Lire Rubel aujourd’hui (Janover, 2003)

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Paru dans Les Temps Maudits n°15 (revue théorique de la CNT, janvier-avril 2003). Précédentes mises en ligne par la Bibliothèque libertaire et Plusloin.org.

Contre la feinte-dissidence
d’hier et de demain

I

1905-1996. Les dates de la vie et de la mort de Maximilien Rubel se confondent avec celles du siècle écoulé et nous livrent immédiatement le sens historique de son œuvre. Il naît avec la première révolution russe, l’année même où le premier soviet fait entendre aux prolétaires de tous les pays la voix des ouvriers russes. Eurent lieu ensuite les jours qui ébranlèrent le monde : la Révolution russe de 1917, qui, après une brève période de dualité des pouvoirs entre le Parti et les soviets, ouvre la voie à la dictature du Parti unique et à la transformation de la Russie en URSS, ainsi nommée par antiphrase, comme Boris Souvarine l’a si bien dit le premier. Le XXe siècle tire à sa fin quand se produit un Octobre à l’envers. Moins de dix jours suffisent alors pour démanteler la partitocratie, faire revenir l’URSS à la Russie et replacer la société sur les fondements «naturels» de la propriété privée, preuve qu’elle n’était ni socialiste ni communiste, mais capitaliste en gros avant de le devenir dans le détail. C’est ainsi qu’il fut donné à Rubel d’assister à l’effondrement du régime qui s’était édifié au nom du marxisme, à la métamorphose logique, attendue, des bureaucrates du Parti et des capitaines de l’industrie lourde en une bourgeoisie d’affaires et d’affairistes gangrenée par la mafia et se souciant de Marx comme d’une guigne. Conclusion qui n’eût pas étonné l’auteur de la Sainte Famille, scrutateur attentif des effets de balancier provoqués par l’onde de choc de la Grande Révolution.

Le seul fait qu’on ait pu croire que c’en était assez de quelques «jours» pour peser sur l’histoire de telle sorte qu’elle prendrait un tour différent, cela seul avait déjà de quoi susciter quelques interrogations sur le caractère de cette révolution «contre le Capital», comme la baptisèrent certains marxistes assez lucides pour ne pas se leurrer. L’œuvre de Maximilien Rubel renoue avec le doute radical, et ceux qui s’interrogent sur le «communisme» ne peuvent manquer de le partager avec lui.

Quelle fut la place de l’œuvre de Marx dans cette histoire, que devient-elle maintenant ? Quelle clef nous offre-t-elle pour nous retrouver dans la plus pernicieuse des perversions de sens, puisqu’un régime «marxiste», qui se réclamait du communisme a dû, pour éclore et grandir, faire de nécessité capitaliste vertu socialiste. Contradiction insoluble qui recourt à la raison pour chasser la raison et rayer d’un trait de plume ce que Marx considérait comme la plus sûre de ses contributions à l’analyse du capitalisme: «la loi économique du mouvement de la société moderne» (le Capital, «Préface» 1867).

Il faut se tourner vers Maximilien Rubel pour comprendre ce mystère, pour s’arracher à la superstition des noms dont l’histoire du mouvement ouvrier offre tant d’exemples, et pour poser sur Marx un regard détaché du culte que lui rendit le marxisme. Et, paradoxalement, c’est en son nom, et en son nom seul, qu’il répond alors à la seule critique qu’il eût lui-même jugée irrécusable: quelle est sa part de responsabilité historique dans le destin du prolétariat moderne, dans son éclipse comme force de transformation politique et sociale ?

Je rencontrai Maximilien Rubel à l’occasion d’une polémique dans Front noir, la revue que j’animais dans les années soixante et à laquelle je fais quelques références dans le Surréalisme de jadis à naguère, où chaque fait particulier se rapporte à une idée générale. J’étais déjà familier de ses écrits, donc de ses principales propositions concernant Marx. Aussi cette rencontre ne changea-t-elle pas le sens de ma démarche, même si elle en modifia certains des termes. Ma collaboration à une œuvre gênante pour toutes les coteries d’une intelligentsia partagée entre Est et Ouest, cette collaboration, qui devint permanente à partir de 1967, s’inscrit dans le droit fil d’une problématique née à coup sûr de ma fidélité à la Révolution surréaliste. J’avais la possibilité de donner un sens plus vrai à l’alliance de Marx et de Rimbaud que Breton appelait de ses vœux, et de me mettre doublement à l’écart de la gent littéraire.

Ce que je devais à Maximilien Rubel devint ainsi une propriété personnelle, sans effacer pour autant nos différences dans la perception des problèmes. Car cette amitié, scellée par une commune passion intellectuelle, ne me détourna pas de mon propre chemin qui s’écarta souvent de celui emprunté par cet infatigable défricheur. Je pense à ses prises de position, notamment sur le féminisme et le nucléaire, combats érigés en substitut des luttes sociales, à son adhésion ambiguë au principe républicain du suffrage universel, qu’il croyait une étape nécessaire, alors que la démocratie représentative constitue à mes yeux le système de duperie par excellence, le mode de domination le mieux adapté à la domination du capital sur la société, le pire des régimes, les autres n’étant pas exceptés.

Je ne sais donc pas autre chose de Maximilien Rubel que ce qu’il fut avec moi, donc de ce que nous fîmes de conserve. Le faire rentrer dans les catégories de la militance revient à mon sens à rechercher en lui ce qu’il voulut surtout ne pas être. Car ce n’est pas parce qu’il fut le militant d’une cause, mais parce qu’il ne fut point militant qu’il put se vouer à cette cause : rendre Marx à lui-même et l’arracher à ceux qui voulaient le garder dans leur giron.

Que trouveront ceux qui rencontrent Rubel aujourd’hui s’ils ne connaissent de lui que le «marxologue» ? Cette définition qui s’opposait volontiers à celle de «marxiste» ne signifie maintenant rien de plus qu’une spécialisation supplémentaire destinée à mettre Marx dans un espace apolitique, alors que la force des choses faisait hier de cette appellation un acte politique. «Le statut critique de la marxologie est en passe de changer de sens en fonction des nouvelles conditions sociales», pouvions-nous annoncer en 1994 dans les Études de marxologie4. Mais a contrario, le «corpus» marxologique de Rubel conserve une tonicité incontestable, alors qu’il ne reste du marxisme qu’un champ d’ossements autour desquels s’agitent quelques équipes de chercheurs aux titres décolorés, incapables de recomposer le squelette.

II

L’œuvre et la vie de Maximilien Rubel se définissent par trois livres fondamentaux, par une revue qui défiait alors toutes les définitions intellectuelles de la recherche, par un travail d’édition équivalant à celui d’un institut, mais qu’il accomplit quasi seul au départ, avec ma collaboration soutenue ensuite et celle plus épisodique de traducteurs ou de re-lecteurs attentifs, au premier rang desquels il faut nommer Louis Évrard. Triptyque aux volets dialectiquement complémentaires et qui forment un ensemble parfaitement construit au service d’une même recherche.

Citons donc ces travaux: Karl Marx. Pages choisies pour une éthique socialiste, volume paru chez Marcel Rivière en 1948, repris en 1970 en deux tomes chez Payot sous le titre Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste. Le lecteur trouve dans ces extraits réunis par thèmes la quintessence du système de valeurs qui sous-tend l’analyse critique de la société capitaliste, cette éthique qui définit la finalité de la démarche de Marx et n’a nul besoin d’être explicitée en tant que telle pour exister. Le livre savant, qui met fin au mythe de Marx, fondateur du marxisme, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle, fut publié chez Marcel Rivière en 1957, réédité en 1971. Rubel met entre nos mains le fil conducteur qui rattache la critique scientifique du mode de production capitaliste à la vie du paria dans la «nuit sans sommeil de l’exil», en marge de la société savante et des idées dominantes. Marx critique du marxisme, paru en 1974 et réédité en 2000 par nos soins, rassemble des textes dont certains remontent aux années cinquante. La leçon matérialiste de Marx y est mise à l’épreuve des problèmes qui ont été au centre de toutes les polémiques et de tous les conflits qu’ont suscités les avatars d’un État se réclamant du marxisme comme idéologie de référence et de légitimation.

Viennent enfin les Œuvres de Marx, éditées dans la Bibliothèque de la Pléiade. Elles s’échelonnent ainsi: Économie I, 1963, Économie II, 1968, Philosophie, 1982, Politique I, 1994. La mort de Rubel est venue interrompre pour l’instant ce travail herculéen, ce qui était déjà une gageure impossible de son vivant apparaissant difficile à tenir sans autre appui. Précisons pour dissiper les malentendus tenaces qu’il ne s’agit pas des Œuvres complètes, mais des textes fondamentaux de l’auteur, portés par un appareil de notes dense et diversifié qui permet de mesurer l’évolution de la pensée de Marx dans sa continuité comme dans ses incertitudes, proches parfois du flottement; dans son rapport aussi au mouvement ouvrier, à la pensée révolutionnaire et à l’immense littérature née dans son sillage. Dans ce même esprit, j’ai établi les Index de façon à recomposer cette œuvre «à l’envers» et à faire apparaître des connexions qui autrement n’eussent pas été forcément visibles. Le lecteur peut ainsi tracer des lignes entre les idées qui traversent les écrits et suivre lui-même le cheminement intellectuel.

Le volume Philosophie, paru dans la collection «Folio Essais», sous le signe «Marx philosophe critique de la philosophie»5 , présente dans une traduction modifiée le Manifeste communiste, précédemment recueilli dans le premier volume «Économie» de la Pléiade. Car si les regroupements en Économie, Politique, Philosophie ne respectent pas forcément la chronologie, ils permettent de reclasser les écrits selon un ordre organique pour relier entre elles les différentes étapes d’une réflexion souvent interrompue, et en souligner l’unité.

La revue Études de marxologie en témoigne elle aussi. Depuis sa création, en 1959, die n’eut de cesse de reprendre l’étude de Marx ab ovo, en la délivrant de toutes les interprétations du marxisme, et de mettre en lumière l’importance de l’utopie dans cette œuvre et sa place dans le mouvement ouvrier et révolutionnaire. Consulter les sommaires de ces Cahiers est déjà une leçon de choses qui met à mal bien des idées reçues sur Marx et des cloisonnements stériles, l’anarchisme voisinant avec le communisme des conseils et l’utopie dans la même constellation théorique et pratique !

Signalons, parmi les autres ouvrages de Maximilien Rubel, Karl Marx devant le bonapartisme (1960), étude reprise dans la collection «Folio Histoire» avec les grands textes «politiques» de Marx, et accompagnée d’une notice qui éclaire la problématique du bonapartisme à l’heure où la démocratie représentative semble devenue l’horizon indépassable et immobile de la domination politique. L’essai sur Stalin publié en Allemagne (Rowohlt, 1975), réintroduit dans une problématique marxienne les questions posées par la montée au pouvoir de la bureaucratie et de son principal représentant. Nous avions sur le métier un Lexique de Marx dont les principales catégories ont été traitées de manière à reconstituer la pensée de Marx selon trois axes principaux: État, Anarchisme, Politique. Ces textes doivent être réunis en volume et présentés en un ensemble cohérent.

III

On demande souvent quel a été le statut de l’œuvre de Rubel parmi les groupes, les revues, les auteurs qui se réclamaient du communisme au nom de la lutte contre le stalinisme, le trotskisme et la social-démocratie. Tous restaient enracinés dans le marxisme et ses valeurs, alors que Rubel donnera à l’histoire du communisme une autre épaisseur.

D’où venait-il lui-même ? La toute-puissante influence de Dostoïesvki, une culture classique rétive à une certaine «modernité», mais imprégnée de la lecture des Grecs, de Goethe et surtout de Spinoza ne laissent qu’une place discrète à la politique. Si l’on jette un coup d’œil sur la revue Verbe, qu’il animait, et dont la création date de l’année 1938, on s’aperçoit que ces «Cahiers humains» sont l’expression d’un humanisme spéculatif qui ignore la problématique marxienne, si bien qu’il y est question d’une «humanité qui fait elle-même les apprêts de sa mort» et d’un «drame» dont les ressorts sont «les puissances de corruption», nullement les luttes sociales et l’exploitation. A l’autre extrémité, on retrouve cette marque dans Guerre et Paix nucléaires, texte que nous avons publié à titre posthume, et qui renvoie derechef à une barbarie humaine sans contenu social bien particulier.

Ce fut donc entre 1938 et 1948 que Maximilien Rubel prit conscience de l’importance de Marx et de son rapport au marxisme. Qui pouvait y échapper à la longue ? Il le fit, et il me le confirma à plusieurs reprises, comme pour résoudre un problème de logique, pour déchiffrer une énigme que sa passion pour la rigueur géométrique de Spinoza rendait d’autant plus irritante à ses yeux : comment une théorie qu’Engels avait élevée au rang de science de l’évolution sociale à l’égale de celle de Darwin — analogie qu’il faut pourtant se garder de prendre au pied de la lettre — pour l’évolution animale et déchiffrer l’avenir pouvait-elle avoir suscité ces multiples écoles qui se contredisaient entre elles et se déchiraient férocement sur la scène de l’histoire avec, en avant-plan, l’ombre portée d’un Pouvoir tentaculaire?

Lire Marx more geometrico ! C’est le texte «Marx à la rencontre de Spinoza» qui nous offre sans doute la clef de la démarche de Maximilien Rubel: Rubel à la rencontre de Marx. Mais évidemment, l’analogie a ses limites, car pour scruter la violence et l’impondérable que la lutte des classes introduit dans l’histoire, il faut un autre œil que pour observer les passions et leurs déchaînements.

