Après six mois de bolchevisation (Souvarine, 1925)

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Paru dans La Révolution prolétarienne de mai 1925 sous le pseudonyme de « Un communiste », cet article de Boris Souvarine dénonce avec moult exemples (parfois savoureux, presque intemporels) le bureaucratisme de l’Internationale communiste « bolchevisée ».

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Le dernier Exécutif élargi de l’I.C. a été la digne continuation du V° Congrès mondial, c’est-à-dire du sabotage des résultats des quatre premiers Congrès, de plusieurs années de travail opiniâtre, de tout ce qui fut accompli sous la direction de Lénine et de Trotsky.

Puisse-t-il donner à réfléchir à tous les communistes sérieux, sincères, dévoués à leur cause, – et aider à se ressaisir ceux qui n’avaient pas encore compris.

Premiers aveux.

A la veille de l’ouverture de la session, la Pravda du 21 mars publiait un éditorial embarrassé confirmant le revirement accompli dans l’esprit des dirigeants de l’I.C. (déjà signalé ici) et qui allait être imposé à la docile cohorte des « léninistes de 1924 » composant l’assemblée.

« Après le V° Congrès, disait la Pravda, il s’est formé une nouvelle situation (sic): l’absence d’une situation révolutionnaire en Europe centrale; le développement de la gauche ouvrière anglaise; l’accentuation de la lutte nationale-révolutionnaire en Orient…« 

Ainsi, après avoir grossièrement insulté Trotsky et Radek, coupables d’avoir été clairvoyants les premiers après la retraite d’octobre 1923 en Allemagne, d’avoir les premiers constaté le reflux de la vague révolutionnaire, on est obligé, un an plus tard, de reconnaître qu’ils avaient raison. On le fait d’ailleurs à contre-coeur, sans franchise ni dignité, et par suite sans en tirer les déductions logiques.

Après avoir tonitrué que la situation devenait de plus en plus révolutionnaire; que le plan Dawes précipiterait la catastrophe; que tout contradicteur n’était qu’un menchevik, un droitier, un trotskyste, etc., – il faut avouer platement que tout cela n’était que bluff et procédé d’intimidation…

On se rappelle comment Rosmer s’était vu traiter pour avoir soutenu que la gauche du Labour Party n’était pas la gauche social-démocrate allemande et qu’il fallait collaborer avec elle. Aujourd’hui, les insulteurs sont obligés de battre en retraite et d’accorder une importance énorme à la gauche du Labour, cependant que l’insulté est hors du Parti, ayant eu le tort de dire vrai un an avant les brouillons.

La Pravda termine son éditorial par une déclaration méritoire:

« Maintenant, il nous faut moins de parades, mais plus de travail obstiné, systématique. »

« Parades », c’est-à-dire en Russie moins de remises de drapeaux, de défilés, de salamalecs, de mises en scènes, etc. Nous applaudissons à cette belle résolution. Mais qui a supprimé la discussion dans les assemblées du parti pour les remplacer par des « parades »? Pas nous, assurément.

A épingler encore cette affirmation remarquable du même article:

« On peut dire que la période historique en cours peut être caractérisée comme une période de lutte pour la conquête de la paysannerie. »

Et la conquête du prolétariat? Ce sera sans doute pour plus tard? A moins que ce ne soit déjà fait? Quel beau marxisme, quel splendide léninisme! On fera la révolution prolétarienne sans le prolétariat. Les paysans suffiront! Il ne s’agit, du reste, que de les conquérir… Pour cela, il n’y a qu’à imprimer d’illisibles thèses.

Tout va bien!

Après avoir lâché du lest, on pouvait s’offrir le luxe de congratulations réciproques sur les beaux partis, la belle Internationale qu’on avait faits après s’être délivré de tous les empêcheurs de s’extasier en rond. Tout va bien en France! Tout va bien en Allemagne! Tout va bien partout! Il y a bien encore quelques cadavres récalcitrants: on avertira ces Radek, ces Brandler et autres Thalheimer qu’ils aient à faire les morts une bonne fois. Il y a bien core quelques gêneurs, un Bordiga par ci, un Kreibich par là… Un avertissement bien senti, avant exclusion!

Mais voici d’abord les articles des maîtres de l’huere, Zinoviev et Staline: la Pravda du 22 les juxtapose comme deux concurrents. Tous deux disent à peu près la même chose et, dans ces immenses délayages de lieux communs, on ne peut retenir que la répétition de l’aveu de la veille. Il leur a fallu piller Trotsky pour dire quelque-chose d’exact.

