Le Luxemburgisme, fausse solution d’un faux problème (GLAT, 1975)

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(Lutte de classe, février 1975, Groupe de liaison pour l’action des travailleurs)

Analysant les schémas de la reproduction élargie retrouvés dans les brouillons du Livre II du « Capital » Rosa Luxemburg croit y découvrir une contradiction insurmountable (1). Les schémas montrent bien comment la reproduction peut matériellement s’opérer sur une base de plus en plus large, à mesure que toute la plus-value qui n’est pas consommée par les capitalistes est accumulée. Mais, d’après Luxemburg, ils ne permettraient pas de comprendre comment cette accumulation peut avoir lieu.

En effet, pour que la plus-value puisse être accumulée, il faut que les marchandises qui le contiennent aient été vendues; or, si l’on voit bien quels seront les acheteurs pour la partie de la production qui correspond à la consommation des travailleurs et des capitalistes, et pour celle qui correspond au remplacement du capital constant usé au cours de la période envisagée, il n’en est pas de même pour les nouveaux moyens de production, destinés à l’accumulation. Ceux-ci ne peuvent être achetés que par les capitalistes ; mais pourquoi ces derniers souhaiteraient-ils les acquérir ?

Par définition, ces moyens de production ne peuvent servir qu’à augmenter la production : ils ne seront donc achetés que s’il existe une demande capable d’absorber cette production accrue, et ainsi de suite a l’infini. Comme il est exclu que le capitalisme produise davantage uniquement pour pouvoir augmenter encore la production, il faut trouver des acheteurs autres que les capitalistes et les prolétaires, seuls classes considérées dans « Le Capital ». Ces acheteurs, le capitalisme les trouve dans les secteurs pré-capitalistes de l’économie mondiale, ainsi bien dans les pays avancés (paysannerie) que dans les pays arriérés où le mode de production dominant n’est pas capitaliste. Ce sont les possibilités d’expansion vers les secteurs pré-capitalistes qui déterminent le rythme de l’accumulation du capital ; mais comme l’expansion du capitalisme a pour effet de détruire l’économie pré-capitaliste, il s’en suit que les jours du capitalisme sont comptés : lorsqu’il aura fini d’absorber l’ensemble de la planète, il ne pourra pas poursuivre l’accumulation.

Il a été démontré depuis belle lurette que le « problème » auquel Luxemburg s’attaquait n’existait que dans son imagination (2). On peut ajouter que si un tel problème se posait réellement, la « solution » proposée serait parfaitement impuissante à le résoudre ou même à l’atténuer.

Sur le premier point, il n’est pas besoin d’ajouter de longs développements à ce qui a été dit plus haut sur les motifs de l’accumulation. Ce qui pousse les capitalistes dans cette voie, c’est tout simplement le besoin qu’ils éprouvent de maintenir, voire d’augmenter, leurs profits. Qu’il en résulte ou non un surcroît de production, et à plus forte raison un surcroît de consommation, voilà qui est le cadet de leurs soucis.

Il est bien vrai que le profit ne sera réalisé que si la production additionnelle peut être vendue ; mais c’est précisément le fait même de l’accumulation qui crée le marché où cette production sera écoulée. C’est cela qu’illustrent les schémas de la reproduction élargie. Et c’est cela aussi qui justifie la caractéristique fondamentale de ces schémas, que Luxemburg trouvait absolument incompréhensible : le fait que dans tous les cas l’impulsion décisive vient, non pas du Département II (production de biens de consommation) mais du Département I (production de moyens de production) (3).

En réalité, ce qui est difficile à comprendre, c’est que quelqu’un qui se réclame du marxisme le plus littéral puisse avoir la moindre hésitation à admettre que la production, en régime capitaliste, n’a pas pour but de satisfaire des besoins, quels qu’ils soient et quels que soient ceux qui les éprouvent : son objet n’est et ne peut être que le maintien de la domination du travail mort sur le travail vivant, dont l’accumulation constitue la condition indispensable.

Mais allons plus loin, et supposons qu’une partie de la production soit effectivement invendable dans les limites de la société capitaliste : le recours à des acheteurs non-capitalistes permettrait-il de sortir le capitalisme de cette impasse ? La question qui vient immédiatement à l’esprit – et que Luxemburg se garde bien d’aborder – est celle-ci : d’où diable ces acheteurs tirent-ils leur pouvoir d’achat ?

Apparemment, nous n’avons affaire ni à des capitalistes, ni à des prolétaires. Il s’agit donc, soit de petits producteurs marchands (paysans), soit d’exploiteurs de type pré-capitaliste, des féodaux par exemple. La caractéristique fondamentale de tous ces gens, c’est justement de ne pas pouvoir se présenter en tant que tels comme acheteurs sur un marché capitaliste, faute de disposer du seul moyen de paiement qu’on y accepte : la monnaie capitaliste.

Cette monnaie, ils ne peuvent se la procurer que par un échange préalable, où ils apparaissent non comme acheteurs, mais comme vendeurs. Le paysan africain, pour pouvoir s’acheter une chemise fabriquée à Manchester, doit commencer par vendre des arachides à un capitaliste fabricant d’huile. Le potentat féodal, auquel ses loyaux sujets versent une rente en céréales, doit les vendre sur le marché mondial avant de pouvoir acheter une Rolls.