Il n’empêche que son intérêt pour Marx, la fascination que le «Plan de l’Économie» exerça ensuite sur sa pensée sont indubitablement le fruit de cette démarche singulière et quiconque se penche sur son œuvre ne peut oublier de le rappeler. La mise en garde qu’il adressait en 1938 à Julien Benda, qui s’était inopinément jeté dans la mêlée, résonne comme un avertissement à son endroit : «N’eût-il pas mieux valu descendre, comme voulait faire Spinoza, tout seul, sans se tromper de maisons, écrire sur leurs portes son cri de révolte: Ultimi Barbarorum

C’est tout seul que Maximilien Rubel voulut descendre dans l’arène et graver en lettres ineffaçables sur toutes les portes du marxisme institutionnel le cri vengeur de Spinoza. Derniers barbares… modernes, certes, et Maximilien Rubel innove en cela, car nul avant lui n’avait discerné les causes de cette superstition nouvelle et décrit ses effets dévastateurs. En un sens, Marx fut à ses yeux la première victime symbolique du marxisme! Son œuvre, un procès contre la moderne Inquisition, est l’illustration de ce combat, et c’est à coup sûr le fil conducteur de sa lecture de Marx, de sa propre inclination théorique aussi, qui doit beaucoup à Gustav Landauer dont on retrouve la présence dans les Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils.

Dans cette position solitaire, Maximilien Rubel redonne face aux marxismes une dimension nouvelle à l’idée de Marx selon laquelle on ne peut rendre «l’individu responsable des rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager»6. Cette idée ne rejoint-elle pas le jeu dialectique entre la liberté et la nécessité, repères pour qui s’aventure dans l’impressionnante construction spinozienne? L’anonymat du mouvement ouvrier, hostile à tout messianisme autre que collectif, entre également en résonance avec celui du penseur qui s’efface derrière l’Idée impersonnelle de son œuvre et se dérobe ainsi aux conséquences toujours débilitantes de la superstition des grands hommes, lesquels ne se mesurent qu’à une toise: ce ne sont pas les grands hommes qui font l’histoire, c’est l’histoire qui les fait grands.7

La lecture de Marx par Rubel est en quelque sorte médiatisée par la présence de Spinoza. Nul doute que cela explique le peu de cas qu’il fit de l’influence de Hegel sur Marx et la facilité avec laquelle il ramène trop souvent à l’idée de guerre salvatrice la dialectique hégélienne des conflits dans l’histoire. On en oublierait parfois que Marx s’indignait de voir le maître de Berlin traité en «chien crevé» ; et que la lutte des classes peut entrer elle aussi dans une catégorie de guerre qui empêche la société de sombrer dans la barbarie — comme le souligne le Manifeste et comme Sorel n’a pas manqué de le relever.

L’anarchisme mis à part, le communisme des conseils fut assurément le mouvement le plus proche des idées de Rubel. Tous les marxismes s’y annulaient déjà dans une idée de la spontanéité révolutionnaire qui accordait à des organes collectifs la conscience de l’émancipation sociale et rendait superflue la médiation des partis et des théories8 . Les Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils, qui réunissaient quelques camarades, et auxquels j’ai collaboré régulièrement, attestent de cette influence. Mais si cette référence est centrale dans la filiation historique, elle ne rend pas pleinement justice à l’originalité de la pensée de Rubel. Anton Pannekoek et Paul Mattick, auteurs qu’il contribua à faire connaître, s’inscrivent dans la tradition du marxisme critique à laquelle Maximilien Rubel échappe, car il reprend l’œuvre de Marx en quelque sorte ab ovo, et suit son cheminement en dehors de ces courants.

Quels furent les rapports de Maximilien Rubel avec les autres groupes militants, marxistes non inféodés au PC, syndicalistes révolutionnaires et revues indépendantes comme Socialisme ou Barbarie ? On ne peut répondre à la question sans inverser la proposition: quels furent les rapports de ces groupes avec Maximilien Rubel ? Nous retrouvons alors le sens logique de cette influence. Pour les groupes qui avaient au moins un temps pris au sérieux les dogmes du bolchevisme et s’en étaient détachés ensuite, mais sans réussir à se mettre à distance des thèses ambiguës du marxisme, une telle redécouverte de Marx était déjà à elle seule une révolution copernicienne.

Maximilien Rubel n’est pas à l’écart, mais en écart de la constellation des groupes militants, et c’est par sa propre position qu’il a exercé son influence, souvent occultée, sur les mouvements opposés au PC et qui se réclament toujours du communisme. Les marxistes dissidents n’acceptent pas davantage que les partisans du PC le paradoxe absolu d’un Marx qui récuserait ses vrais disciples ; les anarchistes hésitent, qui ne peuvent plus s’en tenir avec lui aux jugements ex cathedra; quant à certains groupes hybrides, ils «détournent», ce qui leur va le mieux, sans s’arrêter au détail de l’œuvre, qui fait pourtant toute son importance. Si l’enjeu n’en était pas aussi mince, on pourrait, par exemple, voir ce que le «renversement du marxisme», par Guy Debord doit à Maximilien Rubel, encore que cette formulation spéculative, au fort accent «marxiste», soit étrangère aux catégories qu’il a utilisées pour mesurer la distance entre Marx, ses diadoques et ses épigones.

IV

Maximilien Rubel n’a pas seulement arraché Marx au marxisme qui l’avait annexé aux différents partis destinés à intégrer la classe ouvrière dans le capitalisme privé ou d’État; il a replacé Marx dans le courant d’émancipation qui porte l’utopie comme l’anarchisme, le blanquisme comme le proudhonisme. En ce sens, il répond à l’impératif d’un autre penseur hétérodoxe, Karl Korsch, dont Maximilien Rubel traduisit et fit connaître les Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui, thèses qui posent comme impératif catégorique cette réévaluation des différentes tendances théoriques du mouvement communiste : «Marx n’est aujourd’hui qu’un parmi les nombreux précurseurs, fondateurs et continuateurs du mouvement socialiste de la classe ouvrière.» Encore faut-il lui rendre la place qui lui revient et expliquer pourquoi lui seul a subi ce destin exceptionnel.

Quand le même Korsch suggère en effet que Marx, face aux problèmes posés par la morale «guyeautiste», l’aurait «répudiée comme “anarchiste”, car dans cette question Marx était tout aussi bien “marxiste” que tout autre marxiste autoritaire», c’est à bon escient que Rubel met en lumière cet étrange paradoxe : les léninistes eurent toujours pour premier souci de rendre Marx responsable de leurs propres errements. «Il a fallu, dit Rubel, que le disciple éprouve le besoin de libérer sa conscience d’un “péché” intellectuel dont il lui était lisible de rendre responsable le “fondateur”». Et d’ajouter qu’il se privait ainsi de «comprendre que, malgré son combat contre Proudhon et Bakounine, Marx demeure le théoricien le plus réaliste — et le moins “jacobin” — des courants de pensée qui constituent l’anarchisme»9 . Non pas «malgré», ajouterons-nous, mais «grâce à», car l’anarchisme ne se définit par aucun acte de propriété intellectuelle, mais par la confrontation d’idées.

Et nous retrouvons ici le point d’impact de l’œuvre de Rubel dans l’histoire immédiate : retourner la pointe révolutionnaire de la pensée de Marx contre ceux qui monopolisaient son œuvre à des fins d’exploitation, en ravalant les propositions les plus claires de la conception matérialiste et critique du monde au rang de dogmes d’un matérialisme vulgaire, qui érigeait l’ordonnancement objectif des événements en deus ex machina de l’Histoire.

D’une certaine façon, la revanche des anarchistes sur le marxisme ressemble à celle de Rubel sur cette théorie, et cette affinité est en elle-même un défi à certains préjugés. C’est une ironie de l’histoire de voir les ex-marxistes, défroqués et reconvertis à la hâte, ânonner la thèse de Rubel sur la différence radicale Marx-marxiste et se gargariser à tort et à travers de l’adjectif «marxien», dont ils se gaussaient hier, sans oser dire d’où leur est venue cette illumination soudaine qui met en pleine lumière leur banqueroute aussi obscène que sanglante, et dont les petits actionnaires ne finissent pas de payer les conséquences.

Pour apprécier la signification de ce retournement, il faut se souvenir de ce que représentait le Parti communiste après la guerre, de son hégémonie culturelle sur la gauche, toutes tendances confondues, et du monopole qu’il exerçait sur la publication et l’interprétation des écrits de Marx et bien au-delà. Car c’est toute la littérature concernant le mouvement ouvrier qui était alors sous sa coupe. Et il ne faut pas oublier non plus que cette entreprise de confiscation bénéficiait des ressources immenses que détenaient alors les pays du bloc soviétique et dont le PC tirait profit de multiples manières — et en premier lieu pour ses œuvres de propagande.

Il y avait, certes, une poussière de groupuscules, et chacun d’entre eux se réclamait d’une lecture particulière de Marx pour critiquer le régime social et le système politique de l’URSS. Mais en règle générale tous, y compris les anarchistes, faisaient remonter la bifurcation fatale, voire la trahison, au bolchevisme, à l’usurpation exercée par le Parti unique sur le mouvement révolutionnaire. Ces groupes acceptaient le mythe qui fut celui de la social-démocratie et du bolchevisme : rattacher Marx à la fondation du «marxisme». Il apparaissait ainsi rétroactivement comme le fondateur de la théorie qui dominait le mouvement ouvrier, que ce soit celui du monde dit libre ou celui du monde dit communiste. Et les épigones se réclamaient en fait du même héritage que les détracteurs, celui de la Révolution qui aurait été trahie, chacun désignant le moment, les traîtres et le remède10 .

Maximilien Rubel allait au-delà de la logique de ces groupes pour tirer de leurs doutes une conclusion inattendue : cette théorie, sans cesse remodelée, que doit-elle à Marx ? Et de souligner l’inanité de l’idée de fondation et de système achevé du point de vue marxien lui-même ! Il apportait ainsi un éclairage nouveau et un changement radical de problématique, fondés sur l’étude attentive de la vie de l’auteur et l’analyse irréfutable de ses écrits et non sur une énième interprétation de quelques œuvres canoniques, références immuables de la récitation marxiste sans répit réfutées par les anarchistes. Son jugement ramenait l’immense littérature des disciples, continuateurs et critiques à de plus justes proportions : le marxisme, montrera-t-il, s’est formé après Marx, d’après une vue incomplète de ses œuvres, souvent même en occultant l’esprit qui les animait.

Comme idéologie d’un parti aspirant à représenter la totalité des luttes ouvrières, et à prendre en charge la totalité de l’État, le marxisme se constituera en système de pensée clos sur lui-même, ajoutant une forme politique nouvelle à la domination que le capital exerce sur la classe exploitée. Il opère la dissociation entre ce que Rubel appelle «la motivation éthique et le jugement scientifique», et ampute ainsi l’œuvre de Marx de ses multiples prolongements et interrogations sur les conditions de la transition vers le socialisme.

On en est arrivé de fil en aiguille à voir dans le jeu aveugle des forces économiques le ressort principal censé provoquer, sans intervention des classes, la liquidation de l’ancienne formation sociale, croyance fataliste aux vertus d’un processus purement automatique grâce auquel la transformation révolutionnaire était acquise par nécessité absolue. Rien de plus étranger à l’idée de Marx qui ne perd jamais de vue le rapport pratique à l’action de la classe ouvrière. Inversement on pourrait dire que certains courants anarchistes et syndicalistes révolutionnaires pêchent par l’excès de confiance inverse, et attendent tout de la volonté révolutionnaire, indifférents au système de médiations politique qui rendraient possibles ce basculement.

C’est cette forme d’héroïsme, qui doit tout à l’individu d’exception et rien au personnage anonyme célébré par Heinrich Heine, que Georges Sorel sent en éveil dans le syndicalisme révolutionnaire. Ce mouvement, qui «n’a pu éviter cette dichotomie entre les masses et les intellectuels», comme nous pouvions l’écrire dans un cahier des Études de marxologie, n’en a pas moins réactivé l’esprit libertaire des luttes ouvrières et ses représentants sont à l’origine des intuitions les plus fécondes, sur la démocratie parlementaire et l’intelligentsia notamment11 .

Il n’empêche que Sorel accentue la césure malgré qu’il en ait. Son marxisme, aussi peu orthodoxe que son anarchisme, retient surtout de la lutte des classes la croyance aux qualités viriles d’une minorité consciente, détentrice des «vertus» cardinales qu’il attribue aux Romains de l’Antiquité, au prolétariat des Temps modernes. Une élite qui aurait hérité de la force morale des grands ancêtres serait seule capable de modeler le mythe révolutionnaire à l’image de cet idéal et de substituer à la société bourgeoise gangrenée par le culte des valeurs matérielles et l’appétit profane une civilisation du sacrifice héroïque. Le ralliement à Lénine, qui met un point final à des prises de position en apparence contradictoires et erratiques, nous renvoie à l’élitisme sous-jacent à sa conception du rôle de la conscience révolutionnaire dans le mouvement ouvrier. Cet ultime acte d’allégeance renoue avec l’impulsion initiale et l’inscrit dans la durée.

Nous sommes ici aux antipodes de l’idée marxienne d’auto-émancipation. Se trouve en effet associé à son tour ce que Maximilien Rubel réunifie dans l’éthique du comportement révolutionnaire: elle vise à articuler l’utopie de la fin, commune aux anarchistes et aux marxistes, à l’utopie des moyens. A quel endroit de la division du travail se situe le point de jonction entre le politique et l’économique et quelles sont les conditions qui permettraient de mettre fin à la séparation ? L’ambiguïté de la pensée de Marx vient précisément de cette double interrogation, selon que l’accent porte sur la fin ou sur les moyens. Marx, d’une part, observe avec une objectivité quasi scientifique les conditions matérielles de la production et, d’autre part, il les rapporte au degré d’«organisation de tous les éléments révolutionnaires comme classe» pour en mesurer la «capacité» au sens proudhonien du terme.

