Les caractéristiques sociales du Mouvement Phalangiste Espagnol (1946)

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Article de Juan Andrade paru dans Masses N°2 du 15 mars 1946.

ON peut dire que depuis le siècle dernier l’élément déterminant de toute la politique espagnole a été la caste militaire. «Pronunciamento » est un mot espagnol qui est devenu un terme international pour désigner les coups d’Etat militaires. L’histoire de l’Espagne du siècle dernier et au siècle présent est une suite ininterrompue de « pronunciamentos ». La « camarilla » militaire — autre mot espagnol internationalisé — joua le rôle, principal dans toutes les crises qui préludèrent à l’instauration d’un régime constitutionnel en Espagne au XIXe siècle et elle a été le facteur fondamental dan,s toutes les situations politiques et dans toutes les manifestations de force.
L’armée espagnole est une énorme puissance parasitaire qui consomme la plus grande partie des revenus du budget. En 1898, à la fin de la guerre de Cuba, l’armée espagnole était déjà composée de 499 généraux, de 587 colonels et de plus de 23.000 officiers. En 1906, alors que l’empire colonial était totalement liquidé, l’armée espagnole comprenait encore en activité : quatre maréchaux, 32 généraux d’armée, 60 généraux de division et 125 de brigade ; et dans la réserve : 9 généraux d’armée, 41 de division et 235 de brigade, soit un total de 495 généraux. La guerre du Maroc, de 1906 à 1926, fut une entreprise conçue dans le but de justifier l’existence du mastondonte bureaucratico-militaire. Les dites « réformes militaires de Azana », que la République mit à exécution, réduisirent faiblement les cadres militaires et laissèrent subsister la racine du mal.
Les chefs militaires en Espagne sont liés au clergé et à la grande bourgeoisie agraire. Ces trois éléments, fraternellement unis, ont imposé et imposent encore leur autorité à l’ensemble des masses populaires du pays. Respectées dans leurs racines économiques par la République bourgeoise, elles en finirent avec cette dernière et établirent la dictature totalitaire actuelle. Trois forces régressives, opposées même au capitalisme moderne.
Il est évident que l’origine et le développement du régime franquiste ont des caractéristiques diffé¬rentes de celles des régimes allemands et italiens maintenant abattus. Au début, ce fut typiquement un « pronunciamento » espagnol, un soulèvement-de généraux qui acceptèrent de collaborer étroite¬ment avec le parti se réclamant des procédés et de l’idéologie les plus modernes de la violence réactionnaire : la Phalange. Le Franquisme est donc l’alliance traditionnelle en Espagne de l’Armée, de l’Eglise et des agrariens, ayant adopté les formes d’organisation sociale et économique du fascisme européen.
Au contraire de ce qui s’est passé en Allemagne et en Italie, on ne peut dire que le capitalisme industriel ait été l’instigateur principal du soulèvement de juillet 1936. Les industriels avaient plus confiance dans le développement et la prééminence des tendances conservatrices de la République que dans un coup d’Etat militaire. Le soulèvement fut préparé essentiellement dans les «cercles d’agriculteurs» (clubs de récréation des grands propriétaires andalous), dans les quartiers de casernes et dans les sacristies.
La composition sociale de la Phalange est également différente du .nazisme allemand et du fascisme italien, dont ont fait partie, on le sait, certaines couches d’ouvriers démoralisés par le chômage et l’incapacité de leurs anciennes organisations de classe. La Phalange fut à l’origine du mouvement spécifique de « senoritos » (1) espagnoles, dont l’échantillon le plus achevé en fut le fondateur : José Antonio Primo de Rivera, fils d’un général propriétaire terrien.
Le « senorito » espagnol est un produit de la tradition militaro-cléricale des siècles passés et des réminiscences semi-féodales qui, subsistent encore dans l’économie agraire du pays. Parasite social qui vit des revenus de l’exploitation agricole, du budget bureaucratique ou de l’administration des colonies jusqu’à la fin du siècle dernier. Etre stérile dans tous les domaines de la vie, mais convaincu de sa supériorité raciale, en lui subsiste encore l’orgueil et l’esprit d’aventure de ses ancêtres, les conquérants du Nouveau-Monde.
L’existence matérielle du « senorito » est fondée sur les formes d’une économie qui tire sa subsistance de l’exploitation des travailleurs des champs. Le retard du développement de l’industrie moderne en Espagne trouve en partie son explication dans la condamnation par l’Église, du commerce dans les siècles passés. Car celle-ci considérait le commerce comme contraire aux commandements de Dieu, tandis que la noblesse et les hautes classes de la société le considéraient comme l’office des plébéiens. Les trésors de l’Amérique, d’abord, puis l’administration des colonies et finalement les grands domaines agraires procurèrent la richesse au pays et donnèrent des bases d’existence à la classe sociale des « senoritos ».
