Le producteur séparé de ses conditions de travail

by

Extrait (sans les notes) de Karl Marx: essai de biographie intellectuelle, par Maximilien Rubel (1957), livre basé sur sa thèse de doctorat (1954).

Ce qu’il convient surtout de retenir ici des diverses parties historiques du Capital, c’est la thèse générale qui en présente l’aboutissement logique : « Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production ».
Cette idée constitue, pour ainsi dire, la substance de la première intuition de Marx, dès ses premières lectures et études économiques, l’approfondissement théorique du thème central des manuscrits parisiens : l’aliénation du travail. Elle est le lien éthique qui unit Le Capital aux manuscrits dits économico-philosophiques, rédigés plus de vingt ans auparavant.
Il a fallu des conditions sociales bien déterminées pour provoquer la métamorphose des produits du travail en marchandises et en argent, puis en capital. L’histoire des origines du capitalisme illustre bien ce processus de transformation, en mettant en évidence son principal facteur : le travailleur libre, vendeur de sa force de travail, disposant de sa personne après avoir échappé aux chaînes qui l’avaient attaché à la glèbe, au seigneur, aux contraintes corporatives ; le travailleur dépouillé de ses moyens de travail et de toutes les garanties que lui offraient les institutions corporatives. Le terrain social était ainsi préparé pour l’avènement d’une nouvelle forme d’esclavage et d’exploitation : le salariat. « L’ensemble du développement, embrassant à la fois la genèse du salarié et celle du capitaliste, a pour point de départ la servitude des travailleurs ; le progrès qu’il accomplit consiste à changer la forme de l’asservissement, à amener la métamorphose de l’exploitation féodale en exploitation capitaliste ».

Le nouveau rapport de servitude se reflète dans un principe de droit qui établit l’égalité entre les vendeurs et les acheteurs de marchandises — illusion qui s’évanouit dès qu’apparaît la nature particulière de la marchandise appelée force de travail. Comme toute autre marchandise, la force de travail possède une valeur qui a pour mesure le temps de travail nécessaire à sa reproduction, autrement dit la valeur des moyens d’existence nécessaires à la conservation physique du travailleur. C’est cette valeur que l’acheteur de la force de travail fournit au travailleur en échange de l’usage de ses facultés physiques ou intellectuelles. Juridiquement, il s’agit d’un contrat synallagmatique parfaitement « équitable », puisque la force de travail, qui en fait l’objet, est payée à sa « valeur ». Ce qui distingue cependant la force de travail des autres marchandises, c’est que sa « valeur » est fonction des conditions de vie générales, du standard de vie traditionnel propre à chaque pays.
« La force de travail renferme (…), au point de vue de la valeur, un élément moral et historique » (14). S’étant assuré l’usage temporaire de la force de travail par un contrat dont la régularité juridique est indiscutable, l’acheteur utilise cette force au mieux de ses intérêts, en s’appropriant le produit du travail dont la valeur d’échange mesurée en quantité de travail, donc en temps de travail, est supérieure à la valeur d’usage de la force de travail, payée par l’acheteur. Ainsi donc, sous l’apparence du paiement intégral du temps de travail fourni par l’ouvrier, donc d’un échange de valeurs égales, l’acheteur de la force de travail ne paye en réalité que l’équivalent de cette force, mesuré en moyens de subsistance dont la production a exigé un temps de travail inférieur à la durée du travail mis à sa disposition par l’ouvrier. Par conséquent, dans sa journée de travail, l’ouvrier d’une part reproduit la valeur de sa force de travail et, d’autre part, il produit une valeur pour laquelle il ne reçoit rien en échange, une plus-value « qui a pour le capitaliste tous les charmes d’une création ex nihilo ».
Marx appelle « temps de travail nécessaire » la partie de la journée de travail nécessaire à la reproduction, en valeur, des moyens d’existence de l’ouvrier, et « travail nécessaire » la quantité de travail fournie pendant ce temps; il nomme « temps extra » la partie de la journée de travail concédée par surcroît au capitaliste, et « surtravail » la quantité de travail dépensée pendant ce temps (16). La plus-value n’est dès lors qu’une « simple coagulation de temps de travail extra » ; elle n’est que du surtravail matérialisé dans des produits.

Loin d’être une invention du capital, le surtravail a existé dans toutes les sociétés où les moyens de production furent le monopole de minorités possédantes. C’est la forme sous laquelle le surtravail est extorqué aux producteurs immédiats qui distingue les divers types de société et les systèmes économiques. Le fond est partout le même : le producteur immédiat, qu’il soit esclave, serf ou ouvrier « libre », doit assumer en plus de sa propre subsistance celle du maître disposant des moyens de production : « Que ce propriétaire soit aristocrate athénien, théocrate étrusque, citoyen romain, baron normand, maître d’esclaves américain, boyard valaque, seigneur foncier ou capitaliste moderne, peu importe ».
Le système du salariat se distingue des autres types historiques de production, tels que l’esclavage et le servage, par le fait que le surtravail et son résultat, la plus-value, sont dissimulés derrière le rapport juridique de l’échange d’équivalents, le temps et le travail de l’ouvrier paraissant entièrement payés par le maître des condi¬tions de production. Du point de vue du capitaliste, aucune limite ne s’impose à la durée du travail, donc au surtravail prétendument payé. Du point de vue de l’ouvrier, la limite qui s’impose à l’emploi de sa force de travail est déterminée non seulement par l’élément historique et social, mais surtout par la nécessité physiologique de la conservation de son existence. D’où la lutte de l’ouvrier pour une journée de travail « normale » : « II y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui règle l’échange des marchandises. Entre deux droits égaux, qui décide ? La force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur, c’est-à-dire la classe ouvrière ».
Ainsi, le concept abstrait de « loi de la valeur », instrument scientifique destiné à faciliter l’intelligence du mécanisme de l’économie capitaliste, révèle, quand on essaie de l’appliquer au phénomène central de cette économie — l’échange entre le capital et le travail —, une antinomie irréductible qui n’est que le reflet d’une lutte sociale réelle entre deux classes à jamais ennemies.

Étiquettes : , ,

Une Réponse to “Le producteur séparé de ses conditions de travail”

  1. L’enquête ouvrière de Marx (Rubel, 1957) « La Bataille socialiste Says:

    […] L’enquête ouvrière de Marx (Rubel, 1957) Extrait de Karl Marx: essai de biographie intellectuelle, par Maximilien Rubel (1957), livre basé sur sa thèse de doctorat (1954). Un précédent extrait de ce livre a déjà été publié ici. […]

    J’aime

Commentaires fermés