Préface au Livre I du Capital (Korsch, 1932)

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Publié en annexe à L’Anti-Kautsky (Champ Libre, 1973, l’éditeur a été mis en liquidation en 1991 et son fonds repris par Ivréa, mais ce livre, contrairement au Karl Marx de Korsch réédité en 2002, n’est plus dans le commerce). Les passages ayant traits aux particularités éditoriales du livre, publié par Korsch chez Gustav Kiepenheuer, à Berlin, ont été supprimés par la traduction française et sont signalés par des traits de suspension. Les notes de la traduction ne sont pas reproduites ici. Les références renvoient à l’édition Rubel à la Pléiade. Cette préface était déjà disponible en anglais.

Tout comme pour La République de Platon, Le Prince de Machiavel, Du contrat social de Rousseau, ce qui confère au Capital de Marx son immense et durable force d’impact, c’est d’être survenu à un tournant de l’histoire et d’avoir profondément saisi et exprimé dans toute son étendue le principe nouveau qui a fait irruption dans le vieux monde. Les ques­tions économiques, politiques et sociales autour des­quelles se meut l’analyse théorique du Capital agitent aujourd’hui pratiquement le monde, sont l’enjeu des luttes concrètes que mènent autour de la Terre les grandes forces sociales, les États et les classes. Karl Marx est passé à la postérité comme le grand esprit de son temps qui prévit que le monde était à un tournant, et qui de bonne heure saisit que ces questions étaient capitales. Mais même cet esprit supé­rieur n’aurait pu parvenir à un tel résultat théorique en incorporant pareilles questions à son œuvre si elles ne s’étaient pas en même temps posées d’une quel­conque manière et très concrètement dans la réalité de l’époque. Il était du destin de ce quarante-huitard allemand d’être projeté hors de son champ d’action pratique par les gouvernements despotiques et répu­blicains d’Europe, pour se retrouver justement, à cause des poursuites qui l’éloignèrent opportunément des conditions allemandes, bornées et retardataires, transporté dans sa sphère d’activité historique propre. Ce sont précisément ces tribulations imposées au jeune penseur et chercheur Marx avant et après la révolution allemande avortée de 1848 qui — dépla­çant un domaine d’activité où, tout juste âgé de trente ans, il s’était déjà élevé d’une confrontation avec la philosophie de Hegel à un vaste et profond savoir universel dans le cadre de la philosophie allemande — lui permirent de prendre connaissance théorique­ment et pratiquement, et de la manière la plus directe — au cours de ses deux périodes successives d’émi­gration, d’abord en France et en Belgique, puis en Angleterre — des deux aspects nouveaux que le monde d’alors réservait à l’avenir : d’une part les socialisme et communisme français qui avaient dé­passé les conquêtes de la grande révolution bourgeoise jacobine pour mettre au premier plan des objectifs prolétariens nouveaux, d’autre part, issue de la révo­lution industrielle qui avait eu lieu en Angleterre, entre 1770 et 1830, la forme développée de la pro­duction capitaliste moderne et des rapports de pro­duction et d’échange qui lui correspondent.

L’histoire politique française, le développement économique anglais, le mouvement ouvrier moderne — ces trois pôles constituent le triple « au-delà » de la réalité allemande d’alors et le fruit de dizaines d’années de son travail de chercheur et de penseur, que Marx a introduits de la manière la plus radicale dans ses ouvrages, et en particulier dans son œuvre maîtresse, Le Capital, lui prêtant par là même cette force de vie singulière qui le rend encore aujour­d’hui (…) supérieurement « actuel » et qui fait même qu’à bien des égards il commence tout juste à remplir son temps.

L’auteur a indiqué lui-même que « le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mou­vement de la société moderne » . Ceci suffit à exclure l’éventualité, pour Le Capital, d’être réduit à une con­tribution à la science économique universitaire au sens traditionnel. Certes, Le Capital occupe aussi, entre autres choses, une place importante dans le développement de la théorie économique ; son in­fluence se fait sentir dans l’ensemble de la littérature économique spécialisée jusqu’à nos jours. Mais Le Capital est pareillement et son sous-titre le souligne, une Critique de l’économie politique. Il ne faut nullement entendre par là qu’il s’agit d’une simple prise de position critique vis-à-vis des opinions doc­trinales particulières que ne manquent pas de profes­ser les chercheurs économiques isolés. Au sens de Marx, cela signifie au contraire une critique de l’éco­nomie politique même : selon la conception matéria­liste que Marx avait de l’histoire, celle-là, en effet, non seulement représente un système théorique de propositions tantôt justes, tantôt fausses, mais de plus incarne en soi un fragment de réalité historique ou, pour être plus précis, un fragment de ce « mode de production bourgeois moderne » et de la formation sociale qu’il sous-tend, dont la genèse, le dévelop­pement et le déclin — et du même coup le passage à un nouveau mode de production et à une nouvelle formation sociale supérieure — constituent l’objet proprement dit de la recherche et de la critique marxistes qui sont celles du Capital. Dans cette me­sure, et en partant de la répartition des sciences en vigueur aujourd’hui, la « critique de l’économie poli­tique » contenue dans Le Capital, au lieu d’être une théorie proprement économique, apparaît plutôt comme une théorie historique et sociologique.

Cependant, ni cette nouvelle définition, ni la série de définitions analogues qu’on pourrait y ajouter, ne suffisent à rendre compte de l’étendue et de la pro­fondeur propres au mode de recherche et à l’objet du Capital. Celui-ci n’est l’apanage d’aucune science en particulier, quoique à l’inverse il ne soit justement pas non plus l’expression d’un savoir philosophique universel : il traite au contraire un objet bien déter­miné d’un point de vue bien déterminé et original. A cet égard, on ne saurait mieux comparer l’ouvrage de Marx qu’au fameux livre de Darwin, L’Origine des espèces. Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, Marx celle du développement de l’histoire humaine, et cela à deux niveaux de géné­ralité : d’une part, en tant que loi générale du déve­loppement historique, sous la forme dite du « maté­rialisme historique » ; d’autre part, en tant que loi particulière qui préside au mouvement de l’actuel mode de production capitaliste et de la société bourgeoise qui en résulte. Loin de se fonder sur la coïncidence fortuite de deux dates historiques (L’Ori­gine des espèces et la première partie des travaux de Marx sur le capital, Critique de l’économie politique, sont toutes deux parues en 1859), cette comparai­son exprime un lien plus profond, comme le prouve le discours qu’Engels a prononcé sur la tombe de son ami et comme Marx lui-même l’a bien vu. Dans une de ces belles et profondes remarques qui semblent s’éloigner du sujet et dont Marx a constellé son œuvre avec une profusion qui étourdirait presque le lecteur, il dit que Darwin a d’abord attiré l’attention sur « l’histoire de la technologie naturelle », c’est-à-dire sur la « formation des organes des plantes et des ani­maux considérés comme moyens de production pour leur vie ». Et il pose la question : « L’histoire des organes productifs de l’homme social, base matérielle de toute organisation sociale, ne serait-elle pas digne de semblables recherches ? Et ne serait-il pas plus facile de mener cette entreprise à bonne fin puisque, comme dit Vico, l’histoire de l’homme se distingue de l’histoire de la nature en ce que nous avons fait celle-là et non celle-ci ? »