L’adoption dans les autres pays des méthodes modernes de culture agricole et le développement du capitalisme industriels établirent en Espagne une concurrence que l’on tenta de résoudre par une exploitation accrue des salariés de la campagne. Les industriels entrèrent en conflit avec les grands propriétaires agraires au bénéfice desquels pendant de longues années toute la législation avait été établie. L’affamement de ses journaliers agricoles ne pouvait pas même permettre à l’aristocratie de maintenir son hégémonie semi-féodale sur la terre et elle s’orienta vers l’investissement de son argent dans des compagnies financières étrangères, abandonnant l’idée de favoriser l’exploitation des richesses du pays. Ceci explique le développement initial des tendances autonomistes de la Catalogne et du Pays Basque, où le capitalisme naissant désirait se libérer des charges et des obstacles que lui imposaient les propriétaires terriens andalous et castillans pour alimenter un budget qui servait à soutenir matériellement la caste des militaires, des cléricaux et des « senoritos ». La rente nationale est consommée en Espagne par un énorme monstre sédentaire : la bureaucratie militaire, cléricale et. civile. L’obscurantisme a été le trait dominant de la société espagnole.
La conscience de classe du prolétariat espagnol s’est développée plus rapidement que les formes de production. Même avant la guerre civile, la classe ouvrière espagnole était une des mieux organisées politiquement et syndicalement de l’Europe. Mais se développant au sein d’une économie extrêmement pauvre et retardataire, les partis ouvriers déléguèrent tous leurs pouvoirs à la bourgeoisie démocratique afin que celle-ci réalise des réformes progressives de structure à l’intérieur du régime de propriété privée.
L’impuissance de la bourgeoisie républicaine, plus effrayée par le socialisme que par les oligarchies terriennes, accéléra le processus de radicalisation des masses ouvrières, indépendamment de leurs chefs. La République espagnole tenait à un fil, en attente d’une détermination plus radicale du prolétariat et chez les travailleurs se développait la notion que, dans notre époque, seule une économie socialiste est capable de créer un ordre véritable et juste.
L’aristocratie, l’armée, le clergé, les propriétaires terriens et les industriels comprirent le procès qui mûrissait dans la conscience et les aspirations des niasses populaires. Comme en tant d’autres occasions, de Narvaez à Primo de Rivera, la solution ne pouvait venir que de la caste militaire. Seule l’armée pouvait disposer de la force ; mais son action devait recevoir le soutien démagogique et « populaire » que. le clergé ne pouvait apporter et que les aristocrates et les propriétaires terriens répugnaient à utiliser. L’aventurisme classique des « senoritos », imprégné des idées de la réaction moderne, donna naissance à la Phalange.
Le mouvement des réactionnaires unis dont Franco créa les principes ayant triomphé, la camarilla militaire put conserver ses prérogatives politiques déterminantes. Les « senoritos » de la Phalange tentèrent l’aventure extrême d’organiser les travailleurs en une organisation corporative inspirée des modèles allemands et italiens.
Les bandes sans scrupules des fils de ces « senoritos », qui pendant le siècle dernier alimentèrent leur voracité bureaucratique dans les colonies, ont trouvé un nouveau destin dans les organisations sociales créées par le régime franquiste. Une véritable maffia de pontifes syndicaux des organisations dites verticales, de sociétés de toutes classes et de groupes de toutes espèces a constitué une nouvelle catégorie sociale avec des intérêts propres et des besoins communs.
L’armée, l’église et l’aristocratie voulurent utiliser les « senoritos » de la Phalange comme force de choc pour la défense des privilèges communs menacés par l’éveil des classes laborieuses des champs et des villes. Mais ni l’armée, ni le clergé, ni l’aristocratie terrienne ne veulent perdre le privilège d’être les maîtres des destinées du pays. L’immense bureaucratie phalangiste, dans un pays appauvri par la guerre et les pillages de l’armée et de la Phalange, impose de lourdes charges aux classes riches pour alimenter le budget. L’armée, le clergé et les propriétaires terriens ne veulent pas voir leurs prérogatives de classe traditionnellement gouvernante, usurpées par la suprématie menaçante des « senoritos » et des aventuriers plébéiens qui forment le corps dirigeant de la Phalange.
C’est pourquoi s’est produite la rupture actuelle entre la Phalange, les militaires plébéiens qui la soutiennent d’une part, et, de l’autre, l’aristocratie monarchiste, le haut clergé privilégié, les militaires de la noblesse, les propriétaires terriens et les industriels. Dans un monde entièrement dominé par la brutalité fasciste, ces forces représentant la véritable « Espagne noire », auraient transigé avec les nouveaux riches de la Phalange ; en un monde secoué par l’impulsion des tendances révo-lutionnaires, les hautes classes de la société espagnole veulent tenter une nouvelle expérience en se libérant des aventuriers, des senoritos et « des plébéiens, pour conserver au moins une partie de leurs privilèges et de leurs richesses. Et ces éternels défenseurs de l’absolutisme se présentent aujourd’hui à nous comme d’ardents partisans du constitutionnalisme que combattirent leurs aïeux, leurs pères, et qu’ils combattaient eux-mêmes il y a fort peu d’années.

Note

(1) Originairement : fils du maître de maison, littéralement : petit monsieur.

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