Une nécrologie élogieuse d’Herman Gorter dans l’Humanité en 1927.

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Article d’Augustin Habaru paru dans l’Humanité du 28 septembre 1927.

La Hollande vient de perdre le plus grand de ses poètes: Herman Gorter, mort à Bruxelles le 15 septembre. Avec lui disparaît un grand révolutionnaire qui consacra entièrement trente années de sa vie à la lutte du prolétariat et à la création de la poésie prolétarienne.

Né à Wormerveer en 1864, Gorter avait fait d’importantes études classiques et publié une thèse latine sur Eschyle. Vers les années 1880, la littérature hollandaise était dans le marasme: la rhétorique tenait lieu d’inspiration, rien de vivant n’avait été produit depuis de longues années. En 1885, une jeune revue paraît, De Nieuwe Gids (La Revue nouvelle), qui va rénover tout le mouvement poétique. Avec Willem Kloos, Van Dyssel, Verwey, d’autres encore, Gorter est à la tête de cette rénovation.

Quand, en 1889, il publie son grand poème Mei (Mai), c’est un véritable triomphe. La révolution poétique est accomplie. Un grand souffle d’air frais nettoie l’atmosphère alourdie par la vertueuse rhétorique des rimeurs de sacristie. Le naturel revient avec la splendeur plastique des images, la nouveauté frappante d’une langue très pure, un large courant d’émotions humaines. Ce que toute une génération d’artistes attendait, Gorter l’apportait. Mei exerça bientôt une énorme influence sur la poésie hollandaise; on reconnut son auteur le plus grand poète que la Hollande ait eu depuis des siècles.

Dans cette œuvre profondément panthéiste on trouve les éléments du drame qui poursuivra le poète au cours de toute son existence: accordé son individualisme passionné au rythme de la vie universelle. Tandis que la plupart de ses compagnon du Nieuwe Gids s’engageront dans la voie de l’individualisme à outrance, Gorter cherchera dans la philosophie de Spinoza, qui soumet la personnalité humaine aux grandes lois du monde, l’harmonie vers laquelle tend tout son être. En 1895, il publie une traduction de l’Ethique et en 1899 un volume de poèmes, De School der Poëzie (l’Ecole de la Poésie) où domine l’influence de Spinoza.

Mais Gorter n’est pas encore satisfait. Il ne le sera que lorsque des études approfondies le conduiront au marxisme. Au Congrès socialiste de 1898, il donne avec Henriette Roland-Holst, cet autre grand poète, une adhésion éclatante au parti social-démocrate, où il va jusqu’à la scission de 1909, diriger l’opposition révolutionnaire et lutter pied à pied contre le réformisme. Depuis lors, l’action quotidienne, l’enseignement théorique et la création poétique sont inséparables chez lui. Il rompt définitivement avec la poésie individualiste du passé, pour chanter le libre accord de la personnalité individuelle avec le mouvement des masses:

Oh, vivre dans ces temps bénis

Où l’on pourra se donner aux hommes

A chaque instant et à chaque heure de la vie.

Se posséder soi-même et se livrer aux autres.

C’est cela que les hommes, dans tous les temps

Espéraient et cherchaient pour se donner

Mutuellement avec amour — et cependant

Se maintenir eux-mêmes.

Il ira chercher la poésie « dans l’assemblée des hommes ténébreux »:

« Ce fut terrible

Quand je te vis là-dedans, toi la plus belle,

Avec ton corps de nuit si noir, si noir

Et cependant plus belle que jamais… »

Een Klein Heldendicht (1906) et Pau (1912-1916) sont les premières tentatives de créer une vaste poésie prolétarienne, l’épopée de la lutte révolutionnaire des travailleurs.