Par le fait, ces phrases mettent totalement en lumière le rapport qui existe entre Darwin et Marx, en insistant tant sur ce qu’ils ont en commun que sur la différence qui leur est propre à chacun : l’analyse de Darwin s’occupe d’un procès de développement centré sur les sciences de la nature au sens étroit, celle de Marx d’un procès de développement pratique dans l’histoire et la société, procès qui n’est pas seule­ment subi mais produit par les hommes. A ceci près que, loin de tirer de cette différence la conclusion dont on voit maints semi-théologiens et obscurantistes engagés dans la recherche des prétendues « sciences humaines » se contenter aujourd’hui, à savoir que moins de rigueur conceptuelle et d’exactitude histo­rique peuvent être rachetées par une plus forte dose de subjectivité, plus appropriée et acceptable dans l’étude et l’exposé de ce procès vital social que dans les sciences de la nature proprement dites, Marx en a pris le contrepied en se donnant explicitement pour tâche de présenter le développement de la formation économique de la société comme un « procès d’his­toire naturelle ».

La question de savoir dans quelle mesure ce grand projet de Marx, explorateur matérialiste de l’histoire et de la société, a abouti dans son principe avec Le Capital, aura sa réponse le jour où, comme il l’envi­sageait lui-même (…), ce ne seront plus « les préjugés de ce qu’on appelle l’opinion publique » qui tran­cheront, mais le jugement inspiré par une « critique vraiment scientifique a » ce qui, au vu de la situation présente, laisse encore un bon bout de chemin à parcourir.

Ce serait en revanche une fausse retenue que de ne pas signaler, en offrant une nouvelle édition du Capital, dans quel rapport spécifique cette première partie de l’œuvre se trouve vis-à-vis des autres parties de son projet qui n’ont pu être menées à bien.

Un « torse » de dimensions gigantesques — telle est la forme sous laquelle l’œuvre économique de Marx nous est présentée, et sous laquelle elle sub­sistera, inchangée pour l’essentiel, dans l’avenir, en dépit de l’abondance des publications qu’on peut attendre des nombreux manuscrits qui n’ont jamais été édités. Même si on fait abstraction des esquisses, encore sous le boisseau, des premiers projets de Marx où la critique de l’économie politique ne s’était pas libérée de la critique de la philosophie, des rap­ports juridiques et des types d’États, ni en général de toutes les formes idéologiques, et ne s’était pas encore posée comme recherche autonome à maîtriser d’abord, il y a une énorme distance entre l’œuvre que Marx avait mise en chantier et celle qu’il a eu le temps d’achever. Dans les années qui ont suivi son émigration définitive à Londres, où « l’énorme quan­tité de matériaux relatifs à l’histoire de l’économie politique qui s’est accumulée au British Muséum, le remarquable point de vue qu’offre Londres à qui veut observer la société bourgeoise, enfin le nouveau stade de développement où cette société semblait entrer après la découverte des mines d’or de Californie et d’Australie » l’avaient incité à « reprendre à leur début » ses études d’économie politique, Karl Marx s’est prononcé à deux reprises sur le plan global qu’il avait dès lors envisagé de donner à son œuvre écono­mique. La première fois dans le manuscrit d’une Introduction générale qu’une fois couchée sur le papier en 1857 il a « supprimée » et qui a dû atten­dre 1903 pour être publiée par Kautsky dans la Neue Zeit ; la seconde fois dans l’Avant-propos, réelle­ment paru celui-là, à la Critique de l’économie politique de 1859. Voilà comment se dessine la première fois le plan de cette étude:

« 1. Les déterminations qui, dans leur généralité abstraite, s’appliquent plus ou moins à tous les types de société…

« 2. Les catégories qui constituent la structure in­terne de la société bourgeoise et sur lesquelles repo­sent les classes fondamentales. Capital, travail salarié, propriété foncière. Leur rapport réciproque. Ville et campagne. Les trois grandes classes sociales. L’échange entre celles-ci. Circulation. Crédit (privé).

« 3. Synthèse de la société bourgeoise sous la forme de l’État. L’État considéré en lui-même. Les classes « improductives >. Impôts. Dette publique. Crédit public. La population. Les colonies. Émigration.

« 4. La production dans ses rapports internatio­naux. Division internationale du travail. Échanges in­ternationaux. Exportation et importation. Cours des changes.

« 5. Le marché mondial et les crises. »

Deux ans plus tard, lorsque Marx publia « les deux premiers chapitres de la première section du premier livre qui traite du capital », en « fascicule » à part (de près de 200 pages imprimées !) sous le titre Zur Kritik der politischen Oekonomie, il com­mença l’avant-propos par les phrases suivantes :

« Le système de l’économie bourgeoise se présente à mes yeux dans l’ordre suivant : capital, propriété foncière, travail salarié ; Etat, commerce extérieur: marché mondial. Sous les trois premières rubriques, j’examine les conditions économiques de l’existence des trois grandes classes de la société bourgeoise mo­derne ; il y a un lien évident entre les rubriques sui­vantes. »

De ces projets d’envergure, seule une fraction de 1; première partie a plus tard vu le jour, et même s pour une part c’est l’œuvre de Marx lui-même, il a aussi fallu que d’autres se chargent de la compléter. Fin 1862 encore, alors qu’il vient de se décider à laisser paraître la « suite » du premier fascicule de la Critique de l’économie politique de 1859 sous le titre Das Kapital, Marx écrit dans une lettre à Kugelmann que cette nouvelle publication « n’englobera en fait que ce qui devait constituer le troisième cha­pitre de la première partie :  » le Capital en géné­ral  » » (il ne faut pas entendre par là le seul pre­mier tome de l’actuel Capital, mais la totalité de l’œu­vre dans son intégrité). Mais vers la même époque, il a considérablement limité, pour une foule de rai­sons d’ordre tant personnel que général, le plan qu’il avait maintenu sans grand changement jusque-là, et il s’est décidé pour une exposition de l’ensemble du sujet en trois ou peut-être quatre livres : le premier devait s’occuper du « procès de production du capi­tal », le second du « procès de circulation », le troi­sième des « formes du procès d’ensemble », le qua­trième et dernier de l’ « histoire de la théorie ».

