Lettre à l’Unesco (Camus, 1952)

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Publié dans La Révolution prolétarienne N°364 (juillet 1952).

Monsieur le Directeur Général,

Par une lettre du 30 mai,l’Unesco a bien voulu me demander de collaborer à une enquête qu’elle entreprend concernant la culture et l’éducation. En vous priant de bien vouloir faire part de mes raisons aux organismes directeurs de l’institution, je voudrais vous dire brièvement pourquoi je ne puis consentir à cette collaboration aussi longtemps qu’il sera question de faire entrer l’Espagne franquiste à l’Unesco.

J’ai appris, en effet, avec nouvelle avec indignation. Je doute qu’il faille l’attribuer à l’intérêt que l’Unesco peut porter aux réalisations culturelles du gouvernement de Madrid ni à l’admiration que l’Unesco a pu concevoir pour des lois qui régissent l’enseignement secondaire et primaire en Espagne (particulièrement les lois du 20 septembre 1938 et du 17 juillet 1945, que vos services pourront utilement consulter). Je doute encore plus encore qu’elle s’explique par l’enthousiasme avec lequel ledit gouvernement reçoit les principes dont l’Unesco prétend s’inspirer. En fait, l’Espagne franquiste, qui censure toute expression libre, censure aussi vos publications.

Je mets, par exemple, au défi vos services d’organiser à Madrid l’Exposition des droits de l’homme qu’ils ont fait connaître dans beaucoup de pays. Si déjà l’adhésion de l’Espagne franquiste aux Nations unies soulève de graves questions, dont plusieurs intéressent la décence, son entrée à l’Unesco, comme d’ailleurs celle de tout gouvernement totalitaire, violera par surcroît la logique la plus élémentaire. J’ajoute qu’après les récentes et cyniques exécutions de militants syndicalistes en Espagne, et au moment où se préparent de nouveaux procès, cette décision serait particulièrement scandaleuse.

La recommandation de votre conseil exécutif ne peut donc s’expliquer que par des raisons qui n’ont rien à voir avec les buts avoués de l’Unesco et qui, dans tous les cas, ne sont pas ceux des écrivains et des intellectuels dont vous sollicitez la sympathie ou la collaboration. C’est pourquoi, et bien que cette décision soit en elle-même, je le sais, de mince importance, je me sens cependant obligé de refuser, en ce qui me concerne, tout contact avec votre organisme, jusqu’à la date où il reviendra sur sa décision, et de dénoncer jusque-là l’ambiguïté inacceptable de son action.

Je regrette aussi de devoir rendre publique cette lettre dès que vous l’aurez reçue. Je le ferai dans le seul espoir que des hommes plus importants que moi, et d’une manière générale les artistes et intellectuels libres, quels qu’ils soient, partageront mon opinion et vous signifieront directement qu’ils sont décidés eux aussi à boycotter une organisation qui vient de démentir publiquement toute son action passée.

Avec mes regrets personnels, je vous prie de croire, Monsieur le Directeur Général, à mes sentiments bien sincères.

Albert Camus.