Gallacher écrit, sur la situation en Grande-Bretagne:

« Le 6° anniversaire de l’I.C. trouve le P.C. anglais face à des conditions exceptionnellement favorables à la création d’un parti communiste de masse. Le P.C. anglais sera-t-il à la hauteur de sa tâche? « Ce point d’interrogation est d’une modestie rare dans l’I.C. actuelle; il est vrai que notre parti anglais n’est guère en mesure de plastronner; nous aussi nous nous posons la question de Gallacher, et non sans inquiétude quand nous voyons les méthodes actuellement en vigueur. Souhaitons que l’optimisme de Gallacher soit justifié.

Mais il paraît que tout va pour le mieux dans la meilleure des Internationale. C’est John Pepper qui le proclame à grand renfort de chiffres, d’affirmations énergiques, d’assurances superbes.

Pour donner une idée de la perspicacité de l’auteur, citons au moins quelques lignes:

« Après le V° Congrès, nous avons subi quelques défections: Rosmer et Monatte en France, Höglund en Suède, (ô chronologie, ô assimilation!) Newbold en Angleterre, etc. Mais malgré ces « crises », et dans une mesure importante grâce à ces crises, nos partis ont grandi.

En France, le nombre de membres du parti après le V° Congrès est monté de 55 000 à 80 000… »

Et plus loin:

« A Paris, à la démonstration Jaurès, 100 000 personnes ont participé »

(Toujours grâce au V° Congrès!)

Au nom de la délégation allemande, Ruth Fisher affirme que tout va bien dans son parti. Elle ne donne pas de chiffres… Cela vaut mieux en effet. Il est dur d’avouer que la « bolchevisation » a coûté au parti plus de la moitié de ses membres. R. Fisher préfère vaticiner sur les élections présidentielles:

« La social-démocratie, écrit-elle, vit un moment très difficile grâce à l’affaire Barmat et au démasquement de la vénalité inouïe de sa clique de chefs, le parti social-démocrate n’a présenté de candidat que sous la pression du P.C. Mais même ce geste d’opposition n’aura aucune influence sur l’issue des élections (!) étant donné que le candidat social-démocrate n’a absolument aucune chance de succès (!!!), etc. »

Quelques jours après, on apprenait que le candidat socialiste avait gagné un demi-million de voix malgré l’affaire Barmat, et que le P.C. en avait perdu près d’un million. A part cela, Ruth Fisher ne bluffe pas, ne ment pas, et fait toujours preuve d’une clairvoyance extraordinaire.

Toutes les délégations, à l’exception de l’allemande qui se flatte de posséder en Ruth Fisher une personnalité éminente (on vient d’en juger), ont publié des articles collectifs, signés: La délégation de tel pays. Thème général: tout va bien.

La délégation française, dûment chapitrée, récite studieusement sa leçon. Zinoviev a dit: il faut 50 000 membres du Parti dans la Seine, et 100 000 en France. Donc: la « tâche » du parti français est de « porter d’un rythme rapide (sic) l’effectif du parti à au moins (sic) 100 000 membres ». Ce n’est pas plus difficile que cela.

Mais quelquefois, les perroquets s’embrouillent dans leurs récitations et il en résulte d’admirables affirmations. Après avoir… décidé de porter à 100 000 (au moins…) le nombre de membres du Parti, la délégation… décide un peu plus loin: « 5. Faire tout le possible pour faire adhérer au parti dans les premiers temps (sic) 50 000 ouvriers et paysans, utilisant pour cela la campagne électorale. »

Ainsi, il y a 80 000 membres dans le Parti, et l’on va dans les premiers temps (sic) en faire adhérer 50 000. Total: 130 000, et non 100 000! Les perroquets se sont trompés de 30 000 membres! Peuh… La belle affaire! Vous n’êtes pas contents? Nous en ferons adhérer encore 20 000!

John Pepper faisait une petite erreur en disant que c’était après le V° Congrès que le P.C. français avait augmenté ses effectifs. En réalité, c’était après les élections de mai. On a non recruté mais racolé des électeurs, de ces « membres » qui prennent leur carte après une réunion et qu’on ne revoit plus. C’est ainsi qu’on fait du bluff, mais pas des partis communistes. Maintenant, on nous promet de racoler encore 50 000 membres (seulement!) à la faveur des élections municipales (lavoirs, becs de gaz, vespasiennes, trottoires, bitume, etc.). Tout cela, c’est peut-être de l’excellent social-démocratisme. Mais de communisme, point de trace.