De ces quatre livres du Capital, Marx lui-même n’en a mené qu’un à bonne fin. Il parut en tant que tome I du Capital en 1867, première édition, et en 1872, deuxième édition. C’est son ami et collabo­rateur Friedrich Engels qui mit en forme après la mort de Marx les deuxième et troisième livres sur la base des manuscrits existants et les publia en tant que tomes II et III du Capital, respectivement en 1885 et 1894. Il faut y ajouter les trois tomes des Theorien uber dem Mehrwert, que Kautsky a pu­bliés de 1905 à 1910, toujours sur la base des ma­nuscrits de Marx et qu’on peut considérer comme tenant lieu, d’une certaine manière, de quatrième livre du Capital. A strictement parler, il ne s’agit plus d’une suite au Capital, mais uniquement de l’impres­sion d’un vieux manuscrit que Marx avait rédigé d’août 1861 à juin 1863 : jamais il n’avait été destiné à faire partie du Capital, puisqu’il constituait simple­ment une suite à la première brochure parue en 1859, Critique de l’économie politique. Engels avait déjà eu le projet de publier comme livre IV du Capital la partie critique du manuscrit, après en avoir écarté les nombreux passages qui lui avaient servi à élaborer les livres II et III. Marx par contre, en donnant le premier tome du Capital, n’avait pas même repris la partie déjà parue de son manuscrit Critique de l’éco­nomie politique : il avait pris la peine de la remanier de fond en comble pour en faire les trois premiers chapitres de son nouvel ouvrage. Une des tâches les plus importantes qui incomberont aux futurs éditeurs de Marx sera de rendre accessible au public une édition intégrale des divers manuscrits de Critique de l’économie politique qui est la première et unique exposition globale que Marx ait donnée lui-même du monument de sa pensée.

Malgré cette énorme distance qui sépare l’œuvre réellement accomplie de l’œuvre projetée, Le Capital, même le premier tome pris en soi, forme un tout parfaitement homogène tant dans sa forme que dans son contenu. On aurait tort de s’imaginer que Karl Marx n’ait déposé dans ce premier tome qu’un quart bien pesé de ses idées, même s’il avait déjà, en le rédigeant, une idée bien nette des livres qui devaient le suivre. C’est contre une représentation de ce genre que s’élevait il y a trente ans Rosa Luxemburg, dans une excellente étude sur Le Capital, en mettant l’ac­cent sur le fait que même avant que paraisse enfin, en 1894, le troisième tome, que ce soit en Allemagne ou ailleurs, pendant des dizaines d’années « l’enseigne­ment de Marx, popularisé sur la base du premier tome, avait été reçu comme un tout » et qu’ « on n’y avait jamais senti la moindre lacune théorique ». Il serait tout aussi absurde de vouloir résoudre cette contradiction qui semble subsister entre le contenu et la répercussion du Capital en croyant que ce premier livre suffit à épuiser la relation qu’entretiennent entre elles les deux grandes classes de la société bourgeoise moderne, la classe de l’ensemble des capitalistes et celle de l’ensemble des travailleurs, ou à dévoiler de manière exhaustive la tendance au développement du mode de production capitaliste contemporain, orienté vers la socialisation des moyens de production, comme si les questions traitées dans les tomes sui­vants, celles de la circulation et de la répartition de la plus-value totale sous différentes formes de reve­nus capitalistes autonomes, profit, intérêt, bénéfice commercial, rente foncière, fussent théoriquement et pratiquement de moindre importance pour la classe ouvrière. Mis à part le fait que la théorie du Capital ne distingue pas deux mais trois classes qui forment ensemble l’armature de la société bourgeoise (les capitalistes, les travailleurs salariés, les propriétaires fonciers), ce serait édulcorer la théorie de Marx que de supposer qu’il n’y a que le domaine de la pro­duction et les contradictions et luttes qui y surgissent directement qui comptent pour elle, et qu’elle se con­tente d’en tirer la loi économique du mouvement et du développement de la société moderne sans se préoccuper des mécanismes du procès de circulation, ni des formes que la combinaison des deux procès vient encore ajouter dans le procès d’ensemble.
Ce problème trouve sa solution dans le fait que Marx n’a borné son analyse que formellement au procès de production du capital en rédigeant son pre­mier livre : en réalité, dans cette partie, il a saisi et exposé l’ensemble, considéré en tant que totalité, du mode de production capitaliste et de la société bour­geoise qu’il a engendrée, non seulement sous ses aspects économiques, mais encore dans ses manifes­tations juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, en un mot sous toutes ses formes idéologiques. Ce qu’il faut voir, c’est qu’il s’agit d’une conséquence nécessaire du mode d’exposition dialec­tique que Marx a emprunté à la philosophie de Hegel sans en changer pratiquement la forme, malgré le  » retournement  » matérialiste qu’il a fait subir à son contenu idéaliste, et dont la méthode se rapproche de celle qu’utilisent les sciences mathématiques, la méthode axiomatique moderne : en utilisant un procédé constructif d’apparence logique, elle déduit de cer­tains concepts fondamentaux très simples le matériau approprié pour la recherche de détail. Il n’y a pas lieu de juger ici des avantages ou des inconvé­nients qu’offre ce mode d’exposition dialectique en économie politique. Il suffit de savoir que Marx l’a employé dans Le Capital de manière satisfaisante, ce qui a eu pour corollaire de lui imposer, lors de l’ana­lyse du procès de production du capital, la nécessité d’exposer à la fois l’ensemble du mode de production capitaliste et de la société bourgeoise qu’il fonde. C’est à ce mode d’exposition dialectique, particulier au Capital, que tiennent certaines difficultés sur les­quelles nous reviendrons ; elles découlent justement de cette « simplicité » qui lui est propre mais qui pourrait dérouter le lecteur non initié, dans les déve­loppements conceptuels qui font l’objet des premiers chapitres.

En dehors de cette première raison, qui est aussi la principale, il en existe aussi une seconde qui expli­que que cette première partie du Capital, la seule à avoir été rédigée par Marx lui-même, et malgré la limitation formelle qu’il lui a explicitement assignée de n’analyser que le « procès de production du capi­tal », frappe tout lecteur d’une impression bien plus forte que les autres tomes, impression d’un tout bien achevé qui ne lui fait « jamais sentir la moindre lacune » : cette raison tient simplement à la forme esthétique que Marx a imprimée dans l’ensemble à sa manière d’écrire, d’une telle concision dans le détail qu’elle confinerait parfois à la dureté et d’une rigueur qui pourrait presque sembler inutile. On peut faire valoir pour le premier tome du Capital le jugement qui s’applique aussi bien à quelques-uns des écrits historiques de Marx, en particulier Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, et qu’il a porté lui-même un jour où il essayait d’apaiser les remontrances amicales de Friedrich Engels, inquiet de l’achèvement toujours retardé de son œuvre : « Quels qu’en soient les défauts, mes écrits présentent l’avantage de consti­tuer un ensemble artistique, et cela n’est réalisable que grâce à mon procédé de ne jamais les faire impri­mer tant que tout n’est pas achevé. Ceci ne serait pas possible avec la méthode de Jacob Grimm qui, au demeurant, convient mieux pour des travaux qui ne forment pas un tout dialectique »

