Le marxisme et le monde actuel (Hekmat, 1992) [1]

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Première partie (la 2ème bientôt). Cette interview a été publiée pour la première fois en anglais dans « International », le journal du Parti communiste-ouvrier d’Iran, n°1, février 1992.

International : Les commentateurs bourgeois ont qualifié l’écroulement du bloc soviétique de « défaite du socialisme » et de « fin du communisme ». Y a-t-il une quelconque vérité dans une telle formulation ? Jusqu‘à quel point cet écroulement, voire l’expérience soviétique dans son ensemble, représentent-ils un échec pour le socialisme ?

Mansoor HEKMAT : En ce qui concerne le communisme-ouvrier et le marxisme, ces changements ne montrent ni la défaite du socialisme, ni la fin du communisme. Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui est la défaite d’un type particulier du socialisme bourgeois et du modèle capitaliste d’État sur lequel il était fondé.

Pour nombre de ceux qui se disent communistes – en fait, la majorité –, il a toujours été clair que l’Union Soviétique n’était pas un pays socialiste, qu’elle était absolument étrangère à l’interprétation marxiste du communisme. Même certains penseurs bourgeois, certains soviétologues l’ont admis. Aujourd’hui, l’idéologie officielle bourgeoise insiste pour identifier de nouveau l’Union soviétique au marxisme et au communisme, sans prendre en compte ces études contradictoires. C’est une arme de propagande dans le combat contre le marxisme et le véritable communisme ouvrier. Les tenants de cette idéologie bourgeoise officielle disent que le socialisme a été vaincu pour pouvoir le mettre en échec, ils disent que le communisme est fini pour qu’ils puissent y mettre fin. Ce sont les cris de guerre de la bourgeoisie ; plus ils sont violents, plus ils confirment la vitalité du communisme comme une menace ouvrière potentielle pour la société bourgeoise.

L’écroulement du bloc de l’Est, en lui-même, n’est pas un argument contre le communisme. L’Union soviétique et le bloc de l’Est ne représentent, sous aucun critère économique, politique, administratif ou idéologique, le communisme et le socialisme. Mais il est vrai que l’expérience de l’Union Soviétique, dans son ensemble, a été une expérience échouée pour la révolution prolétarienne d’Octobre. Nous avons déjà parlé de cette question dans plusieurs numéros du bulletin « le marxisme et la question de l’Union Soviétique ». Je crois que la révolution ouvrière de 1917 a réussi à arracher le pouvoir politique des mains de la bourgeoisie. Elle a su vaincre les tentatives politiques et militaires des anciennes classes dominantes de restaurer l’ancien ordre politique. Mais à partir de cette étape, le destin de la révolution ouvrière est relié directement à sa capacité à transformer les rapports économiques et à réaliser le programme économique socialiste de la classe ouvrière. C’est sur ce point que la révolution soviétique a échoué à aller au-delà. Au lieu de la propriété collective des moyens de production, c’est l’étatisation du capital et la propriété étatique des moyens de production qui ont été adoptés. Le salariat, la monnaie, la valeur d’échange, et la séparation de la classe productrice des moyens de production, tout cela a subsisté. Dans la deuxième moitié des années 1920, le modèle économique adopté fut la construction d’une économie nationale sur les bases d’un modèle capitaliste d’État. En fait, après une révolution prolétarienne, c’était pour la bourgeoisie la seule alternative historique possible pour maintenir les rapports capitalistes en Russie. Avec la consolidation économique du capital, la victoire politique de la classe ouvrière russe était renversée. Un État bourgeois bureaucratique centralisé a remplacé l’État ouvrier révolutionnaire de l’époque de Lénine. Le nationalisme bourgeois, basé sur un modèle déformé du capitalisme, a vaincu le communisme. Ce n’est pas l’écroulement de l’Est, mais l’apparition de ce phénomène qui témoigne de la défaite subie par le communisme ouvrier. Et cela n’a pas commencé aujourd’hui, ni avec ces événements.

En bref je crois que, pour les marxistes, la leçon principale de l’expérience soviétique, c’est qu’une révolution ouvrière est condamnée à échouer si elle ne remplit pas ses taches économiques, si elle n’opère pas un changement dans les bases économiques de la société. Le marxisme l’avait déjà montré, notamment grâce à la Commune de Paris. Sans cette révolution économique, toute victoire politique se transforme en échec. La révolution socialiste est indivisible et doit réussir dans sa totalité comme une révolution sociale. Mais cette révolution dans les rapports économiques doit être une véritable révolution et non une réforme du système existant. Les bases de cette révolution sont l’abolition du salariat et la collectivisation des moyens de production et de distribution. Cela n’a jamais été fait en Union soviétique.

International : Durant certaines périodes essentielles de l’histoire, l’Union soviétique et le bloc de l’Est ont exercé une influence profonde sur les mouvements dits communistes et sur l’attrait exercé par le socialisme. Les procès des années trente, la divulgation des discours secrets de Khrouchtchev, l’occupation de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, tout cela a provoqué des vagues de révision du communisme et du marxisme au-delà même des frontières du bloc de l’Est. Ce que l’on voit aujourd’hui n’est pas comparable. Comment expliques-tu la rupture accélérée avec le marxisme de la part d’anciens communistes ? Jusqu’à quel point l’écroulement du bloc de l’Est rend-il nécessaire une révision du marxisme ?

