L’assassinat d’Ignace Reiss (Victor Serge, 1938)

by

Première partie, par Victor Serge, de L’assassinat politique et l’U.R.S.S., brochure de Victor Serge, Maurice Wullens et Alfred Rosmer.

assassinatL’ASSASSINAT D’IGNACE REISS

QUINZE BALLES…

Le 4 septembre 1937, on trouvait sur la route de Chamblandes, non loin de Lausanne, le corps d’un homme jeune encore, vigoureux et bien vêtu, criblé de balles à coups de mitraillette. Plusieurs balles dans la tête, plusieurs balles dans le corps. Les assassins n’avaient pas ménagé les munitions. Ils avaient tiré rageusement, sur le mort comme sur le vivant. Premier trait psychologique : les tueurs s’étaient acharnés pour avoir la certitude de tuer. La main convulsée de l’assassiné retenait quelques cheveux gris… Le corps n’avait pas été dévalisé ; on trouva sur lui un passeport tchèque au nom de Hans Eberhardt et un billet de chemin de fer pour la France. Eberhardt ? La police suisse connaissait déjà ce nom. Quelque temps auparavant, une dénonciation anonyme, extrêmement documentée, lui avait révélé que c’était « un aventurier, trafiquant de stupéfiants et de valuta » qui avait successivement emprunté plusieurs identités différentes, indiquées avec précision par le délateur. Seulement, rien n’avait confirmé cette dénonciation. … (1), Eberhardt, en tout cas, était un faux-nom. Dès le lendemain, la femme de la victime, habitant un village voisin, révélait sa véritable identité : Ignace Reiss, d’origine polonaise, membre du Parti Communiste de l’U.R. S.S., haut-fonctionnaire du Service secret à l’étranger du Commissariat du peuple à l’Intérieur, décoré de l’ordre du Drapeau Rouge, chargé récemment de missions en France et en Hollande. Informé par télégramme, un ami d’Ignace Reiss arriva d’Amsterdam pour suivre l’enquête et y contribuer. H. Sneevliet, directeur du Nieuwe Fackel, député du Parti Socialiste-Révolutionnaire de Hollande à la précédente législature, délégué des communistes de Hollande et d’Indonésie aux premiers congrès de l’Internationale communiste, autrefois délégué par l’Exécutif de l’I.C. auprès de Sun-Yat-Sen, confirma qu’il connaissait Reiss depuis de longues années. Et l’affaire fut tout à coup lumineuse.

Le 27 juin, Reiss avait, par un message officiel au Comité central du Parti communiste de l’U.R.S.S., message communiqué aussitôt à la presse par les soins de Sneevliet, rompu avec le parti de Staline, démissionné de toutes ses fonctions, renvoyé sa décoration. Non sans commettre, par excès de scrupules communistes, une faute si impardonnable qu’elle devait lui coûter la vie. Au lieu de signer de son vrai nom son message à la presse, il l’avait signé d’un pseudonyme de militant : Ludwig. Au lieu de solliciter l’asile et la protection d’un pays démocratique, il avait tenté de se dérober aux exécuteurs par ses propres moyens. « Maintenant, disait-il en quittant la Hollande, s’ils me trouvent, ils ne me manqueront pas…». Ils l’avaient trouvé et ils ne l’avaient pas manqué. Qui, ils ? La brigade des exécuteurs du Commissariat du Peuple à l’Intérieur ou, par abréviation, du Guépéou. L’enquête alla très vite. L’auto qui avait servi au crime fut retrouvée. Elle avait été louée par une jeune femme, chargée des filatures par le Guépéou, Renata Steiner, que l’on arrêta… Dans l’auto on trouva un pardessus d’homme portant la marque d’un magasin madrilène. Des objets, des papiers et des photographies saisis dans un hôtel permirent d’identifier l’un des assassins, une femme, camarade de Reiss, agent secret du Guépéou à Rome, Gertrude Schildbach. Il fut établi que les tueurs avaient exercé de longues et coûteuses surveillances autour de leur victime en Hollande, à Paris, en Suisse, avant de l’attirer au guet-apens ; qu’ils disposaient de crédits pratiquement illimités (2), se déplaçaient en avion ou en auto, passaient toutes les frontières sans difficultés; qu’ils étaient supérieurement organisés; que cinq personnes au moins avaient participé à l’exécution… Le Guépéou venait d’abattre un homme, presque sous les fenêtres de la Société des Nations, au moment précis où Litvinov étudiait à Genève le projet de convention internationale contre le terrorisme…

LES RAISONS DU CRIME

Quelques mois avant de se décider à rompre avec Moscou, Reiss, la conscience déjà profondément troublée, avait fait tenir aux groupements d’extrême-gauche cet avertissement:  » La décision d’user de tous les moyens contre vous vient d’être prise. Entendez-moi: je dis tous les moyens.  Tous vos militants sont donc en danger… » Il avait été question de cet « avertissement Ludwig » au moment de l’enlèvement, à Barcelone, du leader du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, Andrès Nin (3), à la mi-juin. On pouvait rapprocher ces mots de l’avertissement de Radek qui s’exclamait au procès de Moscou, en fin janvier : « Si notre exemple ne leur apprend rien, les trotskistes de France d’Espagne et des autres pays le payeront cher !  » (Izvestia de Moscou, compte-rendu officiel, 30 janvier 1937). On sait qu’en Russie, quiconque est soupçonné de faire en son for intérieur la moindre objection à la politique du bourreau est aussitôt qualifié de trotskiste, — ce qui mène loin…

Reiss souffrait, comme un homme qui a voué sa vie à une cause, renoncé à tout pour lui-même, accepté pendant près de vingt ans toutes les tâches, tous les risques pour servir, et qui tout à coup voit cette cause défigurée, piétinée dans le sang et la boue par ceux-là même qui l’incarnaient pour lui avec le plus d’autorité… A travers toutes les crises sociales de l’Europe, les agents secrets de l’Internationale Communiste et de la République des Soviets ont déployé, au service de la révolution, leur invisible activité. Il en est qui ont fait de grandes choses et qui sont demeurés inconnus: il en est qui sont morts inconnus, au travail ou au combat, empalés à Canton, pendus en Turquie, « liquidés » ailleurs de maintes façons. L’U.R.S.S. a eu ses Lawrence et qui lui ont donné — tels Blum- kine, fusillé à Moscou en 1929 — la Mongolie intérieure, presque tout le Sinkiang (Turkestan chinois), une profonde influence sur l’Afghanistan. Dans les pays d’Occident, ils ont contribué à étendre l’influence soviétique et communiste dans tous les milieux de la société. Tous les pays entretiennent des agents secrets à l’étranger et l’on affirme que l’Intelligence Service est une des formations essentielles de la puissance britannique. Mais aucun pays n’a disposé de cadres aussi dévoués que ceux formés par la révolution russe, c’est-à-dire par le grand idéalisme médité et discipliné de la première révolution socialiste victorieuse. En servant, les Reiss avaient la conviction de travailler à la transformation du monde.

