Colonies S.O.S. ! (Guérin, 1937)

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Tribune de Daniel Guérin parue dans Le Populaire du 12 octobre 1937.

On commence à découvrir dans le Parti qu’il existe un problème colonial. Ce problème, on l’a considéré jusqu’à ce jour comme « secondaire ». On a attendu, pour en saisir l’importance, que le feu soit dans la maison.

On a méconnu cette vérité arithmétique: sur les cent millions d’êtres humains pris en charge par le gouvernement de Front populaire, il y a soixante millions d’autochtones coloniaux, subissant une exploitation de l’homme par l’homme à peu près illimitée. On n’a pas compris que c’est là où régnait le maximum d’injustice que devait être tenté le maximum de justice.

Sans doute, nos congrès de Huyghens et de Marseille ont ils adopté les motions coloniales qui leur étaient soumises. Mais qui, depuis, s’est soucié sérieusement de faire passer ces textes dans la réalité ?

Résultat: les peuples coloniaux, après avoir recueilli notre message de juin 1936 comme l’annonce de leur délivrance, constatent aujourd’hui qu’ils sont toujours privés de libertés démocratiques élémentaires, qu’ils sont toujours esclaves et qu’ils ont toujours faim. Et, un peu partout, ils commencent à crier leur déception, leur désespoir.

En Algérie, ce sont les démissions collectives des élus musulmans, demain, peut-être, le refus de la conscription et la grève de l’impôt. Les autorités croient résoudre le problème en emprisonnant non seulement Messali Hadj et ses collaborateurs du Parti du peuple algérien, mais aussi notre camarade socialiste Bensalem, dont on n’a pas oublié la courageuse intervention au congrès de Marseille. A Alger, de pauvres diables, pour avoir simplement manifesté dans la rue, sont condamnés à trois ans de prison !

Au Maroc, les autochtones souffrent de la faim et de la sécheresse, protestent contre le détournement de l’eau au profit des gros colons. Réponse: on condamne à plusieurs mois de prison les membres du Comité d’action marocaine de Meknès et de Marrakech, coupables de s’être faits les porte-parole de cette foule misérable. Et quand la foule se fâche, la force armée la disperse avec des balles.

En Indochine, on inflige condamnation sur condamnation à des journalistes annamites, pour ce double crime: avoir cru à la « liberté de la presse », s’être solidarisés avec des ouvriers en lutte. Et comme, en signe de protestation, ils fait dans leur geôle la grève de la faim, on les traîne à demi-morts devant le tribunal, pour leur distribuer de nouvelles années de prison.

Par tous les moyens, les hauts fonctionnaires, les officiers supérieurs, les chefs policiers, la plupart fascistes ou réactionnaires, s’appliquent à pousser les autochtones au désespoir, afin d’amener le gouvernement à répandre le sang. Ce ne sont certainement pas des conseils de modération que leur donnera M. Albert Sarrault (Le communisme, voilà l’ennemi !), chargé récemment de « coordonner » la répression en Afrique du Nord.

Une telle politique rend de plus en plus difficile la tâche de nos vaillants militants socialistes des colonies. Comment le Parti pourrait-il recruter là-bas des autochtones s’il apparaissait à ceux-ci comme oublieux des promesses solennelles de Huyghens ? Notre jeune fédération sud-indochinoise, dont nous saluons la constitution, nous met en garde. Elle  » considère que l’action et le recrutement socialistes ne pourront prendre un essor digne de notre grand Parti que le jour où les travailleurs indochinois comprendront que le programme colonial du Parti socialiste n’est pas destiné à rester dans le domaine de la fiction. « 

La minorité du Parti (tendance Gauche révolutionnaire) n’a jamais considéré, elle, le problème colonial comme « secondaire ». Dans toutes ses motions en vue des congrès ou des conseils nationaux, elle a adjuré le Parti d’avoir une politique coloniale, son unique représentant (1) a déposé un ordre du jour demandant à la C.A.P.  » d’une part, de rappeler aux ministres socialistes les termes des motions coloniales de nos congrès et d’exiger leur exécution, d’autre part de porter la question devant l’ensemble du Parti et devant les masses populaires, d’entreprendre une campagne de protestation contre la répression aux colonies… « 

La majorité de la commission a cru devoir repousser ce texte:  » Impossible, nous dit-on, d’appliquer autre chose, à l’heure actuelle, que le programme du Rassemblement populaire « . D’accord, mais les motions coloniales de Huyghens et de Marseille ne sont nullement en contradiction avec ce programme, dont le préambule réclamait:  » justice pour les indigènes dans les colonies ». Maurice Paz, qui les a rédigées avec le souci de rester dans l’esprit et dans les limites du programme du Rassemblement, le sait mieux que quiconque.

Qui oserait affirmer, d’autre part, que la répression actuelle était inscrite au programme du Rassemblement Populaire ?

Nous regrettons que la majorité de la commission ne nous ait pas suivis et nous parlerons seuls.

Pour commencer, nous organisons une grande réunion d’information réservée aux membres du Parti, qui aura lieu le jeudi 21 octobre, à 20h30, salle de la Crypte, 4 bis rue Puteaux (17°), métro: Rome. A l’ordre du jour: Colonies S.O.S.!

Daniel GUERIN.

(1) Nous demanderons au Conseil national de novembre que la Commission coloniale du Parti soit composée selon la règle de la représentation proportionnelle.