cause des persécutions atroces du régime Horthy, adhérait à l’I. E.; il est actuellement obligé de se disperser, les conditions de la vie étant trop dures dans la malheureuse Autriche; mais chacun des membres sera adhérent isolé et propagandiste convaincu.

En Autriche, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Finlande, en Suède, et jusqu’au Japon, l’I.E. possède des adhérents isolés qu’elle aide, dans la mesure de ses moyens, à mener le bon combat et à fonder des groupes. Des syndicats sont en formation dans la Roumanie et en Tchécoslovaquie.

Le premier Congrès de l’I. E. se tiendra cette année au mois d’août; le lieu et la date exacte seront fixés par un referendum actuellement en cours. Il réunira des militants qui pourront parler au nom des fédérations qu’ils représenteront, car dans chaque groupement national on discute dès maintenant les questions inscrites à l’ordre du jour : action internationale pour l’amélioration de la situation du personnel enseignant, pour la rénovation de l’enseignement historique, trop souvent conçu comme un instrument de domination par la classe capitaliste, pour la lutte contre l’éducation de haine qu’on donne actuellement dans la plupart des écoles.

Le monde ouvrier tout entier, écrit le camarade Boutreux, secrétaire du Bureau international, qui a bien voulu me documenter sur l’I.E., doit s’intéresser à cette action hardie et neuve, qui contient en germe la régénération de toute l’éducation de nos enfants, éducation actuellement néfaste, dirigée par la classe au pouvoir dans un sens absolument opposé aux intérêts et à l’idéal du prolétariat mondial, mais qui sera demain la source féconde d’où sortiront des générations d’hommes libres.

Je ne saurais donner de meilleure conclusion à cet article.

Louis Bouët.

N.-B. Adresser toutes communications concernant l’I. E. au secrétaire général provisoire:

L. BOUTREUX. au Fief-Sauvin par Beaupréau (Maine-et-Loire). (Correspondance en ido et langues nationales)

ou au secrétaire-adjoint:

M. BOUBOU, 96, rue Saint-Marceau, Orléans (Loiret). (Correspondance en espéranto).

Entretien avec Pierre Monatte (1921)

4 septembre 2011

Article « Après le Congrès confédéral – L’opinion de Pierre Monatte » paru à la Une de l’Humanité du 2 août 1921. Pierre Monatte est alors le leader de la minorité révolutionnaire de la C.G.T. contre la direction de L. Jouhaux. Nous avons conservé la ponctuation (pas toujours très claire quant à qui parle).

Dès que je l’aborde Monatte à qui je demande ses impressions sur le Congrès m’offre un large sourire et une réédition du mot de Clemenceau: « Content ! Content !! Content !!! » Son impression d’ensemble est excellente.

Photo parue avec l'entretien

— La minorité a fait un bond prodigieux, nous dit le directeur de la Vie Ouvrière, qui rappelle qu’à Orléans, elle avait obtenu 600 voix, 750 de moins qu’à Lille.

« D’ailleurs leur majorité de 200 voix est fictive. Songe donc aux avantages que donne, dans une telle consultation, l’exercice du gouvernement d’une part et considère de l’autre les effectifs des syndicats qui ont voté avec nous. Songe aussi que c’est dans les fédérations pouvant avoir une véritable action sociale que s’exerce surtout notre influence révolutionnaire. Il était véritablement temps d’avancer le Congrès. Sans ce tour de passe-passe ils étaient battus en septembre. Mais cela nous promet pour l’an prochain. Car il y aura certainement un Congrès extraordinaire en 1922. Cela nous promet une majorité formidable qui deviendra vite alors la presque totalité des syndiqués.

«  Je préfère d’ailleurs ce semblant de majorité de 200 voix pour eux qu’une majorité de 50 voix pour nous avec laquelle il nous aurait été difficile de prendre la direction du mouvement et qui sans doute aurait été l’occasion de la scission cherchée par nos adversaires.

— Mais crois-tu qu’elle est définitivement écartée ? la motion Dumoulin…

— La motion qui, paraît-il, ne signifie ni exclusions ni scission, peut-être reprise sous une autre forme, elle ne sera pas plus applicable aujourd’hui qu’hier. Quand on n’a pu le faire quand nous étions 600 syndicats, comment pourrait-on le faire lorsque nous sommes plus de 1.300, près de la moitié des organisations confédérées. Elle ne peut signifier que leur volonté de scission que leurs amis me reprochaient de n’avoir pas faite à Orléans, volonté nettement en désaccord avec la masse, car ce qui se dégage bien de ce Congrès c’est que non seulement tous les minoritaires, mais aussi la grande partie de ceux qui votaient majoritaire sont résolument hostile à toute scission.

Ce qu’à dit Jacquemin: « que la scission même si la minorité restait adhérente à Moscou, serait un crime » est la pensée générale des syndiqués français. »

Monatte continue:

« Nous poursuivrons notre effort pour la conquête des Fédérations et des Unions.

« Déjà le Congrès a résolu sans discussion possible la question des cheminots, ceux-ci s’étant prononcé par plus de 100 voix de majorité pour l’action révolutionnaire, c’est-à-dire pour le bureau Sémart.

« Enfin en ce qui concerne les métaux, il ne fait plus de doute que les syndicats de cette Fédération sont restés fidèles à l’esprit révolutionnaire et que si Merrheim a renié Zimmerwald, eux ne le suivent pas, puisque 126 syndicats se sont prononcés contre le rapport moral, alors que 103 seulement l’ont adopté, rendant, par ce vote, impossible la situation du Bureau fédéral actuel.

« La Fédération du Textile que nous croyions être la dernière à rejoindre la minorité partage presque également ses voix. Jusqu’aux verriers de mon vieil ami Delxan qui lui ont fait le bon tour de nous donner 30 voix contre 32.