La délégation française a donc pu étaler impudiquement sa mentalité social-démocrate, actuellement illustrée par la ruée des dirigeants du parti vers les sièges municipaux. Elle a soigneusement remisé le « tribunal révolutionnaire »[,] la « terre à coups de fusil », et autres trouvailles du même goût.

Les autres délégations ont accouché d’articles d’à peu près même valeur. La plupart parlent de liquider ceci, de liquider cela, de liquider encore autre chose… Chaque parti a quelque-chose à « liquider ». De liquidation en liquidation, n’ira t-on pas à la liquéfaction?

Bordiga n’assistait pas à l’assemblée. Les Belges non plus. Les Espagnols pas davantage, tous les militants ayant été arrêtés par la faute de Louis Sellier qui laissa tomber noms et adresses secrètes entre les mains de la police espagnole.

En voulez-vous des thèses?

La tarte à la crème fut la soi-disant « bolchevisation » à la mode. « Bolcheviser », cela signifie en Russie chasser les véritables artisans de la révolution d’Octobre, ailleurs exclure les fondateurs de nos partis, les internationalistes de 1914-15, les bolcheviks de 1917, les partisans de Zimmerwald et de Kienthal, les Spartakistes d’Allemagne et les membres du Comité de la 3° Internationale en France, les militants les plus expérimentés et les mieux éprouvés; on les remplace aisément par des « léninistes de 1924 », raccolés on sait comment; on éduque les recrues dans des « écoles » dites, elles aussi; « léninistes » (hélas, pauvre Lénine! cher et grand Lénine!=; on fabrique une bureaucratie de parasites et de budgétivores; et l’on obtient des majorité de 100 % à chaque occasion.

Zinoviev servit donc ses « thèses » sur la « bolchevisation ». On sait que ce camarade, peu apte à briller par la qualité de ses textes, se rattrape sur la quantité. Cette fois, il semble avoir battu son propre record: quatre formidables feuilletons de huit colonnes. Et à quoi bon, puisque personne ne lit ces choses?

On devine tout ce qu’il peut y avoir là dedans comme « tâches », comme « lignes », comme « liquidations », comme « mots d’ordre », comme « larges masses », comme affaires « concrètes » ou « organisatoires », ou « idéologiques », comme insipides lieux communs, fastidieux truismes, filandreuses banalités. On frémit en pensant à tout ce qu’on peut infliger à la mémoire de Lénine.

Nous n’accorderons pas à ces « thèses » plus d’attention qu’elles ne méritent. Pour donner une idée claire de leur valeur, nous citerons simplement quelques points de « tâches concrètes » (sic) assignées au Parti français:

4. Formation, dépit des précédentes traditions françaises, d’un P.C. de masse solidement organisé. Accepter (sic) dans le Parti encore 30 à 50 000 membres.

5. Consolidation organisatoire (sic) de l’influence de masse (sic) que le Parti a sur les ouvriers parisiens.

6. Elever coûte que coûte (sic) les départements industriels les plus importants au niveau d’influence du Parti à Paris.

7. Acquérir une influence sérieuse sur la paysannerie.

Ce n’est pas plus difficile que cela. Il n’y a qu’à « accepter » (car ils font la queue à la porte) 30 à 50 000 membres (à 20 000 près, cela n’a pas d’importance). Et puis, là où nous avons eu, tel jour, de l’influence (pour des raisons que Zinoviev ignore et ne songe même pas à rechercher), il n’y a  qu’à « consolider organisatoirement » (!), c’est-à-dire baptiser « léninistes » les électeurs d’un jour. Tout simplement. Et puis, pourquoi avons-nous de l’influence à Paris, et pas à Lyon ou à Limoges? Il n’y a qu’à « élever coûte que coûte » le niveau, voilà tout. C’est ce qu’on appelle des « tâches concrètes ». Que seraitce si elles n’étaient pas concrètes?

Déjà, le Parti avait « décidé » de porter à 400 000 le nombre des lecteurs de l’Humanité. Après cette « décision », le tirage est tombé de 25 000 exemplaires, sans compter que les lecteurs obstinés ont des nausées en lisant leur journal, parce qu’il n’en existe pas d’autre révolutionnaire. On peut aussi faciler « décider » d’élever coûte que coûte (c’est le cas de le dire) le nombre de lecteurs à 100 millions. Puisqu’il ne s’agit que de bluffer… En attendant, jamais, depuis la guerre, le tirage n’a été aussi bas. Et nous ne parlons pas du niveau spirituel. Les mots manqueraient.