Marx, dit Rubel, «a mené de front l’investigation scientifique et la postulation libertaire». Mais il est juste de dire que la science prend parfois chez Marx la place du normatif, et que là où l’on distingue un insidieux écart entre les deux, là se sont logés le marxisme et un matérialisme métaphysique représenté par la théorie de la pensée-reflet qui dissout la réalité de toutes les formes de conscience sociale en idéologie pure. Seuls les phénomènes d’ordre économique sont alors crédités d’un coefficient de réalité sociale. Or, ce que Marx a en vue, ce sont les effets de l’existence sociale sur la conscience, la manière dont les rapports de domination et de servitude, directement issus de la production sociale elle-même, réagissent à leur tour de façon déterminante sur cette dernière. «La conscience peut paraître parfois en avance sur les conditions empiriques de l’époque12 », «c’est faire preuve de grossièreté et d’inintelligence que d’établir des rapports fortuits entre des phénomènes qui constituent un tout organique, que de les lier simplement comme un objet à son reflet13 ». Le principe matérialiste de Marx s’efforce d’apporter une réponse au problème de l’interaction des phénomènes économiques, sociaux, politiques et culturels.

Comme théorie largement codifiée par Engels et revue à la lumière de l’étatisme de Lassalle, le marxisme devint la pensée unique de la bureaucratie ouvrière. Après avoir transformé la théorie de l’auto-émancipation en utopie sans prise et sans effet sur le présent, elle disposera d’une conception de l’histoire conforme à ses intérêts et nécessaire pour légitimer son pouvoir sur la classe ouvrière. La «transition» dont hériteront les bolcheviks et les épigones était déjà un concept clef de la social-démocratie qui pouvait ainsi toujours rejeter vers le futur ce qu’elle ne voulait pas faire le jour même, et qu’elle finira même par renier.

Ainsi aura été en quelque sorte mis en œuvre ce que Lénine, à la suite de Karl Kautsky, revendiquait pour les intellectuels : apporter de l’extérieur la conscience au mouvement ouvrier. Mais on peut accorder à Marx que cette conscience n’était pas celle qu’il avait en tête quand, pour condenser en une formule ce qui caractérisait l’esprit de l’Internationale, il avait repris la phrase de Flora Tristan, mais épurée de toute l’ambiguïté messianique dont elle avait chargé son message: «L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.»

Friedrich Engels tirera de l’œuvre de Marx une leçon contraire quand il prononcera le discours sur la tombe de son ami, lequel, dit-il, «fut le premier à avoir donné [au prolétariat moderne] la conscience des conditions de sa libération14 ». Paroles dictées par l’émotion, certes, mais qui traduisent bien un nouveau degré dans la cristallisation du culte. C’est en faisant ainsi dépendre du seul Marx la dialectique de l’évolution historique, et en opérant un retour au néo-hégélianisme qu’il avait lui-même critiqué avec son ami dans l’Idéologie allemande, qu’Engels a ouvert la voie au marxisme, cette théorie du «socialisme des intellectuels» — conclusion qui, au terme d’un siècle d’expérience, sera celle de J. W. Makhaïski, anarchiste polonais inclassable15 .

V

C’eût été pour Rubel tomber dans le lacis des mêmes controverses stériles que de ne pas voir derrière cette histoire dominée par la social-démocratie ou le bolchevisme la main invisible qui se faisait un jeu de laisser croire aux partis qu’ils étaient investis de la mission historique de diriger la marche de l’esprit dans le monde. Le capital est cette main qui tient les rênes, et la force de ce nouveau type de domination consiste à laisser l’attelage à lui-même. Il se figure qu’il va à son gré dans le sens qu’il désire, sous l’aiguillon du socialisme ou de la démocratie, mais il est mené vers ce à quoi il croit échapper.

La critique du bolchevisme était restée jusque-là enfermée sur elle-même, axée sur la responsabilité historique de ses dirigeants, comme hors l’histoire. Parmi les deux où trois choses nouvelles que Maximilien Rubel nous a apprises, une au moins nous aide à retrouver la raison pour comprendre comment le Parti, dit communiste quant à sa finalité, a pris la place de l’administration impériale dépassée ; comment il est devenu à son tour l’expression d’un déterminisme économique implacable qui représentait une des possibilités de l’évolution de la Russie. «La croissance du capital en URSS » (1957), texte clef de Marx critique du marxisme16, nous montre que l’accumulation du capital qui, faute de ressources, tourne presque à vide sous Lénine et Trotski s’est développée sur une échelle gigantesque sous Staline. La fonction capitaliste a créé l’organe de répression adéquat. Une accumulation primitive planifiée et menée à bien par des moyens primitifs et modernes à la fois, cette ruse de l’histoire était bien faite pour déconcerter les esprits, mais elle ne changeait rien à l’histoire.

Comment Rubel explique-t-il la racine commune et la différence entre le capitalisme d’État et le capitalisme privé ? Par le caractère spécifique de la mise en œuvre du processus de production : pour lancer l’URSS sur la voie de l’industrialisation accélérée, les architectes du socialisme se sont délibérément érigés en instruments de la loi économique exposée dans le Capital, et qui tient en cette seule injonction: «Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes!» Et les prophètes eux-mêmes n’échappent pas à la loi. Dès lors, tout s’enchaîne, jusqu’au bilan fatal, quand les frais d’entretien d’une machine bureaucratique largement parasitaire et la faiblesse de la productivité du travail liée à la pression exercée par le marché mondial scelleront le sort de l’«Empire du Mal» que d’aucuns croyaient, ou laissaient croire, capable d’avaler sur-le- champ le monde «libre».

Appliquée à la société dite soviétique, la méthode d’investigation matérialiste rend compte des conséquences de cette dynamique, sans laisser peser la responsabilité historique de la tragédie sur les épaules des seuls bolcheviks et de leurs chefs. Il n’est guère alors que Rosa Luxemburg, isolée dans sa cellule, pour essayer de tenir la balance égale entre passion et raison et pour ne pas céder à la tentation mystificatrice : imputer à tel individu ce qui relève du système. C’est faire beaucoup d’honneur à Lénine, Trotski, Staline que de voir en eux les ordonnateurs de l’histoire, alors qu’ils se plièrent à titres différents à ses inflexibles ordonnances.

Aussi irrésistible qu’ait pu paraître leur action sur les événements, ne sont-ils pas finalement à l’image de ce que Georg Büchner dit des personnages de la Grande Révolution: «l’écume sur la vague de l’histoire» ? Le flot se retire-t-il, et voilà Gorbatchev contraint de devenir fossoyeur du régime et de céder la place à un Eltsine. Preuve que l’État ne peut être autre chose que «la synthèse de la société bourgeoise» (Marx) et ne saurait rien inventer qu’on ne lui dicte, comme le bonapartisme en fait foi en dépit des apparences contraires. La synthèse de classe a produit en Russie cet État bureaucratique hybride destiné à accoucher par la force la nouvelle société capitaliste.

Au regard de cette théorie, on ne saurait parler de «dérive» de la révolution en Russie, non plus que de trahison à propos des dirigeants, ni défendre l’idée que l’édification du socialisme aurait échoué faute de «bases objectives». Ces interrogations, qui ont nourri une littérature inépuisable, apparaissent comme non pertinentes, purement spéculatives. Ce qui fut pensé en Russie correspondait en fait à l’objet réel de la révolution et, comme en témoigne leur bureaucratisation «de l’intérieur», soviets et comités d’usine ne furent que le faible balbutiement d’un autre monde à peine entrevu. Et une fois sur cette pente, tout retour en arrière devenait impensable.

S’il existe une apparente contradiction, elle réside dans le décalage entre le développement des rapports de production, développement matériel, culturel et intellectuel, et la lutte des classes qui, au moment de crise, suit la ligne de moindre résistance et laisse entr’apercevoir cet autre futur inaccessible. Mais l’issue dépend, comme dans toute lutte, du rapport des forces, et peut très bien s’achever par la ruine des classes en présence. Les conditions du socialisme ne dépendent pas mécaniquement d’un développement économique mathématiquement quantifiable, mais d’une situation dans laquelle l’existence d’une classe révolutionnaire devient un facteur «matériel» de première importance. Il en fut ainsi pour la Russie de 1917 où les soviets ont pesé pour introduire une nouvelle organisation du travail, avant d’être phagocytés par le Parti unique.

Dans leurs études sur les transformations de la Russie tsariste, Marx et Engels avaient déjà pressenti que l’inévitable révolution russe serait un 1789 suivi d’un 1793 aux effets incalculables. En tout état de cause, la Russie devrait passer de gré et surtout de force sous les fourches caudines du capitalisme — à moins qu’une révolution en Occident ne la sorte de l’ornière en donnant une chance à la commune russe de renaître. Le capitalisme d’État s’imposa. Mais chaque pas en avant, chacun de ses «triomphes» a rétréci la base même de son pouvoir, de cet immense appareil de coercition, et il s’est effondré pour resurgir sous une forme nouvelle quand un nouveau cycle de production a rendu nécessaire un allégement des frais de fonctionnement de la bureaucratie d’État. Quand on lit les pages de la Sainte Famille que Marx a consacrées à la Révolution française, on croit voir se dérouler sous nos yeux au ralenti le processus du retour à une propriété privée made in URSS.

C’est là où nous retrouvons l’autre face de la nécessité. Lénine, Trotski, Staline allaient tous dans le sens de l’histoire du capitalisme. Mais il existait d’autres formes de représentation et d’échanges mûries au cours des siècles en Russie. Elles ont trouvé leur répondant ouvrier pendant une brève parenthèse dans les soviets et les conseils d’usine. A quelles conditions eussent-elles pu devenir une voie d’avenir et avoir force de loi ? Question désormais sans objet pour une histoire sans sujet.

Les armées de Trotski n’auraient pas pesé lourd face à Makhno si la fonctionnalité des bolcheviks à l’échelle de la Russie ne leur avait donné le temps et l’espace pour voir venir et retremper dans le même réservoir immense leur pouvoir sans cesse tenu en échec. Finalement, ce sont les «marxistes» que Marx se refusait à suivre dans leur raisonnement sur l’inévitable triomphe du capitalisme en Russie qui ont eu raison de ses espérances17 . Cet exemple, longuement commenté pat Rubel, permet de comprendre comment la théorie marxienne laisse sa place à la spontanéité dans l’histoire sans pour autant verser dans l’illusion d’une disponibilité sans barrière, grosse des plus lourdes déceptions.

Que le capitalisme d’État obéisse aux lois de l’accumulation dont le Capital a scruté l’origine, et que les forces spontanées qui eussent pu contrecarrer leurs effets aient été englouties dans la tourmente, en voilà assez à certains pour rendre Marx responsable de l’exploitation qu’a subie le peuple en URSS. Encore un peu, et l’explication vaudra pour justification de la chose même, et l’on accusera le médecin qui établit le diagnostic d’une pathologie d’être à l’origine de la maladie, les anarchistes d’avoir mâché la besogne à Franco ! De même, il n’est pas difficile aujourd’hui de comprendre pourquoi Marx, et les plus avertis des utopistes avant lui, faisaient appel aux exploités des pays dominants pour renverser la vapeur. La structure sociale est telle aujourd’hui que toute autre hypothèse relève de l’absurde et ne se conçoit même plus !

Redonner aux écrits de Marx leur propre espace dans la pensée de l’émancipation du XIXe et du XXe siècle, les replacer dans la perspective qui fut celle de l’auteur du Capital (1867) et des écrits économico-philosophiques de jeunesse (1844), telle fut l’œuvre de Maximilien Rubel. En soi, cette démarche portait déjà la marque d’une sensibilité que nous pouvons dire libertaire, puisqu’elle allait à contre-courant de tous les groupes et de toutes les idéologies qui se disputaient alors la pensée révolutionnaire. Nous rattachons ici le mot libertaire à son expression la plus simple et la plus galvaudée : la liberté d’esprit d’un Joseph Déjacque qui n’hésitait pas à soumettre la pensée de Proudhon à sa férule quand il voyait poindre à travers elle un moralisme bien proche des pires pensées de la réaction.

Les textes de cet auteur, propres à décourager tout détournement libéral-libertaire, ont été exhumés au lendemain de mai 1968 et mis en lumière dans les Études de marxologie. Dans le flot de publications plus ou moins inspirées qui ont suivi les «événements», la revue créée et dirigée par Maximilien Rubel a constitué un point de convergence de la pensée critique, réfractaire tant au marxisme institutionnel qu’à la logomachie des chapelles gauchistes. La leçon de prudence venait de loin.

Alors que les esprits les plus éclairés pouvaient encore nourrir l’illusion qu’un retour au vrai marxisme, au «marxisme de Marx» (Georges Sorel), serait l’antidote du stalinisme et des autres scléroses de la pensée révolutionnaire, Maximilien Rubel a souligné l’aporie d’une telle démarche. Les marxismes réellement existants avaient déjà leur fonction et la greffe d’un nouvel «isme» eût ajouté à la confusion. Le moment était venu d’opérer une mise à distance radicale, ce que l’on pourrait rapprocher du grand écart de Fourier. De négations en négations, chaque marxisme avait «corrigé» ou «dépassé» l’autre, mais toujours en ramenant la pensée de Marx à une logique partisane. Rubel sort du cercle infernal. Il est arrivé à supprimer toutes les médiations politiques pour retrouver une œuvre protéiforme, dont le noyau est resté réfractaire à tous les abus, à toutes les réductions commis au nom du matérialisme mécaniste et d’un économisme non moins réducteur. Et il a ainsi sauvé d’une mort programmée un mode d’explication de l’histoire qui nous est aujourd’hui des plus précieux pour nous y retrouver.