Et il n’est pas une Fédération qui ne compte aujourd’hui une minorité solide et le contre-poids réactionnaire qu’elles ont apporté depuis la guerre dans les C.C.N. est en voie de se déplacer. Cela se fera avec une rapidité correspondante à l’activité que dépenseront dans tous les coins les militants obscurs qui sont et ont toujours été l’âme et la force de notre mouvement.

Monatte m’exprime ensuite son grand regret de ce que le délégué de l’Internationale syndicale de Moscou n’ait pu arriver pour répondre à Fimmen. Il aurait eu un autre succès que l’homme d’Amsterdam. Cela a été pour moi une grosse déception et c’est regrettable pour notre cause.

— J’ai une autre question à te poser. Étant donner les difficultés qu’auront les réformistes à diriger la C.G.T. avec une aussi faible et précaire majorité, si comme le bruit en a couru, ils faisaient une place à la minorité tant au bureau confédéral qu’à la Commission administrative, accepteriez-vous d’y rentrer ?

— A mon sens répond aussitôt Monatte, nous ne pouvons pas entrer au bureau confédéral. Un secrétariat doit être homogène, c’est la première des conditions pour faire du bon travail.

« La participation à la C.A. avait été acceptée au Congrès confédéral de Lyon par nous. Nous n’avons pas changé d’avis. Nous avons seulement contracté une certaine méfiance et des garanties formelles nous seront nécessaires. »

Je quitte Monatte après l’avoir entendu exprimer encore une fois sa satisfaction du Congrès et son espoir d’un prochain retour du mouvement syndical français au véritable syndicalisme révolutionnaire et internationaliste.

Guy TOURETTE.

La Vie ouvrière, 1920

Voir aussi:

Griffuelhes est mort (Dunois, 1922)

26 août 2011

Article d’Amédée Dunois dans l’Humanité du 1er juillet 1922.

Griffuelhes est mort hier matin dans le petit village de Saclas (Seine-et-Oise) où il était allé se reposer auprès de son vieux camarade Garnery, l’ancien secrétaire de la Fédération de la bijouterie. Il n’avait guère plus de quarante-sept ans. Sa mort prématurée attristera tous ceux qui, amis ou adversaires, savent quel rôle considérable a joué Griffuelhes pendant les dix années de sa vie militante et quels éminents services il a rendu au prolétariat.

Le nom de Griffuelhes restera indissolublement attaché à la période héroïque du mouvement ouvrier. Venu jeune à Paris, il adhéra d’abord à une organisation blanquiste et fut même, en 1900 je crois, candidat au conseil municipal de Paris. Mais le socialisme électoral ne faisait point son affaire. Ouvrier cordonnier, c’est dans le syndicat de sa profession qu’il trouva le milieu propice où sa personnalité allait pouvoir se développer à l’aise. Dans la lutte contre la corruption millerandiste, il se distingua assez vite, pour qu’à la fin de 1902, au retour du Congrès de Montpellier où s’était réalisé l’unité ouvrière, il fut élu secrétaire de la Confédération générale du Travail.

Et dès lors, sept années durant (1902-1909) la vie de Griffuelhes se confondra avec celle de la C.G.T. Il en fut plus que le chef, il en fut l’âme. Il avait des dons extrêmement remarquables d’intelligence, de volonté et de commandement. Une énergie un peu sèche, mais puissante, était en lui, animant l’acte et la parole. L’ascendant qu’il exerçait fut bien souvent décisif; ceux qui en ont subi une fois le prestige, ne s’en sont jamais complètement affranchis.

Griffuelhes quitta le secrétariat confédéral en février 1909. Niel qui le remplaça, imbécile et faiseur, ne put tenir que quelques mois et céda la place à Jouhaux – qui alors… qui depuis…

Griffuelhes rentra dans la vie privée, mais avec, dans le cœur, la nostalgie brûlante de l’action. En 1912 il fondait la Bataille syndicaliste qu’il abandonna au bout de quelques mois. Il tenta de créer, l’année suivante, l’Encyclopédie syndicaliste dont quatre fascicules seulement parurent. La guerre surgit, Griffuelhes, hélas ! fut alors du mauvais côté de la barricade. Sa haine de la social-démocratie allemande l’entraînait… Il collabora à la Feuille (celle de Paris hélas ! non celle de Genève). La Révolution russe, sous sa forme bolchevique, le rendit enfin à lui-même. Je ne sais rien du voyage qu’il fit récemment en Russie; mais je sais qu’à la différence des hommes qui, dans la C.G.T. unitaire, se réclament le plus volontiers de lui – les Verdier, les Besnard, les Quinton – il était un partisan déterminé de l’adhésion sans réserve à l’Internationale syndicale rouge.

Il restera pour nous, ses amis d’il y a quinze ans, le Griffuelhes des congrès de Bourges, d’Amiens et de Marseille, le Griffuelhes de la grande bataille des huit heures, le Griffuelhes du syndicalisme révolutionnaire… Mon cœur se serre en écrivant hâtivement ces lignes. Je me dis que la vie n’a pas été équitable à Griffuelhes, qu’il eût pu donner davantage, qu’il eût désiré davantage et que le destin a contrarié jalousement et sa capacité et son désir. Je me dis qu’il en a, dans l’intimité orgueilleuse de son cœur, amèrement souffert. Et je m’incline avec mélancolie devant la tombe prématurément ouverte du militant révolutionnaire dont j’ose dire ici, anticipant sans hésiter sur le jugement de l’histoire, qu’il a été un moment de la conscience prolétarienne française.

Amédée DUNOIS.

