Les épigones attaquent Rosa Luxemburg (Frölich, 1939)

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Dans le cadre de la publication de l’Anticritique en espagnol, nous publions un extrait de la biographie de Rosa Luxemburg par Paul Frölich :
En écrivant L’Accumulation du Capital, Rosa Luxemburg avait réussi un coup de maître. Elle avait résolu un problème sur lequel peinaient en vain depuis un siècle, depuis la grande crise économique de 1815, un problème qui avait résisté à la puissance intellectuelle de Marx. La conception de l’histoire qui inspirait Rosa Luxemburg et donnait à ses jugements théoriques et politiques leur sûreté se trouvait confirmée: le socialisme doit arriver, non seulement parce qu’il devient l’idéal de masses d’hommes toujours plus grandes, mais parce que le capitalisme lui-même évolue vers sa propre abolition. En même temps, l’impérialisme était reconnu comme un phénomène historiquement nécessaire, ce qui barrait la voie aux illusions et aux échappatoires que justement recherchaient à cette époque des marxistes renommés. Elle permettait ainsi de comprendre les immenses bouleversements qui s’annonçaient. La performance de Rosa Luxemburg était d’autant plus grande qu’elle l’avait accomplie sans se laisser abuser par la prospérité dont jouissait l’économie capitaliste dans ces années, prospérité due précisément à la pénétration dans les espaces non-capitalistes, et sans se laisser non plus abuser par l’illusion qu’une solution pacifique des conflits impérialistes les plus dangereux entre grandes puissances était imminente. Cinq ans plus tard, dans une lettre écrite de la prison de Wronke à son ami Diefenbach, le 12 mai 1917, Rosa Luxemburg a décrit l’enthousiasme créateur qui présida à la conception et à la rédaction de son œuvre principale :

« L’époque pendant laquelle j’ai écrit L’Accumulation est une des plus heureuses de ma vie. Je vivais vraiment dans un état de griserie, ne voyant et n’entendant jour et nuit que ce problème qui se déployait si magnifiquement devant moi, et je ne saurais dire ce qui me procurait le plus de joie, du processus de la pensée, lorsque je me battais avec une question embrouillée en marchant lentement de long en large dans ma chambre,… ou de la mise en forme stylistique, la plume à la main. Savez-vous que j’ai rédigé les trente cahiers d’un seul trait, en quatre mois — chose inouïe ! — et les ai donnés à l’impression sans même relire une seule fois le brouillon ? »

Malgré le style brillant de l’ensemble, les chapitres purement théoriques exigent du lecteur un haut niveau intellectuel, une connaissance approfondie de l’économie politique en général et de celle de Marx en particulier. Rosa Luxemburg le savait : elle n’avait écrit que pour une petite élite et l’ouvrage « est, de ce point de vue, un article de luxe qui pourrait être imprimé sur du papier à la cuve ». Mais elle ne s’était pas attendu à l’écho que le livre rencontra dans les rangs des marxistes. Parmi les théoriciens marxistes éminents, seuls Franz Mehring et Julian Marchlevski reconnurent la valeur du livre et en furent tous deux enthousiasmés. Toute une série de gens, compétents et incompétents, soumirent par contre L’Accumulation à une critique qui dégénéra chez quelques-uns en un grossier éreintement.
Le niveau de ces critiques, en tout cas, laissait plutôt à désirer. La plupart déclaraient froidement que le problème qui préoccupait tant Rosa Luxemburg n’existait pas. Ils affirmaient que la possibilité d’une progression sereine de l’accumulation, dans une économie purement capitaliste, avait été démontrée par des schémas de Marx totalement irréprochables du point de vue mathématique. Ces critiques ne se souciaient absolument pas de ce que Rosa Luxemburg avait montré l’insuffisance de ces schémas par rapport aux hypothèses économiques de Marx lui-même dans le Capital. Ils se contredisaient en outre violemment les uns les autres sur des points décisifs, ce qui prouvait au moins que le problème n’était pas aussi parfaitement résolu qu’ils le prétendaient.
Ceux qui se mirent sérieusement à exposer à leur manière la dynamique du processus de l’accumulation furent victimes d’erreurs grossières. Le plus sérieux, Otto Bauer, expliqua que l’accroissement naturel de la population permettrait à l’accumulation de s’opérer sans accroc; or il s’agit là d’une idée que Marx, dans le Capital, a déjà réfutée et tournée en dérision. Mais lorsqu’il voulut développer les schémas de Marx et les adapter aux conditions réelles d’existence de l’économie capitaliste concurrentielle, il découvrit qu’effectivement la plus-value ne pouvait pas être réalisée entièrement dans une société purement capitaliste. Il venait ainsi confirmer la solution que Rosa Luxemburg apportait au problème. Mais il s’en tirait en accumulant simplement dans le secteur des moyens de production le reste de marchandises non réalisable dans le secteur des biens de consommation. La réponse de Rosa Luxemburg fut laconique : « On ne peut pas acquérir des actions dans les mines de cuivre avec un lot invendable de bougies de stéarine ou créer une nouvelle usine de machines avec un stock inécoulable de chaussures en caoutchouc. » Bauer avait oublié au moment décisif que l’accumulation ne concerne pas seulement des valeurs, mais des choses tangibles, ayant une forme concrète et déterminée qu’il faut préciser.
Lorsqu’en 1915 Rosa Luxemburg se vit octroyer des loisirs involontaires à la prison de femmes de la Barnimstrasse à Berlin, elle analysa les arguments de ses critiques dans une ample étude, empreinte d’une grande pénétration, de beaucoup d’humour et parfois aussi d’amertume. De l’autel sur lequel sa théorie devait être sacrifiée, il ne resta pas pierre sur pierre. Cette Anticritique fut en même temps pour Rosa Luxemburg une occasion de réexposer l’ensemble de sa conception du problème sous une forme populaire et de la rendre ainsi accessible à un cercle plus large de lecteurs. L’ouvrage est un chef-d’œuvre de méthode scientifique et d’exposition d’un problème, et le jugement qu’elle porta elle-même sur son compte est juste :