Il faudrait placer ici le portrait de l’homme, un homme simple, au visage plein et ouvert, de grande taille, athlétiquement charpenté, un révolutionnaire de ce temps ou plutôt d’un temps révolu, — un homme de la génération que l’on achève de fusiller à Moscou parce qu’elle a pris le pouvoir, nationalisé la production, vaincu en quatre années de guerres civiles, fondé entre la Baltique et l’océan Pacifique, l’Union des Républiques Soviétiques Socialistes, remis par ses propres moyens la production en marche… Esquisse d’une biographie : D’origine juive polonaise, né en 1899. Etudiant en droit à Vienne, adhère au P.C., est envoyé en Pologne par l’Internationale ; arrêté, brutalisé, condamné à cinq années de réclusion, on le retrouve en 1923-26, militant illégalement dans la Ruhr, puis à Vienne où il passe par la prison ; puis à Moscou, puis dans presque tous les pays d’Europe. Il sert. Il a souvent servi les dents serrées, car les années noires se suivent. La plus noire est l’année 1936, – du moins il peut le croire, car nul ne sait que les années 1937 et 1938 seront pires, que le sang va couler à flots sur la révolution massacrée, avec le mensonge des faux-aveux, l’infamie et l’insanité des plus monstrueuses accusations formulées contre les meilleurs, et partout dans le monde l’argent de la corruption…

LE CARNET D’IGNAGE REISS

Reiss ne tenait pas de journal, mais au moment de franchir dans sa vie un nouveau tournant, il jeta dans un carnet quelques notes sommaires, destinées à lui servir de points de repère pour des entretiens. Ces notes nous placent dans l’atmosphère chargée des procès de Moscou et des intrigues connexes poursuivies à l’étranger.

Ces notes, les voici. Elles nous éclairent à la fois sur l’évolution d’une conscience, sur les dessous du drame russe et sur des affaires demeurées ténébreuses, comme l’affaire Grilewicz, à Prague.

24 juillet 1937

 1. D’après les renseignements que j’ai, des rapports ont été fournis (par le Guépéou) à la police tchèque, à Prague, tendant à présenter l’émigré politique allemand Grilewicz comme un agent de la Gestapo. La police tchèque ne semble pas pressée d’agir. Staline a plusieurs fois téléphoné à Ejov pour lui demander où en est l’affaire Grilewicz ; il (Staline) tient à avoir, à tout prix, un procès contre des trotskistes en Europe, Sloutski dit : « Les autorités tchèques ne sont pas pressées. Elles comprennent des légionnaires (4). »

Les entretiens de Reiss avec diverses personnes nous permettent d’éclaircir le sens de ces notes, prises à Moscou au cours d’une période de collaboration quotidienne avec le chef du Guépéou à l’étranger, Sloutski. Depuis la publication du carnet de Reiss, en russe (décembre 1937), la presse soviétique a passé un entrefilet sur la mort subite de ce Sloutski, à trente cinq ans… Nous avons quelques raisons de croire que l’on s’est défait de lui. — L’affaire Grilewicz se réduit à ceci : Grilewicz, vieil ouvrier, ancien député social- démocrate au Reichstag, communiste opposant de gauche, fut arrêté à Prague sous une inculpation d’espionnage. D’une valise lui appartenant et qui contenait notamment de la correspondance, on tira en son absence des documents photographiques intéressant la défense nationale. Grilewicz avait été dénoncé par des agents secrets du Guépéou qui avaient également préparé sa valise… Il obtint après plusieurs mois d’instruction un non lieu mais fut expulsé de Tchécoslovaquie. L’autorité dont il jouissait dans les milieux d’émigrés allemands l’avait fait désigner pour la présidence d’un Comité d’intellectuels constitué à Prague pour enquêter, en liaison avec les comités similaires de Paris et de New-York sur les procès de Moscou; en provoquant l’arrestation de Grilewicz, le Guépéou réussit à empêcher l’action du comité de Prague. La note de Reiss est remarquable en ce qu’elle nous montre Staline intervenant personnellement, avec Ejov, dans une basse machination policière à Prague… Connaissant l’extrême centralisation des services secrets agissant à l’étranger, cette note nous permet d’affirmer que l’assassinat d’Ignace Reiss a été organisé dans des conditions identiques à celle de la machination contre Grilewicz, c’est-à-dire sur ordre personnel de Staline. La sinistre besogne, expédiée avec la maladresse que l’on sait, s’explique dès lors par l’impatience du « Chef génial »

2. Fin février eut lieu une conversation téléphonique entre Paris et le journaliste tchèque Ripka (des Narodny Listy je crois). On lui parla de la part d’un de ses amis hongrois, pour lui offrir des matériaux sur un procès trotskiste, matériaux à utiliser dans la presse. Ripka coupa la communication. Je sais qui a téléphoné.