Voir aussi:

Discours de Marcel Valière au Congrès de la CGT (1946)

15 décembre 2010

Discours de Marcel Valière au XXVI° congrès de la CGT. Une première mise en ligne d’un texte incomplet avait été faite il y a quelques années par le site Ensemble (minorité du SNUipp) d’après L’École émancipée du I° février 1995. Nous l’avons révisé et complété d’après Front ouvrier de l’époque (beaucoup plus complet sauf deux lignes coupées) et la brochure « Notre ami Marcel Valière » (1975) qui se réfère au compte-rendu sténo du Congrès. (Les variantes donnent lieu à quelques notes). [cf. pdf du texte paru dans Front ouvrier en 1946]

Je suis mandaté par un certain nombre de sections départementales du Syndicat des Instituteurs pour voter contre le rapport moral présenté ce matin par Benoît Frachon [1]. Je voudrais, non pas m’en excuser, mais m’en expliquer. Je me bornerai cependant à ne relever que quelques points du rapport moral qui mériteraient de l’être.

A la libération, la classe ouvrière pouvait abattre le patronat [2]

Au lendemain de la Libération, à laquelle la classe ouvrière a tant contribué, d’énormes possibilités sociales s’offraient aux travailleurs organisés. Rappelez-vous, camarades, la défaite militaire du fascisme et la chute du régime vichyssois pouvaient être suivies d’une refonte complète de notre régime économique et social. Si le syndica­lisme et les partis ouvriers impulsaient une politique har­die, vigoureuse et révolution­naire, la libération nationale pouvait être le prélude de la libération sociale. Le moment était favorable. Le soutien essentiel du capitalisme, à savoir le fascisme, était écrasé. Notre bourgeoisie, profondé­ment divisée et donc affaiblie, son armée de classe pratique­ment inexistante, les trusts venaient de subir une lourde défaite qui les rendait vulné­rables. L’Etat bourgeois et sa bureaucratie étaient ébranlés jusqu’à leurs bases. Des élé­ments d’un nouvel État populai­re s’étaient formés : les Comi­tés de libération, les FFI, les Milices patriotiques. Un peu partout des initiatives surgis­saient en faveur de la gestion ouvrière. La CGT sortait de la clandestinité et devenait l’orga­nisation la plus puissante de ce pays. Ses possibilités apparais­saient comme immenses, il lui suffisait de coordonner les ini­tiatives éparses, de les ras­sembler, de les impulser et de donner une doctrine cohérente à ses innombrables militants livrés à leur seul instinct de classe. Comme en 1936, plus qu’en 1936 peut-être, tout était possible, si la Confédération comprenait son rôle [3] car le patronat de droit divin était déconsidéré, désorienté ou démoralisé.

Au lieu de cette politique de classe, conforme à ses buts statutaires et aux possibilités exceptionnelles du moment, nous avons vu la CGT s’endor­mir dans l’euphorie patriotique, sacrifier ses intérêts profonds à l’unanimité nationale, collabo­rer au sein du CNR avec des hommes et des partis qui, la suite l’a montré, avaient pour dessein, moins d’abattre le fas­cisme, que d’instaurer un pou­voir personnel et de replâtrer l’édifice capitaliste. Nous avons vu la CGT apporter son appui aux gouvernements successifs, collaborer avec un parti du patronat, sous prétexte qu’il était patriote. Nous l’avons vu se rallier au programme du CNR, à celui de la délégation des gauches et renoncer au sien propre. Loin de jeter à bas sans délai les privilèges oppresseurs, la direction confé­dérale, sans distinction de ten­dances, s’est limité à des démarches auprès des ser­vices gouvernementaux mal épurés] [4] ou non épurés, et sa position est résumée par la formule : « Travailler d’abord, revendiquer ensuite ».

Où cela mène-t-il ? Les semaines, les mois passent ; la bourgeoisie surmonte son désarroi. La classe ouvrière perd son dynamisme. Le grand patronat, resté maître des leviers de commande, freine la reprise économique ; les tra­vailleurs sous-alimentés, écra­sés par un marché noir plus flo­rissant que jamais, voient s’amenuiser inexorablement leur pouvoir d’achat tout en s’exténuant à gagner la bataille de la production dans le cadre du capitalisme.

Le blocage des salaires c’est l’abaissement du pouvoir d’achat des masses [5]

Comment, camarades, se présente aujourd’hui la ques­tion capitale des salaires dont on ne parle pas assez à cette tribune [6]. Elle se présente de façon angoissante. J’ai cherché vainement dans le rapport confédéral qui traite de ce pro­blème, des chiffres précis mon­trant l’affaissement considé­rable du salaire réel, la dégrin­golade continue du pouvoir d’achat. Le rapport est muet sur ce point et ce silence est significatif. Autant ce rapport s’étend avec complaisance sur des points secondaires, autant il se tait lorsqu’il s’agit de chif­frer le recul du niveau de vie des travailleurs. Des rensei­gnements officiels, il ressort que l’indique du coût de la vie a passé de 100 à 850 entre 1938 et décembre 1945, cependant que celui des salaires passait dans le même temps pénible­ment de 100 à 350. Cela signi­fie pratiquement que le pouvoir d’achat des travailleurs a été réduit de près de 3/5°, exacte­ment de 57%.

De février à novembre 1945, alors que les salaires n’ont subi aucune augmentation substan­tielle, les prix des principaux produits de consommation ont subi une hausse de 70% et je parle des prix officiels. Sacri­fices à sens unique, bien entendu. Notons que parallèle­ment, le patronat a accru ses profits. Alors qu’en 1938 les profits s’élevaient au tiers de la masse monétaire en circula­tion, en 1945 ils sont montés à près de la moitié.