Mansoor HEKMAT: Le marxisme est une critique. Une critique de la société capitaliste, plus qu’une série de croyances et de prophéties. Cette critique est, en elle-même, évidemment fondée sur l’analyse rigoureuse des fondations du système et de ses contradictions internes. A mon avis, rompre avec le marxisme, c’est abandonner la vérité. Même si nous avions des milliers de cas comme l’Union Soviétique, cela n’aurait pas modifié ma critique de la société actuelle, en tant que marxiste, cela n’aurait pas changé mes idées en faveur d’une société où tous les êtres humains libres puissent vivre correctement.

Par sa méthode comme par son contenu, le marxisme est une explication profonde et cohérente de la société capitaliste. C’est la critique indignée d’une partie de la société – la classe ouvrière salariée – contre les rapports sociaux existants. Le sens de la critique marxiste est justifié non seulement par les changements actuels en Union Soviétique, mais aussi par toutes les réalités économiques et sociales de notre époque, par chacune des préoccupations, par les problèmes essentiels du monde contemporain, dans les institutions académiques, dans les médias, dans l’art et la littérature. Marx était critiqué pour avoir dit que les rapports économiques déterminent la vie politique et culturelle de la société. Aujourd’hui, tout le monde lie la montée du racisme, du fascisme, du nationalisme et de la criminalité, la popularisation d’un style particulier de l’art ou de la musique, … aux conditions économiques. Même les mollahs en Iran cherchent la survie de la religion dans les opérations de la banque centrale et le taux de change du dollar. Chacun sait que tout cela vient du profit et de la productivité du travail. En son for intérieur, tout le monde sait à quoi sert l’État et pourquoi l’armée et la police existent. Tout le monde sait qu’il y a un conflit permanent entre les travailleurs et les capitalistes, les salariés et les patrons, que toutes les traces de liberté et d’humanité sont liées au degré de pouvoir des ouvriers et à l’organisation de la classe ouvrière contre les entreprises du capitalisme, ses partis et ses États. Ce que les gens attendent naturellement des organisations ouvrières, c’est qu’elles soient contre l’exploitation et la discrimination, et qu’elles incarnent le bien-être social. L’ouvrier est identifié à la liberté et au bien-être, alors que la bourgeoisie est liée à la discrimination et au pillage. A mon avis, le vingtième siècle a été le siècle du marxisme, de la popularisation de la conception marxiste du monde capitaliste. Donc, il n’y a aucune raison pour le réviser le marxisme, en tant que recherche d’une véritable compréhension de la société, et les changements récents mondiaux, ne font que prouver sa légitimité.

Mais la vague actuelle d’éloignement du marxisme n’a rien à voir avec sa justesse ou sa fausseté. Il s’agit là d’un mouvement politique. Les choix sont politiques et non scientifiques. Ce n’est pas comme si, avec les changements récents en Union soviétique, la lumière de la sagesse avait soudain illuminé leurs cœurs. L’exactitude ou la fausseté de la conception marxiste de la société n’entrent pas vraiment en ligne de compte. Et ceux qui essayent de donner l’aspect d’une révision scientifique au recul politique de la prétendue gauche sont, d’après moi, de vulgaires opportunistes. La réalité, c’est que l’offensive récente de la bourgeoisie contre le marxisme et le socialisme, fondée sur l’écroulement du bloc pseudo-socialistes a mis la gauche sous pression. Le courant des « intellectuels réformistes » qui se référent au marxisme – caractéristique de la période de la fin qui s’étend de la deuxième guerre mondiale jusqu’au milieu des années 70 – s’est inversé. Il faudra du temps pour que la campagne actuelle soit neutralisée. Il faudra que la classe ouvrière inflige de sacrés coups à la bourgeoisie pour que les intellectuels des classes moyennes considèrent de nouveau que le marxisme ajoute à leur crédibilité. Je dois ajouter qu’une grande partie de ces « marxistes » étaient en réalité des contestataires non-socialistes qui, en raison de l’aura mondiale du marxisme dans la lutte anticapitaliste, ont revêtu le costume marxiste. Les nationalistes et les réformistes, les partisans de l’industrialisation dans le tiers-monde, les indépendantistes, les antimonopolistes, les minorités opprimées et autre tendances, se sont servis du marxisme comme un moyen pour exprimer leurs doléances. Hier, le marxisme était à la mode, alors ils étaient marxistes. Aujourd’hui c’est la démocratie qui est à la mode, alors ils se sont groupés autour de cette idée, en espérant réaliser les mêmes buts et les mêmes aspirations à travers la démocratie et le marché. A mon avis, leur rupture avec le marxisme dans la période actuelle n’était pas imprévisible, et c’est même une bonne chose. Certes, cela limite le champ d’action du marxisme, mais facilite, à certains égards, la formation d’un communisme ouvrier, profondément marxiste.

Le marxisme, si on le sépare de la multitude de stéréotypes véhiculés en son nom pendant plusieurs décennies, n’a pas besoin de révision. Ce que l’on a besoin de faire, cependant, c’est une contribution analytique et théorique marxiste dans tous les domaines de la critique sociale. C’est la vision marxiste qui manque dans les problématiques de la société contemporaine et dans les changements décisifs que le monde actuel est en train de vivre. Se baser sur le marxisme comme vision du monde et comme théorie sociale ne signifie pas répéter ses principes généraux en les isolant des conditions sociales, mais participer aux combats théoriques de chaque époque en tant que marxiste, et mettre en avant l’analyse des problèmes nouveaux qui surgissent au cours du mouvement historique de la société et de la lutte des classes. Nous avons besoin, non pas de réviser la seule conception radicale de la société, mais bien de l’appliquer au monde contemporain et à ses problématiques.

