Une réponse de Victor Serge à Trotsky

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Première mise en ligne du document et présentation par Critique sociale.

Victor Serge (1890-1947), écrivain et militant d’extrême-gauche, participa en URSS à l’opposition contre Staline dès 1923, et fut dans les années 1930 détenu plusieurs années par le pouvoir stalinien.

Ce texte du 12 mars 1939 a été publié pour la première fois le 21 avril 1939 dans Juin 36, l’organe du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan (PSOP), sous le titre : « Leur morale et la nôtre », avec une introduction de Victor Serge (que nous reproduisons ci-dessous). Le texte a été republié en 1973 par les éditions Spartacus (dirigées par René Lefeuvre, ancien du PSOP) sous le titre : « Réponse à Léon Trotsky », en annexe à la première édition francophone de « Les Soviets trahis par les bolcheviks », ouvrage de Rudolf Rocker.

La Lutte ouvrière du Borinage, « organe de la section belge de la IVe Internationale » (mais oui !) ayant publié un article de Léon-Davidovitch Trotsky me concernant, je lui adressai, le 12 mars, la réponse qu’on va lire – et que cette feuille n’a pas cru devoir publier. J’avais donc tord de croire à sa loyauté. D’autres publications de la « IVe » m’ont attaqué depuis. Je ne leur répondrai pas. J’accepterais volontiers, et même avec joie, la discussion des faits et des idées – pensée marxiste ou histoire de la révolution russe – mais je ne vois vraiment aucune utilité à relever des assertions systématiquement fausses qui ne traduisent en définitive que l’esprit de secte et un singulier manque de camaraderie. La mise au point suivante suffit à faire ressortir la nature de notre désaccord et à suggérer à ce sujet des réflexions profitables… Je ne veux y souligner qu’un point : c’est qu’un grand nombre des derniers combattants de l’opposition de gauche du P.C. de l’U.R.S.S. de 1923, dite par la suite trotskyste, sont – s’il en survit dans les geôles de Staline – de mon avis sur ces questions essentielles ; et que j’ai dès lors la certitude intime de demeurer en complète unité d’esprit avec eux, fidèle aux fins libératrices de l’opposition de 1923, qui ne se battait certes pas pour substituer à un bureaucratisme étrangleur un sectarisme étouffant…

V.S. [avril 1939]

Chers camarades,

J’attends de votre loyauté que vous publiiez les quelques lignes de réponse que voici à un article de Trotsky, dans lequel je suis nommé, – paru dans vos colonnes le 11 mars – intitulé « Les ex-révolutionnaires et la réaction mondiale ».

Léon Trotsky semble, pour autant que je puis m’en rendre compte, vouloir répondre à une étude que j’ai publiée aux États-Unis, dans Partisan Review et qui paraîtra sous peu en français : « Puissance et limites du marxisme »1, mais il est tout à fait évident qu’il y répond sans l’avoir lue… Et cela c’est déplorable. Comme on l’a tant de fois fait à son égard, en Russie, à l’époque où je le défendais de mon mieux, il m’impute des idées que je n’exprime pas et que je n’ai pas, tout en ignorant d’autre part celles que j’exprime. Méthode de discussion insensée, qui appartient au bolchevisme de la décadence comme à tous les sectarismes : car le propre du sectarisme est d’aveugler. Et il est plus facile d’excommunier sans chercher à comprendre que de discuter fraternellement.

Jugez-en :

Trotsky écrit :

« Victor Serge, par exemple, a récemment annoncé que le bolchevisme passe par une crise présageant une « crise du marxisme ». Dans son innocence théorique, Victor Serge s’imagine être le premier à faire cette découverte… »

(C’est tout à fait à tort que Trotsky s’imagine que je me l’imagine… Mais la chose n’a guère d’importance.)