Dans de telles conditions, décréter le blocage des salaires comme l’a fait le gou­vernement Gouin, c’est décré­ter que la classe ouvrière, après avoir fait les frais de la guerre, doit faire ceux de la reconstruction. II paraît que le gouvernement actuel est un gouvernement ami. Dans les paroles peut-être, dans les actes non, et les actes seuls comptent. Le blocage des salaires et traitements avec un pouvoir d’achat officiellement diminué de 57% par rapport à 1938, alors qu’une nouvelle bourgeoisie de mercantis et de trafiquants s’enrichit sur la misère générale, alors que des milliards ont été dépensés pour massacrer les Indochinois dési­reux de se libérer, alors que des dizaines et des dizaines de milliards continuent de dispa­raître dans le gouffre de l’armée, alors que les marges bénéficiaires des intermé­diaires restent scandaleuses, ce blocage des salaires et trai­tements renforce la position patronale et constitue avant fout un acte anti-ouvrier.

Le blocage des prix que l’on nous promet toujours n’est qu’un leurre. On nous l’a promis cette fois encore naturellement, tout en augmentant parallèlement le tabac les chemins de fer, etc. Le ministre lui-même y croit-il au blocage des prix ? Certaine­ment pas. Mais du moment, n’est-ce pas, que les militants syndicaux y croient, on fait semblant d’y croire ; le but n’est-il pas atteint ? Semer les illusions et la division parmi la classe ouvrière.

Eh bien ! non, nous ne mar­chons pas, pas dans cette tromperie dont les travailleurs – et eux seuls – font les frais. Nous savons que les salaires resteront bloqués, puisque les patrons y ont intérêt, tandis que les prix continueront de monter en dépit des pieuses homélies gouvernementales. Nous savons que cette politique se traduira par une diminution nouvelle du pouvoir d’achat, par une misère accrue, et ce n’est pas parce que c’est un gouvernement soi-disant ami qui la pratique, que les organi­sations syndicales doivent l’accepter. On juge un arbre à ses fruits et un gouvernement aux conséquences de sa poli­tique. Accepter le blocage des salaires, ce serait, de la part du mouvement syndical, trahir sa mission qui est et reste la défense des revendications immédiates indépendamment des partis et des hommes au pouvoir.

Revalorisation du salaire minimum vital garanti par l’échelle mobile des salaires [7]

Par une lutte revendicative résolue, la CGT doit mettre un terme à l’abaissement du niveau de vie des travailleurs. Il convient, en premier lieu, d’exi­ger un salaire minimum suffi­sant. Puisqu’en février 1945 la CGT posait la revendication de 23 francs de l’heure pour le manœuvre, soit 4 000 francs mensuels, et que le coût de la vie depuis s’est élevé de 70 %, c’est 39 francs de l’heure, soit 6 800 francs mensuels qu’il faut réclamer maintenant.

Ce minimum vital revalorisé doit s’accompagner de garan­ties quant à la stabilité du pou­voir d’achat ainsi obtenu. Libres à certains de faire confiance au gouvernement pour bloquer les prix ; nous préférons, quant à nous, récla­mer, pour atteindre ce but, deux moyens différents effi­caces : d’abord, l’échelle mobi­le, ensuite le contrôle ouvrier des livres de comptes.

Nous ne faisons pas de l’échelle mobile une panacée universelle, mais nous estimons qu’elle consti­tuerait un palliatif sérieux à condition d’être basée sur des indices de prix établis mensuel­lement par des commissions paritaires et qu’elle serait un élément efficace de stabilisa­tion du coût de la vie.

Bloquer les salaires et laisser les prix vagabonder, voilà la politique du gouvernement tripartite. Bloquer rapidement les prix en surveillant leurs mouve­ments et en réglant sur eux la marche des salaires, voilà la seule position ouvrière pos­sible.

Le contrôle ouvrier des prix de revient et des bénéfices patronaux par l’accroissement du pouvoir de gestion des Comités d’entreprise et l’aboli­tion du secret commercial serait une autre mesure effica­ce pour stabiliser le coût de la vie.

Revalorisation du mini­mum vital, échelle mobile et contrôle ouvrier nous parais­sent être les trois bases essentielles de la politique que la CGT doit prendre en matière de salaires.

Bilan du mot d’ordre confédéral « Produire » [8]

Venons-en au problème de la production. Voilà 18 mois que le mot d’ordre confédéral est : produire, produire. Avec un ensemble touchant, ministres et secrétaires confédéraux, députés et secrétaires fédéraux entonnent l’hymne à la produc­tion. A entendre leur refrain, on pourrait croire, ma foi, que la classe ouvrière se complaît dans une douce oisiveté en vivant, sans doute, de ses rentes. C’est aux ouvriers, en effet, et non aux patrons que ces discours s’adressent. Et c’est au nom de cette politique de production que l’on freine ou que l’on condamne depuis la libération tous les mouvements revendicatifs de la classe ouvrière.

Par un effort gigantesque, les mineurs, dans les conditions de travail les plus mauvaises, ont presque atteint la production de charbon de 1938 [9], mais il faut constater que la part de charbon réservée à l’industrie varie entre le tiers et la demie de ce qu’elle était avant guerre. Ce qui signifie que la consommation du charbon assume les besoins courants, mais qu’elle est incapable de propulser une large reprise de l’industrie française. La stagnation de consommation de charbon dans l’industrie démontre le marasme de la production industrielle. Quelques chiffres puisés à la bonne source (j’appelle bonne source les services mêmes de Marcel Paul et d’André Philip) feront apparaître plus clairement ce marasme.

La production de fonte atteint 35 % de son niveau d’avant la guerre, d’acier 45%, de locomotives 26%, de wagons 20%. Stagnation complète dans la production de ciment, d’engrais azotés. Sous-production également dans le domaine des textiles.

Malgré que [10] la classe ouvrière ait suivi avec discipline les mots d’ordre de production de la CGT, la reprise reste donc plus aléatoire que jamais. Nous sommes en régime capitaliste et c’est ce que certains ont trop tendance à oublier.

Les paysans fournissent à la collecte des cuirs et peaux 72 % du tonnage d’avant la guerre mais la production du cuir ne s’élève qu’à 52 %. Où passe la différence de 22 % ? Vous savez où. Même constatation quand on étudie le circuit qui passe de la production de cuir à celle de la chaussure.