Ce ne sont pas les « thèses » de Zinoviev qui amélioreront la situation, en France, ni ailleurs. Il faudrait changer les méthodes! Mais il y a une coterie qui est intéressée à leur maintien.

Le Rapport général

Et que dire de ce « qu’ils » ont le f[r]ont d’appeler une « discussion »? Après avoir exclu ceux qui étaient enclins à discuter, ou rendu la vie intenable aux moins dangereux, les « léninistes de 1924 » ont échangé en famille leurs nobles pensées à peine troublées par de rarissimes gêneurs. Cela facilite la tâche du chroniqueur, qui n’a pas grand’chose à relater, en y mettant la meilleure volonté.

Zinoviev prononça son rapport, sorte de délayage des « thèses » imprimées, agrémenté (si l’on peut dire) de quelques perles de dernière heure. Comme toujours, il s’efforça de suppléer à la qualité par la quantité. Comme toujours, il mit au pillage les oeuvres complètes de Lénine, qui n’est plus là pour se faire respecter. Comme toujours, il se lança, peur de ne rien oublier, dans d’immenses énumérations, croyant ainsi être « complet » et se montrant en réalité incapable de rien dégager du travail de ses secrétaires.

Prenons un simple exemple, pour illustrer la méthode, et en montrer la valeur:

« A l’échelle mondiale, le tableau général se précise par les faits suivants, que l’on peut séparer en 12 points:

1, Amérique-Angleterre. – 2, Japon. – 3, Question d’Orient. – 4, l’U.R.S.S. – 5, Angleterre. – 6, Angleterre-France. – 7, Allemagne. – 8, Balkans. – b9, Pologne. – 10, Italie. – 11, Tchéo-Slovaquie. – 12, Scandinavie. »

Maintenant, -demandez-vous, – pourquoi 12 points, et non 13 ou 11? Pourquoi n’y a-t-il pas un point « France » alors qu’il y a un point « Scandinavie »? Quelle est l’idée qui a présidé au classement par importance de ces 12 points? Pourquoi l’U.R.S.S. a-t-elle le n°4, l’Italie le n°10? Et surtout, en quoi la « Scandinavie » (sic) a-t-elle une influence sur la situation mondiale, en quoi de petits États-instruments comme la Pologne ou la Tchéco-Slovaquie peuvent-ils être comparés à l’Amérique ou à l’Angleterre?

Il n’y a aucune réponse à ces questions. C’est ainsi parce que Zinoviev pense qu’il suffit d’affirmer pour prouver; que puisqu’il a une majorité dans sa main, il serait bien bon d’argumenter; qu’il s’agit surtout de ne rien oublier et, pour cela, de noter des « points ». Dans cette bouillie pour les chats, chacun pêchera un morceau.

S’il n’y avait eu à l’Exécutif des Espagnols, Zinoviev aurait ajouté: « 13, Espagne ». Si les Français avait dit: Et nous? il aurait ajouté: « 5 bis, France ». Il ajouterait volontiers la République d’Andorre, pour faire une énumération plus imposante, un tableau plus « complet » (sans doute n’y a-t-il pas pensé).

Et nous citons un passage « objectif ». Que serait-ce si nous tombions sur un de ces endroits d’une vulgarité inouïe où le Président de l’Exécutif s’abaisse aux plus vils procédés de polémique contre Trotsky ou Radek, aux mensonges les plus évidents, aux falsifications les plus grossières? Nous préférons nous abstenir de relever ces choses indignes. Le rouge nous monte au front en voyant notre Internationale descendre, tomber à pareil niveau.

Zinoviev nous apprend que Bordiga, d’extrême gauche qu’il était, est subitement devenu « droitier ». Parfaitement. C’est arrivé, comme cela, un beau matin. Et la raison, s’il vous plait? Zinoviev ne donne pas de raisons. Donner des raisons, c’est du trotskysme. Citer un texte, fournir une preuve, un chiffre, une date, une référence: trotskysme! Un « léniniste » ne donne pas dans ces préjugés petit-bourgeois. Il ment, cela suffit.

Tout cela parce que Bordiga s’est refusé de participer à la honteuse campagne menée contre Léon Trotsky.