Sloutsky, — le chef, rappelons-le, du service étranger du Guépéou — s’était rendu à Paris pour y préparer les campagnes de presse concernant les procès de Moscou. Il faisait téléphoner par un de ses collaborateurs et suivit lui-même la conversation avec M. Ripka, auquel on offrit des documents confidentiels, censés provenir de la Gestapo, en réalité fabriqués à cet effet…

3. Parlant de N…, qui occupe en Angleterre un poste très important, Sloutski dit qu’il appartient à l’Intelligence Service. Sokolnikov, étant ambassadeur à Londres, eut avec lui des contacts d’affaires. Agranov serait disposé à monter, en mettant ces relations à profit, une affaire contre Sokolnikov. Sloutski craint que son service n’en retire beaucoup d’ennuis car ibsissima verba : « Sokolnikov vous en écrira tant et tant (ample geste de la main) sur ses rapports avec Trotski, et c’est nous qui serons roulés. »

On voit ici les faussaires préoccupés des conséquences que pourraient avoir pour eux des faux mal faits ; ne doutant pas, par ailleurs de la complaisance infinie d’un accusé disposé à en avouer «tant et tant». Sokolnikov, ancien collaborateur de Lénine, commissaire du peuple aux finances de l’U.R.S.S., ambassadeur à Londres puis suppléant du commissaire du peuple aux affaires étrangères avoua en effet tout ce qu’on voulut, au procès Radek-Piatakov et ne fut condamné qu?à dix ans de prison tandis que l’on fusillait treize de ses co-accusés. Agranov, membre du Conseil du Guépéou, l’un des metteurs en scène de ce procès a disparu depuis, emprisonné et peut-être exécuté. La note suivante se rapporte à la préparation du procès Piatakov-Radek :

4. Conversation téléphonique entre Sloutski et A. Berman : « Tu me parles d’un document transmis à l’ambassadeur du Japon. Pourquoi me fourres-tu dans cette histoire ? Où veux-tu que je le prenne, ce document ? »

Haut fonctionnaire du Guépéou, Berman demandait à son collègue du service étranger de lui trouver ou confectionner un document établissant la liaison de certains  accusés avec l’ambassadeur du Japon…

6. Un nommé E. Bêcher ou Brecher, pseudonyme Edek, également Pitersen, a servi pendant des années d’agent-provocateur du Guépéou parmi les camarades polonais. Collaborateur du journal Tribuna Radziecka, paraissant à Moscou, il a livré beaucoup de camarades en Russie et en Ukraine. Se fait passer pour écrivain, natif de Lvov. Fut arrêté et condamné en Pologne comme communiste, puis exclu du parti pour indignité : avait livré un militant à la police.

7. Sloutski dit des communistes de Leningrad : « 4/5 meurent en criant : Vive Léon Davidovitch ! »

Cette conversation se rapporte à mai 1937 ; on venait de fusiller à Leningrad, sans procès naturellement, des jeunes communistes accusés de trotskisme. Il s’agit de Léon Davidovitch Trotski.

9. Les aveux de Kippenberger sur ses entretiens avec von Bredow.

Reiss racontait que Kippenberger, communiste allemand réfugié à Moscou  où il fut fusillé  avait eu, en effet, des entretiens avec le général von Bredow, mais sur la demande expresse de personnalités de Moscou.

10. Quatre-vingt dix heures d’interrogatoire. La remarque de Sloutski sur Mratchkovski.

Mratchkovski, un des héros de la guerre civile, un des chefs les plus réputés de l’armée rouge dans l’Oural, comparut au procès des Seize, avec Zinoviev, Kaménev et Ivan Smirnov, avoua comme eux des forfaits imaginaires et mourut comme eux. Pour briser sa résistance, on l’avait interrogé jusqu’à quatre- vingt dix heures. Le même traitement fut infligé à Ivan Nikititch Smirnov qui opposa aux inquisiteurs la résistance la plus opiniâtre. Reiss relatait que Mratchkovski, se voyant en présence d’un juge d’instruction de dix ans plus jeune que lui et probablement sans états de services révolutionnaires (Sloutski), lui demanda avec emportement : « Qui es-tu, toi ? Ce que je suis, moi, c’est inscrit sur ma poitrine ». Mratchkovski avait la poitrine couverte de cicatrices. Sollicité ensuite d’avouer ce qu’exigeait le Comité Central, il finit par répondre, peut-être à la quatre vingt- dixième heure : « Si Smirnov marche, je marche aussi ». Smirnov s’étant laissé convaincre et briser, à la fois, ces deux hommes connus pour leur fermeté, «marchèrent…». Nous savons par le compte-rendu officiel des débats du procès des Vingt-et-un que le Haut-Commissaire à la Sûreté, lagoda, le plus proche des collaborateurs de Staline, s’était rendu dans la cellule de Smirnov pour s’entendre avec ce dernier sur sa conduite au procès d’août 1936 (5).

11. Décembre 1936. Primakov n’a pas encore avoué. Observation de Sloutski.

Primakov, un des chefs de l’armée rouge, connu pour ses campagnes en Asie centrale, semble n’avoir jamais cédé à l’inquisition. Il figure’ dans la liste des généraux fusillés sans jugement en même temps que le maréchal Toukhatchevski.

12. Perquisition chez Bacovski. Dix-huit heures sans aliments ni repos. Sa femme voulut lui faire du thé, on l’en empêcha de peur qu’elle ne l’empoisonnât. Sans garantie d’exactitude. Relaté par Louis Fisher.

Louis Fisher, correspondant de journaux américains à Moscou, un des agents officieux de la propagande stalinienne à l’étranger, n’inspirait aucune confiance à Reiss.

13. Félix Wolf a refusé d’avouer quoi que ce soit. (Mort).

Félix Wolf, communiste allemand, connu depuis les débuts de l’Internationale Communiste, a été fusillé sans jugement, ainsi que le secrétaire de Thaelman, Werner Hirsch et, croit-on, que Remmele et Heinz Neuman, tous deux membres du Comité Central du Parti Communiste allemand.

14. Conversations continues avec Adolphe, par Kandil. Remarques de Sloutski sur les entretiens avec Roy, en 1935 et le Dr La. en décembre 1936.

Note un peu énigmatique. Adolphe désigne Hitler, Kandil pourrait être Kandilaki, chef de la délégation commerciale soviétique à Berlin, emprisonné depuis à Moscou.

15. Ejov, pendant une conversation dans tes bureaux au printemps 1936 (sans doute erreur, ce devait être 1937) : « Fusillez-en quelques dizaines. »

16. La rumeur circule au Guépéou que Iagoda aurait été un agent de la Gestapo. Les Allemands l’auraient obligé à servir en usant à son égard du chantage, car il aurait été auparavant un indicateur de l’Okhrana. Mais il n’a pas quarante ans !