International : Que penses-tu de Lénine et du léninisme ? Est-ce qu’il faudrait réévaluer le léninisme ? Est-ce que tu te considères toujours comme un léniniste ?

Mansoor HEKMAT : Nous vivons une époque telle qu’avant que je puisse répondre à une telle question, il faut d’abord définir les termes employés. S’il s’agit d’une question d’appréciation de Lénine, de la pertinence de ses conceptions et de sa pratique marxiste, de sa contribution à la pensée révolutionnaire et à la pratique de la classe ouvrière, alors évidemment je suis un léniniste. Pour moi, Lénine était un véritable marxiste, avec une compréhension globalement correcte de ce dont il s’agissait, et c’était un leader important du mouvement socialiste de la classe ouvrière mondiale.

Mais le léninisme, en tant qu’étiquette pour distinguer certaines tendances particulières au sein du soi-disant mouvement communiste, a sa propre histoire. Les inventeurs de ce terme à l’époque de Staline, ou les courants qui se sont séparés de ce courant, et qui ont mis l’accent sur le terme marxiste-léniniste, ont exploité cette expression – comme bien d’autres termes marxistes – pour exprimer leurs désaccords et leurs intérêts, qui n’ont rien à voir avec le socialisme. Ils ont abusé du prestige de Lénine, et le léninisme, tel que je le comprends, est diamétralement opposé à ces « léninistes ». Les analystes bourgeois essayent d’attribuer la totalité de l’expérience soviétique à Lénine, et de la considérer comme une extension naturelle de la vision léniniste. C’est ce qui est à la mode aujourd’hui. Ils préfèrent oublier que, du temps de la révolution d’Octobre, la bourgeoisie elle-même admettait que Lénine était un révolutionnaire qui réclamait la liberté et la justice. Le léninisme n’est représenté ni dans les idées et les actions des partis dominants en Union soviétique, en Chine, en Albanie, ni dans l’aspect politique et social de cette expérience. Ces partis et ces expériences sont fondés sur une falsification complète de Lénine et de ses idées. Lénine était un représentant enthousiaste de l’égalité, de la liberté et de l’humanisme. Vous ne pouvez, sous aucune justification, rendre Lénine responsable de la dictature, de la bureaucratie, de la persécution nationale, et des files d’attente pour la nourriture.

Du point de vue de la pensée et de la pratique marxiste, Lénine a une place importante. Je crois qu’une formulation comme « le léninisme est le marxisme de l’époque de l’impérialisme… » est triviale. L’importance de Lénine et de sa contribution précise dans le mouvement communiste doit être recherchée dans le lien clair qu’il a établi entre la théorie et la pratique révolutionnaire. Je le considère comme une incarnation fidèle de l’interprétation de Marx du communisme comme un « matérialisme pratique ». La contribution spécifique de Lénine, c’est d’avoir montré le rôle de la volonté révolutionnaire de la classe ouvrière dans le mouvement réel de la société capitaliste, d’avoir évalué le champ d’action de la classe ouvrière, en tant que sujet actif de la révolution, dans des conditions sociales objectives. Lénine a rejeté la vision évolutionniste et passive qui prédominait dans la deuxième internationale, en interprétant le communisme comme l’avait fait Marx. En bref, je peux dire que le socialisme avant Lénine avait essentiellement appris de Marx : « la nécessité et le caractère inéluctable » du socialisme. Lénine a insisté sur la « possibilité » de réaliser le socialisme à son époque. Sa conception de l’histoire et du rôle de la pratique révolutionnaire des classes dans le mouvement historique est profondément marxiste. Il l’a comprise et l’a organisée. Je sais que les interprétations ultérieures, principalement petite-bourgeoises, de l’importance de l’élément actif dans l’action révolutionnaire ont conduit à une tendance volontariste, élitiste et conspiratrice du socialisme. Mais même une simple étude des visions et des actions pratiques de Lénine montre qu’il est loin d’un tel volontarisme. Cela, d’abord parce que pour lui, l’’action révolutionnaire a un sens social, de classe, et ensuite parce qu’il ne fait absolument pas abstraction de la situation sociale objective qui limite et conditionne l’étendue de l’action de classe. Pour celui qui ne considère pas le socialisme seulement comme un idéal ornemental, mais comme une cause urgente et pratique, pour celui qui s’intéresse à la réalisation du socialisme et de la révolution ouvrière, Lénine sera toujours, comme penseur et comme leader politique, une riche source d’apprentissage et d’inspiration.

International : Un des aspects majeurs de l’offensive antisocialiste actuelle est la dimension économique. L’écroulement de l’Union soviétique a donné cours à l’idée que le capitalisme et le marché fournissent le modèle le plus efficace et le plus pratique que l’histoire de l’humanité ait atteint. Comment, en tant que communiste, réponds-tu à cela ?