Il y aura désormais au fond de l’âme du poète un grand drame dont le tragique le poursuivra jusqu’au bout. La volonté, le cerveau, entreront bien souvent en lutte avec la frémissante sensibilité poétique. La poésie est jaillissement naturel, création spontanée des forces profondes de l’individu. L’action révolutionnaire est application volontaire, contrôle permanent de la conscience, soumission de la personnalité clairvoyante à l’ensemble des forces sociales qu’il faut animer ou combattre. Contradiction grave qui a fait l’échec de la plupart des tentatives de créer une poésie prolétarienne — contradiction qui aboutit presque toujours à un refoulement complet de l’inspiration, au déssèchement de la matière poétique.

Gorter n’a pu échapper complètement à ce danger, lui, le pionnier, le conquérant qui s’engageait le premier dans cette voie. Mais chez lui le poète et le révolutionnaire sont tellement mêlés dans sa chair et dans son sang que bien souvent la volonté sociale consciente et l’inconscient poétique ne font qu’un: alors, dans beaucoup de fragments de Pari, la vision du poète et l’expression spontanée de son moi révolutionnaire nous transportent aux plus hauts sommets de la poésie. C’est un visionnaire, un prophète qui chante en images saisissantes et dans un rythme splendide la tragédie de l’Homme, la lutte du prolétariat, l’avenir du monde. Un poète et un critique individualiste, Karel Van de Woestyne, reconnaît que Gorter a réussi à transformer la théorie socialiste en véritable matière poétique. « Même en rapport avec la théorie social-démocrate», écrit-il, « aucune idée de pouvait jaillir des tréfonds de la conscience de Gorter sans que la flamme de son merveilleux sens artistique n’en soit attisée».

Mais Gorter n’est pas seulement un grand poète, il est encore un grand révolutionnaire.

Après 1900, rallié au marxisme, il milite activement dans le parti social-démocrate hollandais. Avec Henriette Roland-Holst, Pannekoek, Wynkoop, Van Ravenstyn, et une équipe de marxistes révolutionnaires, il mène la lutte contre le révisionnisme de Troelstra et compagnie. Il fonde la revue De Nieuwe Tyd et le journal De Tribune et quand, en 1909, le conflit s’est aggravé jusqu’à la scission, il est à la tête du parti social-démocrate ouvrier qui deviendra plus tard le parti communiste. Il se dépense sans compter. Il donne sa santé et sa vie à la cause révolutionnaire. Dès 1914 il combat la guerre mondiale et l’impérialisme.

Il publie une série de brochures claires, simples et profondes pour les travailleurs, dans lesquelles il expose les bases de la doctrine marxiste: Les bases de la social-démocratie (1906), Marxisme et révisionnisme (1907), Anarchisme et socialisme, Le Matérialisme historique, L’impérialisme, La Paix mondiale et la social-démocratie, Morale de classe, La Révolution mondiale. Ces brochures restent aujourd’hui encore des œuvres qu’on peut discuter, sans doute, mais qui ont leur place parmi les livres marxistes fondamentaux.

Gorter salua Octobre avec enthousiasme et comprit tout de suite l’importance des Soviets. Il a écrit des pages admirables pour la révolution russe. Pourtant, en 1920 et 1921, il se sépara de l’Internationale sur la question de la tactique en Occident. Il resta persuadé que le prolétariat devait rejeter tout l’héritage du passé et créer de toutes pièces de nouvelles armes. Il rejetait le parlementarisme et même les anciens syndicats. Ceci l’amène au début à soutenir le K.A.P.D., mais bientôt il se retirait de la politique active pour se consacrer entièrement à de nouvelles œuvres, encore inconnues.

Quand, en 1924, la bourgeoisie hollandaise voulut organiser un jubilé pour son 60° anniversaire, il refusa tout honneur. Il refusa même de donner sa photographie aux journaux bourgeois parce qu’ils publiaient de fausses nouvelles sur l’U.R.S.S.

Le prolétariat international conservera la mémoire de ce grand lutteur qui lui consacra les meilleures années de sa vie. Pour nous, révolutionnaires belges et hollandais qui, grâce à la connaissance de la langue pouvons aborder son œuvre poétique, nous saurons, en outre, nous souvenir des chants profondément prolétariens de ce pionnier de la poésie révolutionnaire.

A. HABARU.