1979-03 L’impérialisme et l’accumulation du capital de Boukharine [Souyri]

Article paru dans les Annales, Vol. 43 N°2 (mars-avril 1979). Il s’agit d’une note de lecture de la première édition de Boukharine / L’impérialisme et l’accumulation du capital (Études et documentations internationales, 1977), réédité en 1990 aux éditions de l’Atelier. Disponible à un format de grosse taille pdf sur le site Persée.

boukharine-imperialisme-accumulation-capital.jpg

Voici, pour la première fois publié en français, un livre qui constitue une des pièces essentielles du vaste dossier concernant les controverses sur l’accumulation. un problème qui occupe une place centrale dans l’histoire de la théorie marxiste et de ses éclatements.

Boukharine, qui avait écrit ce pamphlet en 1924 dans le but de combattre les influences persistantes du luxembourgisme dans le Parti communiste allemand, discute, point par point, la théorie de R. Luxemburg et lui oppose le point de vue du  » marxisme orthodoxe  » qui, à ses yeux, se confond, bien entendu, avec le marxisme de Lénine. Reprenant les arguments qui, en 1924, ne sont, somme toute, plus très neufs, il soutient que le capitalisme peut fonctionner comme système clos au sein duquel toute la plus-value peut être réalisée sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir des couches sociales précapitalistes et il récuse la vision luxembourgienne d’un système qui se trouverait à la fois contraint de se généraliser et conduit à détruire les conditions de son existence en se généralisant.

Tout en reconnaissant à Rosa Luxemburg quelques mérites – celui d’avoir soulevé les problèmes qui tiennent à l’hétérogénéité des formations sociales qui se trouvent intégrées à l’économie mondiale et d’avoir conçu l’impérialisme comme une nécessité historique enracinée dans le fonctionnement même du capitalisme Boukharine formule contre sa théorie des critiques qui ne sont pas toujours sans pertinence. Il y a effectivement un certain illogisme dans la pensée de Rosa Luxemburg qui, d’un côté, a posé très tôt que, le capitalisme entrant dans sa période de crise finale, l’action révolutionnaire devait être mise à l’ordre du jour, puis a fait dépendre l’impossibilité de l’accumulation de la disparition, ou tout au moins d’une décomposition déjà très avancée, des couches précapitalistes. Mais, fait observer Boukharine, comme ces catégories sociales constituent encore et pour longtemps, l’écrasante majorité de la population du globe, elles offriront au capital, si la théorie de Rosa est exacte, un immense champ d’expansion pendant une durée infiniment longue. A tout prendre, le thème des tierces personnes nécessaires à la réalisation de la plus-value prouverait plutôt, contrairement à ce qu’a voulu démontrer Rosa Luxemburg. que le capitalisme est encore bien loin d’être mûr pour la révolution et le socialisme. Il n’est pas faux non plus de souligner que la théorie luxembourgiste de l’impérialisme ne rend pas compte de tous les aspects du phénomène puisque les poussées expansionnistes des grandes puissances s’exercent aussi bien en direction des régions hautement industrialisées que des périphéries précapitalistes. Il n’est pas douteux enfin que la théorie de l’impérialisme, que Lénine et Boukharine lui-même avaient élaborée au cours de la guerre, allait beaucoup plus loin que celle de Rosa Luxemburg dans la mise à jour des relations entre le centre et la périphérie et des mécanismes de l’exploitation que subissent les pays assujettis. Mais il arrive aussi que les observations de Boukharine soient mal fondées et peu concluantes : il n’est pas nécessaire de partir de Bernstein pour admettre que le prix de la force de travail puisse augmenter dans les pays avancés et qu’à partir de là, le capital soit conduit à utiliser la main-d’œuvre en réserve dans les périphéries pour limiter l’élévation des salaires au centre ou pour échapper à ses effets.