Séparer Marx du marxisme pour dégager la finalité éthique de sa pensée ne consistait pas, en effet, à revenir à la «Moralité» kantienne ni à réintroduire sa pensée dans une conception spéculative de l’évolution des idées. Cette conception, elle est récusée justement par la théorie marxienne de l’idéologie qui, si elle vise en premier lieu les jeunes-hégéliens, atteint bien d’autres cibles. Une partie du marxisme est restée fidèle à cet esprit critique, et Rubel n’a jamais manqué de rendre hommage à Rosa Luxemburg, marxiste s’il en fut ; et ses échanges intellectuels avec Anton Pannekoek, Paul Mattick et Karl Korsch montrent quel prix il accordait à l’intelligence théorique des marxistes. Mais par leur marxisme même, ils ajoutaient à l’inextricable confusion des tendances, alors que leur adhésion à cette théorie se réduisait en fait à ce qu’ils pouvaient trouver chez Marx lui-même. L’«isme», leur était en quelque sorte surajouté. Disons qu’on assiste avec Rubel à un «sauvetage par transfert» du marxisme qui, en revenant à Marx, récupère la richesse qu’il avait perdue par fragmentation.

C’est en effet le rapport de Marx au marxisme qui est en jeu. On sait que Marx s’accommoda mal de ce titre tardif, et que ce ne fut pas de sa part simple pose. Il fut forgé par Bakounine pour stigmatiser son adversaire, et repris par Engels qui voulait en faire un titre de gloire18 . Au-delà même des griefs contre les «marxistes» russes ou français, qui transformaient sa conception critique de l’évolution en théorie passe-partout de l’histoire, calée entre un déterminisme économique d’un côté et un volontarisme politique de l’autre, Marx ne pouvait adhérer à l’idée sous-jacente à cette appellation. Car la sacralisation onomastique était l’exacte antithèse de l’éthique impersonnelle du mouvement ouvrier qui est au cœur de son anarchisme et pose pour principe l’aporie insoluble de l’unité de la théorie et de la pratique. «Dans les programmes de parti, il faut éviter tout ce qui laisse deviner une dépendance directe vis-à-vis de tel ou tel auteur ou de tel livre», écrit-il à Hyndman le 2 juillet 1881.

Le marxisme politique, explique Rubel, a greffé sur la théorie de l’auto-émancipation marxienne, de caractère anarchiste, une théorie du pouvoir et de la transition qui transfère à une organisation de type blanquiste la conscience de la finalité et des moyens de l’émancipation ouvrière. Cette théorie s’est incarnée dans la social-démocratie, représentée tant par Kautsky que par son disciple Lénine.

VI

L’anarchisme de Marx, qui s’affirme dans les textes tardifs sur la Commune, a donné lieu à de multiples controverses, notamment quant à sa cohérence avec la pensée politique de ses autres écrits. Notons simplement ici qu’il est déjà en germe dans l’orientation de la thèse de doctorat de 1841 sur la «Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure», où la déclinaison des atomes laisse place au hasard et à la liberté de l’individu, donc à la possibilité d’une libre association face au déterminisme absolu de Démocrite19 . Il affleure dans le manuscrit, resté inachevé, sur la Critique de la philosophie politique de Hegel qui fait le tour des différentes formes de la représentation politique pour montrer que la démocratie est l’essence de toutes les constitutions, «l’homme socialisé considéré comme constitution politique particulière».

De ce point de vue, nous nous trouvons bien devant une théorie de l’anarchisme. Elle procède d’une analyse minutieuse de l’aliénation politique et prolonge ainsi le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau. La note que Rousseau place en fin de la première partie de son Contrat social était le lien entre l’émancipation politique et l’émancipation humaine, entre la critique du système de représentation, clef de l’abolition du politique, et la critique matérialiste, clef de l’abolition de l’exploitation. Car si les inégalités naturelles sont effacées quand le pacte fondamental fait de tous les citoyens des «égaux par convention et en droit», le droit lui-même enracine la servitude dans la différence des conditions sociales :

«Sous les mauvais gouvernements cette égalité n’est qu’apparente et illusoire; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : d’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop.» C’est cette «correction» qui retiendra l’attention de Marx dans sa première critique de Hegel, et c’est en s’efforçant de résoudre ce dilemme qu’il en viendra naturellement aux thèses de l’anarchie sur le «gouvernement» même.

La critique de l’État et la lutte pour sa disparition ne sont évidemment qu’une des facettes de l’émancipation humaine. Seul un processus social englobant toutes les institutions peut résoudre le conflit qui met aux prises l’individu avec lui-même, le membre de l’État politique, le citoyen, contredisant sans cesse l’homme privé, membre de la société civile, au nom du bien commun. Ainsi, la négation du politique, dont Marx a tôt deviné qu’elle marquerait à la fois l’avènement de la démocratie réelle et son «dépassement» au sens hégélien du terme, ne sera pas un acte de volonté. Telle est l’idée qui parcourt la Critique de la philosophie politique de Hegel et qui fonde sa critique de l’émancipation politique.

«Or, c’est justement la participation de la société à l’État politique, par l’intermédiaire des députés, qui est l’expression de leur séparation et de leur unité purement dualistes.» Le «suffrage» étant la relation immédiate, directe de la société civile à l’État politique, «exiger la réforme du suffrage, c’est donc exiger, à l’intérieur de l’État politique abstrait, la dissolution de celui-ci, mais aussi celle de la société civile.» D’où il appert que «la question de savoir si la société civile doit participer au pouvoir législatif soit par l’intermédiaire de députés, soit par la participation de “tous individuellement” est elle-même une question à l’intérieur de l’abstraction de l’État politique ou à l’intérieur de l’État politique abstrait, c’est une question politique abstraite». «Quel est donc le pouvoir de l’État politique sur la propriété privée ? C’est le propre pouvoir de la propriété, donc son essence devenue existence.» «L’État moderne est un compromis entre l’État politique et l’État non politique.»

Dès ses premières passes d’armes avec Hegel, Marx s’est interrogé sur la possibilité, au delà de toute forme et réforme politique, d’abolir en théorie comme en pratique le divorce entre l’État et la société, la généralité et la singularité, le citoyen et l’homme privé. «L’État comme tel, cette abstraction, n’appartient qu’aux Temps modernes, parce que la vie privée, cette abstraction, n’appartient qu’aux Temps modernes», et c’est pourquoi, «dans la vraie démocratie, l’État politique disparaît»20 . Une fois posées les prémisses, la solution à cette séparation, à cette aliénation, apparaît nettement dans cet impératif catégorique de la démocratie réalisée: «tous» doivent participer «individuellement» à la vie politique et non en tant que tous. La fin inscrite ainsi dans sa pensée, Marx va moins s’intéresser à répéter ad nauseam l’injonction morale qu’à comprendre quels chemins doivent emprunter ceux qui aspirent à cette «abolition».

Pour Marx, qui prolonge en cela Jean-Jacques Rousseau, la démocratie radicale exclut la représentation. L’une posée, l’autre est niée. Mais Marx n’aura de cesse d’approfondir l’étude des conditions dans lesquelles cette «aliénation» n’aura plus lieu d’être21 . La rareté des textes où Marx s’attaque directement au problème de la disparition de l’État n’implique donc aucunement que cette pensée soit absente de son œuvre. Ce qui serait une preuve chez ses critiques se retourne d’ailleurs facilement. On pourrait, en effet, demander où se niche le socialisme d’État chez Marx. Hormis quelques pages marquées par une réflexion sur les conditions et les limites de la révolution démocratique bourgeoise, cette théorie se lit surtout dans les affirmations péremptoires de ses détracteurs, nourries de l’expérience bolchevique22 .

En réalité, une théorie de l’anarchie réduite à la négation de l’État procède d’une idée singulièrement restrictive. Elle croit voir dans l’activité organisatrice de l’État la main qui modèle à sa guise toute l’épaisseur de la société civile, alors que c’est la société civile qui sculpte la figure de l’État. Loin de faire la loi dans l’économie, le principe régalien introduit l’esprit de la propriété jusque dans les replis des droits de l’homme, en se jouant de toutes les fictions juridiques égalitaires.

La vision du «monstre froid» qui serait en expansion permanente et contrôlerait le tout-social, cette idée, aux couleurs de la fresque orwellienne, est elle-même liée à une période historique déterminée ; et l’on comprend aujourd’hui pourquoi Maximilien Rubel lui-même ne sut pas toujours éviter ce travers: il fut comme tant de personnes de sa génération obnubilé par la présence et la prépotence du Parti-État.

Le retour vers les formes de domination et de représentation conformes au mode de l’appropriation «privée» infléchit et corrige les erreurs de vision du siècle précédent. Du coup, l’absence du Livre de Marx sur l’État, Livre prévu dans le Plan de son Œuvre, nous est moins un poids qu’à Rubel. Qui ne voit aujourd’hui que les arguments des uns et des autres se tiennent à distance et s’annulent facilement ! Le Tout-État, dont Marx aurait été le théoricien, a cédé du terrain devant les exigences de la grande famille libérale-libertaire, qui veut le moins d’État possible dans ses affaires, sans que la servitude sociale et individuelle s’en trouve changée si peu que ce soit. Doit-on instruire le procès des libertaires au motif d’une convergence23 , ou plutôt insister sur la divergence, à savoir que le libéral entend sauvegarder ce que le libertaire veut supprimer : les fonctions régaliennes de l’État de droit ?

Même si l’on veut ignorer que le 18-Brumaire de Louis Bonaparte et la Guerre civile en France ne se contredisent pas et que les textes sur la révolution en Espagne, réunis dans le tome Politique des Œuvres, comme ceux sur la commune russe ouvrent des perspectives propres à déconcerter les fabricants d’idées toutes faites sur Marx centralisateur à outrance, n’y aurait-il point cela, il reste encore assez pour stimuler la réflexion : des manuscrits de 1844 au Capital, avec ses développements sur l’individu intégral et l’expropriation des expropriateurs, en passant par les Thèses sur Feuerbach et les Principes…, on peut suivre dans tout le parcours le cheminement des «postulats éthiques » dont la finalité anarchiste se devine aisément. Encore convient-il d’admettre que le mot n’accompagne pas forcément l’Idée, et qu’il faut au lecteur exercer sa propre force d’abstraction pour en discerner la présence là où manque le terme. De ce point de vue, laissons le mot d’anarchisme pour nous en tenir à l’idée.

«Le communisme, c’est l’abolition du salariat.» La pensée de Kropotkine sur l’expropriation des expropriateurs et la mise en commun des moyens de production s’accorde sans l’ombre d’une divergence avec celle de Marx. Mais comment s’effectue cette expropriation et de quelle nature est-elle ? Marx s’interroge sur le système des médiations politiques qui permettront le passage d’une société à une autre, et dans ce domaine l’idée de décréter l’«abolition de l’État» peut sembler en effet un pur exercice de style, qui ne fait pas pour autant disparaître la question, comme les anarchistes ont pu le constater en Espagne, où il leur fallut composer avec la réalité socio-économique… de l’État. On peut dire que les staliniens, en nivelant tout par la terreur, ont permis au mythe de ne pas être trop écorné, mais que fût-il advenu24 ?

C’est à cette aune que doit être mesurée la conception marxienne de la dictature du prolétariat. Elle ne s’est jamais appliquée à la Commune de Paris, gouvernement de la classe ouvrière ouvrant la voie à un autre développement possible, et peut moins encore se comparer à l’expérience bolchevique d’Octobre, portée à bras-le-corps par des révolutionnaires professionnels. Le lecteur désireux de juger sur pièce lira plus sûrement qu’un autre témoignage les Notes pour servir à l’histoire de la Commune en 1871, de Jules Andrieu, ami de Verlaine et de Rimbaud, maître d’Eugène Varlin. Marx eut entre les mains le manuscrit de ce récit qui éclaire de l’intérieur l’institution communale, sans lumière déformante, et rend compréhensibles les correctifs qu’il introduisit ensuite dans son jugement25 .

Le changement radical de perspective qu’opère le Manifeste communiste, écrit anonyme de la Ligue des communistes publié en 1848, à la veille de la Révolution, tient en une phrase, au contenu normatif évident, souligné par l’emploi du temps présent dans la description de l’avenir prévisible et souhaité: «Tous les mouvements du passé ont été le fait de minorités, ou faits dans l’intérêt de minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité.» A cette forme radicalement nouvelle de l’idée d’émancipation correspond la finalité non moins radicale: «L’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses conflits de classes, fait place à une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous» — finalité qui renvoie elle-même au postulat anarchiste de cette critique : «… le pouvoir public perdra son caractère politique. Le pouvoir politique au sens strict du terme est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre.»

Loin de n’être que pensées fragmentaires sans rapport de cohérence avec l’ensemble de la théorie de Marx, comme le pense tel ex-trotskiste qui n’arrête pas d’exorciser son passé26 , ces remarques sont l’esprit même de la conception matérialiste et critique du monde, une réponse aux exigences des néo-hégéliens qui faisaient de l’opposition entre la «masse» et l’«élite» le sens même de l’histoire.

L’image des «producteurs associés — l’homme socialisé — [qui] règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges», cette image, qui s’esquisse dans les soviets et les conseils d’usine mais sans vraiment prendre corps, n’est pas «en dehors», de la théorie. Elle apparaît en filigrane dans tous les développements du Capital. Simplement, cette projection utopique parle d’une «liberté qui coexiste avec la nécessité, avec une nécessité enfin présente sous son véritable visage» ; a qui, «par sa promesse d’un enrichissement illimité de l’intériorité humaine, tend à précipiter l’individu aux confins du tragique27 ».

