La mort de René Lefeuvre (1988)

by

Articles de Serge Quadruppani et Maurice Nadeau parus dans la Quinzaine littéraire N°513 (16 juillet 1988).

Le fondateur des Cahiers Spartacus est mort le 6 juillet à quelques jours de sa quatre- vingt-sixième année et, conformément à ses désirs, ses cendres ont été dispersées au pied du mur des Fédérés. Avec lui disparaissent un pan d’histoire du mouvement ouvrier et aussi, une part d’histoire personnelle, pour des dizaines de personnes — des centaines peut-être, tant il avait su mettre en application cette conception du changement social qui ne dissocie pas la convivialité, la fraternité et l’activité politique. Bien des mémoires conserveront l’image des dîners de la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie. Dans les années soixante-dix, il arrivait qu’on trouvât, réunis autour de la même table, à côté des cousins de Bretagne, toute la palette de l’extrême-gauche française, un ou deux amis artistes et telle vieille militante qui avait connu Cronstadt en 1917. C’est dans ces moments-là, grâce à René, qu’il était le plus facile de croire que le monde allait changer.

Son père était maçon et sa mère brodeuse. Apprenti-maçon à seize ans dans son Ile-et-Vilaine natale, correcteur dans les années trente à Paris, il est d’abord secrétaire des Amis de Monde, l’hebdomadaire d’Henri Barbusse. Les groupes d’études qu’il crée donnent naissance à la revue Masses, qui publiera des articles de militants peu connus, mais aussi, par exemple, de Bataille et de Soustelle (qui alors défendait les droits des Indiens mexicains contre les colons !). Dès le numéro 5, la revue amorçait une campagne pour la libération de Victor Serge : l’antistalinisme devait être l’une des lignes directrices de l’activité de René, la seconde apparaissant avec l’édition dans les premiers numéros de Spartacus, de textes de Rosa Luxemburg. A l’image de la célèbre révolutionnaire allemande qu’il admirait et qu’il fit connaître en France, René se situait à la charnière de la social-démocratie et de l’ultra gauche conseilliste. Cette position explique l’éclectisme, et l’extraordinaire richesse du catalogue de Spartacus. Ces Cahiers, qu’il publiera jusqu’à nos jours, avec quelques interruptions, sur plus de cinquante ans, ont édité aussi bien les fines analyses du phénomène stalinien d’un Souvarine. que les solides études historiques de Dommanget sur la révolution française, les écrits d’anarchistes morts pendant la guerre d’Espagne, ou ceux d’un Robin des bois prolétarien de l’Allemagne des années 20 (*), les textes de Marx fondateurs d’une critique de la politique, que des essais plus en prise sur l’actualité et ses combats. Korsch, Pannekoek, Ciliga, Prudhommeaux, autant d’auteurs qui ne disent peut-être rien à bien des lecteurs, mais qui ont pourtant, chacun en leur temps, bien des années avant les antitotalitaires professionnels, critiqué les dictatures de l’Est sans pour autant se mettre au service de l’ordre dominant à l’ouest.

René aimait les livres, de cet amour sans recul des prolétaires avides de culture, qui a à peu près disparu aujourd’hui dans l’agonie du vieux mouvement ouvrier et la médiatisation des masses. Au souvenir de ces colis de bouquins ficelés avec une dextérité inconnue des intellectuels, qu’il envoyait à l’adolescent que j’ai été (Anatole France et Paul Lafargue, Tolstoï et Rosa L.), il m’apparaît que, si dans cent ans, il y a encore des livres, nous pouvons êtres sûrs que le goût de la lecture continuera d’entretenir des liens ouverts ou clandestins avec le désir de changer la vie. René n’avait rien d’un théoricien. C’est pourtant ce savoir-là, si occulté aujourd’hui, qu’il nous aura transmis.

S. Q.

( * ) Max Hölz, Un rebelle dans la révolution, Allemagne 1918-1921, traduit, présenté et annoté par Serge Cosseron.

Suivant le désir ardent de René, les Cahiers continuent, animés par une équipe qui collaborait avec lui depuis plusieurs années. Cahiers Spartacus, 5, rue Ste-Croix de la Bretonnerie, Paris 75004. Il y a une cinquantaine d’années, il assurait à lui seul déjà la vie d’une petite revue révolutionnaire, Masses. Fondée un peu sur le modèle de New Masses, la revue du communiste américain dissident Max Eastman. Elle ne relevait d’aucune orthodoxie de parti (René se disait volontiers luxembourgiste, il a été l’éditeur de plusieurs brochures de Rosa), et même, elle ferraillait contre la « bolchevisation » des partis communistes, qui devait donner le stalinisme. Ses collaborateurs étaient des militants syndicalistes et révolutionnaires sans obédience qui avaient fait leurs preuves, en Allemagne, en Italie, aux Etats-Unis, mais elle n’était pas uniquement politique. Je me souviens des brillants articles de l’ethnologue Jacques Soustelle, retour du Mexique. C’est à élargir l’horizon culturel du mouvement ouvrier qu’essentiellement elle visait. Je me rends à l’adresse qu’elle indique, rue de la Huchette, une pièce un peu obscure remplie de livres bien rangés. Un petit homme vif, mon aîné de quelques années, m’accueille et, après un bref examen, me met dans les mains trois ou quatre romans de la NRF. « S’ils t’intéressent, tu en rends compte dans Masses ». C’est ainsi que je pris l’habitude d’aller rue de la Huchette, pour m’approvisionner de services de presse et porter à René mes notes de lecture. Chemin faisant, René m’apprit que, maçon de métier, il gagnait sa vie comme correcteur de presse. Son salaire passait tout entier dans Masses. Il avait la foi chevillée au corps. A Masses succédèrent les Cahiers Spartacus : brochures de Rosa et de classiques du socialisme, de Kurt Landau sur la guerre d’Espagne, de Pannekoek, sur les conseils ouvriers, de Daniel Guérin sur le communisme libertaire, de Maurice Dommanget sur la Révolution française de Victor Serge, celui-ci fit un certain bruit, sur les Procès de Moscou : « 16 fusillés ». De ces Cahiers, il y en a aujourd’hui quelques centaines. Il en préparait d’autres. Du mouvement ouvrier, syndicaliste et révolutionnaire, il était une encyclopédie vivante. Il avait bâti, de ses mains, une petite maison, à Mandres, tout près de celle d’Alfred et Marguerite Rosmer, familiers de Trotsky. Il avait là-bas une grande amie, Mika Etchebéhère, veuve d’un combattant du POUM et auteur de « Ma guerre d’Espagne à moi ». C’est en posant le toit de cette maison qu’il était tombé, un accident dont il subira les séquelles.

Cinquante ans ont passé depuis la rue de la Huchette, cinquante ans durant lesquels, à travers quels événements ! nous nous sommes rarement perdus de vue. Cinquante ans de cette amitié qui ne ressemble à aucune autre quand elle est celle de camarades.

M.N.

Une Réponse to “La mort de René Lefeuvre (1988)”

  1. greatlakessocialist Says:

    Bonjour mon comrade! Je suis Australien, et j’etudie le Francais dans Lycee. Je parle un petit peu Francais, alors, Je ne comprend pas plus de Blog, mais j’aime beacoup Paris 68. C’est mon emblem! Je voudrais lirez un version d’Anglais!

    Au Revoir
    P. Alvarez.

    J’aime

Commentaires fermés