« La forme en est ramenée à la plus grande simplicité, sans hors-d’œuvre, sans coquetterie ni fantaisie, sans apprêt, réduite aux seules grandes lignes, elle est, pourrait-on dire, « nue » comme un bloc de marbre. »

Après la mort de Rosa Luxemburg, Boukharine a publié une critique de sa théorie de l’accumulation. Comme nous l’avons déjà dit, il a pu effectivement découvrir certaines faiblesses dans l’argumentation de Rosa Luxemburg. Celle-ci a répété en divers endroits de son ouvrage l’affirmation manifestement fausse selon laquelle l’accumulation du capital serait accumulation de capital monétaire, seule intéressante pour les capitalistes. En réalité la formation de capital monétaire n’est qu’un chaînon intermédiaire dans le processus de l’accumulation. La conclusion de chaque période d’accumulation, c’est l’investissement de capital dans la production et de salaires pour de la force de travail supplémentaire. Cette erreur — difficilement compréhensible chez Rosa — l’a sans doute conduite à surestimer le rôle médiateur de l’argent dans la réalisation de la plus-value et à tenir en outre pour impossible l’échange direct des valeurs à accumuler entre producteurs de moyens de production et producteurs de biens de consommation. Boukharine s’est élevé à juste raison là-contre. Mais il a rejeté trop précipitamment l’ensemble de la théorie de Rosa Luxemburg. Un examen plus minutieux des conditions de l’accumulation montre qu’une partie de la plus-value à accumuler dans le secteur des biens de consommation ne peut être réalisée dans le cadre du capitalisme pur. Et cette partie augmente avec l’amélioration des méthodes de production, avec l’emploi de moyens de production toujours plus disproportionnés par rapport à la nouvelle force de travail utilisée, ce qui fait partie de l’essence même de l’accumulation capitaliste.
Boukharine croyait avoir réfuté l’idée fondamentale de la théorie de Rosa Luxemburg. Mais sa propre « solution » se transforma en une confirmation indirecte des thèses décisives de celle-ci. En essayant d’exposer le mécanisme de l’accumulation du capital dans une société « purement capitaliste », il supposa un « capitalisme d’État » produisant de façon planifiée, ce qui donnait les résultats suivants : « S’il y a eu erreur dans les calculs pour la production de biens de consommation destinés aux travailleurs, cet excédent sera réparti entre les ouvriers ou bien une partie correspondante du produit sera détruite. Même dans le cas d’une erreur de calcul dans la production des objets de luxe, la solution est simple. Ainsi aucune crise de surproduction ne peut surgir ici. » Cette solution est surprenante. Nous avons ici un « capitalisme » qui n’est plus l’anarchie économique, mais l’économie planifiée, où il n’y a plus de concurrence, mais un trust mondial et universel et où les capitalistes n’ont plus besoin de se préoccuper de la réalisation de leur plus-value parce que les produits invendables sont tout simplement consommés gratis. « La production fonctionne en général sans accroc. » Effectivement, il suffit d’éliminer par hypothèse toutes les données du problème — l’anarchie de la production, la concurrence, la nécessité de vendre les produits au consommateur éventuel —, et le problème n’existe plus. « Selon Rosa Luxemburg, les crises sont obligatoires dans notre hypothèse d’une société capitaliste étatique. Nous avons au contraire montré qu’il ne peut y avoir de crises dans cette société. » La position de Rosa Luxemburg n’était pas du tout celle que prétend Boukharine et elle aurait probablement été entièrement d’accord avec lui. Mais elle n’appelait pas « capitalisme pur » une forme de société où les capitalistes exerceraient le commandement et feraient bombance en paix les uns avec les autres, où il y aurait des esclaves d’État et — avec l’armée de réserve qui devait nécessairement y augmenter considérablement — une large couche de « hooligans » pour absorber voracement la production excédentaire. C’est là sans doute l’idéal des dictateurs fascistes, ce n’est pas un « capitalisme pur » au sens de Marx. La critique que Boukharine dirige contre la théorie de l’accumulation de Rosa Luxemburg aboutit ainsi à fournir l’argument le plus fort pour confirmer que l’accumulation capitaliste a besoin d’un espace non-capitaliste. Divers critiques, en particulier Boukharine, ont cru marquer un point important contre Rosa Luxemburg en attirant l’attention sur les immenses possibilités de l’expansion capitaliste dans les espaces non-capitalistes. Mais la fondatrice de la théorie de l’accumulation a déjà enlevé sa portée à cet argument en répétant avec insistance que le capitalisme entrerait nécessairement dans les soubresauts de l’agonie bien avant que sa tendance immanente à l’élargissement du marché se soit heurtée à sa limite objective. Et ce n’était absolument pas là pour Rosa Luxemburg un faux-fuyant pour sauver une théorie indéfendable. Lorsque dans son ouvrage Réforme ou Révolution ? elle avait traité des contradictions générales du capitalisme, quinze ans avant de ramener ces contradictions à un commun dénominateur dans son Accumulation, elle avait écrit :