Un autre fait caractéristique à souligner est le suivant: au cours de la soi-disant discussion il n’a été question que de deux articles, de Thalheimer et de Kreibich, condamnés comme l’abomination de la désolation. Une série de gens ont copieusement flétri articles et auteurs. Or ces articles n’ont jamais été publiés et personne ne les connaît. Et pas une voix ne s’élève pour objecter qu’il faudrait lire les articles afin de pouvoir les discuter.

Peut-on observer plus triste déchéance d’une organisation révolutionnaire?

Pour comble d’inconscience, Zinoviev s’oublia jusqu’à dire: « Malheureusement, jusqu’à ce jour, ces articles ne sont pas encore publiés. » C’est, en effet, fort malheureux. Zinoviev, lui-même, voudrait bien les voir publier… Mais quelqu’un, croquemitaine sans doute, s’oppose à la publication. C’est comme les derniers conseils de Lénine. Un de ces jours, Zinoviev nous dira: Quel dommage! Dire qu’on cache ces précieux papiers, malgré la volonté formelle d’Ilitch!

Zinoviev a pu calomnier à son aise les absents, Trotsky, Radek, Thalheimer, Bordiga, Rosmer, et discuter des articles que lui seul avait dans sa poche. Il donne ainsi la mesure de son courage, de ses capacités intellectuelles, – il se juge lui-même.

La « discussion ».

Quand l’entrée en matière est de pareille sorte, la suite ne peut pas être de qualité bien supérieure.

Au V° Congrès, on avait inventé le trotskysme, le radekisme, le souvarinisme. A l’Exécutif, on lançai le luxembourgisme (pauvre Rosa!), le bordiguisme, le brandlerisme, le smeralisme et le kreibichisme.

On croit rêver en présence de telles divagations. Un humoriste ne trouverait pas mieux pour parodier les travers de nos perroquets. Mais nous, ces choses ne nous font pas rire: c’est notre mouvement qui est bafoué, ridiculisé, déshonoré par les inventeurs de ces insanités.

Passons sur le néant des co-rapports et venons-en à l’intervention de SCOCCIMARO. Nos camarades italiens sont des contradicteurs honnêtes et sincères; ils n’ont cessé de se tromper depuis Livourne et ils continuent, mais leur « gauchisme » n’est pas de commande ni de circonstance; leur situation est exceptionnelle dans l’Internationale et ne ressemble à aucune autre: étroitement limités à leur action italienne, ils ont échappé à la « bolchevisation »; leur parti a fait de grands et réels progrès dans la dernière année; pour avoir la paix, ils ont suivi, bien que très mollement et les tout derniers, le point de vue officiel contre l’opposition russe, sauf Bordiga qui a eu le courage de dire: discutons! Ils se trompent lourdement s’ils s’imaginent échapper à la crise de l’Internationale grâce à de petites habiletés et à ce qu’ils croient être de petites concessions et qui sont en réalité de grandes faiblesses.

SCOCCIMARO constate qu’il y a dans son Parti une extrême gauche inspirée par Bordiga et influente. (C’est ce que Zinoviev appelle une droite sans influence.) Il reproche à Bordiga son doctrinarisme, son schématisme sec, son manque de souplesse dans la tactique. Il y a du vrai dans tout cela. Mais les défauts de Bordiga sont ceux du Parti lui-même (Scocci les partageait il n’y a pas si longtemps) et ils s’expliquent par les conditions du milieu: dans un mouvement pourri de réformisme et de parlementarisme, il a fallu un doctrinarisme rigide pour créer un parti révolutionnaire, et il n’est pas étonnant qu’un excès se soit dessiné dans ce sens. Mieux vaut un doctrinarisme excessif qu’un excès de souplesse. En tout cas, Bordiga est un révolutionnaire authentique et d’envergure, et il est réconfortant de constater qu’il a refusé de tremper dans la campagne hideuse menée contre Trotsky.

SCOCCIMARO reproche encore à Bordiga de se tenir à l’écart du travail de la direction du Parti. Sur le différend à propos de la question russe, il ne donne pas d’éclaircissements.

Nous réserverons pour nos chapitres sur l’Allemagne et la Tchéco-Slovaquie les interventions portant sur ces questions. Nous laissons tomber les misères de ces figurants qui sont montés à la tribune pour délayer les mots léninisme, bolchevisation, trotskysme, fascisme, et autres ismes. Et nous arrivons à l’intervention de VARGA.