II

Ainsi, en tant qu’ « ensemble artistique », en tant qu’œuvre d’art scientifique, Le Capital exerce sur tout lecteur non prévenu un charme indubitable et très prenant qui aidera même le néophyte à surmonter la plupart des difficultés, réelles et présumées, que pré­sente sa lecture. C’est une chose à part que ces diffi­cultés. On peut affirmer hardiment que dans la limite qu’en a posée expressément Marx (« Je suppose natu­rellement des lecteurs qui veulent apprendre quelque chose de neuf et par conséquent aussi penser par eux-mêmes »), Le Capital recèle à proprement par­ler moins de difficultés que n’importe quel autre ouvrage fondamental plus ou moins lu de littérature économique spécialisée. Même en ce qui concerne la terminologie (…), c’est tout juste si le lecteur capable en somme de penser par lui-même butera sur des difficultés sérieuses. Quelques chapitres, tels les cha­pitres X, XIII-XV et ceux de la huitième section sur « La journée de travail », « La coopération, la divi­sion du travail et le machinisme », « L’accumulation primitive », que Marx a recommandés dans une let­tre du 30 novembre 1867 à Kugelmann comme les chapitres « à lire d’abord » par sa femme m et qui forment ensemble plus des deux cinquièmes de l’ouvrage, sont en réalité si descriptifs et narratifs — description si haute en couleurs, narration si puis­samment enlevée ! — qu’ils peuvent être compris de tout le monde sans aucune peine. Mais même parmi les chapitres qui ne sont pas principalement descrip­tifs, il y en a quelques-uns qui sont d’une lecture presque aussi facile et offrent en même temps l’avan­tage de nous introduire déjà au cœur de la théorie du Capital. C’est pourquoi nous aimerions, à la place de cette recette que Marx — payant ainsi un léger tri­but aux préjugés de son temps— a pour ainsi dire donnée « à l’usage des dames », recommander au lecteur non exercé une autre voie plus sûre qui, de notre point de vue, lui permettra d’arriver aussi bien, sinon mieux, à la pleine compréhension de la théorie du Capital, qu’en commençant par les premiers chapitres plus ardus. Qu’il débute donc par une étude approfondie de la première partie du chapitre VII, « Production de valeurs d’usage » (pp. 728-735). Il aura bien quelques difficultés à surmonter de prime abord, mais celles-ci sont toutes fonction du sujet, sans que cela tienne, comme c’est souvent le cas dans les chapitres précédents, à certains artifices, à vrai dire superflus, de la forme d’exposition. Tout ce dont il est question dans ces pages se rapporte en droite ligne à des réalités palpables, et d’abord à la réalité palpable du procès de travail humain. C’est avec une rigueur sans mélange que l’accent est mis dès le départ sur ce trait qui éclaire sans équivoque Le Capital, à savoir que le procès de travail réel, dans les conditions actuelles du mode de production capita­liste dominant, ne représente pas seulement une pro­duction de valeurs d’usage destinées aux besoins hu­mains, mais en même temps une production de mar­chandises à vendre, de valeurs de vente, de valeurs d’échange ou, pour parler bref, de « valeurs ». Main­tenant que le lecteur a fait connaissance, au sein de la production réelle, avec le caractère double et séparé qui s’attache au mode de production capitaliste, et aussi bien au travail lui-même dans la mesure où il est accompli par des travailleurs salariés au profit des possesseurs des moyens de production, autrement dit par des prolétaires au profit des capitalistes, il sera bien mieux en mesure de comprendre par la suite le sens et la portée de ces analyses plus ardues qui por­tent, dans les trois premiers chapitres, sur le double caractère de la marchandise en tant que support de la valeur d’usage et de la valeur d’échange, sur le double caractère du travail producteur de marchan­dises et sur l’antagonisme de la marchandise et de la monnaie.

Mais nous n’en sommes pas là. Ces premiers cha­pitres, objet d’effroi pour plusieurs générations de lecteurs de Marx, nous allons provisoirement les lais­ser de côté, bien qu’une bonne part nous en eût déjà été accessible. C’est en particulier le cas de « l’analyse de la substance de la valeur et de sa grandeur », objet des deux premières divisions du premier cha­pitre, dont Marx dit dans la préface que, par rapport à l’exposé qu’il en avait donné dans la Critique de l’économie politique, il s’est efforcé cette fois d’être « aussi clair que possible et accessible à tous les lec­teurs ». En revanche, ce n’est pas le cas de la divi­sion suivante, « Forme de la valeur », que Marx lui-même n’a pas rédigée et présentée moins de quatre fois sous des formes toujours différentes en l’espace de treize années (1859-1872) et qui « traite en effet des minuties ». Pour des raisons dont nous reparle­rons, ce n’est pas non plus le cas de la quatrième division, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Le chapitre n est de nouveau facile à comprendre pour le débutant, le chapitre m, par contre, extrêmement difficile.

Ainsi donc, le lecteur non initié que nous avons présumé fera bien, une fois parvenu au stade d’une lecture fouillée du chapitre VII, de ne pas s’enga­ger encore dans les premiers chapitres, mais, après avoir survolé rapidement les chapitres VII et IX, de passer aussitôt au chapitre X, « La journée de tra­vail », dont la facilité de lecture a été dite plus haut. Ajoutons seulement que ce chapitre X représente d’après son contenu une des parties essentielles, à plus d’un égard le point culminant de tous les tra­vaux de Marx sur le capital. Quoi qu’il arrive, il faut ensuite sauter le chapitre XI, rebutant à force d’expli­cations « simples », fruit d’abstractions savantes et exercice dialectique des plus purs. Nous ne nous arrê­terons au chapitre XII que le temps d’apprendre à saisir la différence, expliquée avec une extrême net­teté dans les premières pages, entre la plus-value « absolue » et la plus-value « relative » ; il s’agit de la différence entre l’accroissement du surtravail réa­lisé pour le profit grâce à la prolongation de la jour­née de travail (chapitre X) et de l’accroissement du surtravail obtenu par le raccourcissement de la part du temps de travail nécessaire à l’entretien du travailleur lui-même par suite de l’augmentation générale de la force productive du travail. Puis on en vient aux chapitres XIII à XV que Marx a recommandés comme particulièrement faciles, mais sans oublier que cette « facilité de lecture » dont tous trois bénéficient sans doute, doit cependant être entendue à des degrés divers. Le plus simple est le long chapitre XV, de 153 pages, « Le machinisme et la grande indus­trie », qui représente, à la fois d’après sa forme et son contenu, un nouveau sommet de l’ouvrage. En revanche, les chapitres XIII et XIV ne sont pas sans offrir quelques grosses difficultés de nature concep­tuelle, notamment le chapitre XIV sur « La manu­facture » qui contient, à côté de quelques divisions faciles à lire, certaines distinctions plus difficiles à saisir d’emblée ; je recommanderai donc de sauter tout de suite de la première division qui analyse « La double origine de la manufacture » par-dessus les deux suivantes jusqu’aux quatrième et cinquième divisions qui traitent « La division du travail dans les manufactures et dans la société » et « Le carac­tère capitaliste de la manufacture ».

