Marceau Pivert (Etienne Weill-Raynal, 1958)

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Article publié dans la Revue socialiste N°118 en juin 1958. Toute édulcorée que soit cette nécrologie, elle révèle la mentalité de l’époque sur ce qui pourrait être intégrable à l’héritage social-démocrate dans un parcours encombrant.

Notre Marceau nous a quittés pour toujours : il ne sera plus parmi nous pour mener la lutte de la démocratie et du socialisme. Nous voudrions retracer ici, pour tous ceux qui l’ont connu et aimé, d’après les souvenirs d’un de ses plus vieux et fidèles amis, ce qu’a été l’action de Marceau Pivert pour la cause à laquelle il a consacré toute sa vie.

Ses grand-parents étaient cultivateurs; ses parents tenaient une auberge de campagne dans un village de Seine-et-Marne, aux confins de l’Yonne. Elève de l’Ecole Normale d’instituteurs de la Seine, il en sortit en juillet 1914, quelques jours avant la grande guerre. Mobilisé avec la classe 1915 dans l’infanterie, il était évacué du front en 1917 pour une grave maladie due à la pollution des eaux, et il était réformé à 60 %.  Nommé instituteur dans la Seine en 1917, Marceau Pivert devient après la guerre élève à l’École Normale supérieure de Saint-Cloud pendant deux ans et il est promu professeur de sciences dans l’Yonne, au collège de Sens. Il a en effet élargi les connaissances acquises à l’École Normale de la Seine; il obtient plusieurs certificats et diplômes, délivrés par l’enseignement supérieur, de sciences exactes, de psychologie, de sociologie et de morale; jusqu’à la fin de sa vie, ce militant du socialisme, dont la lecture était prodigieuse, devait suivre les progrès accomplis dans les sciences mathématiques et physiques.

Marceau a accompli toute une carrière universitaire, mais tantôt dans une classe d’instituteur, tantôt dans un établissement d’enseignement primaire supérieur ou du second degré ; car ce n’a pas été une carrière régulière. A plusieurs reprises, son action syndicale et politique l’a fait rétrograder par l’administration universitaire. On ne contestait pas ses mérites professionnels, mais on lui contestait le droit de déployer hors de sa classe sa fougueuse activité. Bien qu’ayant été reçu en 1929 au concours de l’Inspection Primaire il ne fut jamais nommé. Il a été néanmoins finalement nommé en 1946 professeur de mathématiques et de sciences à Paris, au lycée Jean- Baptiste Say, où il devait demeurer jusqu’à sa récente retraite. Il a été pendant plus de dix ans membre du Comité central de la Ligue de l’Enseignement; il y a été un des promoteurs de l’École Unique. Son travail universitaire a servi de toile de fond à son existence; on ne doit pas l’ignorer: la politique n’a pas été pour lui une carrière, si l’action politique a été sa passion.

C’est dans la Fédération de l’Yonne — tout imprégnée encore de la propagande antimilitariste menée par Gustave Hervé avant la grande guerre — que Marceau Pivert devait faire ses débuts de militant socialiste. Il avait alors environ vingt-cinq ans. il n’avait donc pas connu l’époque où le Parti Socialiste, partagé entre l’influence de Guesde et celle de Jaurès, s’était difficilement, mais solidement unifié en 1905; c’était à ce Parti Socialiste ainsi constitué qu’avait adhéré Marceau. Mais ce même parti avait dû subir en 1920 l’épreuve de la scission bolchevik. Dès cette époque, Marceau a choisi, et définitivement : il sera un socialiste de gauche, voire d’extrême-gauche ; ce démocrate ne sera pas un bolchevik; son admiration va à Rosa Luxembourg; elle se refuse à Lénine et à Staline. Son esprit est trop rationaliste, sa culture est trop laïque, au plein sens du mot, pour accepter les dogmes de l’Église de Moscou.

Entré en 1924 à la Fédération de la Seine, secrétaire de la 15° section, une des plus prolétariennes des sections de Paris, il devait devenir plus tard secrétaire de la Fédération. En 1933, il est élu membre de la Commission Administrative Permanente Socialiste, au titre de la Gauche Révolutionnaire [*]; car la composition de cette commission centrale du Parti était alors fondée sur la représentation proportionnelle des tendances, dont le grave inconvénient était de cristalliser les antagonismes intérieurs.