Le service de statistiques a publié des indices d’activité industrielle. En posant l’indice 100 en janvier 1945 il a calculé l’indice mensuel du chiffre d’affaires et celui du salaire horaire moyen de l’ouvrier travaillant dans les branches considérées.

De janvier à juillet 1945 l’indice du chiffre d’affaires passe de 100 à 222, celui du salaire horaire de 100 à 153. Ainsi il apparaît que si la production industrielle stagne, le chiffre d’affaires grossit considérablement; ce qui signifie que les prix s’élèvent beaucoup plus vite que l’accroissement de la production. L’argument du Bureau confédéral, selon lequel plus la production s’élèvera plus les prix diminueront, tombe. Dans le système capitaliste, les patrons ne recherchent que les profits, et toute production se transforme beaucoup plus en bénéfices qu’en augmentation du pouvoir d’achat ouvrier. De plus, l’augmentation relative plus forte des prix anéantit toute hausse des salaires.

Mais si, ne bornant pas notre examen à l’indice général du chiffre d’affaires, nous en venons à l’indice du chiffre d’affaires dans chaque branche industrielle,; nous ferons d’importantes constatations:

De 100 en janvier 1945 l’indice passe en juillet 1945 pour la production des métaux à 391, pour la sidérurgie à 457, pour la fonderie à 406, pour l’automobile à 271, pour le textile à 170, pour l’habillement à 153, pour l’industrie du cuir ainsi que pour la fabrication des chaussures à 142.

Ainsi ce sont les industries les plus concentrées, celles où les trusts dominent qui voient leur chiffre d’affaires faire des bonds énormes, alors que les industries où domine la petite production voient leur chiffre d’affaire opérer une progression beaucoup plus lente. Une conclusion s’impose: tous les efforts de la classe ouvrière, tous les sacrifices n’aboutissent qu’à accroître les bénéfices des trusts. Il y a donc un vice dans la politique de la CGT puisque, pour le moment, « la lutte production » conçue à la façon du Bureau confédéral, loin d’être une forme de lutte contre les trusts, n’aboutit pratiquement qu’à les renforcer. [11]

M. Henry Ford demande aux chefs syndicalistes de veiller au rendement

J’ai ici une citation extraite d’un journal que je voudrais vous laisser le soin de deviner. Je vais vous la lire sans indiquer l’auteur, voulant vous laisser la surprise:

 » Nous sommes persuadés (et toute la population, les ouvriers en particulier seront de notre avis) qu’un terrible danger vous menace si la production n’augmente pas dans de larges proportions… Nous croyons aussi que la seule route qui nous conduira vers la paix et la prospérité est celle du travail. Travaillons pour produire en laissant de côté toute autre considération. C’est le premier devoir des chefs syndicalistes que de veiller au maintien du rendement ».

Reconnaissez, camarades, que ces paroles sont tout à fait semblables à celles que l’on entend dans la bouche des responsables actuels de la C.G.T. et que vous trouveriez normal que je les aie extraites d’un organe syndical.

Je dois dire que la citation est tirée d’un éditorial du Figaro et qu’elle reproduit des paroles de M. Henry Ford, le grand maître des trusts des États-Unis.

Le premier devoir des chefs syndicalistes n’est pas de veiller au maintien du rendement, il est de veiller à ce que le bien-être et la liberté des ouvriers qui les mandatent, ne soient pas encore une fois foulés au pied par une nouvelle nationalisation capitaliste.

D’autre part, proportionner le salaire au rendement, ce n’est en rien résoudre les problèmes de la production, car ceux-ci sont moins un problème qu’un problème d’organisation et de lutte contre le patronat. D’autre part, je m’étonne que notre C.G.T. abandonne son opposition traditionnelle aux salaires au rendement; tous les méfaits de celui-ci ont été dénoncés depuis bien longtemps. Le salaire au rendement permet toutes les manœuvres patronales, introduit la division dans les rangs du mouvement ouvrier et, en définitive, se retourne contre les ouvriers.

Comment assurer la reprise ?

Entendons-nous bien, camarades, nous ne disons pas qu’ils sont mal posés par la CGT, nous disons, nous, que la lutte pour la reprise passe par la lutte contre le capitalisme et qu’il faut engager le combat pour un plan ouvrier de production élaboré par la CGT et exécuté, sous contrôle ouvrier. Et pour répondre au camarade me demandant des conclusions pratiques, je lui dirai que le congrès des instituteurs, à Noël, a demandé comme plan ouvrier de production:

1. l’expropriation des industries-clés et la nationalisation du crédit sans indemnité ni rachat, sauf pour les petits actionnaires;
2. le contrôle effectif de la production, de l’emploi qui en est fait, des commandes, de l’embauche et de la comptabilité par les délégués des travailleurs dans les comités d’entreprise ayant voix délibérative;
3. l’établissement d’un plan commun de la production par coordination aux échelons locaux, départementaux et nationaux de ces comités d’entreprise;
4. le soutien et le développement des coopératives de production, d’achat ou de vente, dans les milieux artisanaux et particulièrement l’agriculture, en collaboration avec la CGA;
5. l’orientation de la production et son accroissement vers les œuvres de paix et de première nécessité;
6. la revalorisation des salaires et des traitements, et l’amélioration des niveaux de vie des masses laborieuses;
7. le prélèvement sur la fortune acquise et la confiscation des biens des traîtres.