Avec ce qu’il a lu jusqu’ici, le lecteur s’est déjà provisoirement rendu maître de l’essentiel. Il a appris à connaître le procès de travail et de production pro­prement dit et, par là même, la véritable substance du capital. Dans un deuxième temps, il va s’agir de replacer ce procès de travail et de production dans son milieu et dans son contexte temporel. Pour ce faire, que l’on lise en premier lieu le chapitre VI, « Achat et vente de la force de travail », puis la sixième section sur « Le salaire », en laissant provi­soirement de côté le chapitre XXII assez aride, même pour le spécialiste, qui traite de « La différence dans le taux des salaires nationaux » ; qu’on en reste donc aux trois chapitres XIX à XXI sur « Le travail en salaire », « Le salaire au temps » et « Le salaire aux pièces ».

On en arrive maintenant normalement à la sep­tième section qui intègre le procès de production dans le cours ininterrompu de la reproduction et l’accu­mulation, c’est-à-dire dans l’entretien et le dévelop­pement autonomes — jusqu’à un certain point — du mode de production capitaliste et de la structure de la société bourgeoise qui en est issue. Suit immédia­tement une section recommandée par Marx pour sa facilité à Mme Kugelmann. C’est la huitième section, fameuse à juste titre par son rythme à couper le souf­fle et l’élan qui l’anime : « La prétendue accumula­tion primitive. » Par le fait, cette huitième section, jusqu’au dernier chapitre sur la théorie et la pratique du « système moderne de colonisation », très facile à lire, constitue d’un point de vue concret le troi­sième point culminant de l’œuvre de Marx. Malgré tout, nous recommandons au lecteur de se réserver pour la fin cette section que Marx a justement placée là pour couronner de manière concluante son pre­mier tome — pour autant du moins que l’on désire venir à bout de toutes les parties du livre, celles que l’on peut aborder facilement comme celles qui sont ardues. Plusieurs raisons parlent en faveur de cette marche à suivre. Au premier coup d’œil, les chapi­tres XXIII à XXV de la septième section font en effet partie, pour l’essentiel, des moins difficiles de l’ou­vrage. Mais ensuite, le débutant pourrait être le cas échéant induit en erreur en anticipant la lecture de cette huitième section sur « La prétendue accumula­tion primitive ». Si cette théorie en effet, est un élé­ment indispensable de la théorie marxiste du Capital, elle n’en est cependant qu’une partie et reste loin d’en représenter le centre : aussi faut-il se garder d’y voir ce que Franz Oppenheimer et consorts y ont vu, la théorie totale du Capital, ou à tout le moins sa base déterminante. Le lecteur fera donc mieux de lire les deux dernières sections sur « Le procès d’accumula­tion » dans l’ordre où les présente Le Capital pour reprendre, après cette première percée préalable, l’étude plus minutieuse des différentes parties.

III

Pour arriver à saisir plus profondément la théorie du Capital, deux points sont à éclaircir avant tout. Nous en avons déjà effleuré un lorsque nous avons fait allusion aux fausses représentations qui confèrent à la section de l’accumulation primitive une impor­tance qu’elle n’a pas dans le cadre d’ensemble de la théorie du Capital. Pour parler de façon plus géné­rale, il n’est pas uniquement question ici de cette seule section, mais de quantité d’autres passages, dis­séminés à travers l’œuvre, qui n’ont pas fait l’objet de chapitres particuliers mais qui se rattachent tous à ce propos. Citons au nombre de ceux-ci la qua­trième division déjà mentionnée du chapitre premier, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » ; la troisième division du chapitre IX, « La  » dernière heure  » de Senior » ; la sixième division du chapitre XV, « Théorie de la compensation » ; et les deux divisions — étroitement liées à la section de l’accumulation primitive — du chapitre XXIV qui trai­tent « La fausse interprétation de la production sur une échelle progressive » et du « prétendu fonds de travail ». Toutes ces considérations — et bien d’autres semblables qui jalonnent Le Capital — ont ceci de commun qu’elles exposent une « critique » de l’économie politique dans un sens plus étroit que celui sous-entendu dans le sous-titre de l’œuvre. Dès l’abord, on les reconnaît aux indications directes : il s’agit toujours d’une « fausse interprétation » que partagent soit des économistes pris individuellement (Senior), soit l’économie politique dans son ensemble, ou de figures qui font ici l’objet d’analyses en tant que « secret », comme quelque chose de « prétendu tel », derrière lesquelles se cache en vérité tout autre chose, etc.

A y regarder de plus près, ces discussions, « cri­tiques » au sens étroit, que l’on trouve au long du Capital, se divisent à leur tour en deux éléments distincts de signification bien différente. Dans l’un, il s’agit d’une « critique » normale, au sens classique. C’est le cas partout où Marx se réserve le plaisir — et le réserve à ses lecteurs — de vilipender de bon cœur les écarts théoriques pseudo-scientifiques d’un savant qui se rattache à la période tardive et post-classique de l’économie bourgeoise, en le fusti­geant d’un point de vue scientifique supérieur. C’est ainsi qu’il expédie brillamment au chapitre IX la théo­rie du célèbre professeur d’Oxford, Nassau W. Senior, sur l’importance à accorder à la « dernière » heure de travail (cf. p. 778 sqq.) ; à une autre occasion, il exé­cute la « théorie » que le même « sérieux savant » a « découverte », et qui s’est maintenue jusqu’à nos jours, celle de la prétendue « pratique d’abstinence » du capital (cf. p. 1001 sqq.). Ces pages de la cri­tique économique de Marx comptent parmi les mor­ceaux les plus amusants du Capital, et cachent presque toujours de surcroît, sous leur enveloppe satirique, un lot considérable de vues positives et pénétrantes qui sont communiquées au lecteur comme « par jeu ». Néanmoins, elles ne font pas par­tie du noyau central et auraient aussi bien pu trou­ver place dans le quatrième livre qu’avait projeté Marx d’une Histoire de la théorie et dont il a écrit lui-même à Engels (le 31 juillet 1865) qu’à l’inverse des parties théoriques (les trois premiers livres), il devrait avoir un caractère « historique et littéraire » et serait pour lui « la partie relativement la plus facile », puisque « toutes les questions sont résolues dans les trois premiers livres, et que le quatrième ne sera donc qu’une répétition sous une forme histo­rique » !