Toutes les autres preuves textuelles et irrésistibles de la pensée libertaire de Marx sont tissées dans cette trame et l’idée en est à coup sûr aux antipodes de «l’individualisme anarchiste» tel que le décrit Victor Basch dans une étude inégalée par sa force et sa profondeur. C’est en prenant conscience de ces chaînes causales que nous nous en affranchissons et que nous accédons ainsi à l’unique forme de liberté à laquelle nous puissions prétendre. Tel est le fondement de l’éthique, où science et conscience ne font qu’un.

Quelle place reste-t-il au politique et à l’État une fois l’empire de la nécessité réduit de manière à donner un espace maximal au temps libre conçu comme base d’un épanouissement de la puissance humaine ? Nous laissons à tout critique de bonne foi, qui a dissocié Marx de l’image caricaturale colportée par ses détracteurs et complétée par ses thuriféraires, le soin de savoir si la monstrueuse théorie de l’État ouvrier ou d’un quelconque organisme de contrainte socialiste est l’horizon de la pensée marxienne. Monter en épingle telle ou telle formulation discutable sur l’État comme telle ou telle proclamation sur la négation du pouvoir ne fait pas avancer d’un pouce la solution du problème.

VII

Le procès du marxisme par les anarchistes faisait partie de l’ordre des choses révolutionnaires ; celui que Rubel instruisit a introduit le désordre dans les choses les mieux ordonnées. Aussi reste-t-il pour les ex-marxistes de toute obédience le trouble-mémoire par excellence — à occulter. Quelle qu’ait été la mouture du marxisme à laquelle ils firent allégeance, et le pire a fini par submerger le meilleur et par le rendre méconnaissable, ils ne peuvent après lui rejeter sur Marx les errements auxquels ils furent conduits. C’est à eux et à eux seuls qu’incombe la responsabilité morale d’avoir couvert d’un vernis marxiste cette sanglante aventure. Aussi la lecture de Marx critique du marxisme est-elle accablante en premier lieu pour tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, s’en firent les apologistes.

Les libertaires, nourris de justes préventions, n’ont pas davantage admis la disjonction établie par Rubel, car l’identification Marx-marxisme est comme une dispense théorique à toute réflexion approfondie sur les échecs des mouvements révolutionnaires, et sur leurs propres échecs : Si je suis tombé à l’eau/C’est la faute aux cocos — donc au marxisme, donc à Marx ! Ce qu’il n’est plus besoin de démontrer, puisque la preuve historique est faite ! Aussi n’est-il pas étonnant que marxistes et anti-marxistes soient en congruence sur de nombreux points, si bien que ces critiques forment un fonds commun, sans solution de continuité clairement visible.

C’est seulement une fois Marx rendu à Marx et le marxisme rendu au marxisme qu’il devient possible de soumettre l’un et l’autre à une critique objective, sans risquer de voir les idées de l’un parasiter les idées de l’autre, et brouiller toutes les questions. La séparation accomplie, il est alors possible de soumettre Marx à la critique que Korsch attendait que l’on fît, et qu’il ne pouvait lui-même entreprendre, et pour cause: «Il s’était depuis trop longtemps mis au service d’un marxisme sans cesse repensé pour admettre d’emblée ce qui m’avait toujours paru être l’évidence.» Ce jugement peut paraître sévère, mais il est à la mesure de l’effort que dut accomplir Maximilien Rubel, ce «cher ami inconnu» auquel s’adressait Karl Korsch en 1951, pour rendre l’évidence intelligible aux meilleurs esprits28 .

Grâce à une lecture intransigeante de la conception matérialiste de l’histoire, Rubel put arracher la critique du bolchevisme à la sphère des spéculations sur le caractère de ce «socialisme» et les pensées et arrière-pensées de ses chefs pour faire de la prise du pouvoir par le parti bolchevik ce qu’elle était : non le prodrome d’une inconcevable expérience socialiste, mais le premier acte d’une révolution «jacobine» destinée à soumettre la Russie à l’empire du capital. Les triomphes de l’industrialisation «à marche forcée» seront subsumés et sublimés dans le pathos militaro-marxiste comme «accumulation primitive socialiste».

«La personne de Staline est désormais incorporée à une puissance dictatoriale sans équivalent dans le monde et sans précédent dans l’histoire29 .» Mais à quoi donc cette puissance dictatoriale était-elle incorporée, sinon à un système d’exploitation déjà si bien enraciné en Russie qu’il devait nécessairement avoir ses racines loin dans le passé ? Maximilien Rubel relègue au second plan toutes les discussions byzantines sur Lénine, Staline, Trotski, et tous les «si» qui accompagnent les interprétations d’Octobre, valse-ballet métaphysique entre les intentions et leurs effets inattendus. L’histoire se réduirait-elle à ce dilemme qu’une opérette a si joliment persiflé: «Si j’avais su évidemment, j’aurais agi tout autrement.» Inutile en effet d’accabler Lénine, révolutionnaire professionnel fidèle à sa profession.

Boris Souvarine lui-même ne sort pas toujours de ce cercle vicieux, qui présente à la fois le tableau saisissant, écrasant, d’une situation qui rend inévitable une certaine fin, et revient toujours au bolchevisme originel, à la rigueur de pensée de Lénine et aux erreurs tactiques de Trotski pour suggérer qu’avec d’autres décisions il eût peut-être été possible d’éviter le naufrage. Vain espoir! La barque menait le capitaine où lui-même ne savait pas forcément qu’il allait !

Maximilien Rubel laisse les noms à leur destin pour montrer d’où vint la catastrophe, sans aucun moyen de la conjurer : le sacro-saint plan s’est inspiré des schémas de l’accumulation du capital pour les appliquer sans correctifs, sous une forme pure en quelque sorte, à un pays exsangue, dont une partie du peuple paysan se débattait encore dans les rets d’une arriération semi-féodale. C’est le choc produit entre les impératifs dictés par l’imposition de ce modèle abstrait et les conditions mêmes de travail, base de l’extorsion de la plus-value, qui fut à l’origine de cette immense tragédie. Après les dévastations et avec la terreur, ni le marché, ni les luttes ouvrières n’étaient plus en mesure de brider les excès de la contrainte au surtravail.

Dans tous les cas, Monsieur le Capital était là pour mener la danse, quitte à laisser au pouvoir le plaisir d’accompagner le mouvement en jouant les airs socialistes à sa mode. Car les schémas d’accumulation auraient été inopérants, et aucun capital n’aurait pu être accumulé, si les rapports sociaux de production n’avaient pas été conformes aux catégories abstraites. De même que le capitaliste n’est que le capital personnifié, la bureaucratie ne fut que le capital d’État personnifié et Staline «le type représentatif d’une classe sociale en ascension».

Ce que Boris Souvarine attendait, et qu’il ne pouvait faire lui-même, à savoir établir la «corrélation originale des rapports de production et des formes de propriété avec la structure sociale, après quinze ans d’évolution du bolchevisme», Maximilien Rubel le fera dans «La croissance du capital en URSS», et il aura fallu cette clarification préalable pour que l’analyse du phénomène «totalitaire» s’ancre à nouveau dans la réalité sociale, et ne soit plus obscurcie par l’écran idéologique de la phraséologie marxiste, léniniste, stalinienne, trotskiste sur Octobre.

VIII

Dans la deuxième de ses «Thèses sur Hegel et la Révolution», Karl Korsch avait déclaré: «On ne peut critiquer la philosophie hégélienne sans la concevoir en connexion avec le caractère historique concret du mouvement révolutionnaire de son époque30 .» Mettons théorie marxienne à la place de philosophie hégélienne, et nous serons délivrés des vaines polémiques, puisque nous y trouvons l’aune qui nous permet de mesurer les œuvres entre elles sans les opposer de manière stérile.

Il fallait en effet concevoir l’œuvre de Marx en connexion avec le caractère historique concret du mouvement révolutionnaire de son époque sur lequel pesaient encore les formes politiques héritées de la révolution bourgeoise. Et ces formes étaient elles-mêmes dépendantes des conditions économiques et sociales qui ne pouvaient être dépassées ni d’un saut ni par décret. Mais ce déterminisme austère intègre lui-même comme possibilité d’avenir les survivances vivaces des institutions communautaires du passé ou les nouveaux modes d’organisation du mouvement ouvrier, les expériences owenistes par exemple. Ce sont les deux bouts de cette chaîne que Rubel nous invite à tenir pour découvrir ce qui dans la théorie matérialiste s’ouvre sur cette «poésie de l’avenir» dans laquelle ont si largement puisé les utopistes et les différentes écoles socialistes.

C’est là le point névralgique qui explique pourquoi, d’accord sur l’objectif final, les partisans de Marx ou de Bakounine se sont engagés sur des voies en apparence radicalement différentes, mais qui ont mené à des impasses pas très éloignées. Devant les mêmes obstacles, leurs héritiers lointains ont dû apporter des réponses qui, en un sens, relèvent de la même impossibilité de les surmonter : d’un côté le recours à la lutte réformiste de longue haleine ou à des mesures d’exception pour accélérer le mouvement, de l’autre l’activité conspiratrice, la volonté érigée en seule Raison de l’histoire, et qui tourne à la déraison, voire au cauchemar, comme devaient le faire apparaître Netchaïev et l’imprudent rédacteur du Catéchisme du révolutionnaire. Car, au-delà de cet épisode dramatique, les explications de Bakounine sur la «dictature collective» et «invisible» des révolutionnaires véritables au sein du mouvement social constituent un «essai de combiner les tendances politiques de l’anarchisme avec le système d’action politique blanquiste et jacobin31 ». La Raison dans l’histoire ne fait grâce à personne !

Le marxisme retient et théorise la part la plus importante des renoncements et des compromis d’une période historique transitoire, et c’est pourquoi il est adaptable à la fois à la social-démocratie façon Kautsky et à celle façon Lénine.32 Marx, en revanche, est l’expression d’un moment tout différent de cette évolution: il se situe au carrefour de tous les grands mouvements d’émancipation du début du XIXe siècle et en représente une des synthèses possibles. C’est pour cette raison qu’il ne fut point marxiste et qu’il reconnut dans la social-démocratie naissante, encore imprégnée de la pensée lassalienne, certaines des formes de la superstition politique héritée de la Grande Révolution française. N’est-il pas allé jusqu’à parler de «crétinisme parlementaire», à propos des représentants de cette tendance !

Maximilien Rubel ne s’est pas attardé à prolonger les polémiques de l’époque, faites d’apologie ou de dénigrement ; ni à «réhabiliter» Marx, car c’eût été laisser entendre qu’une telle démarche était nécessaire. Il s’est attaché à montrer comment chez Marx s’interpénètrent et se fondent dans une même finalité éthique tous les courants du mouvement ouvrier, quel sens revêt la déclaration qu’il fit à sa fille Laura: «Je suis une machine condamnée à dévorer les livres et à les rejeter ensuite, sous une forme modifiée, sur le fumier de l’histoire». Pas n’importe quels livres, pas n’importe quel fumier et pas sous n’importe quelle forme pour n’importe quelle histoire !

Comment Marx a-t-il procédé pour extraire de cette littérature les «éléments de culture» qui pourront servir de point d’appui à la classe ouvrière et l’aider à s’émanciper de la tutelle des émancipateurs ? La Pléiade éclaire les sources auxquelles se réfère cette œuvre, critique, philosophique, utopique, littéraire. Mais pour y parvenir, Rubel dut auparavant restituer la pensée de l’auteur du Capital telle qu’en elle-même. C’est seulement après cette rupture radicale qu’il est devenu possible de se rendre compte de l’écart existant entre Marx et les marxismes, de dégager de sa gangue le noyau anarchiste de ses écrits, d’en sonder la profondeur avec justesse.

Si l’on cesse de ressasser l’histoire à contretemps et de chercher, comme dans un film, l’instant magique de la bifurcation et du basculement, on s’aperçoit que les expériences et les échecs de ce passé ne nous parlent plus forcément aujourd’hui d’une manière contradictoire. Au-delà des procès d’intention des uns et des autres, on peut admettre que les analyses de Bakounine sur la bureaucratie ouvrière, analyses tragiquement illustrées par les politiques de la social-démocratie, sont à l’unisson de certaines des critiques de Marx, de Rosa Luxemburg, de Mattick et d’autres marxistes de même tendance.

Maximilien Rubel nous aide à dresser le bilan de cette histoire contrastée, à réconcilier les extrêmes en nous montrant sur quoi et pourquoi ils peuvent désormais se rencontrer. Il est difficile après lui de voir Marx avec le regard marxiste, et cela devrait changer la vision des anarchistes. Dans cette perspective, la révolution d’Octobre prend une légitimité nouvelle, celle du capital armant le bras de l’État pour «profiter de la division internationale du travail», non pour réaliser les «prémices d’un régime socialiste», comme l’espérait assez contradictoirement Boris Souvarine33, qui en brossant le tableau écrasant d’une situation sans issue ne se résignait pas à l’inévitable fin. Cette «grandiose tentative» était grosse en effet de toutes les formes de répression et d’organisation destinées à ajouter une touche asiatique à la fresque hallucinante de l’accumulation du capital, lequel ne peut venir au monde que « suant la boue et le sang par tous les pores». «A marche forcée à travers la boue», auraient pu dire les descendants de Netchaïev.