Mansoor HEKMAT : Il faut distinguer deux choses ici : d’abord, la comparaison entre la performance des différents modèles du capitalisme à l’Ouest et à l’Est, ensuite la comparaison du capitalisme (concurrentiel ou autre) et du socialisme comme alternative économique et sociale. Jusqu’à aujourd’hui, le socialisme au sens où l’entendent les marxistes, n’a été réalisé nulle part. Nous ne pensons pas que, du point de vue du marxisme et de la classe ouvrière, le système économique en Union soviétique – à aucun moment – puisse être qualifié de socialiste. Je traiterais plus loin de la question du capitalisme et du socialisme, mais d’abord, je voudrais dire quelques mots à propos des différents modèles du développement capitaliste à l’Ouest et à l’Est.

Est-ce que le capitalisme, fondé sur le marché et la compétition est l’alternative économique « la meilleure, la plus efficace et la plus réalisable » qui ait existé jusqu’ici ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord avoir un critère précis qui puisse nous servir pour juger de la supériorité et de l’efficacité des systèmes économiques. Ces termes sont très subjectifs et mal définis, car en fonction de ce l’observateur attend d’un modèle économique, le critère de jugement peut varier. Cela a été un sujet de débat pour la science économique bourgeoise elle-même. La croissance physique et technique de l’économie, le mode de distribution de la richesse et du revenu, la base industrielle, le niveau d’emploi, la qualité des marchandises, l’autosuffisance ou la position dominante sur le marché mondial…, ont été employés par les écoles économiques bourgeoises comme critères, parfois contradictoires, pour définir le meilleur ou le pire des modèles de production. Ils ont polémiqué entre eux sur ce sujet. La question est « quel modèle économique est le plus efficace et le plus réalisable » pour quelle société et pour quelle époque et avec quels problèmes ? C’est, en fait, un vieux problème au sujet du développement économique. Par exemple, le modèle du marché libre ne constituait absolument pas une alternative viable pour le capitalisme et la bourgeoisie Russe après la révolution d’Octobre. L’histoire de la plupart des pays les moins développés (ou même d’un pays comme le Japon) montre que même la constitution initiale d’un marché intérieur du travail et des biens, ou la formation d’une base industrielle et la suppression des contraintes précapitalistes, n’a pas été possible que par l’intervention d’un niveau supérieur dans le mécanisme du marché. L‘histoire du capitalisme occidental est elle-même pleine d’exemples où l’État a été obligé d’intervenir dans ce mécanisme pour surmonter les récessions et les crises et entreprendre les restructurations techniques. Encore aujourd’hui, les termes « compétition » et « marché » ne peuvent, sans qualifications significatives, être employés pour décrire les caractéristiques du capitalisme occidental, puisque l’État et les monopoles privés ont un rôle structurel crucial dans l’orientation du mouvement du capital et dans la détermination d’indicateurs économiques comme les prix, la composition de la production, le taux de croissance, le niveau d’emploi, etc.

Néanmoins, les défenseurs du capitalisme de marché occidental ont plutôt raison quand ils déclarent que leur modèle est préférable à celui de l’Est, que l’on se réfère aux hypothèses de la société capitaliste elle-même, ou aux indicateurs physiques de la performance économique des deux blocs dans une perspective historique plus large. L’économie soviétique, en tant que modèle réformé de capitalisme, n’a pas pu créer une structure plus favorable et plus efficace pour l’accumulation du capital et pour atténuer la contradiction interne du mode de production fondé sur le capital. La caractéristique principale de ce modèle, c’était d’essayer de circonvenir le mécanisme du marché par un système administratif, décrit comme « l’opposition de la planification et du marché ». Vous pouvez abolir le marché, mais à condition d’abolir toute la base économique du capitalisme, c’est-à-dire la force du travail comme marchandise, la valeur comme base de l’échange et de la distribution des marchandises entre individus et sections de la société, l’économie monétaire, etc. Mais préserver ces relations et, en même temps contourner le marché comme le lieu dans lequel ces relations et ces catégories sont objectivées et reliées, sans perturber sérieusement le fonctionnement du capitalisme, n’est pas possible. C’est ce qui s’est produit en Union Soviétique. Ce qui est arrivé n’est pas la substitution de la planification au marché mais, plutôt, un transfert des fonctions du marché à des institutions administratives.

Dans le capitalisme, le marché (quel que soit le degré de compétition ou de monopole) accomplit des fonctions complexes et variées : qu’est-ce qui doit être produit et comment, quelle technique de production doit être employée, quelle quantité doit être consommée, qui doit consommer, dans quelles capacités et dans quels secteurs les ressources, les moyens de production et la force de travail doivent-ils être employés, quels sont la valeur et le prix de chaque produit (de la force de travail jusqu’aux moyens de production et de consommation), quel système de production et de gestion doit être utilisé, quels besoins doivent être satisfaits ou écartés, dans quelle direction l’économie doit-elle avancer, quels moyens de production doivent être exclus du cycle, quelles techniques doivent être abandonnées, etc. A mesure que la société se développe en termes d’industrie et de production, avec des produits et des besoins plus différenciés, le marché joue un rôle plus complexe. Contourner ce mécanisme et assigner la détermination de ces indicateurs, de ces proportions et de ces relocalisations à des institutions administratives va tôt ou tard conduire le capitalisme dans une impasse. Pendant longtemps, l’Union Soviétique a prétendu que, contrairement à l’Ouest, elle ne connaissait pas de phénomènes comme le chômage et les crises périodiques. Mais pour le capitalisme, ces crises périodiques, le chômage, les récessions et les expansions sont les mécanismes du marché pour ajuster le capital aux contradictions économiques fondamentales. Ce sont les moyens d’adaptation du capital à la croissance des forces productives à l’intérieur du système, les mécanismes par lesquels le capital se restructure et s’accommode au développement quantitatif et qualitatif (technologique) des forces productives. Historiquement, tous les modes de production, quoique fondés sur les classes et l’exploitation, sont des organisations qui, en dernière analyse ont contribué à accroître la production, à développer la technologie et à satisfaire des besoins économiques. Ce que l’on peut dire à propos de l’économie soviétique, c’est qu’à partir d’un certain moment, elle est entrée dans un cul-de-sac. L’expérience soviétique a montré que le marché lui-même est le moyen le plus efficace pour évaluer l’économie et réguler les équations économiques dans le système capitaliste. Même si, sous certaines conditions, contourner le mécanisme du marché et assigner son rôle à un système administratif peut permettre un raccourci économique, à long terme le progrès et la diversité des besoins des producteurs et des consommateurs de la société capitaliste rendent ce modèle inapplicable.

