Lettre de Souvarine à Monatte (1921)

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Moscou, 9 août [1921]

Mon cher Monatte,
Je regrette bien de n’avoir pas pu t’écrire durant ces dix dernières semaines de séjour en Russie. La vie est si fiévreuse ici, si intense, si riche d’impressions et de révélations que l’on est enchaîné dans un tourbillon dont on a peine à se dégager quand on songe à renseigner Paris. J’ai cependant fait de mon mieux pour garder le contact avec mes amis. Mais les délégués syndicalistes ont été bien coupables de vous laisser dans l’ignorance de ce qui se passait ici. La note de la V.O. à ce sujet n’était pas trop sévère. Les renseignements personnels directs vous eussent été d’autant plus nécessaires que les comptes rendus de Rosta et de Moscou ne valent rien, défigurés qu’ils sont successivement par la sténographie, l’analyse, la traduction et l’impression. Il faut dire que le personnel du Bureau de presse très insuffisant et très mal outillé, a été débordé par l’avalanche des discours, rapports, thèses, amendements, résolutions, bulletins, journaux, etc., à imprimer en quatre langues. Mais il faut vraiment avoir vécu ici ces dernières semaines pour se rendre compte des difficultés de la tâche et des raisons qui font insuffisante l’information sur les congrès. Ce qui est inexcusable c’est l’indolence des délégués qui, au lieu de se mettre le soir au travail pour renseigner leurs mandants, vont au théâtre, au concert, ou sur le boulevard pour chercher fortune. Il faudra que vous teniez le plus grand compte des renseignements qui vous seront fournis sur l’attitude et le travail de chaque délégué ; c’est dans de telles circonstances que l’on voit les hommes à l’œuvre et que l’on a le droit de porter sur eux un jugement.
Tu sais que nous avons eu ici plusieurs de ces vieilles connaissances : Foster, Andreytchine, Tom Mann, Haywood, avec lesquels les communistes travaillent en excellent accord. Haywood et Andreytchine sont d’ailleurs dans le Parti Communiste, ainsi que Robert Minor, également à Moscou.

Les Espagnols (synd. rév.) ont envoyé une délégation très intéressante [*], les Italiens sont malheureusement arrivés après le Congres syndical, dont ils ont approuvé les résolutions. Somme toute, l’opposition synd. rév. est apparue presque inexistante et les raisons en sont évidentes : elle comprenait seulement la moitié de la délégation française, où seul Sirolle faisait figure d’homme représentatif et avec toute l’indécision que tu lui connais et les représentants des « Unions libres » d’Allemagne, combattus par les synd. communistes ; enfin le délégué des I.W.W., particulièrement incompétent, et faisant pauvre figure à côté d’un Haywood, d’un Andreytchine (qui n’avaient pas de mandat). Autrement dit, aucune organisation dans son ensemble, les Espagnols, les Anglais, les Hollandais, puis les Italiens (pour ne parler que des synd. rév.) ayant voté avec la majorité. Dans cette situation, l’annonce de votre protestation a produit un effet… que tu devines. J’ai l’impression qu’elle a été écrite sous le coup d’une grosse déception, et non après un examen attentif des conditions où la résolution du congrès a été adoptée. Car enfin, même si cette résolution vous choque, elle vous choque moins que la politique de Jouhaux et compagnie avec lesquels vous cohabitez dans la C.G.T. pour des raisons d’intérêt supérieur du mouvement ouvrier ? Quand on reste dans une organisation avec Jouhaux (et l’on a raison d’y rester), on peut adhérer à Moscou et rester dans une organisation avec Lozovsky, Haywood, Andreytchine, Foster, Tom Mann, et compagnie, quitte à critiquer le point de vue de ceux-ci. Je ne puis pas croire que vous resterez dans la position : ni Amsterdam, ni Moscou. Il y a une si forte majorité contre votre conception particulière dans l’Int. synd. que vous ne pouvez pas espérer voir Moscou déchirer ses résolutions pour attirer une fraction d’une fraction des syndicats français, et de petites minorités d’Allemagne et d’Amérique. Si personne ne veut rien céder, où est l’issue ?
Au moment où je t’écris, je ne connais que le compte rendu des deux premiers jours de Lille. Sur le congrès de la minorité, nous ne savons rien ici. Peut-être tout ce qui précède est-il déjà caduc et périmé ? En ce cas, j’aurais mieux fait de ne rien dire. Voilà la difficulté de discuter dans les conditions où nous sommes. Il ne me reste que la place de te dire au revoir et de ce fait de présenter mes amitiés à ta femme.
J’espère qu’elle voit ma mère de temps en temps et qu’elle lui remonte le moral.
Cordialement,

Boris Souvarine.

Si ma lettre te parvient, accuse-m’en réception par deux lignes à la Petite Corresp.

Note de la BS:

[*] La délégation de la CNT espagnole comprend notamment Joaquin Maurin et Andreu Nin.

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2 Réponses to “Lettre de Souvarine à Monatte (1921)”

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