On sait que Iagoda, qui dirigea tous les services de police pendant plus de dix ans, en étroite collaboration avec Staline, dont il ne fut jamais qu’un docile instrument, fut relevé de ses fonctions de commissaire du peuple à l’intérieur et haut-commissaire à la Sûreté, au lendemain du procès Zinoviev, qu’il avait monté. La raison d’Etat commandait de supprimer en lui, l’homme qui connaissait tous les dessous du premier procès des compagnons de Lénine. Comme il était réellement puissant, on se borna à lui confier le portefeuille des P.T.T. Quand la plupart de ses collaborateurs et amis eurent été révoqués, déplacés ou éloignés de diverses façons, des postes de confiance, on l’arrêta, sous une inculpation de malversations. Il disparut pour un an dans les prisons secrètes qu’il avait lui-même établies, avant de reparaître au procès des Vingt-et-un, en mars 1938, et d’y être condamné à mort après les aveux rituels… Au banc des accusés, il parut vieilli et brisé, e débattit un court moment, revint même sur les aveux qu’on lui avait extorqués à l’instruction. L’Œuvre du 10 mars rapporte que, sur le chef des empoisonnements médicaux, Iagoda déclare : « Les médecins mentent. J’ai menti moi-même à l’instruction. Je vous demande, camarade procureur, de ne pas m’obliger à expliquer publiquement les raisons de ce mensonge ». — « Divers envoyés spéciaux rapportent, qu’à ce moment, le procureur Vychinski blêmit et ne répondit pas ». Iagoda nia avec ironie toute participation à l’espionnage, traita le complot dont s’accusaient Boukharine et Rykov, ses compagnons d’infortune, de fantaisie, mais reconnut avoir connu la préparation de l’attentat de Nikolaév contre Kirov, membre du Bureau politique, en 1934 et avoir fait hâter, par des empoisonnements médicaux, la fin de Gorki et de plusieurs autres personnalités. Constatons, ici, que toute la presse de l’opposition communiste dénonçait depuis l’attentat de Nikolaév, la complicité manifeste du Guépéou dans cette affaire. Si déroutants qu’ils soient, les aveux de lagoda, en ce qui concerne les consignes d’assassinat qu’il passait aux médecins chargés de soigner les personnalités les plus marquantes du régime, pourraient contenir un élément de vérité et peut-être des plus lourds ; mais en ce cas, lagoda, qui jamais n’eut de rôle politique personnel, n’aurait encore été que l’instrument de Staline ; ce qu’il ne pouvait évidemment dire au procès sans perdre sa toute dernière chance, d’ailleurs dérisoire… Il a été fusillé.

Reprenons les notes de Reiss.

18. Dans la question espagnole, un premier mouvement vers le soutien, puis, jusqu’au 6 septembre 1936, défense absolue d’entreprendre quoi que ce soit dans ce sens.

Nous passons un certain nombre de notes, pour des raisons aisées à deviner…

22. Une affaire inconnue au Comité Exécutif Central : Riabinine et Tcherniavski.

Ces deux officiers furent accusés d’avoir préparé un attentat contre Staline. Probablement fusillés.

23. Le cambriolage chez Trotski, à Prinkipo, pour rechercher des documents établissants ses relations avec l’Internationale socialiste et surtout avec Otto Bauer. Douteux.

II est ici question d’une légende, mais caractéristique. A l’époque où Trotski résidait dans l’île de Prinkipo, près de Stamboul, en 1929- 31, la Troisième Internationale considérait les socialistes comme des « social-fascistes » , plus dangereux encore pour la classe ouvrière que les fascistes proprement dits; et, imputant toujours à Trotski le plus grand crime concevable selon l’inspiration politique du moment, la presse soviétique l’accusait de négocier en secret avec les leaders de l’Internationale socialiste… On constatera que les temps ont bien changé. La légende se répandit alors parmi les collaborateurs du Guépéou que l’on avait envoyé un agent sûr cambrioler le cabinet de Trotski ; mais Trotski l’aurait surpris, une conversation se serait engagée entre les deux hommes, le cambrioleur du Guépéou, séduit par l’ancien chef de l’armée rouge lui aurait longuement parlé de la vie et de la situation en Russie… Il convient de rappeler qu’un envoyé du Guépéou, et qui était un des hommes les plus remarquables des services secrets, Blumkine, chargé de surveiller Trotski, à Constantinople, entra en réalité en relations avec lui et fut exécuté en 1929, malgré les immenses services qu’il avait rendu à la révolution; et que la villa habitée à Prinkipo fut un jour détruite par un incendie dont les causes n’ont pu être élucidées : Trotski se borna à communiquer le lendemain à la presse que sa correspondance avec Lénine, déposée en lieu sûr, n’avait pas été menacée par les flammes…

26. Ejov parle des hésitations de Dzezjinsky. (Tous les collaborateurs de Dzerjinsky, au Guépéou et dans les autres bureaux sont arrêtés).

Dzerjinsky fut, pendant les premières années de la révolution, le président de la Commission Extraordinaire qui exerça la terreur. D’origine polonaise, il s’était entouré de révolutionnaires polonais, amis ou camarades de jeunesse. Pour faire disparaître ces acteurs et ces témoins du début de la révolution, on a invoqué, notamment, de prétendues hésitations et variations politiques de l’ancien chef de la Tchéka.

29. La note Evdokimov sur les étrangers demeurés en en Russie après la paix de Brest-Litovsk. Evdokimov est un ivrogne fini. Evdokimov, fonctionnaire du Guépéou, à ne pas confondre avec Grigori Evdokimov, ex-secrétaire du Comité Central, fusillé en même temps que Zinoviev, avait exposé dans un mémoire que tous les prisonniers de guerre allemands, autrichiens et hongrois, restés volontairement en Russie après la signature du traité de Brest-Litovsk en 1918, étaient en réalité des agents de l’ennemi, installés en U.R.S.S., à des fins d’espionnage. On remarquera qu’à l’époque du traité de Brest-Litovsk, les empires centraux traversaient une crise sociale qui ne laissait rien subsister de leurs organisations militaires ; que les que les prisonniers de guerre qui se rallièrent alors au bolchevisme étaient, pour la plupart, des ouvriers socialistes ou des travailleurs mariés pendant leur captivité. Beaucoup entrèrent dans le parti communiste et y obtinrent avec le temps des postes de confiance. Le rapport Evdokimov a servi de justification aux mesures implacables qui ont frappé presque tous ces hommes des premiers jours de la révolution, devenus gênants par leur esprit et leur connaissance des choses du pays.

