Sur le marxisme occidental (Souyri, 1979)

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Note de lecture de Pierre Souyri parue dans les Annales (Vol. 34, N°4, été 1979), dans une série de compte-rendus intitulée Marxisme et révolutions russes dont nous avons déjà publié deux extraits: Les conseils ouvriers de Pannekoek et Le marxisme de Paul Mattick.

Perry ANDERSON, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977, 165 p.

P. Anderson ne désigne pas, par le terme de marxisme occidental – comme on le faisait traditionnellement – cette extrême gauche du socialisme européen qui, après avoir rompu avec la social-démocratie, avait refusé d’accepter l’hégémonie du Komintern en alléguant que les théories et les pratiques du bolchevisme, surgies dans les conditions d’un pays historiquement attardé, ne pouvaient pas servir de modèle au prolétariat des pays hautement industrialisés. Le marxisme dont il est ici question ne se situe pas dans la filiation de cette extrême gauche et il ne reprend pas à son compte le radicalisme et l’inspiration libertaire de ses thèmes fondamentaux. Il s’agit, en effet, de cet ensemble fort disparate de théories qui ont été élaborées, entre i 920 et 1968, par des hommes aussi différents que Lukàcs, Gramsci, les philosophes de l’école de Francfort, Della Volpe, Coletti. Althusser, etc., c’est-à-dire par des intellectuels qui n’ont que très tardivement, et souvent sans beaucoup de hardiesse, procédé à une critique, qui d’ailleurs n’est pas toujours de gauche, du bolchevisme et du stalinisme. Le marxisme occidental, au sens traditionnel du terme, avait surgi à la crête de la vague révolutionnaire des premières années vingt. Celui dont Anderson esquisse l’histoire est, au contraire, le produit d’une période de réaction au cours de laquelle le mouvement révolutionnaire se désagrège et disparaît. Gramsci qui termine sa vie dans une prison fasciste, Lukàcs et les autres intellectuels communistes qui acceptent les censures staliniennes et n’ont mot à dire sur les politiques des partis auxquels ils appartiennent, les intellectuels de l’École de Francfort qui, en Allemagne ou aux États Unis, travaillent environnés d’une société restée longtemps presque entièrement imperméable à leurs idées, vivent une situation toute différente de celle qu’avait connue l’intelligentsia marxiste des générations précédentes. Leur activité théorique se trouve entièrement séparée des pratiques prolétariennes ; ils ne sont plus ou ne sont pas des militants politiques. Qu’ils y aient été contraints ou que plus souvent encore ils se soient résignés sans trop de déchirements à une situation qui avait des côtés confortables, les marxistes occidentaux se sont retirés loin de l’action, dans la paix des ghettos universitaires.

Dans ces lieux d’exil et de refuge, ils effectuent en sens inverse la trajectoire qui avait conduit Marx, de la philosophie à la critique de la politique et de l’économie : ils ne disent plus rien du monde extérieur et du combat qui s’y déroule, et reportent toute leur attention sur les problèmes méthodologiques et épistémologiques. Même s’il est vrai qu’après les publications des « Manuscrits de 1844 », il n’est plus possible de s’en tenir à ce qui passait jusqu’en 1932 pour la philosophie de Marx, le marxisme occidental s’enlise dans un interminable « méthodologisme obsessionnel » et lorsqu’enfin il lui arrive de parler de la société contemporaine, il en explore les aspects les plus éloignés de la politique et de l’économie : l’art, la littérature, l’esthétique. Dans le meilleur des cas, il cherche selon la problématique gramscienne, à élucider les fonctions de la culture dans le système de domination, mais il reste muet sur les infrastructures économiques et sociales de cette domination. Tournant le dos au projet fondamental de la philosophie de Marx, le marxisme de l’intelligentsia universitaire redevient une pure activité de spéculation qui ne cherche plus à se relier à une praxis et qui ne parle plus ni du prolétariat, ni même pour le prolétariat. De là, sans doute, les extravagances de son langage volontairement abstrait et sibyllin dont les obscurités ne sont même pas — sauf chez Gramsci — un moyen de déjouer les censures, mais la pure expression de la préciosité d’une élite d’initiés qui écrivent avec coquetterie pour d’autres initiés.
Autre trait particulier de ce singulier marxisme : il incorpore constamment des concepts ou des fragments d’idéologie empruntés à des systèmes de pensée originellement étrangers au marxisme et parfois opposés à lui. C’est que le XXe siècle a vu s’accuser un malaise profond de la pensée marxiste. Dans la mesure où la culture des sociétés capitalistes, loin de décliner et de s’abîmer dans la stérilité a, au contraire, continuellement élargi le champ de ses réflexions et reculé les limites du savoir, il est devenu impossible de se contenter d’opposer Marx à tout le développement intellectuel qui lui est postérieur et de récuser tout ce qui a produit « la science bourgeoise » sous prétexte de s’opposer à l’idéalisme. Au bout d’une telle attitude il n’y a que les misères théoriques du jdanovisme. En s’efforçant d’intégrer au marxisme les apports de la culture occidentale, les intellectuels marxistes ont essayé d’échapper à cette misère et ils ont enfin fait éclater au grand jour la crise depuis longtemps latente de la philosophie marxiste. Il est moins sûr qu’ils y aient trouvé un début de réponse et qu’ils soient parvenus à produire autre chose qu’un ensemble de syncrétismes disparates et contradictoires qui tantôt reconstruisent un marxisme hégélien et weberien, tantôt situent Hegel aux antipodes de Marx en lui donnant pour ancêtre Kant ou Spinoza ou, non moins ingénieusement, Rousseau ou Schelling.