Aujourd’hui, le marché prend sa revanche sur le système économique soviétique. La non-existence des crises, le chômage déguisé, le maintien des bas prix, l’industrie subventionnée,… ont soudain laissé la place à l’augmentation massive du chômage, à une inflation galopante et à des usines abandonnées. Ce qui apparaît, c’est que durant tout ce temps, la logique du marché a fonctionné en négatif. Le modèle soviétique, du fait de son pouvoir idéologique et politique mobilisateur – un résultat de l’appropriation de l’héritage de la révolution prolétarienne – a prouvé son efficacité dans le développement initial de l’infrastructure industrielle et économique. En particulier, tant que la croissance économique était essentiellement basée sur l’emploi croissant de la force de travail et sur la production de la plus-value absolue (les zones rurales fournissant la main d’œuvre en quantité), les défauts de ce système n’étaient pas visibles. Mais au-delà de cette première étape, et surtout une fois que la production de la plus-value relative, par l’amélioration de la technique de production, devient dominante, une fois que les besoins sociaux (dans la production aussi bien que dans la consommation) se diversifient, une fois que la qualité des marchandises devient un déterminant important, le système révèle son défaut fatal. L’Union soviétique a été incapable de participer à la révolution technique des deux dernières décennies. Son modèle manquait de capacité à répondre aux besoins diversifiés d’une économie industrielle avancée. Ainsi, du point de vue du capital, son modèle était inutilisable, et le modèle capitaliste occidental fondé sur le rôle central du marché était encore la seule alternative efficace et viable.

Certains pourraient objecter que l’Union soviétique était une société plus juste, qu’il y avait plus de sécurité sociale et économique, et l’écart entre classes était plus restreint, etc. Du point de vue du bourgeois occidental, la justice économique n’est pas nécessairement une indication pour déterminer si une société est bonne ou mauvaise société. L’aile gauche de la bourgeoisie (la social-démocratie et ses tendances voisines) ont inséré cette notion dans leur système économique, essentiellement pour éviter la révolte des pauvres au sein de l’industrie et de la civilisation, pour l’abandonner juste à temps, quand la courbe du taux de profit a commencé à baisser, En tant que travailleurs communistes, nous avons notre propre alternative de justice économique. Nous avons l’intention de construire un système fondé sur cette justice économique, un système qui la reproduit continuellement et s’épanouit sur cette base. Ce n’est pas une consolation d’avoir connu, pendant quarante ans de soi-disant « justice », la pénurie perpétuelle, au prix d’un travail éreintant, pour ensuite se trouver plongé dans la pauvreté et le chômage, abandonné à la merci d’une réaction économique, politique et idéologique débridée. Ensuite, nous considérons la croissance économique, le progrès technologique, le développement des capacités productives, l’élévation du niveau de consommation, le bien-être et les loisirs de la société humaine comme absolument vitaux. Notre solution n’est pas le partage de la misère. Évidemment, s’il y a une pénurie, tout le monde va la prendre en charge, mais le socialisme est une économie pour le développement des capacités humaines, une économie de l’accomplissement permanent de ses besoins matériels et intellectuels.

Sur la seconde partie de ta question, que puis-je dire concernant l’affirmation qui prétend que le capitalisme, et surtout son modèle occidental « victorieux », est le meilleur, le plus efficace, le plus réalisable des systèmes qui ait jamais existé ? Un autre système économique, bien meilleur, est possible et l’était déjà depuis le début de ce siècle. Si l’humanité aujourd’hui ne vit pas aujourd’hui dans un système socialiste, c’est bien parce que l’ancien système se défend, becs et ongles, par le meurtre et la torture, par la peur et le mensonge. Des millions de gens se sont battus et se battent pour cet autre système depuis qu’il a été défini. L’affirmation selon laquelle le capitalisme est le meilleur système est le plus grand mensonge dans l’histoire de l’humanité. Ce système est souillé par le sang et la saleté. Pendant que des centaines de millions de gens n’ont aucun toit, aucun soin, aucune école, aucune joie, et même n’ont rien à manger, les moyens de produire de quoi satisfaire ces besoins sont sous-employés. Des dizaines de millions de gens capables d’employer ces moyens de production et de mettre fin à ces privations sont mis au chômage, et des policiers sont prêts à tirer sur les ouvriers s’ils osent toucher aux usines et aux machines. Dans la civilisation occidentale, la police bat et emprisonne le mineur qui veut produire des combustibles. Des montagnes de beurre et de blé pourrissent dans les caves de la communauté européenne pendant que les gens, pas très loin de là-bas, meurent de faim. Il n’est pas besoin de donner d’exemples dans le tiers-monde. Aux États-Unis, trente millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, dix millions d’enfants ne sont pas couverts par une assurance maladie, les sans-abri abondent de New-York à Los Angeles. Dans le monde entier, la prostitution est un moyen de gagner sa vie. Le trafic de drogues est un moyen respectable de s’enrichir. En Angleterre, ils sont tellement prévenants qu’ils ont laissé les stations du métro ouvertes la nuit pour que les sans-abri ne meurent pas de froid. Économiquement, cette société ne peut tenir sur ses deux pieds sans le travail domestique et l’oppression des femmes. Elle impose aux enfants de travailler et rejette les personnes âgées. Elle ne peut pas produire sans tuer, estropier et épuiser les gens. Cette société ne peut pas marcher sans déshumaniser la majorité de la population des gens sur la planète et sans ignorer leurs besoins fondamentaux.