30. Messing-Kaganovitch. « On refuse les commandes ». A vérifier.

Reiss commenta cette note en ces termes : A une conférence tenue à Moscou, où Ton discutait de la mauvaise gestion de la ville, Kaganovich, membre du bureau politique prononça un discours violent dans lequel il dénonçait le sabotage et exigeait pour les saboteurs un châtiment exemplaire. Il se serait tourné, ce disant, vers Messing, personnage influant du Guépéou, qui aurait répondu : « On refuse les commandes » . Traduisons : Je ne me charge pas de monter, par ordre, des affaires de sabotage. Peu de temps après, Messing fut révoqué. Ses collaborateurs attribuèrent la sanction dont il avait été l’objet à cette réplique et ne cachèrent pas, entre eux, leur sympathie pour lui.

32. Rykov et Boukharine, tirés de prison et amenés devant le Comité Central, réuni en séance plénière, pour y présenter leur défense, refusèrent catégoriquement de se reconnaître coupables. Staline répondit : En prison ! Qu’ils se défendent là- bas !

La comparution de Rykov et Boukharine devant le G. G. s’explique par l’autorité considérable dont ils jouissaient encore aux yeux des dirigeants du parti, surpris par les exécutions de  vieux-bolchévicks. On mit près d’un an à briser la volonté de Rykov et de Boukharine, au cours d’une procédure secrète, marquée par une foule d’exécutions sans jugement. Ils consentirent enfin à comparaître au procès des Vingt-et-un, en mars 1938 et à y faire les aveux qu’on leur dictait au nom de la raison d’Etat. Staline tenait à discréditer en eux les derniers des compagnons de Lénine. Ils furent exécutés.

33. D’après certaines rumeurs que je n’ai pu vérifier, Piatakov se serait prononcé contre le mouvement stakhanovien.

On sait aujourd’hui que le stakhanovisme, avec ses records de production, son dédain des normes rationnelles, la division, qu’il entraine, des ouvriers en catégories de recordsmen privilégiés et de travailleurs du rang, suspectés de mauvaise volonté, a été extrêmement coûteux. A la désorganisation des entreprises s’est jointe l’exploitation intensive des possibilités immédiates, sans souci du lendemain, particulièrement funeste dans les mines et les puits de pétroles. Il n’est que trop facile d’épuiser en toute hâte des gisements avantageux.

Piatakov devait disparaître parce qu’il était nommé dans le testament politique de Lénine comme un des hommes du parti les plus capables de continuer l’œuvre révolutionnaire ; et parce qu’il avait joué un rôle de tout premier plan dans les années héroïques avant de devenir, avec Ordjonikidze, l’organisateur réel de l’industrialisation pendant les deux premières périodes quinquennales. Staline lui attribua la responsabilité du gâchis et de l’inhumanité de l’industrialisation, lui fit avouer tout ce qu’il voulut et le fit fusiller le 1er mars 1937. Il semble vrai que Piatakov se soit auparavant élevé contre la campagne dispendieuse du stakhanovisme.

D’autres notes d’Ignace Reiss ont trait au séjour à Moscou de l’écrivain allemand, Lion Feuchtwanger que Mme Reiss rencontra à une représentation du Grand Théâtre : on jouait Shakespeare… Le Guépéou s’était préoccupé de faire venir à Moscou un écrivain de marque dont les déclarations pourraient contrebalancer l’effet du témoignage d’André Gide. Feuchtwanger, bien qu’il se trouvât en U.R. S.S. à des moments tragiques, se prêta à ce jeu. Reiss écrit (6a): : On jouait Le Roi Lear et le jeu des artistes me saisissait. Je ne pouvais pas ne pas penser au destin de ces acteurs. Qu’adviendrait-il d’eux, demain ? Feuchtwanger sait-il ce qu’est devenu le jeune artiste qui lui souhaita la bienvenue en le traitant de camarade ? Ce qu’est devenue la directrice du remarquable théâtre d’enfants de Moscou ? [Nathalie Satz aurait été fusillée…] Feuchtwanger a cru devoir relater dans son livre qu’il reçut à Moscou la visite de Mme Muhsam. II entendait publier ainsi qu’elle était en liberté. Mais il n’a pas dit qu’elle avait été jusqu’alors en prison. Il ne pouvait pourtant pas l’ignorer, — il agit en pleine conscience.

Le révolutionnaire ne parvenait pas à comprendre le mensonge d’un intellectuel en renom. Mensonge par omission plus qu’odieux quand il s’agit d’une Zenzl Muhsam, réfugiée allemande comme lui, veuve du poète assassiné dans un camp de concentration d’Allemagne. Reiss nota de singuliers détails sur les entrevues entre Staline et Feuchtwanger. L’écrivain osa poser au Chef génial des questions embarrassantes, sortit de là plus écœuré que bouleversé, marchanda ensuite chaque mot de l’éloge de Staline que lui réclamait la Pravda. Mais il finit par faire le livre complaisant et faux qu’on attendait de lui… Un homme qui voit Moscou des fenêtres du café Métropole, un homme qui ne visite que des établissements modèles, n’a pas le droit de porter un jugement. La vraie Moscou, on ne peut la décrire qu’avec des larmes et du sang, quand on l’a connue dans ses époques héroïques, quand on a vécu ses  luttes avec son peuple et vécu la trahison de la révolution… Feuchtwanger est-il si naïf ? Son imposture est-elle consciente ? On expliquait à Moscou que Feuchtwanger avait cherché en faisant l’éloge de Staline, à sauver la tête de Radek. Ce n’est peut-être qu’une hypothèse, une rumeur, mais qui montre que Moscou cherchait une explication à la conduite de l’écrivain, tant ses justifications des procès et tes éloges qu’il décernait à Staline sonnaient faux…

Un camarade me disait : « Ce n’est pas Staline qui l’accueille, c’est notre malheur ! »

II faudrait reproduire toutes ces notes. « Feuchtwanger a vu du bien-être à Moscou… Chez qui ? Chez les hommes de lettres bien- pensants, parasites de la vie soviétique qu’il a fréquentés… ».

— «II ose parler de liberté, sans voir la terreur, sans connaître l’épidémie des suicides… ».