Qui nous permet le mieux aujourd’hui de comprendre ce qui s’est passé en Russie, puis en URSS, de sa naissance à la chute finale ? Nous trouvons assez peu d’éléments chez Bakounine et chez les anarchistes, si l’on écarte les condamnations morales, parfaitement justifiées au demeurant, mais qui ne comblent pas l’immense interrogation qui s’étend à notre présent, car comment expliquer la métamorphose des bureaucrates confits dans la religion du Parti-État en hommes d’affaires ayant pour seul Dieu le profit. Là où Maximilien Rubel vit à l’œuvre «la nouvelle bourgeoisie», d’autres eurent recours aux explications les plus incongrues sur l’inextinguible soif de pouvoir absolu de la couche dirigeante, oligarchie sans foi ni loi qui aurait échappé aux lois de la pesanteur sociale pour finalement devenir une «stratocratie» irrésistiblement conquérante — mais incapable de résister à l’épreuve !

Telle est la spécificité historique du capitalisme, que la théorie politique ne peut ignorer sous peine de s’ignorer, car même s’ils pèsent sur le siècle comme on sait, nazisme et stalinisme n’infirment nullement la règle. C’est au contraire le rapport avec elle qui mérite d’être observé.

Maximilien Rubel a réintroduit l’histoire du bolchevisme et de l’URSS dans la continuité de l’histoire sociale, et il nous a offert les instruments tant pour comprendre le caractère «nécessaire» du phénomène que pour en saisir la spécificité. Et c’est pourquoi dans le nouveau cycle du capital cette histoire s’enchaîne comme un «hasard que tout nécessitait» — formule étonnante d’un auteur aussi célèbre que peu connu.

Ira-t-on chercher aujourd’hui chez Bakounine et ses continuateurs les éléments d’une analyse critique qui nous expliquerait le destin de la Russie, pays dont l’histoire emplissait pourtant la pensée intime de l’auteur de la Confession… ? La théorie de Marx, prolongée par Paul Mattick, Karl Korsch, Pannekoek, Pierre Souyri, et ré-examinée par Maximilien Rubel projette un rayon de lumière dans l’épaisse obscurité qui nous vient de l’Est. On ne peut en dire autant des Livres noirs ou rouges censés nous mettre en garde contre le retour de démons, encore moins des raccourcis hasardeux d’un François Furet ou d’un Claude Lefort; ils mesurent l’histoire et le communisme à l’aune des illusions les plus grossières qu’ils ont nourries à propos de Marx et d’Octobre, illusions qui éclairent leurs intérêts passés et présents34 .

Il ne nous est pas plus difficile de faire nôtres les critiques de Bakounine sur la bureaucratie ouvrière, et de les projeter sur le Parti, que de nous guider dans le monde actuel en nous référant aux remarques de Marx sur le capital financier, la concentration et la centralisation des capitaux, liées à la baisse tendancielle du taux de profit attestée par les contre-tendances parfaitement identifiables à travers les politiques de démantèlement de l’État-providence et la fin des dogmes du keynésianisme. On ne peut en effet plus longtemps ponctionner le secteur privé au bénéfice du secteur public sans mettre en danger l’«économie», cette abstraction qui occulte l’omniprésence de l’exploitation.

Marx s’est interrogé sur le sort et le destin de la classe ouvrière en prenant pour modèle l’Angleterre et la révolution industrielle en cours. Nous en sommes loin aujourd’hui. Mais comme le Capital présente en même temps le schéma heuristique d’une accumulation purifiée de tous les éléments secondaires et perturbateurs, il anticipe sur les tendances de notre siècle. Nous sommes aux portes de cette société où le prolétariat en expansion permanente serait effectivement devenu «la classe la plus nombreuse et la plus pauvre» (Saint-Simon) ; et cette perspective nous ramène objectivement à la projection subjective du Manifeste sur la révolution comme mouvement autonome de l’immense majorité.

La disparition progressive d’une certaine division du travail, postulée de manière abstraite dans les textes de Marx comme fin de la division entre la société civile et ta société politique, entre citoyen et homme privé, annoncerait la fin de la «préhistoire humaine», de la guerre de tous contre tous : une «association où le libre épanouissement de chacun est ma condition du libre épanouissement de tous». Et cette fin serait alors «rejointe» par les moyens, par le processus historique qui ne la rend pas seulement possible, mais se confond avec elle. C’est cette même issue que laisse entrevoir le livre de Pierre Souyri, la Dynamique du capitalisme au XXe siècle (Paris, Payot, 1983).

C’est, pourrait-on dire, par l’étude de l’histoire au jour le jour des différentes formes de régimes politiques que Marx s’est efforcé de montrer que la formule abstraite de 1843, marquée par les illusions de jeunesse, selon laquelle «domination et exploitation ne sont qu’un seul et même concept», finira par se rapporter à une structure de classes spécifique. Démocratie et bonapartisme s’échangent en quelque sorte leurs attributs, la politique s’enchevêtre dans l’économique au point de ne plus se reconnaître, si bien que la disparition de l’une ne peut se concevoir sans l’abolition de l’autre35 . L’anarchisme serait alors la réponse à ce moment historique. A quoi assiste-t-on en effet aujourd’hui? La symbiose est telle entre les intérêts de la classe dirigeante et ceux de la classe dominante qu’une même classe possédante prône la gouvernance, cette gestion non politique des conflits.

Ainsi, la problématique même du bolchevisme, qui a greffé un jacobinisme dit prolétarien sur la pensée de Marx, rendant inintelligible le sens du communisme, se trouve réfutée par le déterminisme économique qu’elle invoquait pour justifier la dictature, la liberté devient une nécessité même et la célèbre formule de Rosa Luxemburg peut se lire aisément: Anarchisme ou chute dans la barbarie !

IX

En quoi, dira-t-on, cela peut-il gêner la pensée anarchiste d’admettre que la thèse de Maximilien Rubel sur «Marx théoricien de l’anarchisme» contient sa part de vérité et agit de manière topique sur la pensée ? Le respect de l’esprit critique et de la vérité ne nous dispense-t-il pas de savoir de qui vient la théorie ? Ne suffit-il pas de savoir si elle est pertinente ou non ?

Daniel Guérin avait jadis plaidé Pour un marxisme libertaire (Paris, Robert Laffont, 1969). Tentative de conciliation vouée à l’échec ! Elle prenait en effet pour pierre de touche une pensée falsifiée qu’aucune opération sémantique ne pouvait rendre à sa pureté, d’autant que le «marxisme» était alors devenu le symbole d’une théorie «totalitaire». Guérin n’avait pas voulu aller jusqu’au bout de son idée et en assuma toutes les conséquences, et il resta implicitement subordonné à une idéologie qu’il espérait ainsi apprivoiser.

En délivrant Marx du marxisme, on se débarrasse du même coup de la superstition des grands hommes, symbolisée par ce sacre onomastique, et l’on rend concevable la prise en compte des idées indépendamment des querelles de doctrines. N’est-ce pas ce que faisait Bakounine à sa manière, quand il rendait hommage à Marx en sachant ce que tous devaient à une cause qui transcendait les partis pris et plus encore les partis ? C’est dans le même esprit que René Berthier, fin connaisseur de Bakounine, accéda à ma demande de publier dans les Études de marxologie un texte sur la réhabilitation de Boukharine, et il faut sans doute voir la même volonté à l’œuvre dans la référence qu’il fit, dans le Monde libertaire je crois, à l’œuvre des communistes de conseils, dont il pensait que la lecture pourrait utilement stimuler une réflexion «anarchiste».

Karl Korsch nous invitait à mettre Marx à l’épreuve de sa propre théorie «matérialiste», en le jugeant à la lumière de l’histoire dont il était tributaire aussi bien qu’un autre. En appliquant ce même critère à Korsch, on a pu définir son évolution «comme l’échec individuel d’un théoricien du mouvement ouvrier», reflet de «l’échec du mouvement ouvrier lui-même jusqu’à ce jour» (Michael Buckmiller). Les dates nous incitent à juger de même Maximilien Rubel et à demeurer ainsi fidèle au principe de spécification historique. Que devient sa critique maintenant que l’URSS a disparu de notre horizon et que le capital privé a réoccupé tout l’espace de l’exploitation ? Il reste en premier lieu qu’elle est plus que jamais pertinente et nécessaire, car s’il n’est plus minuit dans le siècle, c’est toujours nuit noire dans les esprits. Tous les mots trafiqués hier font aujourd’hui partie du novlangue contemporain. Marx est associé au mensonge déconcertant comme il le fut hier, et le message des Dissidents du monde occidental36est inaudible, falsifié par ceux mêmes qui prétendent nous offrir la clef pour sortir du mensonge déconcertant du siècle.

Toute analyse critique de ce que fut la structure sociale de l’URSS, «Les rapports de production en Russie», comme le disait Cornelius Castoriadis dans un des articles phares de Socialisme ou Barbarie, est oubliée au profit d’une vision de l’histoire qui prolonge l’opposition factice entre démocratie-totalitarisme, monde libre-Empire du Mal. Toute tentative d’investigation rationnelle est parasitée par cette mise en perspective moralisante qui ravale l’historiographie à une comptabilité macabre.

Bien qu’obstiné à préserver Lénine et à placer Octobre en situation de sursis, Boris Souvarine en convenait pourtant sans peine, car il connaissait son sujet: ni le marxisme, ni Marx n’ont rien à voir avec ce qui se produisit en URSS dès lors que le Parti s’érigea en instrument de gouvernement obsédé par l’idée de conserver son hégémonie. Et il met en cause Trotski lui-même dont les «interprétations livresques ont alimenté nombre des thèses universitaires et d’ouvrages politico-historiques dont l’influence a passablement contribué à une sorte de divagation universelle sur les rapports imaginaires entre Marx et le Goulag, et ce, des deux côtés de l’Atlantique37 ». Jamais constat ne fut plus vrai, et il impose aujourd’hui une vigilance de tous les instants.

Il existe en effet une école théorique, aux contours indécis, reflet de la décomposition du marxisme et de la disparition des clivages traditionnels. Ce courant, que nous appellerons néo-trotskisme, s’est chargé d’opérer la plus délicate des transitions: recycler des éléments de l’ancienne théorie en vue de légitimer, en dépigmentant la phraséologie révolutionnaire d’antan, la conservation du capitalisme de l’État-providence. Hier, les trotskistes surent opposer au stalinisme leurs demi-critiques du régime né d’une collectivisation qu’ils ne désavouèrent au départ qu’en raison des méthodes par trop expéditives, ce qui revenait à exonérer à demi-mot le prétendu système soviétique. Les héritiers sont maintenant tenus de retoucher ce passé de la même manière, à demi-mot, et d’occuper ainsi l’espace laissé vacant par le PC, lui-même trop déconsidéré pour jeter un pont entre l’ancienne histoire et la nouvelle. Ils assurent ainsi la transition théorique entre l’idéologie «bolchevique», du capitalisme d’État pur et l’idéologie social-démocrate conforme aux luttes moléculaires pour un nouvel ordre mondial.

Dans ce contexte, l’œuvre de Rubel est plus que jamais nécessaire pour faire réapparaître les véritables enjeux de ce passé et ne pas se laisser prendre au piège d’une terminologie qui ne le cède en tien à celle de l’ancienne bureaucratie ouvrière, experte dans l’art de faite disparaître la pensée émancipatrice du «splendide XIXe siècle» (André Breton). C’est grâce à l’immense travail de défrichement accompli dans la Pléiade, dans les Études de marxologie et dans de multiples contributions que les mots communisme, révolution, utopie, socialisme ont gardé leur plein sens historique et logique. Et ils sont éclairés par une connaissance exacte et droite du passé, non déviée par l’inclination pour une idéologie partisane, toujours rattachée à l’idée d’une analyse de la structure des sociétés de classes. Il n’est que de consulter les titres des Études de marxologie, pour voir que ce minutieux travail de conservation révolutionnaire a trouvé un lieu d’expression nonpareil, à l’abri des soupçons, et que l’anarchisme y fut accueilli sans autre forme de procès que celui de la saine critique.

Cette critique est en fait un effort intense pour percer à jour le voile de mensonges qu’a jeté sur le mot même de révolution le socialisme réellement inexistant, baptisé démocratie populaire ou communisme au gré des besoins immédiats des maîtres d’œuvre du dictionnaire de la feinte-dissidence38 . Mais elle n’épargne pas les différentes ramifications idéologiques du capitalisme réellement existant. C’est mû par cette inquiétude que Maximilien Rubel opposait au même Boris Souvarine son refus de parler de «monde libre» à propos des États coalisés contre le bloc de l’Est, à quoi le subtil auteur du Staline lui répondit en alléguant l’impossibilité pour un homme seul de «résister indéfiniment à la pression d’un usage devenu universel, si déplorable soit-il». C’était avouer qu’il succombait sans autre contrainte à la voix du nombre, ce qu’il condamnait pour l’autre camp (lettre du 10 décembre 1957)

Ceux qui pensent que les idées du «socialisme», du communisme ou de tout autre courant révolutionnaire sont impliquées si peu que ce soit dans le mensonge déconcertant du siècle, ceux-là tissent les mensonges d’hier avec ceux d’aujourd’hui. La notion de feinte-dissidence nous paraît être l’idée clef de la période actuelle. Elle consiste à penser le faux pour le vrai, mais en lui donnant le sens d’une critique sociale qui s’adapte aux besoins de la classe dominante ; à déterrer des formes de l’ignorance d’hier et à les mélanger à la pensée aveugle d’aujourd’hui pour fondre ces éléments dans une nouvelle mouture d’idéologie dominante et théoriser ainsi la régression.