Par-dessus tout, le fondement même de cette société, c’est l’ignoble manière dont la majorité doit vendre ses capacités physiques et intellectuelles à une minorité pour pouvoir vivre. C’est une société où la production des besoins essentiels des gens est liée à la rentabilité du capital. Voilà la base de toutes ces inégalités, de toutes ces privations. Le salariat, la division de la société entre travailleurs et capitalistes, entre salariés et patrons, la dégradation du travail d’activité productive et créative en un simple « job », un moyen de gagner sa vie, voilà le verdict de la banqueroute de ce système.

Celui qui considère le système économique actuel comme le meilleur et le plus réaliste admet sa propre sauvagerie. La vérité c’est que, surtout depuis la critique marxienne du capitalisme, l’être humain a proclamé la nécessité et la possibilité d’un système économique et social supérieur, et a même tracé ses contours : une société fondée sur l’égalité et la liberté totale, une société fondée sur le travail collectif et créatif pour satisfaire les besoins humains, une société dans laquelle les moyens de production appartiennent collectivement au peuple. Une communauté mondiale sans classes, sans discrimination, sans pays et sans État est réalisable depuis longtemps. Le capitalisme lui-même a créé les conditions matérielles préalables d’une telle société.

International : Les commentateurs bourgeois, surtout après l’effondrement du bloc de l’Est, insistent sur la primauté de l’individu, en économie comme en politique. Ils disent que, non seulement l’économie de type soviétique, mais également tous les pays qui, pendant les deux ou trois dernières décennies, ont mis en place quelque sorte que ce soit d’état-providence, fondé sur le rôle actif de l’État, font face à l’apathie économique et à la stagnation technique, liées justement à cette accroissement du rôle de l’état, à l’affaiblissement de la compétition et de la motivation individuelle. Ils expliquent que, non seulement la compétition et l’individualisme sont les piliers de la société capitaliste, mais aussi des éléments inséparables et irremplaçables de toute activité économique humaine. Le socialisme est accusé de donner la priorité à la société par rapport à l’individu et même de vouloir standardiser les gens et d’effacer leurs différences. De quelle façon ces facteurs contribuent-ils à l’impasse économique du bloc de l’Est et comment vois-tu la relation entre le socialisme et l’individu ?

Mansoor HEKMAT : D’abord, il faut clarifier le sens de l’individu et l’individualisme dans l’idéologie bourgeoise. Individu n’y a pas le sens d’être humain. La primauté de l’individu n’a rien a voir avec la primauté de l’être humain. C’est, en fait, la société capitaliste elle-même et la conception bourgeoise de l’homme qui font abstraction de la spécificité individuelle, c’est-à-dire de toutes les qualités qui font de chacun de nous des individus différents les uns des autres et qui définissent notre identité individuelle. C’est cette notion qui donne une image sans visage de l’homme, aussi bien dans les domaines matériel et économique qu’intellectuel et politico-culturel. Dans cette société, les êtres humains se font face et interagissent entre eux, non selon leurs identités et leurs caractéristiques individuelles, mais comme porteurs de relations économiques. La relation entre les individus n’est qu’une forme, un aspect de la relation entre les marchandises. L’élément principal dans la définition des caractéristiques de l’individu, c’est la relation qu’il entretient avec les marchandises et les processus de production et d’échange. Individu comme être vivant représente une position économique. Le travailleur vend sa force travail comme une marchandise, le capitaliste est le capital personnifié. Le consommateur est le possesseur d’un pouvoir d’achat défini sur le marché. Dans le capitalisme, l’être humain est identifié et reconnu par ces capacités. Quand le penseur bourgeois parle de la primauté de l’individu, il est en réalité en train de parler, non de la primauté de l’être humain, mais de la nécessité de faire abstraction de ses caractéristiques humaines particulières, de son intégration comme unité, et rien d’autre, dans les rapports économiques. Pour la bourgeoisie, la primauté de l’homme veut dire la primauté du produit, du marché et de l’échange, comme base des relations humaines, parce que c’est sous cette seule forme, c’est-à-dire en tant qu’agents de l’échange de marchandises sur le marché, que chacun voit son identité particulière, sa personnalité, lui être retirée, et qu’il rencontre les autres comme un « individu », comme une unité humaine porteuse d’une marchandise qui a une valeur d’échange.