En 1934 va commencer la période de la plus grande activité de Marceau Pivert. On le connaissait jusqu’alors surtout comme propagandiste infatigable, comme orateur dont la parole faisait vibrer aussi bien les réunions publiques que les congrès nationaux du Parti ; il va maintenant avoir l’occasion de manifester ses facultés d’organisateur pour la défense du socialisme et du Parti Socialiste.

C’est que 1934 est l’année de la tentative du 6 février, coup d’État manqué, mais dont les promoteurs restent menaçants pour la République. Marceau est chargé des services d’autodéfense dans la Seine ; il fonde le groupement des T.P.P.S., ceux qui sont Toujours Prêts Pour Servir et qui, pendant deux ans, sont mobilisés en permanence contre la menace fasciste des Croix de Feu. Marceau Pivert est un des principaux animateurs de toutes les grandes manifestations de cette époque : celle du 12 février 1934, partant de la place de la Nation, qui est la puissante réponse du Paris ouvrier à la tentative du 6 février ; celle des 14 juillet 1935, qui manifeste la formation du Front Populaire ; celle du Vélodrome d’Hiver en 1936, qui constate la mise en œuvre du programme du gouvernement Léon Blum.

Léon Blum a fait appel au concours de Marceau Pivert. Dès 1935, celui-ci a été le promoteur de la propagande socialiste par le cinéma ; utilisant au profit du Parti Socialiste ses capacités techniques, il a fondé une coopérative ouvrière de production cinématographique : « l’Équipe », en même temps qu’il créait le service cinématographique du Parti. C’est à lui qu’on doit ces films – mis en lieu sûr pendant l’occupation, – et qui permettent de faire revivre aujourd’hui à nos yeux les grands événements politiques et sociaux de 1934 à 1936.

Mais Marceau ne va pas rester longtemps au poste d’information par le cinéma et la radiodiffusion que Léon Blum lui a confié à la Présidence du Conseil et qui le fait surnommer par ses adversaires politiques : « le dictateur des ondes » ; il démissionne en raison de la politique suivie par le gouvernement dans l’affaire d’Espagne. On sait combien, même aujourd’hui, les avis restent partagés parmi les socialistes au sujet de l’attitude expectante  qu’adopta Léon Blum, arrêté dans son désir de secourir la République espagnole contre le pronunciamiento du général Franco par la politique négative de la Grande-Bretagne et la division de l’opinion française. Marceau ne pouvait connaître de telles hésitations ; pour lui, la ligne de conduite à tenir était simple : aider l’Espagne républicaine et socialiste par tous les moyens.

Un autre désaccord s’ajoute au premier, en juin 1937. Le gouvernement Blum, mis en minorité au Sénat, qui lui a refusé les pleins pouvoirs financiers, donne sa démission. Le soir même, la Commission exécutive de la Fédération socialiste de la Seine se réunit: à huit heures, elle décide d’organiser le lendemain une manifestation de protestation devant le Sénat ; les affiches sont composées et tirées de dix heures à minuit ; les TPPS sont réveillés dans la nuit, les affiches collées dans Paris aussitôt ; la manifestation prévue a lieu à six heures du soir.

Au Congrès de Marseille, la Gauche Révolutionnaire se joint à la minorité qui proteste contre le maintien de la non-intervention en Espagne, insuffisamment compensée par des envois clandestins d’armes aux républicains. Mais un conflit va opposer la Gauche Révolutionnaire à la Commission Administrative Permanente du Parti: lors de la tentative, d’ailleurs manquée, de Léon Blum en mars 1938 pour former un gouvernement d’union nationale (de la droite aux communistes), après l’invasion de l’Autriche par les armées de Hitler, la Fédération de la Seine envoie aux autres Fédérations un tract intitulé: « Alerte, le parti est en danger ». Une demande de contrôle est déposée contre le bureau de la fédération; la Commission Nationale des conflits prononce la suppression de toute délégation pour les membres de ce bureau pendant trois ans ; à une énorme majorité, le Conseil fédéral de la Seine se solidarise avec les sanctionnés et fait appel devant le congrès de Royan. L’appel ayant été repoussé par le congrès, Marceau Pivert et ses amis ne s’inclinent pas et fondent le Parti Socialiste Ouvrier et Paysan, qui groupa de 20.000 à 25.000 adhérents.