Pourtant, tout n’est pas que querelles byzantines sans fin dans ce marxisme qui a volé en éclats. Des thèmes nouveaux qui étaient inconcevables à l’époque de Marx ont surgi chez quelques théoriciens et ils ont parfois, mieux que n’aurait pu le faire le seul héritage du marxisme classique, permis d’apercevoir des aspects nouveaux de la réalité contemporaine. Les analyses de Gramsci sur les modalités spécifiques de la domination du capital dans les sociétés occidentales, les études de Horkheimer et d’Adorno sur le développement technologique comme renforcement de l’oppression et dégradation de la nature, les réflexions de Marcuse sur la sur-répression infligée aux hommes par le capitalisme avancé, exprimaient ou anticipaient des problèmes que le développement historique a effectivement posés. La longue disparition de la pratique révolutionnaire dans le capitalisme stabilisé des pays avancés, la contestation écologique, la « révolution sexuelle » ont montré la pertinence des innovations théoriques de Gramsci et de l’École de Francfort.
Les mêmes raisons historiques qui ont déterminé les carences et les égarements du marxisme occidental rendent aussi compte de sa fécondité. C’est parce qu’il est le produit d’une période où le prolétariat reste ployé sous le poids des appareils qui le dominent et le manipulent, que le marxisme occidental s’est perdu interminablement dans les abstractions et a laissé sans réponse une foule de problèmes que pose la transformation des systèmes d’exploitation. Mais c’est aussi parce qu’il est le marxisme d’une génération vaincue et mélancolique dont la vision du monde est fondamentalement pessimiste et souvent même désespérée, qu’il explore des domaines où les théoriciens de la période précédente, absorbés par l’action politique, ne s’étaient pas aventurés et qu’il aperçoit, mieux que le marxisme classique resté ancré dans l’optimisme du progrès, les côtés sombres de la civilisation contemporaine et les dimensions tragiques d’une histoire dont on ne peut plus être assuré qu’elle n’est pas qu’une succession de naufrages.

P. Anderson a remarquablement analysé les ruptures qui se sont produites, à partir des années vingt, dans le développement d’un certain marxisme. Mais ses explications ne sont pas convaincantes parce que, précisément, elles ne s’appliquent qu’à un certain marxisme d’où se trouve arbitrairement exclus tout un ensemble de théoriciens. Bordiga, Pannekoek, Rulhe, Mattick, Trotsky, Rizzi et tant d’autres n’étaient pas moins des marxistes occidentaux défaits, isolés, menacés que les hommes dont parle P. Anderson et ils n’ont pas plus ignoré que Gramsci le pessimisme de l’intelligence. Ils n’ont pourtant jamais renoncé à faire une analyse critique des sociétés contemporaines et ils ont souvent perçu les transformations qui s’y opéraient d’une manière beaucoup plus directe et profonde que les marxistes philosophes.

Pierre SOUYRI

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2 Réponses to “Sur le marxisme occidental (Souyri, 1979)”

  1. Neues aus den Archiven der radikalen Linken - eine Auswahl « Entdinglichung Says:

    […] (1931) * Wilebaldo Solano: La fin du stalinisme et l’avenir du socialisme (1992) * Pierre Souyri: Sur le marxisme occidental (1979) * Amadeo Bordiga: Les termes de la revendication socialiste (1980 posthum verörffentlicht) […]

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  2. Nationalisme de gauche et communisme ouvrier (Hekmat, 1987) « La Bataille socialiste Says:

    […] Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Maspero, 1977. [NdT] Voir aussi la note de lecture de ce livre par Pierre Souyri dans les Annales en 1979 [Note additive de la […]

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