C’est un tout autre caractère que revêt le second des deux éléments que nous avons distingués dans les considérations « critiques » au sens étroit qu’on relève dans Le Capital. Cela concerne de nombreux pas­sages, de moindre ampleur que les précédents, mais auxquels leur contenu confère une extrême impor­tance : par exemple, l’exposé de la querelle que les lois économiques de l’échange de marchandises sont incapables de trancher et qui porte sur les limites de la journée de travail (cf. pp. 786 sqq.) ; mais c’est surtout sensible dans la division qui conclut le chapitre premier sur « Le caractère fétiche de la mar­chandise et son secret » ainsi que dans la dernière section du livre, « La prétendue accumulation primi­tive » et le « secret » qui y est caché. La « cri­tique de l’économie politique » de Marx qui vient, en tant que théorie économique, élucider les concepts de la société capitaliste bourgeoise moderne et pour­suit avec la plus rigoureuse logique scientifique, jus­qu’à leurs dernières conséquences théoriques, les pro­positions énoncées à ce sujet par les grands théori­ciens économistes à l’époque classique, autrement dit révolutionnaire, du développement bourgeois, jaillit encore une fois ici du cadre de la théorie économique elle-même. Si tout y est dit de ce que l’on peut dire, d’un point de vue économique, à propos de la « genèse du capital à partir de la plus-value ou tra­vail impayé », d’abord dans les sections qui s’occu­pent du « procès de production », ensuite dans celles qui traitent de « la reproduction et l’accumulation », il y a néanmoins un point « extra-économique » qui n’a pas encore été résolu et reste à élucider : d’où vient, antérieurement à la production capitaliste, le premier capital et d’où vient le premier rapport capi­taliste qui est né entre les capitalistes exploiteurs et les travailleurs salariés exploités ? C’est encore Marx qui a poussé l’analyse jusqu’à poser cette question dans son exposé théorique proprement économique (cf. pp. 1070, 1085-1086, 1136), pour interrompre ensuite momentanément son investigation. Mais il y revient dans la dernière section. Sa critique commence par mettre en pièces, radicalement et sans pitié, la réponse qu’avaient fournie à cette dernière question de l’économie bourgeoise, non seulement les simples défenseurs intéressés au maintien de la classe capitaliste (ceux que Marx appelle les « économistes vulgaires »), mais même des « économistes classi­ques » tels qu’Adam Smith. Il montre que cette ques­tion n’a aucun caractère « économique > et qu’elle ressortit uniquement soi-disant à l’histoire, en réalité à la légende. Pour sa part, il finit par procéder, tout aussi impitoyablement, à l’élucidation de la question restée en suspens du point de vue « économique » : mais alors ce n’est plus économiquement, c’est histo­riquement qu’il l’envisage, et en fin de compte ce n’est pas non plus une solution théorique mais une solution pratique qu’il lui apporte, sous la forme d’une tendance au développement dérivée de l’histoire pas­sée et présente, et qui renvoie à l’avenir. C’est le seul éclaircissement de la question réelle que pose l’« ac­cumulation primitive » à pouvoir rendre compte du rapport réel que cette dernière section entretient avec le reste de l’ouvrage, de même qu’il permet d’expli­quer la position du XXXII° et dernier chapitre qui achève l’exposé historique de la genèse et du déve­loppement de l’accumulation du capital par la « ten­dance historique de l’accumulation capitaliste ». D’où en même temps les raisons de méthode con­traignantes qui ont fait que la « prétendue accumu­lation primitive » ne pouvait effectivement pas trou­ver place au début ni au milieu mais à la fin du Capital. C’est pour ces raisons que Marx l’y a placée, et pour ces raisons que le lecteur devrait la lire en dernier.

IV

L’autre point à éclaircir ici concerne non plus l’en­chaînement des sections et des chapitres pris en par­ticulier, mais le développement de la pensée et des concepts proprement dits. Il s’agit ici des seules dif­ficultés réellement importantes que certaines parties de l’œuvre dont nous n’avons pas encore discuté en détail, présentent effectivement pour le lecteur néo­phyte et même pour le lecteur qui, instruit dans sa spécialité scientifique, ne serait pas versé à la fois en philosophie. Les passages en question, principalement responsables de la plainte qui a souvent été formulée à propos de la « difficulté qu’il y a à comprendre Le Capital », sont avant tout la troisième division du chapitre premier, rapidement mentionnée plus haut, qui traite de la « Forme de la valeur », et en outre, mais à un degré bien moindre, quelques parties du chapitre ni sur « La monnaie » qui s’y rattachent de très près, plus quelques morceaux encore parmi lesquels les chapitres IX, XI et XII dont nous avons déjà parlé et qui entretiennent un rapport spécifique avec les chapitres XVI à XVIII sur « La plus-value absolue et relative » (ces derniers, en effet, n’en offrent une simple répétition qu’à des yeux superfi­ciels). Les difficultés en question tiennent toutes sans exception à la « méthode dialectique ».

On a pu se tromper sur le sens des explications que Marx a données lui-même dans sa postface à la seconde édition du Capital (pp. 552 sqq.) relative­ment à l’importance qu’il convient d’attacher à sa structure et à son exposition, au point de croire qu’il n’avait fait que « flirter çà et là » lors de l’élabo­ration de son œuvre, et en particulier du chapitre sur la théorie de la valeur, avec le mode d’expression caractéristique de la dialectique hégélienne. Avec un peu plus d’attention, on s’aperçoit que les explica­tions que Marx livre lui-même à cet endroit entre­tiennent des rapports beaucoup plus étroits, sinon avec l’enveloppe philosophiquement mystifiée, du moins, certainement, avec le noyau rationnel de la méthode du philosophe Hegel. D’une façon stricte­ment empirique, toutefois, Marx, chercheur scienti­fique, a appréhendé la réalité concrète des conditions économiques, historiques et sociales qui, à première vue, apparaissent sous un jour schématiquement abstrait et irréel au lecteur à qui manque d’avoir passé par l’école rigoureuse de la science. Ces condi­tions, il les a ramenées à des concepts extrêmement simples, tels que marchandise, valeur, forme de la valeur, dans lesquels la totalité concrète de l’être et du devenir — genèse, développement et déclin — de l’ensemble du mode de production et de l’ordre social actuels est censée être contenue dès le début et dans sa forme germinale. Et, de fait, cette réa­lité y est effectivement contenue — création intel­lectuelle du savoir du « démiurge », savoir qui avait commencé par rester secret — bien qu’il n’y paraisse guère ou pas du tout à l’œil peu exercé.

Ce qui précède est particulièrement vrai du concept de « valeur ». On sait que ce concept ne fut pas inventé par Marx ; il le trouva tout prêt dans l’économie bourgeoise classique, chez Smith et Ricardo en particulier. Marx le soumit à la critique et l’appliqua à la réalité présente et potentielle de manière incomparablement plus réaliste que ne l’avaient fait les économistes classiques. Chez Marx précisément, et à un degré bien plus grand même que chez Ricardo, la réalité historique et sociale effective des rapports qu’il saisit au moyen de ce concept est un fait indubitable, palpable. Marx écrivait à ce propos dans une lettre datée de 1868, au sujet d’un critique de son concept de valeur :