La politique confédérale désarme la classe ouvrière devant le patronat [12]

Toute autre politique syndicale va à l’encontre du but poursuivi. Les besoins non satisfaits des masses laborieuses risquent de les retourner contre la CGT si celle-ci persiste dans son orientation actuelle. La puissance de la CGT lui confère de lourdes responsabilités dans le marasme actuel. Les ouvriers syndiqués se découragent et sont démoralisés par la vanité de leurs efforts: ils n’ont jamais tant peiné et si mal vécu; leur sort n’a jamais été aussi précaire alors que la CGT n’a jamais été aussi forte en effectifs. Gare à la désaffection des masses envers une organisation syndicale qui s’obstine à soutenir ou à ne pas combattre des gouvernements incapables d’assurer une reprise parce qu’ils ne veulent pas lutter contre le capitalisme.

Les paysans peuvent, eux aussi, se retourner un jour contre les dirigeants de la CGT pour leur dire:  » Vous avez de beaux communiqués de victoire dans la bataille du charbon, dans celle de l’acier, des textiles, etc. mais pour nous, il n’y a pas de machines agricoles ni d’engrais. Vous avez si bien abattu les trusts qu’ils n’ont jamais fait autant de bénéfices ».

Aurions-nous la mémoire courte au point d’avoir oublié qu’une des raisons maîtresses qui ont facilité l’accès au pouvoir de Mussolini et d’Hitler a été la carence du mouvement ouvrier ?

La France, actuellement, est dans un état qui rappelle par plusieurs côtés celui de l’Italie et de l’Allemagne après la première guerre mondiale.

Même exaspération des luttes partisanes, même impuissance des partis au pouvoir à sortir le pays de l’ornière, même prolifération de la bureaucratie, même misère des transports et de la production, même fuite ou dissimulation des capitaux, même fiscalité dévorante, même faiblesse de la monnaie, même dégoût du pays à l’égard des luttes électorales. Et surtout, même incapacité des organisations syndicales et des dirigeants syndicaux à préconiser des mesures novatrices, révolutionnaires et à les faire entrer dans les faits, même incapacité à abattre un régime historiquement condamné; même impuissance de leur part à maintenir et à améliorer le standard de vie ouvrier, à provoquer l’enthousiasme de la classe ouvrière; même souci de leur part de limiter l’action syndicale à des délégations, à des démarches, à la politique de présence et d’écarter l’action directe des masses elles-mêmes.

C’est ainsi, le passé est là pour le confirmer, que l’on prépare le terrain au fascisme ou au pouvoir personnel d’un Bonaparte quelconque. [13]

Seule l’action contre le Patronat et l’Etat

[Camarades, je n’ai pas la prétention de convaincre personne, j’ai simplement la prétention d’exécuter un mandat syndical].[14] Il est temps pour la CGT de modifier son orientation et ses méthodes d’action.

Pour réaliser le programme ouvrier de reconstruction dont j’ai donné tout à l’heure les grandes lignes, il est vain de compter sur la seule politique de présence.

Seule l’action résolue et hardie contre le patronat, patriote ou non, et son État peut, en protégeant les conditions de vie des travailleurs, sauver le pays de l’immense catastrophe économique et financière qui avance à grands pas.

Seule une action résolue et hardie de la CGT, en y comprenant la grève qui reste l’arme la plus efficace pour résister à l’offensive des trusts, permettra aux larges masses laborieuses des villes et des campagnes de surmonter la démoralisation qui s’insinue devant les échecs et les déceptions qui constituent le terrain le plus sûr à une renaissance non française mais fasciste. [15]

La CGT ne doit pas appuyer un gouvernement où, sous couvert de tripartisme, siègent les représentants des trusts. Ainsi que l’a déclaré le Congrès des Instituteurs:  » le syndicalisme doit donner son plein appui à une coalition, dans le pays et au gouvernement, des partis ouvriers, à condition que l’action de ces partis reste conforme au plan établi par la CGT et que celle-ci conserve son droit de contrôle et d’action autonomes ».

Tout cela suppose un mouvement syndical sain, c’est-à-dire une CGT indépendante et démocratique. Je ne reviendrai pas sur les décisions du CCN de septembre qui ont provoqué des remous au sein de notre centrale.

En conclusion, nous demandons avec force au congrès de prendre conscience du fait que le capitalisme a fait faillite, qu’il n’apporte plus désormais aux travailleurs que la misère, la souffrance, le chômage et la guerre, et qu’il faut, non le renflouer, non prolonger son agonie, mais l’abattre. Il faut donner au prolétariat conscience de sa mission historique de fossoyeur de la bourgeoisie, il faut lui rendre sa confiance en lui-même et en son destin révolutionnaire. La pause n’a que trop duré. Il faut répondre « non ! » sans tarder, à la question cruciale: est-ce à la classe ouvrière de faire les frais de la reconstruction après avoir fait ceux de la guerre ? Il faut traduire dans une résolution sans équivoque et par des actes concrets cette soif de changement qui anime les travailleurs, éternelles victimes des divers impérialismes qui se disputent le monde. Pour empêcher la démoralisation de gagner la classe ouvrière, démoralisation provoquée aussi bien par la pratique du réformisme que par la subordination du mouvement syndical au mouvement politique, la CGT doit faire confiance aux méthodes d’action directe et de lutte de classe:; elle doit rester fidèle à sa raison d’être: l’action de classe pour la disparition du salariat et du patronat.[16]

Notes de la BS:

[1] La version de l’EE de 1995 et la brochure « Notre ami Marcel Valière » (1975) remplacent notamment Benoît Frachon par « le camarade Frachon ».

[2] Sous-titre absent de la version de 1995.

[3] La version de 1995 remplace « rôle » par « devoir » et arrête là la phrase, puis ajoute un sous-tire « Une occasion manquée » au paragraphe suivant.

[4] La version Front ouvrier de 1946 est coupée pour la partie entre crochets. La version de 1995 s’appuie donc ici sur un document d’origine plus complet, probablement la brochure « Notre ami Marcel Valière » (1975).

[5] Sous-titre absent de la version de 1995 (celle-ci introduit un peu plus loin un sous-titre « Non au blocage des salaires ! » juste avant « Dans de telles conditions, décréter le blocage… »).