— « II parle des manifestations de masses pendant le procès de Piata- kov. Nous savons comment on les organise… ».

— « Que vaut le seul exemple de la veuve du général Iakir qui, sur l’ordre de Staline, a déshonoré la mémoire de son mari fusillé… ».

— « Feuchtwanger dit que l’atmosphère de l’Europe est empoisonnée — et c’est avec celle, imprégnée de miasmes et de sang, du régime stalinien, qu’il voudrait le purifier ! » .

Ces lignes d’un soldat de la révolution qui les a payées de sa vie s’adressent, en réalité, à beaucoup d’intellectuels…

LE MESSAGE D’IGNACE REISS

Le 17 juillet, Reiss adresse au Comité Central du P. C. de l’U.R.S.S., sa démission motivée. La lettre, portée à la légation de l’U.R.S.S., rue de Grenelle, tombe aussitôt entre les mains d’un envoyé de Ejov, muni de pleins pouvoirs, Spiegelglass, qui la décacheté, en prend connaissance et donne le jour même l’ordre de tuer… Voici cette lettre. Notez que celui qui la signe a une femme et un enfant ; notez que s’il échappe à l’assassinat probable, il se trouvera dans quelques mois sans ressources et peut-être sans asile.

Au Comité Central du. P. C. de l’U.R.S.S.

La lettre que je vous écris aujourd’hui, j’aurais dû l’écrire il y a longtemps déjà, le jour ou les Seize furent massacrés dans les caves de la Loubianka sur l’ordre du «Père des Peuples». Je me suis tu alors. Je n’ai pas élevé la voix lors des assassinats qui ont suivi, et il en résulte pour moi une lourde responsabilité. Ma faute est grande, mais je m’efforcerai de la réparer, de la promptement réparer et d’alléger ainsi ma conscience. Jusqu’à ce moment, j’ai marché avec vous. Je ne ferai pas un pas de plus. Nos chemins divergent ! Celui qui se tait maintenant devient le complice de Staline, trahit la classe ouvrière, trahit le socialisme. Je milite pour le socialisme depuis ma vingtième année. Je ne veux pas, sur le seuil de la quarantaine, vivre des faveurs d’un Ejov.  J’ai, derrière moi, seize années de travail illégal. Ce n’est pas peu, mais il me reste assez de forces pour tout recommencer. Car il s’agit bien de tout recommencer. De sauver le socialisme. La lutte s’est engagée il y a longtemps. Je veux y prendre ma place.

Le bruit que l’on fait autour des exploits d’aviateurs survolant le pôle devrait couvrir les plaintes et les cris des victimes torturées dans des caves à la Loubianka, à Svobodnaya (6b), à Minsk, à Kiev, à Leningrad, à Tiflis. On n’arrivera pas à couvrir cette plainte. La parole, la parole de vérité est plus forte que le ronflement des moteurs les plus puissants. Il est vrai que les recordsmen de l’aviation toucheront les cœurs des ladies américaines et de la jeunesse des deux continents intoxiquée de sports plus facilement que nous n’arriverons à conquérir l’opinion internationale et à émouvoir la conscience du monde. Que l’on ne s’y trompe pourtant pas, la vérité s’ouvrira un chemin, le jour du jugement est bien plus proche qu’on ne le croit au Kremlin. Le jour où le socialisme international jugera les crimes commis depuis dix ans, n’est pas loin. Rien ne sera oublié. rien ne sera pardonné. L’histoire est sévère. Le « Chef génial, le Père des Peuples, le soleil du socialisme » rendra des comptes. Pour la révolution chinoise vaincue, pour le plébiscite rouge en Allemagne (6c), pour la défaite du prolétariat allemand, pour le social-fascisme et le front populaire, pour les confidences qu’il a faites à M. Howard, pour son approbation prévenante à M. Laval, — toutes choses géniales ! Ce procès-là sera jugé au grand jour et bien des témoins morts et vivants y comparaîtront. Tous parleront et cette fois, diront la vérité, toute la vérité. Tous comparaîtront, — les calomniés et les innocents fusillés — et le mouvement ouvrier international les réhabilitera, ces Kaménev et ces Mratchkovski, ces Smirnov et ces Mouralov, et les Drobnis, les Sérébriakov, les Mdivani, les Okoudjava, les Racovski et les Andrès Nin,  » espions et agents de l’ennemi, saboteurs et agents de la Gestapo » !

Pour que l’URSS et le mouvement ouvrier international ne succombent pas sous la contre-révolution et le fascisme, la classe ouvrière doit venir à bout de Staline et du stalinisme. Ce mélange du pire opportunisme, dénué de principes, avec le mensonge et le sang, menace d’empoisonner le monde et jusqu’aux dernières forces de la classe ouvrière. Lutte sans merci contre le stalinisme ! Opposer au front populaire la  lutte des classes ; à l’action des comités, opposer l’intervention ouvrière dans la révolution espagnole, — voilà ce qu’il faut aujourd’hui. A bas le mensonge du socialisme dans un seul pays ! Retour à l’internationalisme de Lénine ! Ni la II° ni la IIIe Internationale ne sont capables renverser en Prusse le gouvernement social-démocrate d’Otto Braun. — Après avoir dénoncé les socialistes comme social-fascistes, on sait que la IIIe Internationale a passé à la tactique du noyautage des partis socialistes et des fronts populaires, d’accomplir cette mission historique ; corrompues et désagrégées, elles ne peuvent qu’empêcher la classe ouvrière de combattre ; elles ne peuvent que remplir des fonctions de police au service de la bourgeoisie.

Ironie de l’histoire ! La bourgeoisie fournissait naguère elle-même les Cavaignac et les Gallifet, les Trépov et les Wrangel ; aujourd’hui, c’est sous la glorieuse direction de deux Internationales que les prolétaires eux-mêmes se font les bourreaux de leurs camarades. La bourgeoisie peut vaquer tranquillement à ses affaires ; l’ordre et la tranquillité régnent ; il y a encore des Noske et des Ejov, des Negrin et des Diaz. Staline est leur chef et Feuchtwanger leur Homère ! Non, je n’en peux plus. Je reprends ma liberté. Je reviens à Lénine, à sa doctrine et à son action. Mes faibles forces, j’entends les consacrer à la cause de Lénine. Je veux combattre, car seule notre victoire — la victoire de la révolution prolétarienne — libérera l’humanité du capitalisme et l’U.R.S.S. du stalinisme.