Dénoncé par Milioutine comme « révisionniste » pour avoir écrit, comme Renaud Jean, d’ailleurs, que la propriété foncière avait tendance à se morceler, poursuivi de l’hostilité solide de Bela Kun qui voit en lui l’incarnation de l’opportunisme, VARGA est très préoccupé de se « garder à carreau ». Aussi ne s’engage-t-il jamais bien loin et se retranche-t-il derrière des murailles de statistiques. Sa prédilection est de constater des fluctuations de l’économie dans le dernier trimestre: prudence est mère de sûreté. Cette fois, pour prendre une assurance contre la prochaine vague d’épuration, il s’est offert le luxe de modérer les néophytes qui viennent de découvrir, un an après Trotsky, la « stabilisation partielle du capitalisme ».

« Pas si vite, dit-il en substance. Cette stabilisation n’est guère stable. Il ne faut pas la surestimer. Il y a encore des crises et des contradictions dans le capitalisme. La révolution est encore possible! » Découverte opportune que celle des crises et des contradictions du capitalisme… Il y a bien un certain Marx qui l’avait faite trois quarts de siècle plus tôt, et un nommé Trotsky qui y avait insisté il y a un an… Mais c’est égal, Varga est un malin, et Bela Kun n’en est sûrement pas encore revenu.

Intervention de DOMSKI: ce personnage est celui-là même qui fut hué comme nationaliste polonais par tout le 4° Congrès. Aujourd’hui, il est sur le pavois, repeint à neuf, teinte « léninisme 1924 », et représente une prétendue « gauche » polonaise qui a d’autant plus aisément pris la direction du Parti que les anciens dirigeants se sont vu assigner la Russie comme résidence obligatoire… Proukhhniak à Bakou, Kochtcheva et Brandt à Moscou dans des institutions soviétiques, Varski et Valetsky marinant dans leur jus et dans leur « repentir », on fabrique à Vienne un bon petit Congrès de bolchevisation, idéologique, organisatoire, léniniste, anti-trotskyste, anti-luxembourgiste, avec une ligne, etc., etc.

Intervention de BELA KUN: il suffit de lire trois lignes, la conclusion peut être édifiée. « La bolchevisation (!) idéologique (!!) dans l’esprit du léninisme (!!!) est la tâche (!!!!) principale de toute la bolchevisation (!!!!!) ». Ne croirait-on pas du Clément Vautrel?

Intervention de JOHN PEPPER: ce camarade a découvert, l’an dernier, l’Amérique. Il n’a même pas l’air de se douter que Christophe Colomb l’avait découverte avant lui, il y a 400 ans. Envoyé par l’Exécutif aux Etats-Unis, il y travailla de telle sorte qu’on dût le rappeler et le fixer à Moscou, à la demande même de Foster. Sur l’intervention de Trotsky, l’Exécutif dut changer radicalement toute sa politique aux Etats-Unis. La question américaine est trop vaste pour être traitée ici: nous en parlerons plus loin.

Intervention de KOUSSINEN: encore un courageux qui fait porter toute sa polémique sur les deux fameux articles que personne n’a lus. S’indigner, à quoi bon? Citons seulement les dernières paroles de l’orateur, cela donnera une idée de son intelligence et de sa bonne foi et suffira à la juger:

« Dans les articles de Thalheimer et de Kreibich souffle un esprit anti-russe. Evidemment, ils ne sont pas contre toute la Russie, ils sont seulement contre la Russie bolchevique. Ces deux camarades posent au « communisme indépendant ». Nous avons observé des types de « communistes indépendants » récemment en Suède et en Norvège. Ces gens qui s’appellent et s’estiment communistes, en réalité sont des opportunistes et luttent contre l’I.C. Ce que Thalheimer et Kreibich appellent « russe », c’est la direction bolchevique révolutionnaire de l’I.C. Les gens qui, il n’y a pas si longtemps, critiquaient « l’influence russe » dans l’I.C. sont devenus des renégats passant à la droite du socialisme ».

(Ne pas perdre de vue que Thalheimer, cet anti-russe, cet anti-bolchevik, cet opportuniste, cet ennemi de l’I.C., ce renégat, etc., est toujours membre du Parti communiste russe et collabore activement aux revues dirigeantes officielles du Parti, comme le Bolchevik, et Sous le drapeau du marxisme, etc. Après cela, si vous ne comprenez plus, c’est que vous avez la tête dure!)