En d’autres termes, la vente de marchandises aux secteurs pré-capitalistes a pour contre partie obligée un achat de même montant, et à la suite de cet échange la réalisation de la plus-value n’a pas avancé d’un pas : le montant total des marchandises à écouler sur le marché capitaliste est rigoureusement le même qu’avant l’intervention du féodal et de sa mouvance (même si la composition de ces marchandises a changé).

Que l’on ne vienne pas objecter que certains exploiteurs pré-capitalistes bénéficient d’un surproduit en or : outre que de tels cas ne sont pas très fréquents, ils ne changent rien à l’affaire, car l’or entassé dans les coffres d’un maharadjah n’a pas du tout le même caractère que celui qui se trouve dans les caves de la Banque de France. Le second est un élément de la monnaie capitaliste, le premier est une marchandise qui ne se distingue pas fondamentalement du caoutchouc ou du copra. Pour changer de rôle, l’or du maharadjah doit se négocier sur le marché capitaliste, et nous sommes ramenés au problème précédent.

A plus forte raison y sommes-nous ramenés si l’on suppose que les fameux pré-capitalistes perçoivent une rente versée par le secteur capitaliste lui-même. Dans ces cas, il y a tout simplement détournement de la plus-value vers des utilisations improductives, question que nous avons déjà examinée et qui n’offre évidemment pas d’issue au problème de l’accumulation (4).

De quelque côté que l’on se tourne, on constate que le capitalisme ne peut pas sortir de lui-même pour trouver “à l’extérieur” la solution de ses problèmes. L’idée même d’une vente de marchandises à des acheteurs pré-capitalistes est un non-sens : pour pouvoir fonctionner en tant qu’acheteurs, il est nécessaire qu’ils participent dans les deux sens aux transactions capitalistes, et de ce fait ils ont cessé d’être pré-capitalistes au sens plein du terme; ils sont devenus partie intégrante de la sphère de la circulation capitaliste (5).

Ce qui, par contre, est possible vis-à-vis de populations pré-capitalistes, c’est de leur prendre par la violence les ressources dont elles disposent, de les soumettre au travail forcé etc. Dans ce cas, on n’a pas réalisé de plus-value, mais on s’est assuré un surproduit supplémentaire. Par le pillage des colonies, le capitalisme s’est indéniablement assuré une élévation du taux de profit, qui n’a pas manqué de se traduire par un renforcement de l’accumulation (sur place, et aussi dans les métropoles). C’est cette circonstance historique qui explique — sans la justifier — l’erreur d’analyse de Rosa Luxemburg (6).

En outre, si le commerce extérieur ne peut créer de débouchés pour l’ensemble du capital mondial, il en crée bel et bien pour certains capitaux au détriment des autres. Cette possibilité acquiert une importance particulière lors qu’une crise naissant du système de production se présente sous les espèces trompeuses de “difficultés de réalisation”. Les rivalités inter-impérialistes sont alors exacerbées par l’acharnement de chaque capitalisme national à rejeter le problème sur les autres.

Cette tendance, qui n’avait pas peu contribué à orienter le capitalisme vers la guerre mondiale, reparaît aujourd’hui, provoquant la résurgence des fausses analyses qu’elle avait autrefois engendrées. Mais ce qui était faux en 1913 est tout aussi faux aujourd’hui, et doublement incapable de nous éclairer sur le destin du capitalisme.

Notes

(1) L’ouvrage fondamental de Luxemburg , “L’accumulation du capital”, a paru en 1913. La présente critique porte sur l’édition anglaise (Routledge, 1963). La traduction française (par Irène Petit) a paru en 1968.

(2) Voir notamment chez P. Mattick, “Intégration capitaliste et rupture ouvrière” (EDI, 1972) le texte intitulé “Les divergences de principe entre Rosa Luxemburg et Lénine” (publié en 1935 [ en ]).

(3) Il n’est pas nécessaire d’examiner ici les critiques secondaires adressées par Luxemburg aux schémas marxiens de la reproduction (telle que la prétendue disproportion qu’ils impliqueraient entre le développement des deux grandes branches de la production sociale). Il a été démontre (notamment par H. Grossman en 1929) que ces critiques reflétaient essentiellement une mauvaise compréhension de la nature des schémas en question. Sur certains points de détail, on peut aussi se reporter à l’introduction de Joan Robinson a l’édition anglaise de “l’accumulation du capital”.

(4) Luxemburg écarte du reste elle-même l’idée que les “tiers acheteurs” qu’elle recherche puissent se recruter parmi les bénéficiaires, à des titres divers, de la plus-value capitaliste.

(5) La même observation s’applique aux exportations de capitaux vers les zones pré-capitalistes de l’économie mondiale. L’accumulation réalisée sous cette forme ne se distingue en rien de fondamental de celle qui s’effectue dans les centres du capitalisme mondial.

(6) En outre, une grande partie de cette analyse porte, non pas sur le problème de la réalisation, mais sur les avantages que le capitalisme peut tirer de ses échanges avec les régions riches en matières premières ou autres ressources naturelles. Ces avantages sont certains, mais n’ont rien à voir avec la question examinée : ils ne sont qu’un aspect de l’abaissement des prix de revient par la division internationale du travail, qui joue d’ailleurs aussi bien dans les échanges entre économies capitalistes développées, et dont l’étude nous ramènerait aux conditions d’évolution de la production bien loin du marché.

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