Dans le capitalisme, la réduction de l’être humain à l’individu est nécessaire et inévitable, car les gens doivent mettre en œuvre la logique de leur situation économique, et substituer leur capacité de jugement, leurs priorités personnelles à cette logique. Le travailleur doit vendre sa force de travail et le produit de son travail revient à l’acquéreur, c’est à dire qu’il doit travailler pour le capitaliste. Le capitaliste doit fournir les conditions d’accumulation du capital. Le travailleur doit rivaliser avec les autres vendeurs de la même marchandise. Le capitaliste, pour accroître sa part de plus-value totale, doit améliorer continuellement la productivité du travail et la technique de production. Il doit licencier juste-à-temps et employer juste-à-temps. Si dans chacun de ces rôles, les gens imposaient leurs priorités et leurs raisonnements extra-économiques, le mécanisme économique du capitalisme serait perturbé.

Il en va de même au niveau politique. L’individualisme est la base des systèmes parlementaires, où les conditions préalables pour pouvoir voter furent longtemps, dans le meilleur des cas, d’être un homme, blanc et propriétaire… avant d’être supprimées après des années de lutte par le peuple. Dans ce système, chaque personne a une voix dans les élections des députés au parlement national. Après l’élection, les gens rentrent chez eux et les élus, tout au moins sur le papier, s’occupent du travail législatif à leur place. Chaque individu est considéré comme une voix et pas comme un être humain avec la capacité de définir constamment ses besoins et ses priorités, ni l’occasion de les réaliser. Un système politique dans lequel il y a une intervention permanente du peuple – un système des conseils, par exemple, qui permet la présence continuelle du peuple lui-même dans les procès de décision, du niveau local jusqu’au niveau national – n’est pas considéré comme « démocratique » dans le système de pensée parlementaire. Dans le système bourgeois, le concept politique de l’individu est un dérivé direct du concept économique de l’individu.

Revenons à ta question sur l’Union soviétique. L’économie soviétique n’était pas une économie dans laquelle l’être humain avait la primauté. Ce qui s’opposait à l’individualisme dans ce système, c’était le contrôle massif du système administratif sur le mécanisme du marché. Quand le commentateur occidental officiel parle de la violation de l’individu et de l’individualisme en Union soviétique, son objection est d’abord contre un système dans lequel la propriété privée du capital était sévèrement limitée, et donc, où l’industrie n’obéissait pas à la logique économique du capital, mais aux décisions d’un système administratif. Autrement dit, le capital manquait d’une multitude d’agents individuels. Deuxièmement, l’ouvrier soviétique, bien que totalement atomisé du point de vue politique vis-à-vis du système administratif, n’apparaissait pas, du point de vue économique, comme un vendeur individuel en compétition avec les autres travailleurs. Bien que le système administratif essayait, par ses propres méthodes économiques, de diriger, tout comme le ferait le marché, les unités du capital vers les domaines plus rentables ou lui-même fixe la valeur de la force de travail au plus bas niveau possible, du point de vue de la bourgeoisie, il ne pouvait pas remplacer la libre compétition entre les capitaux, et entre le capital et le travail dans un marché du travail concurrentiel. Le slogan « la primauté de l’homme » qui s’oppose au modèle soviétique, est un slogan contre ce système administratif, en faveur de la liberté pour le capital privé, pour accroître la compétition économique entre les travailleurs et leur atomisation sur le marché du travail. Comme je l’ai déjà dit, ce système administratif n’était plus capable d’assumer les fonctions complexes et diverses du marché. En particulier, il ne pouvait pas incorporer dans l’économie soviétique la révolution technologique en cours dans les pays industrialisés de l’Ouest.

Dans ce sens, je crois que l’individualisme et la compétition entre possesseurs de marchandises sont des éléments indispensables de l’économie capitaliste. Ils forment un mécanisme essentiel, dans ce système, pour le développement technique. Mais le capitalisme doit aussi sa survie au fait que la bourgeoisie elle-même a constamment, dans les périodes cruciales, limité l’ampleur de cette compétition et de cet individualisme, et s’est soumis à l’intervention économique aussi bien qu’extra-économique des institutions administratives et étatiques. Les crises économiques avec leurs conséquences dévastatrices, et les récessions aiguës sont aussi intrinsèques au capitalisme que l’accumulation et l’amélioration de la technologie. Le capitalisme se restructure et se purge de cette façon. La bourgeoisie a besoin de contrôler l’extension de ces crises et, plus important encore, de protéger politiquement le système vis-à-vis des luttes de la classe ouvrière. C’est ce qui contraint les partis et les états bourgeois à intervenir fréquemment dans l’économie et à imposer des modérations au sein du mécanisme du marché. Le thatchérisme et le monétarisme des années quatre-vingts étaient dressés contre la puissante tradition keynésienne et les politiques sociale-démocrates qui insistaient sur l’intervention de l’État et le rôle des dépenses publiques dans la croissance économique. Il semble que cette tendance elle-même soit en retrait aujourd’hui. De toute façon, ce que je veux dire, c’est que le fait d’accepter la place centrale de la compétition et du marché dans le développement technique du capitalisme ne veut pas dire que la bourgeoisie elle-même recherche, ou a recherché, sa survie à long terme et la croissance du capitalisme dans le marché libre et la compétition complète. Le marché libre, la compétition complète et l’individualisme économique extrême proclamés par la nouvelle droite sont sans bases et irréalistes autant que l’idée du capitalisme planifié sans compétition.