Intervention de KREIBICH: il fait observer que les récentes découvertes de Zinoviev, Pepper ans C° sur la stabilisation partielle du capitalisme et le rôle des Etats-Unis ont été faites d’abord par trotsky… Cette constatation d’élémentaire probité lui coûtera cher. La suite de son intervention ayant porté sur la Tchéco-Slovaquie, nous en parlerons plus loin, comme de l’intervention de CLARA ZTKIN portant sur l’Allemagne.

La « bolchevisation » en Allemagne.

Notre parti allemand a été fondé par l’héroïque « Ligue Spartacus » de Liebknecht, de Rosa Luxembourg, de Clara Zetkin, de Radek, de Franz Mehring, de Tychko, de Brandler, de Thalheimer, etc. La scission du « Parti social-démocrate indépendant » lui avait procuré des troupes, mais pas de « chefs », ce dont l’on se félicitait hautement dans l’Internationale. recruter des meneurs parmi les suiveurs de Kautsky, merci bien!

La « bolchevisation » a changé tout cela.

Bien que toutes les tendances du Parti fussent responsable de l’échec d’Octobre 1923 (Ruth Fisher et Thaelman furent d’accord avec Brandler à Chemnitz), les fondateurs du Parti furent écartés de la direction en janvier 1924. Pourquoi trois mois après la retraite? Pourquoi pas tout de suite? Parce que dans l’intervalle se produisit la discussion russe, qui pesa sur le Parti allemand comme sur le Parti français.

Bien que Clara Zetkin, Brandler et Thalheimer ne soutinrent nullement Trotsky, il a suffi qu’ils hésitent à s’associer à l’abominable campagne menée contre Trotsky pour devenir suspects. Pour cette raison, et pour elle seule, ils furent éloignés de la direction de leur Parti.

Maslov, alors retenu à Moscou sous le coup de la plus grave accusation, et Ruth Fisher devinrent subitement personnages d’importance. Ils avaient partie liée avec la plus extrême opposition du Parti russe, celle qui fut exclue et emprisonnée, celle du groupe Miasnikov: ils changèrent en 24 heures leur fusil d’épaule, devinrent du jour au lendemain de farouches « léninistes » (de 1924!) et prirent la direction du Parti.

Et la « bolchgevisation » commença. Injures rétrospectives à la mémoire de Rosa Luxembourg, chasse aux spartakistes dans le Parti fondé par Spartacus, exode en masse des syndicats, – on vit tout cela.

Clara Zetkin, moralement tenue de rester à Moscou, refusa de s’associer à la politique et aux méthodes malhonnêtes en cours: grâce à son grand âge et à son prestige, et aussi à la très grande réserve qu’elle observa, elle eut un traitement privilégié, mais accompagné d’assez de menaces pour savoir que son compte serait réglé à la moindre tentative de dire tout haut ce qu’elle pensait. Pratiquement privée d’influence, ne représentant plus son Parti, tolérée à l’Exécutif « à titre personnel » (sic) comme secrétaire du mouvement féminin (!), elle se trouve dans l’impossibilité de jouer le moindre rôle.

Karl Radek, l’homme de la révolution allemande par excellence, se vit interdire de se mêler aux affaires allemandes. Même traitement à Thalheimer (que Lénine considérait comme le meilleur écrivain marxiste de l’I.C.) et à Brandler qui, par surcroît, furent placés devant le dilemme: Moscou ou exclusion. Ils préférèrent rester à Moscou.

En Allemagne, on « bolchevisait ». On fabriqua un « centre » comme prime à toutes les lâchetés et à tous les lâchages. En un clin d’œil, des milliers de « droitiers » se réveillèrent centristes… Ils étaient sauvés. Dans un parti fortement bureaucratisé comme le P.C. allemand, il n’est pas difficile de s’assurer une clientèle.

Il ne resta à la Direction que trois Spartakistes: Pieck (de la droite), Eberlein (du centre) et un seul de la gauche, Geschke. Tous les autres dirigeants sont d’ex-indépendants, d’ex-mencheviks tardivement ralliés au communisme, après avoir longtemps marché avec le Kaiser.

Les méthodes employées à l’intérieur du Parti? Laissons la parole à Geschke lui-même, un des plus éblouissants représentants de la gauche (Pravda du 23 mars):

 » Les réunions des fonctionnaires discutent toutes les questions, prennent des résolutions, mais la décision revient au Comité Central. Toutes les organisations de base s’y soumettent, comme le C.C. à son tour se soumet à l’Exécutif. Si un quelconque rayon n’est pas d’accord avec la ligne (!) du C.C., celui-ci dirige ses forces (!) vers ce rayon et engage la bataille (!) ».