« Cependant, à chaque moment de réaction, des dizaines et des centaines de révolutionnaires hésitants se sont levés pour annoncer la crise finale, cruciale et mortelle du marxisme. Que le vieux parti bolchevik se soit épuisé ; qu’il ait dégénéré et qu’il ait péri, cela ne se discute même plus. Mais la fin d’un parti historique qui, pendant une certaine période s’est basé sur la doctrine marxiste, n’est pas la fin de cette doctrine. La défaite d’une armée n’infirme pas les principes fondamentaux de la stratégie. Un artilleur peut tirer loin de sa cible, cela n’infirme pas la balistique, c’est-à-dire la science de l’artillerie. Et si l’armée du prolétariat essuie une défaite ou si son parti dégénère, cela n’infirme pas le marxisme qui est la science de la révolution. Que Victor Serge lui-même traverse « une crise », que ses idées s’embrouillent désespérément, cela se voit. Mais la crise de Victor Serge n’est pas la crise du marxisme. »
Je ne relève pas l’inutile attaque personnelle contenue dans ces lignes et qui ne constitue, certes, pas une défense du marxisme. J’avais conclu mon étude par ces mots :

« La lutte des classes continue : on entend distinctement craquer, en dépit des replâtrages totalitaires, la charpente du vieil édifice social. Le marxisme connaîtra encore bien des fortunes diverses, peut-être même des éclipses. Sa puissance, conditionnée par les circonstances historiques, n’en apparaît pas moins indéfectible en définitive, puisqu’elle est celle du savoir alliée à la nécessité révolutionnaire. »

Plus haut, j’avais écrit :

« Par suite de son éclatante victoire spirituelle et politique, dans la révolution russe, le marxisme est aujourd’hui menacé d’un immense discrédit et, dans le mouvement ouvrier, d’une démoralisation sans nom » – car tels sont bien les effets du stalinisme, et Trotsky les a souvent dénoncés lui-même en des termes analogues. Seulement, je précisais :

« Est-il besoin de souligner une fois de plus que le marxisme obscurci, falsifié et ensanglanté des fusilleurs de Moscou, n’est plus du marxisme ?… Les masses, par malheur, mettront du temps à s’en apercevoir… »

Il est vrai que je suis – de même que certainement bon nombre de camarades de l’opposition de gauche de l’ancien P.C. de l’U.R.S.S., s’ils survivent dans les prisons de Staline – en désaccord avec Trotsky sur des questions essentielles. Vous voyez par cette lettre que nous avons même des façons différentes de concevoir la discussion : j’estime qu’on doit lire ce que l’on réfute. (J’estime de même que l’on doit, ceci étant à mes yeux un principe de morale révolutionnaire, éviter dans les polémiques entre militants, au sein du mouvement ouvrier, les expressions injurieuses ou blessantes…) Dans l’article en question, j’adressais directement à Trotsky, le reproche suivant, auquel il a préféré ne pas répondre, ce qui me confirme dans l’idée qu’il n’a pas pris la peine de me lire :

« Les chefs du bolchevisme des grandes années n’ont manqué ni de savoir ni d’intelligence, ni d’énergie : ils ont manqué d’audace révolutionnaire toutes les fois qu’il eût fallu chercher (après 1918) des solutions dans la liberté des masses et non dans la contrainte gouvernementale. Ils ont systématiquement bâti non l’Etat-Commune qu’ils avaient annoncé, mais un Etat fort, au sens vieux du mot, fort de sa police, de sa censure, de ses monopoles, de ses bureaux tout-puissants… »

En une autre circonstance, fin avril 1938, dans une lettre à The New International, j’avais demandé : « Quand et comment le bolchévisme a-t-il commencé à dégénérer ? ». Cette question fait le fond du débat qui me sépare de Trotsky et de son orthodoxie, trop encline à reprendre et continuer aujourd’hui les méthodes qui ont contribué à la dégénérescence du bolchevisme, c’est-à-dire à la corruption du marxisme. J’avais notamment posé une question tout à fait précise sur laquelle j’aimerais que Trotsky s’expliquât, car elle trouble pas mal de consciences dans le mouvement ouvrier et présente beaucoup plus d’intérêt que les variations faciles sur le découragement des intellectuels, même appliquées à de vieux militants ouvriers qui ne sont point de son avis. Voici :