[6] Nous avons gardé cette phrase selon la version de 1995. (1946: « Comment se présente la question capitale des salaires ? »).

[7] Le sous-titre est ici: »Reprendre l’offensive » dans la version de 1995.

[8] Le sous-titre est ici: « Produire d’abord, revendiquer ensuite ? » dans la version de 1995.

[9] Le compte-rendu sténographié des débats, d’après la brochure « Notre ami Marcel Valière » (1975), précise ici un interruption d’un délégué: « Ils l’ont dépassée. »

[10] remplacé par « Bien que » dans les versions de 1975 et 1995. Qui n’a jamais rencontré un prof qui lui disait par académisme que « malgré que » n’est pas du bon français ? (ce qui est pour le moins discutable, on le rencontre par exemple chez André Gide, prix Nobel de littérature en 1947).

[11] La version de 1995 qui avait coupé les paragraphes précédents précise ici: (Vives protestations).

[12] Le sous-titre est ici: »Ne pas démoraliser les travailleurs » dans la version de 1995.

[13] Le compte-rendu sténographié des débats, d’après la brochure « Notre ami Marcel Valière » (1975), précise ici: « (Huées du Congrès) ».

[14] La phrase entre crochets est une précision du compte-rendu sténographié des débats, d’après la brochure « Notre ami Marcel Valière » (1975)

[15] Le compte-rendu sténographié des débats, d’après la brochure « Notre ami Marcel Valière » (1975), précise ici: « (Le Congrès proteste vivement et interrompt l’orateur) ».

[16] Le compte-rendu sténographié des débats, d’après la brochure « Notre ami Marcel Valière » (1975), précise ici: « (La conclusion de cette allocution a été interrompue à diverses reprises par les protestations du Congrès) ».

Impressions d’un délégué (Louis Bouët)

1 novembre 2009

Source: A. Rosmer/ Le mouvement ouvrier pendant la guerre (1936) (p. 359-361). Première publication internet en 2006 dans la brochure du courant Ensemble Les syndicalistes et la Première guerre mondiale. Instituteur, Louis Bouët devait militer après guerre dans la Majorité fédérale de la Fédération unitaire de l’enseignement (oppositionnelle dans la CGTU) puis dans la tendance École émancipée (qui reprit le nom de la revue dont Bouët avait été le gérant).

J’étais à la Conférence confédérale du 15 août 1915, au titre de délégué suppléant de l’Union des Syndicats de Maine-et-Loire, en désaccord pour la première fois avec le délégué titulaire, Bahonneau, secrétaire de l’Union, influencé par Jouhaux qui venait assez souvent à Angers-Trélazé. C’est Loriot qui est intervenu au nom de la Fédération de l’Enseignement, plus en socialiste qu’en syndicaliste car il avait assez peu milité dans les syndicats, et il se trouvait pris de court, défendant une cause qui était la sienne depuis la veille au soir seulement.  Nous réagîmes avec vigueur lorsque Luquet (des Coiffeurs), qui présidait, traita notre camarade d’Aliboron à cause de sa manière « d’enseigner l’histoire » ! Loriot venait de rappeler les congrès socialistes et les résolutions contre la guerre.
Des autres interventions, je me rappelle celles de Frossard, sur une question de procédure et dans notre sens; de Bourderon, difficile à suivre avec ses phrases restant en route, emberlificotées, mais s’affirmant tout de même avec nous pour finir; de Péricat, un peu filandreux lui aussi, nettement pacifiste néanmoins; de Merrheim (que j’entendais pour la première fois) qui fit certes la meilleure intervention, situant dès ce moment-là les responsabilités de Poincaré, celles de l’Angleterre, se prononçant pour la reprise des relations internationales entre socialistes.
Pour la première fois sans doute, Jouhaux, dans son discours, parla de « réalisations » (!?) qu’il opposait à l' »agitation vaine ». Keufer et Saint-venant parlèrent aussi pour la continuation du massacre, ce dernier se basant sur les malheurs de la population du Nord envahi.
Je me souviens, lors du vote, des exclamations qui accueillirent Chasles (Union d’Indre-et-Loire) votant avec nous parce qu’il y avait à Tours un bon noyau de pacifistes: « L’imbécile, disait-on au pied de la tribune, il est en sursis d’appel ! » Il l’était en effet, au titre de je ne sais plus quelle coopérative. Je le revis un peu plus tard; il était complètement retourné…
La veille, nous avions tenu notre Congrès fédéral dans la petite salle de la rue de la Grange-aux-Belles. Toute la journée, nous avions discuté avec Hélène Brion et Loriot, qui sortaient les clichés courants de la guerre du droit, de la justice, de la barbarie allemande, etc. J’avais avec moi, pour les combattre, Lafosse, Marie Guillot, Marie Mayoux, Raffin (du Rhône), etc. Le soir, nous battions, à une forte majorité, les jusqu’auboutistes de notre Bureau fédéral : Hélène Brion, secrétaire par intérim, et Loriot, trésorier. Aussitôt après le vote, Hélène Brion déclara en substance: « je m’incline devant la majorité, et j’appliquerai fidèlement les décisions du congrès en faveur de la propagande pacifiste. » Elle tint en tous points sa promesse, se classant dès ce jour dans la minorité du Comité confédéral.
Loriot fit une déclaration dans le même sens. « Je m’incline également, dit-il, devant la majorité, et, si vous m’y autorisez, je défendrai le point de vue de notre Fédération demain, devant la Conférence. Le fait aura d’autant plus d’importance que j’étais jusqu’à maintenant avec la majorité du Parti et avec l’état-major confédéral. » Nous acceptâmes, non sans quelque hésitation, nous réservant d’intervenir si cela devenait nécessaire; mais il n’y eut rien à redire à l’attitude de Loriot, ni ce jour-là ni plus tard.