Comment ce qui est faux peut-il créer en nous une représentation du vrai, et emporter notre assentiment ? Cette interrogation est à la base de l’idée de feinte-dissidence, mais pour ne pas voir en elle un simple jeu abstrait, il convient de la rapporter aux intérêts d’une classe. Car il existe une classe de la feinte-dissidence, la petite-bourgeoisie intellectuelle, qui fait de ce type de critique son affaire, et la transforme en affaire de toute une partie de l’intelligentsia titrée et stipendiée. Ainsi en est-il du Monde diplomatique, de Politis, d’Attac et des innombrables réseaux associatifs humanitaires ou antifascistes qui se posent d’eux-mêmes en régulateurs de tension du capitalisme financier et en moralisateurs de l’économie, cette jungle où les «prédateurs» se conduiraient en hors-la-loi — comme si la loi n’était pas faite par et pour les prédateurs.

Quel autre rôle peut nous échoir présentement sinon de séparer la feinte de la dissidence en mettant la pensée critique actuelle à l’épreuve de ce que nous a légué l’expérience. Est-il tâche intellectuelle plus urgente que de rendre les mots à leur véritable objet ? Encore faut-il ne pas se tromper de temps et de cible ! De même que l’ancienne feinte-dissidence, qui a fait de la condamnation compulsive de l’URSS sa raison d’être et parfois sa raison sociale, n’est plus aujourd’hui que répétition et faux-semblants, de même certaines critiques «radicales», hier pertinentes, ne nous paraissent plus adaptées à leur objet depuis que les champions de la feinte-dissidence actuelle, rassurés de ne trouver devant eux aucune force sociale critique articulée, ne tiennent même plus à feindre et préfèrent apparaître pour ce qu’ils sont. Une fois la supercherie mise au jour par les escamoteurs eux-mêmes, elle ne vaut plus la peine d’être dénoncée, car elle énonce de sa propre voix ce qu’il fallait auparavant déchiffrer avec peine.

L’œuvre de Maximilien peut ici servir de pierre de touche en ce qu’elle nous aide à comprendre comment la feinte-dissidence du passé et du présent puise dans le même arsenal d’arguments et de contraintes pour imposer comme certitudes démocratiquement certifiées le contraire de qu’elle affirmait au nom de l’État prolétarien. Sans cette articulation entre la feinte dissidence que fut hier le «communisme» et la feinte-dissidence que sécrète la démocratie aujourd’hui, toute l’histoire de la contre-révolution préventive perd sa cohérence. Maniés séparément, les deux tronçons du glaive de la critique sont voués à faire des moulinets dans le vide.

Il faut savoir où et comment se retrouvent dans une même idéologie vivante les variantes et les variations orchestrées par le «marxisme» d’antan, et les formes, toujours changeantes, de la subversion citoyenne qui reprend du passé l’antifascisme tel que le PC l’a raconté à ses propagandistes. C’est pourquoi ceux qui n’ont pas de ce passé l’intelligence critique que nous transmet, par exemple, l’œuvre de Maximilien Rubel n’auront pas davantage l’intelligence du présent. La maxime orwellienne se conjugue à tous les temps: Celui qui ne comprend pas le passé ignore le présent, celui qui ignore le présent est aveugle sur l’avenir.

X

Marx est désormais rejeté par les partis et les milieux qui hier encore ne juraient que par le marxisme. Ceux qui ont puisé dans sa lecture la critique du bolchevisme comme du capitalisme, à commencer par Rosa Luxemburg, Pannekoek et Korsch, n’auraient-ils plus rien à nous apprendre ? Ou doit-on en déduire, au contraire, qu’il brûle en enfer parce que ce qu’il nous dit sent toujours le soufre ? Lui-même pensait que son œuvre ne saurait être séparée du sort du «quatrième état» qui de rien devait devenir tout. Que la voix de cette classe soit réduite à rien dans les «mouvements sociaux» ; que les syndicats, partis, associations diverses qui se réclament encore d’une pensée «radicale» défendent en priorité des intérêts de classe bien particuliers, parfaitement compatibles avec les besoins du système, voilà qui explique l’occultation de tout un pan de la pensée révolutionnaire. Ce qui a disparu n’est pas forcément mort ; ce qui reste en surface n’est pas forcément en meilleure posture !

Situation en apparence paradoxale, Marx, dont les écrits n’offriraient plus de sujet d’inquiétude pour la classe dirigeante, serait mis à l’index ou reclus dans les cercles du «marxisme lénifiant», cette espèce si bien persiflée par Jean-Pierre Garnier ; inversement, les libertaires échapperaient à cette liquidation générale et bénéficieraient même d’une certaine bienveillance en dépit d’une passion révolutionnaire inentamée. Flotteraient-ils au-dessus de l’histoire, là où l’écrasement du mouvement ouvrier par le Thermidor lent auquel nous sommes tenus d’assister ne saurait les atteindre ? Nous pensons, au contraire, qu’ils sont à leur tour soumis au feu d’une épreuve redoutable, et que leur sort, bien qu’il soit différent de celui de Marx, n’est en un sens guère plus réjouissant39 .

La reprise en main générale ne les épargne pas, quoique la main procède différemment avec chacun. Si l’intelligentsia dominante pardonne leurs écarts passés, c’est dans la mesure où leur combat lui semble s’accorder sur bien des points avec l’antifascisme actuel. Toutes les organisations anarchistes bénéficient d’une incomparable aura pour avoir résisté aux coups du «totalitarisme» stalinien, mais qu’elles fassent resurgir au présent la moindre menace et la pression de l’État du capitalisme privé ne leur laissera pas davantage de répit que ne le fit le capitalisme d’État. C’est là le défaut de la cuirasse que leur a forgée le passé. Cette part de l’histoire ne gêne absolument plus l’historiographie officielle, qui sait faire la part des choses et même réserver la surface médiatique nécessaire à ce qu’elle ne peut plus nier: le Monde, le Monde diplomatique, Libération ne se font pas faute de célébrer le noir et le rouge, couleurs qui d’une certaine manière les aident à effacer leur propre histoire et à égarer le lecteur sur la manière dont elle se rattache à leur présent.

De ce point de vue, plus important que tous les clivages anciens nous semblent ceux que dessine le présent. Quelle réponse apporter aux questions que posent les représentants des formes nouvelles de résistance, de l’«altermondialisation» sur mesure chère aux disciples du penseur institutionnel Pierre Bourdieu — tous experts sortis de la même fabrique et qui veulent organiser le sauvetage du capital, et de leurs propres intérêts de classe, par une critique des modes d’organisation du capitalisme.

Et surtout, concrètement, le clivage vient des positions adoptées face à la démocratie représentative, stade suprême de la mystification, quand toute la médiacratie, le patronat et les institutions politiques agitent l’épouvantail de la peste brune et nous offrent sur un plateau le bulletin de vote comme moyen de la conjurer. C’est ainsi que Le Pen contribue à consolider le régime dont il se pose en ennemi juré, et que la méconnaissance des effets du passé continue à peser comme un cauchemar sur le présent, et à laisser l’espace aux nouveaux ingénieurs des âmes pour tisser patiemment des formules inédites de domination.

Je ne sais si les organisations de tendance anarchiste et libertaire donnent une claire conscience des enjeux à ceux qui sont à leur écoute, si leurs objectifs autres que ceux définis par leur tradition se différencient nettement sur ce point de l’antifascisme hérité de l’époque «communiste», et qui semble ne pas s’être usé après avoir pourtant tant servi. Mais peut-être est-ce la raison pour laquelle il est inusable et reprend vie en touchant un monde militant qui n’a plus rien d’autre sous les pieds ? Dans toutes les manifestations et les prises de position «altermondialistes», féministes, antifascistes ou anti-guerre, il est difficile en tout cas de faire la différence entre les positions des uns et des autres, de ne pas confondre le point de vue humanitaro-chrétien avec l’antifascisme militant.

Les melting-pots festifs qui se propagent à tous les échelons des luttes sont propices à toutes les confusions, et les valeurs de la contestation se diluent dans le bouillon de culture sans classes de l’universel citoyen. Il n’est pas sûr que l’utilisation de la violence par certains courants radicaux, si justifiée soit-elle, puisse être un critère de discrimination suffisant pour établir un clivage pertinent. Le refus de participer aux rites de la démocratie représentative, la critique radicale de tous les mouvements organisés par Attac et le Monde diplomatique, de tous les courants destinés à réguler l’accumulation du capital et à en neutraliser les effets, le renvoi de tous les penseurs du service public à leur service et à leur public, bref, une perception claire de la feinte-dissidence actuelle et de ses racines dans le passé, cette position de principe ne risque pas à notre sens de trouver des défenseurs dans les médias.

Aux yeux de Libération, Verts, anarcho-syndicalistes de la CNT, Ras l’Front, Union juive française pour la paix, tous font figure de membres d’une même famille unis sur l’essentiel, dès lors que l’union contre Le Pen les rassemble.40 Pour échapper à de tels amalgames, il ne serait peut-être pas inutile de réactiver la grande pensée de l’anarchisme de Proudhon, visible encore chez Sorel et Pelloutier, celle qui sans doute immunise contre certaines tentations du marxisme, voire de Marx : l’idée d’une sécession des forces révolutionnaires, à l’exemple de la plèbe romaine qui se retirait de la cité pour camper sur le mont Aventin. Cette volonté collective de séparation, en germe dans la grève générale, fait écho au refus de parvenir, et elle rejoint les réflexions de Rubel sur «l’éthique», qu’il faut encore savoir distinguer du moralisme.

Droite et gauche se fondent et se confondent, au point que Verts, PS et PC pourraient entrer comme tendances dans l’UMP et qu’il faut au moins Le Pen ou Besancenot pour donner le change. Aussi les acteurs intellectuels du jeu de rôle démocratique sont-ils revenus à leur poste de commande pour orchestrer de faux débats et plaquer sur la scène politique un décor Potemkine rassurant: droite-extrême droite/gauche-extrême-gauche. Et voici Daniel Lindenberg, fidèle porte-parole de la deuxième droite mitterrandienne en mai 1981 et thermidorien de toujours par vocation, qui découvre la présence à ses côtés de «nouveaux réactionnaires», sans doute par effet de miroir41 ; à moins que ce ne soit par écho à l’article publié dans le Monde diplomatique d’octobre 2002 par Maurice T. Maschino, «Les intellectuels réactionnaires». Une telle unanimité prouve au moins que même dans le juste-milieu où l’apesanteur intellectuelle est de règle on a toujours besoin d’un plus réactionnaire que soi.

La culture, indispensable ingrédient des nouveaux modèles de domination, semble elle aussi la proie rêvée de la confusion depuis que «l’esprit libertaire» souffle sur les arts et les lettres enfin libérés du marxisme. Dans ce domaine, l’idée de feinte dissidence est un critère discriminant de première importance. C’est à lui que nous avons fait appel dans Lautréamont et les chants magnétiques pour séparer le brin de paille poétique de l’ivraie littéraire, sans cesser de prêter une oreille attentive aux inflexions de classe perceptibles dans la voix des intellectuels toujours prêts à chanter la palinodie42 .

Libertaire Paul Virilio qui ne craignit pas, il y a peu, de proposer au nom d’une charité chrétienne bien ordonnée l’édification d’édicules de survie pour les SDF? Libertaire Philippe Corcuff parce qu’il se réclame sans rire et sans faire rire de l’étiquette «social-démocratie libertaire», alliance de mots qui pour exonérer le sujet principal de délits sans nombre condamne à l’infamie l’attribut? Pourquoi pas puisqu’un Michael Löwy, directeur de recherche au CNRS à temps plein et médaillé de cet organisme, peut parler trotskiste, surréaliste et plein d’autres langues à volonté ! Les mots ne jouent plus, les mots font l’amour, disait André Breton qui d’ailleurs doutait de leur innocence. Ils engendrent des monstres quand la passion éthique ne porte plus ceux qui jonglent avec.

XI

S’il est une chose que peut nous apprendre la critique de la feinte-dissidence, c’est qu’il n’est d’autre fil conducteur pour notre temps que cette «éthique du comportement révolutionnaire» qui représente en quelque sorte la fusion de la critique matérialiste, fondée sur l’analyse des intérêts de classes, avec l’idée du «refus de parvenir» telle que l’exprime Robert Chazé, auteur d’une Chronique de la révolution espagnole (Spartacus, 1979): «A vingt ans, j’ai fait mienne la règle du « refus de parvenir » et je m’y suis tenu, et j’en suis satisfait. « Refus de parvenir » non seulement dans la société capitaliste, mais aussi dans les bureaucraties politiques et syndicales… ce qui revient au même d’ailleurs. Toute ma vie est jalonnée du refus de mettre le doigt dans l’engrenage. Il n’y a pas d’éthique au-dessus des classes, comme l’a écrit Pannekoek, mais il y a une éthique ou une morale prolétarienne» (lettre à Guy Sabatier, 23 mars 1976).

La leçon est bonne à méditer à l’heure où des commandos d’experts débarqués du monde universitaire ou du CNRS, non contents de tenir tous les bastions de la recherche en «sciences humaines», digne pendant de la «ressource humaine», envahissent les moindres réduits de la «dissidence» et, sous prétexte de livrer ce domaine à la science, s’échinent à répéter la leçon. Car ils n’ont rien découvert qui n’ait été déjà mille fois porté à la lumière, tant il est vrai qu’«on sait l’essentiel avant que toutes les archives ne livrent leurs secrets et que ne déposent librement tous les témoins». A moins que cet effet de méconnaissance ne réponde à l’objectif recherché : en l’absence de mouvement révolutionnaire, les documents servent d’étouffoir de la pensée critique et surtout de paravent pour empêcher l’avenir de hanter le présent.

Ainsi se vérifie paradoxalement la thèse controuvée selon laquelle notre histoire est celle de la lutte des classes. Encore faut-il y aller voir de plus près et sans oeillères. Car l’intelligentsia, classe de la feinte-dissidence, mène — avec une opiniâtreté digne de ce que furent ses modèles — la lutte pour effacer des mémoires cette leçon. Le pire, nous dit Simone Weil, serait de périr impuissants à la fois à réussir et à comprendre. Lire Maximilien Rubel, c’est apprendre pourquoi et par quel chemin nous en sommes arrivés là, car il faut avant tout savoir nommer les choses pour les comprendre et avoir une chance d’en renverser le cours.