« Certes, la tactique social-démocrate courante ne consiste pas à attendre le développement des antagonismes capitalistes jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences et à passer alors seulement à leur suppression. Au contraire, l’essence de toute tactique révolutionnaire consiste à s’appuyer seulement sur la direction, une fois reconnue, du développement, et à en tirer jusqu’au bout les conséquences pour la lutte politique. »

La possibilité d’expansion n’est pas un concept géographique — ce n’est pas le nombre de kilomètres carrés qui décide —, ni un concept démographique — ce n’est pas la proportion numérique entre population capitaliste et non-capitaliste qui indique le degré de maturité du processus. Il s’agit d’un problème économique et social, pour lequel il faut tenir compte d’un ensemble complexe d’intérêts, de forces et de phénomènes contradictoires : force offensive des forces productives et force politique des puissances capitalistes, frictions entre les différents modes de production, rôle d’excitant ou de frein à l’expansion joué par la concurrence entre les puissances impérialistes, lutte entre l’industrie lourde et l’industrie textile dans l’industrialisation des colonies (Inde), préservation de l’intérêt des métropoles dans la domination coloniale, révolutions coloniales, guerres impérialistes et révolutions dans les pays capitalistes avec leurs conséquences, bouleversements du marché des capitaux, insécurité politique sur de vastes territoires (Chine), et bien d’autres éléments. A l’époque présente, le gigantesque essor des forces productives s’accompagne de telles entraves à l’expansion qu’elles ont provoqué des perturbations économiques, sociales et politiques profondes et attestent nettement le déclin du capitalisme. Théoriquement, une nouvelle offensive capitaliste est certes concevable, qui pourrait donner un nouvel espace aux forces productives et ouvrir une nouvelle période d’essor général. Mais il n’est pas possible de discerner comment cela devrait se produire. Rosa Luxemburg était bien loin de succomber à un fatalisme aveugle quand elle dégageait les lois de l’histoire, comme le montrent les conclusions qu’elle en tirait pour la lutte de la classe ouvrière :

« Ici, comme ailleurs dans l’histoire, la théorie remplit complètement son rôle quand elle nous indique la tendance de l’évolution, le terme logique vers lequel celle-ci tend objectivement. Le capitalisme ne peut pas plus atteindre ce terme même qu’aucune des périodes antérieures de l’évolution historique n’a pu se dérouler jusqu’à ses ultimes conséquences. Il est d’autant moins nécessaire qu’il soit atteint que la conscience sociale, incarnée cette fois-ci dans le prolétariat socialiste, intervient davantage comme facteur actif dans le jeu aveugle des forces. Et la compréhension correcte de la théorie de Marx est, dans ce cas aussi, pour cette conscience, la source des impulsions les plus fécondes et des stimulations les plus efficaces. »

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