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En ce qui concerne la Fédération et l’Ecole Emancipée, mes souvenirs sont très précis. Dans les trois premiers numéros de la revue (octobre 1914), on avait publié successivement des articles de Rebeyrol (de la Gironde), de James Guillaume et de Laisant, que nous considérions comme l’anéantissement de notre oeuvre. L’article de Loriot (à part une ou deux phrases, celles que Renaudel lui rappelait par la suite) était plus acceptable. Ce n’était pas pour cette besogne que nous faisions vivre l’Ecole Emancipée, rédigeant la « Vie scolaire » à quelques-uns. Nous avons aussitôt, ma femme et moi, envoyé une réponse un peu vive, rappelant à Laisant et à James Guillaume leur passé, déclarant que nous ne les comprenions plus, et que nos chemins seraient désormais divergents.
Quelques jours plus tard, Lafosse nous écrivait que nous n’étions pas les seuls à protester, que d’autres, et notamment Marie Guillot et les Mayoux, je crois, avaient écrit également, mais que les épreuves soumises à la censure avaient indigné l’autorité militaire qui suspendait la revue… et le numéro ne parut pas ! Lafosse ajoutait que Audoye et lui s’employaient à faire paraître la revue sous un autre titre, mais que notre son de cloche ne serait jamais admis par la censure. Je répondis sans délai: « Si nos articles ne peuvent paraître, supprimez les articles guerriers. » Ainsi fut fait… Les premiers numéros de l’École, puis de l’Ecole de la Fédération, étaient réduits à la « partie scolaire » où l’on supprimait jusqu’aux extraits de La Bruyère, de Victor Hugo ou de Maupassant contre la guerre. Nous nous sommes pourtant enhardis peu à peu à refaire une « partie pédagogique », puis « corporative », puis « sociale », mais jamais le son de cloche belliciste ne se fit entendre désormais. Et dès 1916, notre premier désaccord avec Mayoux est venu de là: il voulait la liberté absolue, même au risque de travailler exclusivement pour la guerre.

vie scolaire

1912: deux ans avant le ralliement d'une majorité de la CGT à l'Union sacrée

Le Pacte des anarchistes des CSR (1921)

13 août 2009

Dans les archives

Lancé par P. Besnard et signé en février 1921, mais rendu public par La Bataille syndicaliste le 15 juin 1922, ce document manifestait l’organisation des anarchistes en tendance secrète ayant pour but de prendre le contrôle des CSR (Comités syndicalistes révolutionnaires) puis de la CGT. Besnard (1886-1947) et ses amis prirent effectivement mais brièvement la direction de la CGTU jusqu’au premier congrès de celle-ci à St-Étienne où ils furent mis en minorité. Ce document est instructif sur les méthodes d’un groupe que Pierre Monatte lui-même combattait, méthodes qui n’ont rien à envier aux bureaucrates de tous poils sur la question pourtant centrale de la démocratie ouvrière dans les organisations syndicales. Source: Archives Monatte (Maspero, 1968)

En acceptant ce pacte, les membres des C.S.R. soussignés, prenons l’engagement d’observer à la lettre l’esprit de ce qui suit:

1° – Ne révéler à personne l’existence de notre comité.

2° – Être présents à toutes les réunions du comité à moins de cas imprévus et sérieux. Fournir des explications justifiées aux camarades.

3° – Pratiquer entre nous une solidarité effective, matérielle et morale sans limite. Se défendre mutuellement contre toute attaque et répondre l’un de l’autre comme de soi-même. Se prêter aide et protection réciproque en se réclamant solidaire l’un de l’autre.

4° – S’astreindre à une discipline très sévère en vue de coordonner tous nos efforts dans la même direction.

5° – Notre seule direction et notre constante préoccupation doit être de faire éclore la Révolution, pour cette cause nous nous engageons à donner nos biens et notre vie.

6° – Représentant individuellement et collectivement le syndicalisme révolutionnaire, nous nous engageons en notre âme et conscience à défendre le fédéralisme et l’autonomie du mouvement syndicaliste.

7° – Nous nous engageons à œuvrer par tous les moyens en notre pouvoir pour qu’à la tête et dans tous les rouages essentiels du C.S.R., principalement à la tête de la C.G.T. quand elle sera en notre pouvoir et sous notre contrôle, nous assurions l’élection, aux postes les plus en vue et responsables, tant au point de vue des conceptions théoriques qu’à celui de l’action pratique, des camarades purement syndicalistes révolutionnaires, autonomistes et fédéralistes.

8° – Nous nous engageons à ne poursuivre la lutte quotidienne générale que sur le terrain du syndicalisme révolutionnaire, à ne nous inspirer que de ses conceptions propres et à ne subir aucune influence extérieure.

9° – Producteurs, notre action et notre espoir se placent dans la vie économique et dans le changement économique de la société. Le  syndicat étant la base de la société future, le syndicalisme doit être son couronnement.

10° – Toute critique qui pourrait surgir des personnes ou des idées du Comité doit être formulée au sein du Comité et rien n’en doit transpirer.

11° – Pour l’admission des nouveaux membres, les candidats doivent être présentés par l’un de nous sans qu’il s’en doute, et, en cas d’admission, en principe, les candidats doivent être préparés et travaillés d’avance avant la rentrée, afin d’obtenir leur consentement pour le Pacte et pour toutes ses conséquences et ensuite être amenés au Comité.

Verdier, Besnard, Marie, Bische, M. Relenque, Churin, Macheboeuf, Scheiber, Pothion, Jouve, Ferrand, Daguerre, Maison, Gaudeaux, Sirolle, Varlot, Totti, Fourcade.

 

Voir la réponse de Monatte : Leur « Pacte », c’est la négation et la destruction du syndicalisme (1922).

Archives Monatte (1914-1924)