Dans la conclusion de son ouvrage sur Marx et Keynes, un des livres les plus féconds que nous ait légués le marxisme pour nous éclairer sur la période actuelle, Paul Mattick, qui n’oublie pas de rendre un hommage discret à Maximilien Rubel, s’interroge presque à la manière de Simone Weil, mais avec une conscience critique d’une autre dimension: «Il se peut, dit-il, que le socialisme soit une chimère et que la société soit vouée à rester une société de classes», car «on chercherait en vain une force sociale véritablement décidée à inscrire ce projet dans les faits». «L’ère da révolutions est peut-être close.» Mais parmi les raisons qui rendent, selon lui, encore concevable et possible une «révolution socialiste», nous nous arrêterons à deux remarques complémentaires: «Nonobstant les différences de situation sociale au sein de chaque classe, la société capitaliste comprend seulement deux classes fondamentales.» — «La classe dirigeante ne peut se comporter autrement que ce qu’elle fait43 », la loi générale de l’accumulation capitaliste et sa tendance historique restent les mêmes.

Les premières citations nous renvoient à une idée de la révolution qui romprait radicalement avec «tous les mouvements du passé [qui] ont été le fait de minorités, ou faits dans l’intérêt de minorités» ; nous y retrouvons l’image du Manifeste sur l’immense majorité. Les secondes balaient l’illusion tenace selon laquelle on pourrait changer si peu que ce soit l’ordre des choses en bricolant le système d’exploitation et de domination. Et dans les deux cas, ce sont encore les intuitions de Maximilien Rubel sur Marx, l’anarchisme et l’utopie qu’il faut creuser pour redécouvrir quelques-uns des «éléments de culture», qui nous font si cruellement défaut aujourd’hui pour penser la dissidence et la révolution.

Louis JANOVER

Louis Janover a déjà une longue œuvre à son actif, qu’on ne pourra citer ici in extenso. Parmi ses ouvrages les plus récents, on retiendra Voyage en feinte-dissidence (1998) et Thermidor mon amour. Voyage en feinte-dissidence II (2000), publiés tous deux aux éditions Paris-Méditerranée. La même maison d’édition vient de faire paraître son autobiographie intellectuelle, le Surréalisme de jadis à naguère. Sous le titre le Surréalisme introuvable, Paris-Méditerranée publiera prochainement un nouvel essai de L. Janover sur le mouvement surréaliste, auquel il a appartenu un temps.

Notes

1 Dans son texte, Louis Janover revient une fois de plus, et à juste titre, sur l’usage que font nombre de nos idéologues modernes, ou demi-portions d’idéologues à la Serge July, du terme «libertaire», inconsidérément accolé à «libéral» dans un accouplement qui ressemble à s’y méprendre à celui de la carpe et du lapin. Ne parlons même pas de ce professeur classé à la «gauche de la gauche» qui, en lançant le «concept» de «social-démocratie libertaire», a montré qu’on peut être docteur ès sciences politiques et ne pas savoir de quoi on parle. Si les «marxistes» de naguère avaient une connaissance (plus ou moins) vague de l’œuvre de Marx, les ignorantins (ou les faux innocents) qui aujourd’hui usent et abusent de ce mot-là opèrent un véritable vol à main armée sur un terme qu’ils ont vidé au préalable de toute la charge que l’Histoire y avait déposée, depuis sa création par Joseph Déjacque jusqu’au «Concepto confederal del comunismo libertario» adopté par la CNT en mai 1936.

2 Janover nous autorisera à lui signaler que si elle n’a pas donné, sur ce chapitre, l’équivalent des rigoureuses analyses de Rubel ou Castoriadis, la critique anarchiste est allée quand même plus loin que la simple «condamnation morale» qu’il lui attribue un peu chichement. Qu’il se reporte, par exemple, à l’extrait cité dans le n° 13 de notre revue (p. 124) d’une brochure publiée en 1928 à Paris par un groupe anarcho-communiste russe en exil, dont nous ne relèverons ici que les deux premières phrases traduites par notre camarade Frank Mintz: « Dans la pratique, dans le fond, […] le régime de la dictature soviétique, c’est le capitalisme. […] La caractéristique fondamentale du capitalisme — l’antagonisme entre les formes et les rapports sociaux — n’est effacée que formellement, par les décrets juridiques».

3 Qu’on se rappelle l’amitié qui unit l’anarchiste Fernand Pelloutier, l’incomparable animateur de ce berceau du syndicalisme révolutionnaire que furent les Bourses du travail, et le marxiste Georges Sorel, ainsi que la volonté de ce dernier et de son disciple Édouard Berth de concilier l’enseignement de Marx et de Proudhon. Au sujet de l’opposition traditionnelle entre anarchisme et marxisme (et, ajoutons-nous, des improbables «synthèses-» entre l’un et l’autre), on citera ici, en conclusion, ce qu’était la position de Rubel: «La véritable problématique, écrivait-il, n’est pas dans des antinomies telles que l’anarchisme et le marxisme, le marxisme et le réformisme ou le marxisme et le révisionnisme ; elle est dans l’opposition du jacobinisme et de l’auto-émancipation.» (Marx critique du marxisme, p. 421).

4 L. Janover, «L’avenir d’une utopie», Études de marxologie, n° 30-31, juin-juillet 1994, p. 38.

5 Préface de L. Janover et M. Rubel à K. Marx, Philosophie, Paris, 1994.

6 K. Marx, Œuvres I, Économie I, Préface, Le Capital, Paris, Pléiade, 1963, p. 550.

7 Sur le problème de l’individu «cosmo-historique», voir K Marx, Bolivar y Ponte (1858), et notre commentaire «Le Libertador tel qu’en lui-même», Arles, Sulliver, 1999.

8 Sur cette période, retenons le témoignage de Ngo Van, «1954-1996. Une amitié, une lutte», in: Avec Maximilien Rubel, combats pour Marx, édité par Les Amis de Maximilien Rubel, 1996.

9 M. Rubel, «Une lettre de Karl Korsch», Études de marxologie, n° 18, avril-mai 1976, note, p. 936.

10 Margaret Manale, «Aux origines du concept de “marxisme”», Études de marxologie n° 17, octobre 1974 ; «La constitution du marxisme, Études de marxologie, n° 18, avril-mai 1976; «L’édification d’une doctrine marxiste», Études de marxologie, n° 19, janvier-février 1978. Ces textes sont des fragments d’une thèse qui a pour objet la genèse historique de l’école marxiste en tant que déformation idéologique de l’enseignement de Marx.

11 L. Janover, «Ombres marxistes», Études de marxologie («Auto-émancipation ouvrière et marxisme politique»), n° 18, avril-mai 1976, pp. 995-1 000.

12 K Marx, L’Idéologie allemande (1845-1846), Œuvres III, Philosophie, Paris, Pléiade, 1963, p. 1117.

13 K Marx, Introduction générale à la Critique de l’Économie politique (1857), Œuvres I, Économie I, Paris, Pléiade, 1963, p. 241.

14 F. Engels, «Das Begräbnis von Karl Marx», Der Sozialdemokrat n° 13, 22 mars 1883, in: Marx-Engels Werke, Dierz Verlag Berlin, 1962, t. XIX, p. 336.

15 J. W. Makhaïski, le Socialisme des intellectuels, textes choisis, traduits et présentés par A. Skirda, Paris, Le Seuil, 1979. Le livre a été réédité en 2001 par les Éditions de Paris.

16 M. Rubel, Marx critique du marxisme. Essais. Paris, Payot, 1974. Œuvre rééditée en collection de poche (Payot, 2000), préface de L Janover, «Maximilien Rubel, une œuvre en trop».

17 Les Études de marxologie ont consacré un cahier aux vues de Marx et d’Engels sur l’évolution de la Russie, «Écrits sur le tsarisme et la commune russe», n° 13, 1969. Voir également M. Rubel (Hrsg.), Karl Marx und Friedrich Engels zur russischen Revolution. Kritik eines Mythos, Ullstein Materialen, 1984.

18 «La légende de Marx ou Engels fondateur» (1972), Marx critique.., op. cit — M. Manale, op. cit.

19 L. Janover et M. Rubel, «Marx philosophe critique de la philosophie», introduction à K. Marx, Philosophie, Paris, Gallimard (Folio Essais), 1994, p. VI.

20 K. Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel (1843), Œuvres III, Philosophie, Paris, Pléiade, 1963, pp. 1010, 1008, 1045, 984, 903. Voir également les onze notes de février 1845 où il est explicitement question de «la lutte pour l’abolition de l’État et de la société bourgeoise» (ibid, p. 1028).

21 On mettra le Contrat social de Rousseau en regard de telles critiques de Spinoza dans le Traité des autorités théologique et politique, Paris, 1954, repris in Folio Essais, p. 243.

22 Voici les textes de Rubel sur l’anarchie: «Marx, théoricien de l’anarchisme» (1973), repris in: Marx critique du marxisme, op. cit, pp. 42-59 ; en brochure, sous le même titre, et avec un post-scriptum dans les Cahiers du vent du ch’min (1983), pp. 1-44; «Bakounine», in: Dictionnaire des Œuvres politiques, Paris, PUF, 1986, pp. 44-59. Signalons aussi, dans le cadre des travaux préparatoires à un Lexique de Marx, les matériaux réunis par L. Janover et M. Rubel, «Anarchisme», Études de marxologie, n° 19-20, janvier-février 1978, pp. 57-161

23 L. Janover, «Du capitalisme libéral au capitalisme libéré», Études de marxologie, n° 23-24, juillet-août 1984, pp. 317-328.

24 Voir notre compte rendu du livre de César M. Lorenzo, les Anarchistes espagnols et le pouvoir, Paris, Le Seuil, 1969, in Études de marxologie, n° 15, décembre 1972, pp. 2468-2471. Voir également dans le même numéro notre hommage à Fernand Pelloutier, pp. 2471-2474.

25 Jules Andrieu, Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris en 1871. Édition établie par Maximilien Rubel et Louis Janover, Paris, Payot, 1971; réédition, Paris, Spartacus, 1984. Voir également, L. Janover, «Un communard oublié: Jules Andrieu pédagogue», Études de marxologie, n° 18, avril-mai 1976, pp. 979-990.

26 Voir dans le Dictionnaire des Œuvres politiques (Paris, PUF, 1986, p. 528-539) l’article de Claude Lefort sur le Manifeste communiste, article émaillé de contresens grossiers et d’omissions calculées qui suggèrent que faute de pouvoir regarder son propre passé en face, le mentor des nouveaux démocrates refaçonne la pensée de Marx à sa convenance.

27 Maximilien Rubel, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle (1957), Paris, Marcel Rivière, 1971, p. 433.

28 «Une lettre de Karl Korsch», Études de marxologie, n° 18, avril-mai 1976, pp. 933-939.

29 Boris Souvarine, Staline. Aperçu historique du bolchevisme (1935), Paris, Champ Libre, 1977, p. 482.

30 Voir Karl Korsch, Marxisme et Philosophie (1923), Paris, Éditions de Minuit, 1964, avec en annexes «Thèses sur Hegel et la Révolution» (1932), pp. 183-184, et « Dix thèses sur le marxisme aujourd’hui», pp. 185-187, déjà traduites et présentées par M. Rubel dans: Arguments, n° 16, 4e trimestre 1959, pp. 26 27.

31 Michael Confino, Violence dans la violence. Le débat Bakounine-Netchaïev, Paris, Maspero, 1973, p. 128. Voir également: «Pages oubliées: Le catéchisme du révolutionnaire de Michel Bakounine», le Contrat social, mai 1957, vol. 1, n° 2, pp. 122-126.

32 Voir notre article «Social-démocratie et tentation totalitaire», in «Ombres marxistes », Études de marxologie,, n° 18, avril-mai 1976, pp. 1034-1042.

33 Boris Souvarine, op. cit, p. 278.

34 L. Janover, la Tête contre le mur. Essai sur l’idée anticommuniste au XXe siècle, Arles, Sulliver, 1998.

35 L. Janover, «Notice» de Karl Marx devant le bonapartisme, de M. Rubel, in: K Marx, Les Luttes de classes en France, Paris, Gallimard, 1994, réédité en «Folio Histoire» en 2002, pp. 601 sq.

36 L. Janover, Les Dissidents du monde occidental, Paris, Spartacus, 1991.

37 Boris Souvarine, «Arrière-propos» au Staline (1935), op. cit, p. 611.

38 Voir notamment dans le Lexique de Marx, l’article «Révolution», Études de marxologie, n° 23-24, juillet-août 1984, pp. 15-56, et n° 25, novembre 1985, pp. 55-96.

39 Voir notamment M. Rubel, «Une MEGA post-marxiste ?», Études de marxologie, n° 30-31, juin-juillet 1994, pp. 357-362, et, dans le même numéro, L. Janover, «Malaise dans l’intelligentsia,», pp. 323-340.

40 «Unité brune à Paris», Libération, 11 novembre 2002.

41 Sur Daniel Lindenberg, voir Le Surréalisme de jadis à naguère, Paris-Méditerranée, 2002, p. 205.

42 L. Janover, Lautréamont et les chants magnétiques, Arles, Sulliver, 2002.

43 Paul Mattick, Marx et Keynes. Les limites de l’économie mixte (1969), Paris, Gallimard, 1972, pp. 403 sq.

Cet article fait partie du livre Maximilien Rubel, pour redécouvrir Marx.

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