Le P.S.O.P. consacre une grande partie de son activité à aider l’armée républicaine espagnole, puis après la chute de Barcelone et de Madrid, en 1939, à secourir les Espagnols réfugiés en France. En même temps il mène à l’intérieur une action contre l’Union nationale et contre la guerre menaçante. Lorsqu’à la suite du pacte germano-soviétique et de l’invasion de la Pologne par les troupes hitlériennes la guerre eut été déclarée à l’Allemagne par la Grande- Bretagne et la France, en septembre 1939, le PSOP est dissous, ses militants sont assimilés aux communistes et arrêtés; après l’invasion de la France par les armées de Hitler, un grand nombre de ces pacifistes devaient passer dans la Résistance. Cependant Marceau Pivert, au moment de la déclaration de guerre, se trouvait aux Etats-Unis, où il avait été invité par des syndicalistes américains. Il veut revenir en France ; comme il était, en tant que réformé, dégagé de toute obligation militaire, ses camarades s’y opposent, certains que son retour sera suivi de son arrestation. Il est donc aux Etats-Unis pendant toute la « drôle de guerre » et la débâcle de l’armée française de mai- juin 1940. Le 18 juin est lancé le fameux appel du général de Gaulle ; dès le 25 juin, Marceau Pivert lui écrit à Londres pour lui indiquer par quels moyens de propagande il pourrait organiser la résistance en France contre l’occupant. Le 27 juillet, le général de Gaulle lui répond par une lettre autographe, que la modestie de Marceau Pivert a tenue secrète de son vivant. On y lit notamment : « Votre lettre m’a paru très intéressante et j’ai eu l’occasion de Ta communiquer à plusieurs personnalités anglaises et françaises de Londres. Bien que nous ne suivions pas évidemment la même voie et que les moyens que vous et moi voulons utiliser pour combattre l’ennemi ne soient pas les mêmes, je note avec attention votre volonté de combattre Hitler et Mussolini momentanément triomphants« .

En 1942, Marceau passe au Mexique ; il y rencontre le révolutionnaire russe Victor Serge et le grand ethnologue français Paul Rivet. Cependant, resté en relation avec ses camarades du PSOP qui étaient entrés dans la résistance, il tente en 1943 de revenir en France; il lui est impossible d’obtenir un visa de rentrée en France;il ne le peut pas davantage après la libération de la France, malgré les démarches de Tixier, ministre socialiste de l’Intérieur; il n’y parvient qu’en mars 1946. Réintégré dans le Parti Socialiste, il est élu membre du Comité Directeur pendant dix ans, il redevient secrétaire de la Fédération de la Seine, mais il abandonne volontairement ce poste en 1950, au bout de trois ans, voulant donner l’exemple du renouvellement périodique des mandataires. Il a repris en 1946 la direction des services cinématographiques du Parti Socialiste et il contribue à la réalisation de ses films actuels de propagande: « La prochaine vague »; « Communes de France »; « Ça dépend de vous ».

Propagandiste de tout temps, homme d’action par excellence, Marceau, avant la seconde guerre mondiale, s’était principalement proposé de mener, sur le terrain politique, la lutte de classe. Après la guerre, il paraît avoir été particulièrement frappé par la division du monde en deux blocs rivaux, américain et soviétique, qu’il jugeait aussi impérialistes l’un que l’autre, par le repliement des autres pays sur eux-mêmes et par l’éveil nationaliste des anciens pays coloniaux, en général économiquement sous-développés.

Dans ces conditions, la tâche essentielle lui a semblé être d’éveiller et de développer le sens international parmi les masses populaires de toutes les régions de la terre. C’est pourquoi il fonde en 1947 le Mouvement Démocratique Socialiste pour les Etats-unis d’Europe ; en 1948, il fonde le Congrès des Peuples, rassemblement des démocrates de tous les pays anciennement colonisés, dont le président est Fenner Brockway, député travailliste britannique, venu dire, à la mort de Marceau, le rôle que celui-ci tenait dans le mouvement international socialiste. Sans doute, le séjour de Marceau Pivert en Amérique latine, où la sous-alimentation est un fléau permanent, a-t-il contribué à développer en lui le souci d’un mouvement socialiste vraiment international ; la politique de la Russie stalinienne, essayant d’attirer dans le bloc dit communiste les anciens peuples opprimés, a dû renforcer encore chez lui cette préoccupation. Aussi les socialistes de tous les pays du monde qui venaient à Paris allaient- ils voir Marceau Pivert : car ils savaient quels étaient sa générosité, son désintéressement, quel sens il possédait de la solidarité humaine.

Note de la BS:

[*] Il s’agit d’une erreur. Il est élu au titre de la Bataille socialiste: La GR n’existe pas encore.