Weissmann / Victor Serge (2007)

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Dissident dans la révolution

(note de lecture parue dans Gavroche n° 149, janvier 2007)

Victor Serge, une biographie politique
de Susan Weissman
Éditions Syllepse
2006, 481 p., 25 euros

Les éditions Syllepse nous gratifient d’une traduction souple et élégante réalisée par Patrick le Tréhondat et Patrick Silberstein. Dans ce texte fluide mais charpenté, documenté et parfaitement structuré, Susan Weissman nous entraîne sur les traces de Victor Serge (1890-1947). Elle suit le cours de son œuvre et nous en restitue la substance grâce à une mise en perspective historique. On sait que cet homme hors du commun, auteur prolifique et talentueux, a traversé son époque en vivant avec passion son désir de transformation sociale. Sa vie durant, il lutta de toute la force de ses convictions révolutionnaires pour l’instauration d’un « socialisme au sens humaniste du mot, et plus exactement d’un socialisme, démocratiquement, libertairement accompli » (in Trente ans après la Révolution, 1947). Il en a épousé les circonvolutions, les enthousiasmes, en a théorisé les nécessités du moment, et, in fine, traqué par les hommes de main de la Guépéou, a connu le prix de la défaite. Son destin se confond avec celui, tragique, de l’histoire de la révolution sociale en marche. Elle commence à Paris à la fin du XIXe siècle, le Paris de la Commune, de Jehan Rictus, époque à laquelle le mouvement libertaire tenait le haut du pavé, et elle se conclut avec l’échec tragique de la révolution bolchevique qui, rongée par le cancer stalinien, agonisera étouffée par la dictature bureaucratique d’un régime totalement militarisé. Il fut calomnié par les staliniens, dénoncé par les trotskistes, abandonné par les divers courants anti-léninistes de gauche et mourut seul. Mais malgré toutes les souffrances endurées, il demeurera, quoi qu’il arrive, fidèle au sens qu’il voulut donner à sa vie.
Ses écrits – essais, romans, témoignages – ponctuent chaque étape de son itinéraire. Susan Weissman y puise avec intelligence de quoi éclairer les grandes étapes du cheminement politique de Victor Serge. En 1919, comme de très nombreux anarchistes, il adhère au parti bolchevique et, séduit par ses analyses pragmatiques, se range résolument sous sa bannière. Profondément marqué par les effets de la terreur blanche (30 000 morts) qui s’abat sur la Finlande en 1918 suite à la défaite des rouges dans ce pays voisin de la Russie, il soutient, justifie et participe à la mise en place du communisme de guerre. Lequel ne tardera pas à substituer à la dictature du prolétariat la dictature du parti, privant les soviets de leurs prérogatives et vidant de leur sens l’élan et les espoirs de l’an I. À partir de 1921, estimant que la révolution dégénérait avec la mise en place de la Tcheka au sein de laquelle sévissaient des éléments sadiques et ambitieux, il prend ses distances avec les léninistes. Et après l’écrasement de la Commune de Cronstadt, il se range du côté des opposants, écœuré qu’il est par les mensonges officiels que répandent les hommes au pouvoir à Moscou. « Pour Serge, le mensonge du parti est pire que l’abus d’autorité ». D’autant que la médiocrité des cadres du Komintern aura fini de justifier son pessimisme quant à l’avenir de la révolution européenne.
À partir de 1925, il bataille avec l’opposition pour sauver l’âme du bolchevisme. Mais le dixième anniversaire de la Révolution russe marque un tournant qui sera fatal à cette résistance. Avec l’échec de l’opposition au sein du parti, Trotski et Zinoviev sont vaincus. La voie est désormais libre pour Staline et sa police politique. Le suicide de Ioffé en 1927 sanctionne la victoire de l’appareil stalinien et la Guépéou réprime les manifestations de sympathie qui tentaient de s’exprimer à cette occasion. La persécution qui frappe alors les opposants est identique à celle qui dans les premières années de la révolution frappa les anarchistes. Ce paradoxe désabusé souligné par Victor Serge lui-même est d’autant plus amer qu’en son temps, il avait justifié de telles pratiques. Commence alors, avec l’exil, une vie d’errance et de misère. Dans un climat de méfiance et de soupçon, il continue à écrire et à lutter. L’univers confiné des opposants devient de plus en plus étouffant, d’autant qu’un à un ils sont réduits au silence par des tueurs qui les traquent jusqu’en Espagne et au Mexique. La discorde et les divisions épuisent et isolent le lutteur. La diffamation et le mensonge feront le reste.
Susan Weissman est une passeuse qui nous invite à relire les écrits de Victor Serge. Comme, par exemple, Seize fusillés : où va la révolution russe, publié aux Cahiers Spartacus ou encore Mémoires d’un révolutionnaire dans la collection Bouquins des éditions Robert Laffont. Car c’est aux sources de l’auteure qu’il faut puiser.

Jean-Luc DEBRY

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