« Le moment n’est-il pas venu de constater que le jour de l’année glorieuse 1918 où le Comité Central du parti décida de permettre à des commissions extraordinaires d’appliquer la peine de mort sur procédure secrète, sans entendre des accusés qui ne pouvaient pas se défendre, est un jour noir ? Ce jour-là, le Comité Central pouvait rétablir ou ne pas rétablir une procédure d’inquisition oubliée de la civilisation européenne. Il commit en tout cas une faute. Il n’appartenait pas nécessairement à un parti socialiste victorieux de commettre cette faute-là. La révolution pouvait se défendre à l’intérieur et même impitoyablement sans cela. Elle se serait mieux défendue sans cela. »

Elle n’aurai pas, en tout cas, créé les armes qui ont servi à fusiller ses partisans.

Je ne m’attendais pas à voir Trotsky reprendre le vieux procédé tant de fois employé contre lui – contre nous – et qui consiste à substituer, dans la discussion, des désaccords imaginaires aux désaccords réels… Je ne m’attendais pas non plus à le voir revenir au vieil idéalisme hégélien, que le marxisme dut surmonter pour naître, en affirmant : « Tout ce qui est rationnel, est réel… » au moment précis où, dans la lutte sociale, le barbare et l’absurde l’emportent, par le fer et par le feu, sur le rationnel. Voyez l’Espagne ouvrière assassinée pour avoir tenté un prodigieux effort vers le rationnel dans l’organisation de la société moderne, c’est-à-dire vers le socialisme.

Salut fraternel.

Victor Serge. [mars 1939]

[1] La lettre originale à La Lutte ouvrière comprend ici une parenthèse : « (sitôt qu’elle sera parue, je vous l’enverrai) ». Cette étude de Victor Serge a été publiée dans Masses n° 3, mars 1939 (revue dirigée par René Lefeuvre) ; elle est rééditée dans Victor Serge, 16 fusillés à Moscou, Spartacus, 1972, pp. 133-142. Le site internet « La Bataille socialiste » l’a numérisée : bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1939-03-puissance-et-limites-du-marxisme-serge

3 Réponses to “Une réponse de Victor Serge à Trotsky”

  1. Aubert Says:

    La polémique est rude dans le ton, n’exclu pas la caricature et des mises en cause personnelle.
    Trotsky n’était pas le dernier à s’en servir. Au moins il reconnaissait à ses interlocuteurs, ses contradicteurs, ses adversaires autant de droit qu’à lui et ils ne s’en privaient pas.
    Reste le fond politique politique.
    Victor Serge bon écrivain, homme intégre et courageux qui paya toujours de sa personne s’est hissé à la faveur des circonstances de l’individualisme anarchiste au bolchevisme expression oganisée du marxisme, dénonça le stalinisme naissant puis subissant la réaction génèrale régressa jusqu’à un humanisme désabusé.

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  2. admin Says:

    Trotsky a souvent un ton pour le moins très cassant, c’est sûr qu’il n’a pas commencé avec Victor Serge, mais dans le commentaire ci-dessus son disciple Aubert reprend les procédés faciles de disqualification en assimilant le Victor Serge de 1939 à celui de 1945. Le fond est pourtant simple et clairement formulé par Victor Serge, et c’est souvent autour de ça que portent nos différences d’appréciation avec Aubert: « Quand et comment le bolchévisme a-t-il commencé à dégénérer ? ». Cette question fait le fond du débat qui me sépare de Trotsky et de son orthodoxie, trop encline à reprendre et continuer aujourd’hui les méthodes qui ont contribué à la dégénérescence du bolchevisme.

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  3. Neues aus den Archiven der radikalen (und nicht so radikalen) Linken « Entdinglichung Says:

    […] Paul Levi: Brief an Loriot (1920) * Max Seydewitz: Unser Kampfprogramm (1930) * Victor Serge: Une réponse à Trotsky (1939) * Lucien Laurat (Otto Maschl): Staline, la linguistique et l’impérialisme russe (1951) * […]

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