En avant donc, vers de nouveaux combats ! Pour la IV° Internationale !

Le 17 juillet 1937

LUDWIG (IGNACE REISS).

P.-S. — En 1938, j’ai été décoré de l’ordre du Drapeau rouge, pour service rendus à la révolution prolétarienne. Je vous renvoie cette décoration, ci- jointe. Il serait contraire à ma dignité de la porter en même temps que les bourreaux des hommes les meilleurs de la classe ouvrière de Russie. (Les Izvestia ont publié dans les deux dernières semaines des listes de nouveaux décorés dont les mérites sont pudiquement passés sous silence : ce sont les hommes qui ont exécuté les sentences de mort prononcées contre les vieux bolcheviks).

Reiss n’est ni un théoricien ni un journaliste. Son message tient du manifeste, car il est destiné à être rendu public. Écrit à la hâte par un homme d’action qui à trop à dire, dont les heures sont comptées au milieu du danger et qui ne voit de salut que dans le retour à l’intransigeance révolutionnaire de sa jeunesse. Ses idées politiques sont celles de beaucoup d’opposants de gauche du parti russe et des groupes nés, un peu partout dans le monde, des luttes qui se sont livrées au sein de la III° Internationale. Sa doctrine se rapproche le plus de celle de Trotski. Ce qui importe le plus ici, c’est la passion dont elle est empreinte. Les formules politiques d’Ignace Reiss, je n’entends ni les critiquer ni les défendre ; j’admire à travers elles un homme d’énergie et de dévouement.

LA FUITE ET LA FIN

Reiss savait très bien qu’en signant ce document, il signait son arrêt de mort, mais il pensait avoir quelques jours devant lui (7). Transmise par la voie hiérarchique, sa lettre ne devait être ouverte qu’à Moscou, par Ejov. Elle le fut immédiatement par le fondé de pouvoirs de Ejov à Paris, Spregergrass. Le soir même, à l’hôtel, Reiss recevait de l’un de ses camarades, un avertissement téléphonique, obscur, mais qu’il comprit. Plusieurs fois, la sonnerie de l’appareil retentit dans sa chambre ; dès qu’il décrochait le récepteur, on raccrochait au bout du fil. Rien à te dire, comprends toi-même et sauve-toi. Il prit le train. …Il alla, après quelques déplacements, se réfugier en Suisse. De divers endroits, il posta plusieurs lettres, motivant son attitude et invitant ses amis à l’imiter. A ce moment, une sorte de panique régnait dans les services secrets. La plupart des vieux collaborateurs, rappelés à Moscou sous divers prétextes, y disparaissaient et l’on se répétait que plusieurs avaient été exécutés. Leur crime était d’appartenir aux générations condamnées du début de la révolution. Reiss écrivit notamment à une amie de jeunesse, autrefois militante du PC allemand, longtemps agent secret à Paris, à ce moment en fonctions à Rome, Gertrude Schildbach. Au moment de l’exécution des Seize (Zinoviev,  Kaménev, Ivan Smirnov), Schildbach était  venue chez les Reiss, à bout de forces morales et elle avait eu une crise de larmes. Reiss se souvenait de la jeune militante de Leipzig, des enthousiasmes communs, des périls communs, des conversations angoissées des derniers mois. Gertrude Schildbach lui répondit qu’elle pensait à rompre, elle aussi, avec Ejov, — et lui demanda finalement un rendez-vous. Ici commencent à s’enchaîner deux crimes; car il est certain que les cvhefs de Schildbach connaissaient son trouble et ses relations cachées avec Reiss ; dès lors, elle était aussi condamnée à leurs yeux, mais ils allaient d’abord se servir d’elle pour exécuter Reiss.

Schildbach rejoint les Reiss près de Lausanne. Elle passe une soirée avec eux. Elle est l’amie des deux époux, elle câline l’enfant. On lui a donné, pour la femme et l’enfant, des pralines à la strychnine qui seront retrouvées dans sa chambre, à l’hôtel. Elle s’abstient de les offrir, se montre affectueuse, approuve l’attitude politique des Reiss. Le deuxième jour, elle soupe en tête-à-tête avec Ignace Reiss, dans un restaurant près de Chamblandes ; ils sortent ensemble, amis, suivent un moment la route obscure… Et c’est le guet-apens : une auto passe, s’arrête ; Reiss, matraqué, mal assommé, se défend. Plusieurs hommes — et Gertrude Schildbach — le poussent dans l’auto et là l’un des tueurs braque sur lui une mitraillette et tire à bout portant : cinq balles dans la tête, sept dans le corps. Le corps est abandonné un peu plus loin sur la route.

Ceci se passe dans la nuit du 3 au 4 septembre. Des ordres précis de Ejov paraissent avoir hâté le crime. Les 5 et 6 septembre, en effet, Ignace Reiss était attendu à Reims, par deux amis, — l’un des deux étant H. Sneevliet, le publiciste hollandais. Les deux amis attendirent en vain toute une soirée, puis toute une matinée. Au moment de partir, ils achetèrent un journal, lurent et comprirent… Une lettre de Reiss, concernant ce rendez-vous semble bien avoir été interceptée à Paris. Que Gertrude Schildbach ait sciemment  conduit Reiss au guet-apens ou que l’on se soit , servi d’elle pour tenter d’obtenir avec lui un rendez-vous et qu’on l’ait jouée au dernier moment, n’a plus d’importance. Schildbach, elle-même, est perdue. Elle gagne Paris avec les tueurs et de là, sans doute, Moscou. On ne la reverra plus. Le fait qu’elle ait laissé ses effets, ses papiers et jusqu’à des photographies à l’hôtel porte à croire qu’elle ne savait pas, en tout cas, que l’exécution projetée était tout à fait imminente.

La presse communiste ne put pas passer entièrement sous silence l’assassinat d’Ignace Reiss, surtout en Hollande où le Nieuwe Fackel publia sur le champ toutes les données de l’affaire. Mais elle la présenta comme l’exécution d’un agent de la Gestapo par d’autres agents de la Gestapo ! C’est aussi ce qu’écrivit, à Paris, l’Humanité… On verra plus loin les détails de l’instruction.