On peut dire beaucoup de choses à propos du socialisme et de l’individu, ou plutôt, à propos du socialisme et l’être humain. Jusqu’à aujourd’hui, Marx a été le critique le plus important et le plus profond de la déshumanisation de l’humanité sous le capitalisme. L’essentiel de la discussion sur le fétichisme de la marchandise dans le Capital consiste à montrer comment le capitalisme, la transformation de la production et l’échange de marchandises, placées au centre des relations mutuelles entre les individus, sont la base de l’aliénation et de la perte d’identité de l’homme dans la société capitaliste. Le socialisme vise à rendre une identité à l’être humain. Le slogan « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » est entièrement basé sur la reconnaissance et la garantie du droit pour chaque personne à déterminer sa position dans la vie matérielle de la société. Dans la société capitaliste, l’être humain est l’esclave de lois économiques aveugles qui déterminent son destin économique indépendamment de ses pensées, de ses raisonnements et de ses jugements. Comme je l’ai déjà dit, dans la pensée bourgeoise, l’individu, c’est l’être humain vidé de son identité, auto-aliéné, dépouillé de toutes ses caractéristiques particulières et des qualités individuelles ; c’est un être humain qui peut donc être transformé, comme unité, en agent humain d’une quelconque relation économique, en agent de production, en acheteur ou en vendeur d’une quelconque marchandise. C’est en fait cette société qui, de cette manière, standardise les êtres humains, et les réduit tous aux modèles définis par la division économique du travail. Dans ce système nous ne sommes pas des êtres vivants singuliers avec nos conceptions propres de la vie, avec notre psychologie, avec nos tempéraments et nos émotions particulières, mais les occupants de postes économiques particuliers. Nous sommes les agents vivants de l’échange de marchandises mortes. Même dans nos relations intimes personnelles et émotionnelles, nous sommes d’abord reconnus par ces caractéristiques : Quel est notre travail ? Quel est notre pouvoir d’achat ? A quelle classe appartenons-nous ? Nous sommes classifiés et jugés en fonction de ce statut économique, sur la base de notre relation avec les marchandises. La société capitaliste a même donné l’image d’un style de vie à chaque groupe : ce que nous mangeons, ce que nous portons, où nous vivons, ce qui nous fait plaisir, ce qui nous fait peur, ce que sont nos rêves et nos cauchemars. Le capitalisme d’abord nous retire notre identité humaine et ensuite, nous présente l’un à l’autre avec les étiquettes économiques standardisées qu’il nous a collées.

Par contre, le socialisme est une société dans laquelle les êtres humains acquièrent le contrôle de leur vie économique. Ils sont libérés des chaînes des lois économiques aveugles et peuvent eux-mêmes définir consciemment leurs activités. La décision est au niveau de l’individu et non du marché, de l’accumulation ou de la plus value. Cette libération de l’ensemble de la société des lois économiques aveugles et la condition de l’émancipation de l’individu et de la restitution de l’humanité et des spécificités humaines de chaque individu.

L’exaltation de l’individu par le capitalisme est en réalité l’exaltation de l’atomisation de l’homme. Par conséquent, la masse humaine est tellement indéterminée et flexible qu’elle peut être jetée par-ci, par-là, selon les besoins économiques du capital.

Regarde quand est-ce que la bourgeoisie se souvient de l’individualisme et des droits individuels : quand elle veut contrer les tentatives d’économie planifiée qui perturbent le mécanisme du marché et impliquent des priorités sociales extra-économiques ; quand elle veut attaquer la sécurité sociale, l’instruction publique, les crèches, les services sociaux, les allocations chômage, les décrets interdisant les licenciements ; ou bien quand elle veut attaquer les syndicats et les organisations ouvrières, car ces organisations, quel que soit leur niveau, réduisent la dispersion des travailleurs et la compétition individuelle entre les vendeurs de force de travail, et de cette manière, imposent aux lois brutes du marché certaines décisions du peuple à propos du niveau de salaire, des conditions de travail, etc. Ils se rappellent de l’individualisme et des droits individuels, juste au moment où les ouvriers et le peuple veulent exercer leur humanité et prendre les décisions économiques fondées sur des principes, des besoins humains. Cela témoigne bien du véritable sens de la primauté de l’individu dans le capitalisme.

La base du socialisme est l’être humain, à la fois collectivement et individuellement. Le socialisme est le mouvement qui restaure la volonté consciente de l’homme, c’est un mouvement pour libérer les êtres humains des obligations économiques et de l’asservissement des moules prédéterminés de la production. C’est un mouvement visant à abolir les classes et les classifications entre les personnes, ce qui est la condition essentielle pour l’épanouissement de l’individu.

(à suivre)

2 Réponses to “Le marxisme et le monde actuel (Hekmat, 1992) [1]”

  1. Neues aus den Archiven der radikalen (und nicht so radikalen) Linken « Entdinglichung Says:

    […] Bataille socialiste Retraites: La stratégie de l’intersyndicale contestéeLe marxisme et le monde actuel (Hekmat, 1992) [1]Mai 68 dans l’HistoireAppel de l’AG […]

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  2. Le marxisme et le monde actuel (Hekmat, 1992) [2] « La Bataille socialiste Says:

    […] Le marxisme et le monde actuel (Hekmat, 1992) [2] Par dessaux Suite de la traduction inédite d’un interview de Mansoor Hekmat publié pour la première fois en anglais dans « International », le journal du Parti communiste-ouvrier d’Iran, n°1, février 1992. [Première partie ici]. […]

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