On est désarmé devant l’ingénuité de pareil aveux. Plus d’opinion des membres du Parti! Plus d’opinion des groupes ou des fédérations! Plus d’opinion des Congrès! Des fonctionnaires et un Comité Central: cela suffit! Cette apologie de la bureaucratie mérite un bon point, ne serait-ce que pour son cynisme naïf.

Le résultat de ce beau travail est connu: notre Parti allemand a perdu plus de la moitié, sans doute les deux tiers de son effectif. Les dirigeants n’osent plus donner de chiffres. Certains disent 100.000 membres, d’autres prétendent 150.000, sachant qu’on ne peut rien vérifier. (C’est comme les 400.000 lecteurs de l’Humanité). Nous avions, avant la « bolchevisation », près de 400.000 membres.

Dans les syndicats et les conseils d’entreprises, nous avons perdu environ 40% de nos positions. Aux élections de mai 1924, six mois après la retraite d’Octobre, nous obtenions près de 4 millions de voix. En décembre, nous en obtenions près de 3 millions: cette perte d’un million de voix fut présenté comme une victoire par l’Humanité, la Rote Fahne et la Pravda!

Un des nos plus éminents camarades du Parti russe disait alors: « Encore trois victoires comme celle-là et nous n’avons plus de parti en Allemagne… » On peut dire maintenant: plus que deux. En effet, aux dernières élections présidentielles, nous n’obtenions plus que 2 millions de voix environ, perdant encore près d’un million de voix.

Les « léninistes de 1924 », qui ne manquent pas de toupet à défaut d’autres qualités, ne se gênent pas pour dire que tout cela, c’est la faute à Brandler. Évidemment! Mais les élections de mai 1924 ont eu lieu six mois après la retraite d’Octobre, décidée et par Brandler, et par Ruth Fischer et par l’Exécutif. C’est au lendemain de la retraite, surtout, que le découragement a été grand dans nos forces. Et c’est ensuite que notre Parti s’est ressaisi et a reformé ses rangs. De tels mensonges ne peuvent donc tromper personne. On invoque aussi la répression: elle n’est pas pire aujourd’hui qu’en mai 1924, et tous les communistes savent que la répression renforce le courant de solidarité qui nous soutient.

Mais voici des explications de poids, – celles de la Pravda du 1° avril:

« … D’aucuns estiment que le nombre d’abstentions communistes n’est que de 200.000, et que la raison de l’abstention est l’insuffisance, la faiblesse du travail dans le Parti, qui a organisé surtout de grandes démonstrations politiques et n’a pas suffisamment prêté attention au détail de l’agitation. Un grand rôle a été joué par le fait que le Parti n’a pas de racines assez profondes dans les syndicats. D’autre part, on a trop surestimé des facteurs comme le scandale Barmat. Aux yeux des ouvriers, selon l’opinion générale, de tels cas de vénalité n’atteignent pas tout un parti mais seulement certains chefs, et peuvent avoir lieu dans l’autres partis. En outre, les ouvriers ne sont pas si indifférents à la forme d’État qu’on l’a souvent cru, etc… »

Tout ceci est dit dans un pénible style mais le sens est assez clair. C’est le Parti qui est responsable. Le Parti a bluffé, au lieu de travailler sérieusement. Le Parti a perdu beaucoup de terrain dans les syndicats. Le Parti n’a pas été capable d’utiliser l’affaire Barmat. Et surtout le Parti a commis l’énorme faute de se désintéresser de la défense de la République.

La coterie du Parti « dirige ses forces » (sic) contre les rayons coupables de ne pas admirer la ligne (sic) de la bureaucratie installée sur le dos des ouvriers communistes. Elle a aussi beaucoup à faire à insulter Trotsky et Radek, Rosa morte et Clara vivante, Brandler et Thalheimer…

Cependant que la bourgeoisie se frotte les mains.

2 Réponses to “Après six mois de bolchevisation (Souvarine, 1925)”

  1. Neues aus den Archiven der radikalen (und nicht so radikalen) Linken « Entdinglichung Says:

    […] Boris Souvarine: Après six mois de bolchevisation (1925) * Jules Guesde: La République et les grèves (1878) * Rudolf Hilferding: L’Inspection du […]

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  2. From the archive of struggle no.47 « Poumista Says:

    […] Boris Souvarine: Après six mois de bolchevisation (1925) * Jules Guesde: La République et les grèves (1878) * Rudolf Hilferding: L’Inspection […]

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