« Le malheureux ne voit pas que même si, dans mon livre, il n’y avait pas le moindre chapitre sur la  » valeur « , l’analyse des rapports réels, que je donne, contiendrait la preuve et la démonstration du rapport de valeur réel. Son bavardage sur la nécessité de démontrer la notion de valeur ne repose que sur une ignorance totale, non seulement de la question débat­tue, mais aussi de la méthode scientifique. N’importe quel enfant sait que crèverait toute nation qui ces­serait le travail, je ne dirais pas un an, mais ne fût-ce que quelques semaines. De même un enfant sait que les masses de produits correspondant aux diverses masses de besoins exigent des masses diffé­rentes et quantitativement déterminées de la totalité du travail social. Il est tout à fait évident que la forme déterminée de la production sociale ne sup­prime nullement cette nécessité de la répartition du travail social en proportions déterminées : c’est la façon dont elle se manifeste qui peut seule être modi­fiée. Des lois naturelles ne peuvent pas être suppri­mées absolument. Ce qui peut être transformé, dans des situations historiques différentes, c’est unique­ment la forme sous laquelle ces lois s’appliquent. Et la forme sous laquelle cette répartition proportion­nelle du travail se réalise, dans un état social où la connexité du travail social se manifeste sous la forme d’un échange privé de produits individuels du tra­vail, cette forme, c’est précisément la valeur d’échange de ces produits. »

Mais que l’on compare maintenant ce passage avec les premières pages du Capital, telles qu’elles apparaissent à quelqu’un qui ne saurait rien de ces « arrière-plans » réalistes de l’auteur. Nous avons là, à coup sûr, quelques concepts réellement appréhendés du « monde phénoménal », des faits empiriques du mode capitaliste de production et, entre autres, le rapport quantitatif qui se révèle dans l’échange de différentes espèces de « valeurs d’usage » ou de « valeurs d’échange ». Ce rapport d’échange fortuit entre des valeurs d’usage, lequel porte encore une trace d’empirisme, est cependant remplacé tout aussi­tôt par quelque chose de nouveau, acquis par abstrac­tion des valeurs d’usage des marchandises, et qui n’apparaît que dans le « rapport d’échange » des mar­chandises ou dans leur valeur d’échange. C’est cette « valeur », « immanente » ou interne, acquise en fai­sant abstraction du monde phénoménal, qui forme donc le point de départ conceptuel des déductions à venir dans Le Capital. « La poursuite de l’investiga­tion », dit explicitement Marx, « nous ramènera à la valeur d’échange en tant que mode d’expression néces­saire ou forme de la valeur, laquelle doit cependant être considérée comme d’abord indépendante de cette forme. » Parbleu ! ce n’est pas cela qui nous aura ramené à quelque chose qui ressemble au phénomène directement donné de manière empirique, mais nous sommes embarqués dans un développement dialec­tique, que Marx conduit de main de maître (et qui n’a peut-être jamais été égalé, même par Hegel), de la « forme de la valeur » de la marchandise en sa « forme monétaire », pour nous amener, à la qua­trième division, éblouissante mais d’autant plus impra­ticable au simple lecteur, à entrevoir le secret dévoilé du « caractère fétiche de la marchandise », et à apprendre ce qui se cache en fait derrière la « valeur d’échange » et la « valeur » concomitante. On apprend que cette « valeur » de la marchandise n’exprime pas quelque chose de physiquement réel, comme le corps de la marchandise ou les corps détenteurs de la marchandise, ni — comme la valeur d’usage — un simple rapport entre un objet présent ou produit et un besoin humain, mais se révèle bien plutôt « un rapport entre des personnes qui est dissi­mulé par un revêtement matériel. » Ce rapport caractérise un mode de production et une formation sociale historiquement déterminés, mais n’apparais­sait nullement, dans cette forme « matériellement déguisée », au cours de l’ensemble des périodes his­toriques, modes de production et formations sociales précédents et redeviendra parfaitement superflu pour tous les modes de production sociale à venir qui ne seront pas fondés sur la production de marchandises (cf., pp. 604 sqq., en particulier pp. 610-613).

La forme, illustrée par cet exemple, que Marx a donnée à cet exposé ne présente pas seulement l’avan­tage scientifique et esthétique d’une intelligence par­faitement maîtrisée. Elle convient aussi supérieure­ment à une science dirigée non vers le maintien et le développement escompté du présent ordre capita­liste, économique et social, mais bien vers son renver­sement révolutionnaire. Elle ne permet pas un seul instant au lecteur du Capital de s’adonner à la con­templation des réalités directement saisissables et aux connexions entre elles, mais va droit au malaise interne dans tout ce qui existe. En bref, elle se révèle supérieure aux autres méthodes d’investigation histo­riques et sociales, par le fait que, « dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mou­vement même dont toute forme faite n’est qu’une configuration transitoire, rien ne saurait lui en impo­ser ; parce qu’elle est essentiellement critique et révo­lutionnaire. »

Tel est le caractère fondamental du mode d’exposition propre à Marx, dont le lecteur devra s’accom­moder une fois pour toutes si, loin de se contenter de retirer du Capital quelques aperçus parcellaires sur les ressorts et les tendances du développement de la société contemporaine, il prend à cœur de saisir globalement et radicalement la théorie totale qui y est contenue. On ne ferait que se duper soi-même à tenter de se frayer un accès plus « commode » — ce qui ne serait pas en soi tout à fait irréalisable — au Capital en le lisant, non pas du début à la fin, mais d’une certaine manière « à rebours ». Ainsi s’épargnerait-on, à vrai dire, la peine de prendre con­naissance d’une quantité de « lois », telles par exem­ple celles du chapitre IX qui régissent « le taux et la masse de la plus-value » et qui ne valent qu’autant qu’on fait abstraction de la possibilité de la plus-value « relative », introduite au chapitre suivant, pour apprendre ensuite au chapitre XVI, à l’issue d’un développement tout aussi « abstrait » des lois de la plus-value relative, que finalement « d’un cer­tain point de vue, la distinction entre la plus-value absolue et la plus-value relative paraît illusoire » car il s’avère que « la plus-value relative est absolue…, et la plus-value absolue est relative » et que toutes deux ne représentent par le fait que des moments abstraits de la plus-value réelle bien concrète — mo­ment lui-même d’une extrême abstraction qui est celui d’un développement conduisant en dernier res­sort aux phénomènes réels de la réalité économique qui nous entoure. Mais c’est précisément sur cette méthode rigoureuse, qui ne devient jamais la base choisie une fois pour toutes et n’affirme rien sans l’avoir auparavant mesuré à l’expérience superfi­cielle et chargée de préjugés, que repose la supério­rité formelle de la science marxiste. Qui efface ce caractère du Capital, retrouve en réalité le point de vue, sans aucune valeur scientifique, de cette « économie vulgaire » si âprement ridiculisée par Marx. En matière de théorie, elle « se targue des apparences pour nier la loi des phénomènes », et finit en pra­tique par défendre tout bonnement les intérêts de cette classe qui se trouve rassurée et satisfaite d’une réalité momentanée telle qu’elle apparaît directe­ment ; d’une classe qui ignore et ne veut pas savoir que, dans cette réalité même, comme une don­née en profondeur, difficile à saisir, mais qui n’en est pas moins réelle, il y a aussi son changement continu, sa genèse et son développement, le déclin de ses formes présentes, la transition vers des formes nouvelles d’existence ainsi que la loi de ces change­ments et développements. Toutefois, le lecteur prêt à s’en remettre au principe du Capital, c’est-à-dire à la démarche de pensée dialectique, feuillettera avec profit quelques pages du chapitre XVI, pour se faire au moins une idée de la voie qu’emprunte cette démarche dans sa progression au chapitre XI (mais que, à l’examiner comme il faut, elle s’était tracée bien avant).