Un communiqué de la police de sûreté vaudoise à l’agence télégraphique suisse, daté du 11 mars, donne les noms des deux exécuteurs principaux du crime. Ce sont deux Parisiens, un Français et un Monégasque, Roland Abbiat et Etienne Martignat, « importants agents du Guépéou ; Abbiat a déjà été mêlé à une grave affaire aux Etats-Unis et condamné de ce fait » .

SIGNIFICATION D’UN CRIME

L’assassinat d’Ignace Reiss n’est qu’un épisode en marge des procès de Moscou. Dégagée des contingences et des détails, la vérité sur ces procès se réduit à ceci : un des membres du Comité Central bolchevik de 1917, étant parvenu en dix années de luttes et d’intrigues, à une puissance absolue qui ne saurait être justifiée ni par son passé, ni par les idées du parti, ni par les intérêts supérieurs du pays — auquel il a infligé des souffrances incommensurables — s’est vu dans la nécessité d’écarter de la vie politique puis de supprimer physiquement tous ses compagnons d’autrefois, collaborateurs de Lénine, combattants et hommes d’Etat des premières années de la révolution. Trois procès suivis d’exécutions, beaucoup plus d’exécutions sans procès, vingt à trente mille arrestations de vieux-bolcheviks (parmi beaucoup d’autres…) y ont suffi. Cette contre-révolution, que l’on est parfois tenté de comparer à une fascisation, a forcément entraîné dans tous les rouages de l’Etat, et d’abord dans les services secrets, formés d’un personnel particulièrement sélectionné, un trouble profond. Quelque temps avant l’assassinat de Reiss, plusieurs de ses amis et collègues, tous communistes de la première heure, avaient été rappelés à Moscou, arrêtés, fusillés…

A l’étranger comme en U. R. S. S. même, la dictature stalinienne ne voit de remède à la désorganisation qu’elle suscite elle-même que dans la terreur : là-bas, l’assassinat d’apparence légal (et encore pas toujours), à l’étranger l’assassinat tout court. Le cas Reiss n’est pas isolé. En novembre 1936, les archives de Trotsky, déposées à Paris, à l’Institut d’Histoire Sociale de la rue Michelet, furent dérobées par des cambrioleurs, demeurés naturellement inconnus, disposant de moyens techniques tout à fait supérieurs… Un peu plus tard, de faux-agents de la Sûreté opéraient une perquisition à Neuilly, chez Joa quin Maurin, député aux Cortès, leader du « POUM », emprisonné à Saragosse.

A la même époque se situent les filatures exercées autour du fils de Trotsky, Léon Sédov, auquel un traquenard fut tendu à Mulhouse par les exécuteurs de Reiss (8). (Sédov est mort foudroyé par un mal subit, à Paris, quelques jours avant que le procès des Vingt-et-un ne s’ouvrît à Moscou…). Enfin, l’Espagne en guerre civile a offert aux agents de Staline l’occasion d’une large activité. On y a vu disparaître, enlevés pour être emmenés en U.R.S.S. ou mystérieusement assassinés, le jeune socialiste Marc Rhein, fils d’un membre russe du Comité Exécutif de l’Internationale Socialiste, le leader du Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, Andrès Nin (il avait vécu dix ans à Moscou et appartenu aux milieux dirigeants de l’Internationale des Syndicats Rouges), le journaliste et militant autrichien, Kurt Landau, connu comme un vieux communiste opposant, l’ex-secrétaire de Trotski, Erwin Wolff, le correspondant du Manchester Guardian à Barcelone, Tioli… Le Parti Communiste espagnol a établi des prisons privées qui échappent au contrôle du gouvernement, fait procéder à des exécutions sommaires, réussi à faire mettre hors la loi, par des mesures nettement contraires à la constitution républicaine, le «POUM», parti ouvrier d’extrême-gauche, nettement antistalinien. Par l’intervention d’une police politique toute-puissante, disposant de ressources illimitées, disposant de ressources illimitées, disposant de sympathies nombreuses dans les milieux communisants (au triste sens actuel du mot) et que n’embarrasse aucune tradition de légalité, aucun scrupule d’humanité, aucun souci d’idéologie, la sanglante corruption du régime stalinien gagne le mouvement ouvrier et les intellectuels avancés d’Occident. L’ombre d’Ignace Reiss, mort pour sa foi socialiste, est là qui nous avertit d’un immense danger.

V. S.

ignace-reiss

Notes:

(1) Cette dénonciation était l’œuvre des chefs d’Ignace Reiss qui, seuls, connaissaient – pour les lui avoir fournies, ses identités successives.

(2) On estime que l’assassinat de Reiss a coûté près de 300.000 francs.

(3) Andrès Nin, ancien secrétaire de l’Internationale des Syndicats Rouges, plus récemment conseiller à la justice de la Généralité de Catalogne, fut arrêté par la Sûreté de la République espagnole, dirigée par le communiste Burillo, séquestré à l’insu du gouvernement, dans des prisons privées du PC, conduit à Alcala de Henarès, où se trouvait un aérodrome soviétique et où il disparut définitivement.

(4) Des légionnaires tchèques de 1916-1918, qui avaient combattu en Russie, connus pour leur hostilité au bolchevisme.

(5) Déposition Boulanov au procès Rykov-Boukharine-Iagoda, Moscou, mars 1938.

(6a) Les pages sur Feuchtwanger publiées en russe, ont été écrites par Eisa Reiss d’après les propos de son mari et ses impressions propres.

(6b) Plus de cent personnes ont été fusillées à Svobodnaya, Extrême-Orient, pendant l’automne 1937, d’après des communiqués officiels. On ne sait pas quelles sont les victimes de ces exécutions.

(6c) Allusion au pébliscite où l’on vit les communistes joindre leurs voix à celles des nazis.

(7) Reiss savait entre autre chose que peu de temps auparavant, un agent subalterne du Guépéou, nommé T… avait été ramassé sur le trottoir de la rue Denfert-Rochereau, blessé de plusieurs balles… Ses agresseurs n’ont pas été identifiés.

(8) Nous n’évoquons pas ici l’enlèvement du général Miller à Paris, sur lequel nous ne possédons aucune information particulière. Ce drame s’est accompli dans des milieux trop éloignés des nôtres.