Toute la structure du Capital repose sur ce rapport « dialectique » exposé ici à la lumière de quelques exemples, rapport qui se fait jour entre la première forme tout abstraite et les formes plus tardives et progressivement plus concrètes qui traitent d’un seul et même objet ou rapport, à travers lequel l’ordre qu’on adopte d’ordinaire comme « naturel » dans la vie extra-scientifique, pour considérer les réalités données, semble avoir été formellement inversé, mis « sur la tête ». Marx le déclare explicitement à plu­sieurs reprises : il n’a pas utilisé, dans son étude, le concept de « salaire », avant le chapitre XIX, mais s’est uniquement servi du concept de « valeur » (et accessoirement de celui de prix) de la « marchan­dise force de travail » ; il faut attendre la sixième section pour qu’apparaisse, « dérivé » de ce concept placé en premier dans le développement conceptuel, cet autre concept de « salaire », qui « se représente à la surface de la société bourgeoise comme le prix du travail  ».

Enfin, c’est à ce mode d’exposition « dialectique » que tient encore l’emploi que Marx fait tout au long du Capital, aussi bien que dans ses autres œuvres, du concept et du principe de la « contradiction » et qui peut être d’un abord assez difficile pour le lec­teur non initié à la dialectique (et donc de fait pour la grande majorité des lecteurs contemporains, quel­que niveau de culture qu’ils puissent avoir atteint par ailleurs). Il s’agit plus particulièrement de la « contra­diction » qui existe entre ce qu’on appelle 1′ « es­sence » et ce qu’on appelle le « monde phénoménal ». « Toute science serait superflue si la forme phénomé­nale et l’essence des choses coïncidaient immédiate­ment », tel est le grand principe de la science marxiste auquel le lecteur du Capital doit s’habituer ; ainsi de la remarque, bien souvent répétée, que toute « contradiction » qui se manifesterait par rapport à un concept ou une loi ou une formule déjà exposés — par exemple, le concept de « capital variable » — n’est pas en réalité un argument contre l’utilisation de ce concept, mais bien plutôt une expression d’une « contradiction inhérente à la production capita­liste » (p. 767). Dans de très nombreux cas, toute­fois, une analyse plus poussée révèle — et Marx le reconnaît également en ce qui concerne cet exemple du « capital variable s> — que la prétendue contra­diction n’existe pas en fait, mais est construite de manière à apparaître comme telle au moyen d’une expression symboliquement abrégée ou, pour d’autres raisons, inintelligible. Cependant, dans le cas où il n’est pas possible de laisser simplement la contradic­tion de côté, quiconque objecterait à ce qu’il soit parlé de contradiction dans un passage conceptuel-déductif, et qui se donne pour strictement scientifi­que, devra se consoler pour le moment, relativement à ces derniers caractères de la dialectique marxiste, au moyen du mot de Goethe concernant les allégo­ries, que Mehring nous a rappelé dans son intéres­sante étude du style de Marx :

Gleichnisse diïrft ihr mir nicht verwehren,

Ich wiisste mich sonst nicht zu erklàren.

En fait, l’artifice « dialectique » employé par Marx dans bien des passages importants de son œuvre et par lequel les contrastes entre l’existence sociale réelle et la conscience de ses porteurs, le rapport entre une tendance moyenne, sous-jacente à une évo­lution historique, et les « contre-tendances » par les­quelles elle est à première vue compensée ou sur­compensée, et même les conflits réels entre des clas­ses sociales en lutte, sont représentés comme autant de « contradictions », cet artifice a en tout cas le caractère ou la valeur d’une allégorie qui, loin d’être banale, éclaire au contraire des relations profondes. Il en va exactement de même pour l’autre concept dialectique qui apparaît moins fréquemment dans Le Capital, mais en des points d’une importance déci­sive, celui de la conversion de la quantité en qualité ou d’un concept, d’une chose ou d’un rapport en leurs contraires (dialectiques) —cf. pp. 845, 994, 1088 sqq.

V

(…) On a ajouté à cette édition un appendice d’une grande importance théorique (…) qui contient le fameux compte rendu que Marx a donné, dans l’Avant-propos à la Critique de l’économie politique, du cours de ses études politico-économiques jusqu’en 1859 et du résultat général auquel il était parvenu. Ce rapport autobiographique abonde en aperçus pro­fonds sur l’évolution de Karl Marx, chercheur écono­mique et critique social, et sur les traits fondamentaux de cette vision matérialiste de l’histoire à laquelle il était arrivé au milieu des années quarante, après être passé par l’idéalisme hégélien et la politique idéaliste des démocrates révolutionnaires. C’est cette concep­tion qu’à partir de 1845, grâce à la collaboration de Friedrich Engels, il a développée jusqu’à pleine ma­turité et dont il formule en 1859 les conclusions provisoires. Le Capital suffirait à le prouver, mais c’est une confirmation de plus, que le fondateur de la conception matérialiste de l’histoire n’a jamais pensé à tirer de son nouveau principe quoi que ce soit qui puisse ressembler, de près ou de loin, à une « théorie générale de la philosophie de l’histoire » et qui viendrait se greffer de l’extérieur sur l’histoire réelle. Ce que Marx a dit de son concept de valeur vaut également pour sa conception de l’histoire : jamais son auteur ne l’a considérée comme un prin­cipe dogmatique ; au contraire, il n’y a vu qu’un outil nouveau susceptible de servir, aux hommes d’action et de pensée, à explorer le monde sensible, réel et pratique, donné par l’expérience. Voilà cin­quante ans qu’afin d’éviter tout malentendu concer­nant la méthode du Capital, Marx a déclaré à Mikhaïlovsky, sociologue idéaliste russe, qu’il ne fal­lait rien voir d’autre dans Le Capital, et particulière­ment dans son résultat, résumé dans la dernière sec­tion de l’ « accumulation primitive », qu’une esquisse historique de la genèse et du développement du capi­talisme en Europe occidentale. Les propositions émi­ses dans Le Capital n’ont de validité universelle en dehors de ce domaine que dans le sens où toute con­naissance empirique approfondie des formes natu­relles et historiques s’applique à des cas nombreux, ne se limitant donc pas au seul exemple étudié. Dans quelle mesure les théories scientifiques du Capital peuvent-elles, dans la réalité, se prévaloir d’une telle validité, la seule à être compatible avec les principes d’une science empirique rigoureuse ? Le développe­ment qu’a suivi jusqu’à nos jours l’ensemble des pays européens, et même quelques-uns en dehors d’Europe, a déjà répondu pour une part à cette ques­tion, et pour le reste, l’avenir nous l’apprendra.

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