Les mêmes remarques s’appliquent aux rudes attaques que Boukharine dirige contre les  » disproportionnalistes « , c’est-à-dire contre Tougan-Baranovski, et à travers Tougan, contre Hilferding qui, en ne faisant dépendre les crises que de l’anarchie du capitalisme, aboutissaient logiquement à la conclusion que si la société capitaliste parvenait à se donner des organismes régulateurs capables de prévenir les ruptures de proportions entre les branches et les sections de la production, la croissance économique ne se heurterait plus à aucun obstacle. Boukharine n’a assurément pas de peine à montrer que les thèses de Tougan ne constituent pas une description adéquate de la marche concrète de l’économie capitaliste réelle. Mais sa démonstration va souvent trop loin. Même dans la société capitaliste qui existe effectivement, l’indépendance de la production par rapport à la consommation parait beaucoup plus grande que ne le supposait Boukharine. Il n’est pas nécessairement vrai qu’un investissement en capital fixe dans une branche industrielle donnée, entraine ipso facto une augmentation de la production dans cette branche. Dans la réalité, il n’est pas rare que le capital installe des machines plus productives pour augmenter ses profits en comprimant les coûts, et la réalisation de cet objectif n’exige pas forcément une augmentation de la masse des marchandises produites. Il n’est pas davantage rigoureusement vrai qu’une augmentation de la production de capital fixe et circulant soit impossible si la consommation sociale reste stagnante. Un système totalitaire, un régime d’économie de guerre, une société concentrationnaire peuvent parvenir – bien que dans certaines limites – à obtenir une augmentation de la production du Département I et en même temps organiser une réduction draconienne de la consommation. Pour abusives que soient les systématisations de Tougan-Baranovski, sa pensée était plus féconde que n’a bien voulu le dire Boukharine : elle anticipait bien des traits de la réalité capitaliste à venir.

Mais, à vrai dire, ce ne sont pas seulement quelques-unes des critiques que Boukharine adresse à Rosa Luxemburg et à Tougan-Baranovski qui paraissent mal fondées et excessives. Ce sont les présupposées théoriques à partir desquelles il construit toute sa représentation du développement capitaliste qui ne semble pas impliquer, d’une manière évidente, les conclusions qu’il en tire. Pour Boukharine comme pour Lénine, la sous-consommation des masses constitue inévitablement une limite à la croissance de la production capitaliste, étant entendu que la consommation sociale n’est elle-même qu’un élément des proportionnalités nécessaires à la continuité de l’accumulation. Mais il est plus que douteux qu’on puisse démontrer, à partir de là, la nécessaire caducité du système capitaliste. Si le fonctionnement de l’économie capitaliste n’est perturbé que par des disproportions et si la sous-consommation n’est qu’une d’entre elles, il suffit que le capitalisme parvienne à se planifier et du même coup à adapter la consommation à la production pour que les crises deviennent impossibles et que l’accumulation ne se heurte plus à aucune limite. Mais alors le marxisme n’annonce pas et ne prouve pas la fin nécessaire du capitalisme. Ce n’est plus le socialisme qui réalise le dépassement des  » contradictions de l’économie capitaliste « . Le capitalisme d’État y suffit. Logique avec lui-même, Boukharine admettait que dans une société où la classe capitaliste tout entière se trouverait unifiée dans un trust unique et où  » un plan rationnel du point de vue du capital  » se substituerait à l’anarchie capitaliste, la sous-consommation des masses cesserait de faire obstacle à la régularité de la croissance.

Ce serait pourtant entièrement fausser la théorie boukharinienne que de lui attribuer cette énorme mutilation du marxisme que serait l’évacuation du problème de la chute du taux de profit. Cette dimension de l’analyse marxiste est bien présente dans le système théorique de Boukharine et elle est même un de ses fondements. Mais pour Boukharine, comme du reste pour Lénine, tout se passe comme si, dans la phase impérialiste, les surprofits réalisés par les monopoles et ceux qui procèdent de l’exportation des capitaux devaient constituer la seule riposte du capital à la chute du taux du profit. C’est pourquoi toute l’attention de Boukharine se porte vers l’analyse globale du capitalisme comme système d’États et d’empires. C’est dans les antagonismes qui opposent les puissances entre elles et le centre aux périphéries que se situent, à l’époque de l’impérialisme exportateur de capitaux, les contradictions mortelles du système. Bien qu’il lui arrive d’employer ce terme, Boukharine n’a pas réellement fondé une théorie de l’effondrement du capitalisme si on entend par là une théorie qui établirait qu’il existe nécessairement des limites historiques au développement de ce mode de production. Dans la pensée de Boukharine, l’impérialisme n’est condamné à périr que dans la mesure où son fonctionnement produit et reproduit inévitablement des crises guerrières et révolutionnaires auxquelles il ne pourra pas survivre. L’existence du capitalisme n’a pas d’autres limites que l’accomplissement des révolutions.

En centrant leurs analyses sur les antagonismes qui se développent au niveau des grands ensembles constitutifs de l’économie mondiale, les théoriciens bolcheviks ont mis au jour, souvent avec lucidité, certains aspects du capitalisme qui resteront fondamentaux jusqu’à la seconde guerre mondiale et même au-delà. Mais leur vision du système comme réalité planétaire les a aussi incités à n’apporter qu’une attention insignifiante aux transformations qui pourtant s’opéraient déjà au niveau de la grande entreprise des pays capitalistes avancés. Ils n’ont pas aperçu en particulier, que l’introduction du taylorisme enclenchait une série de bouleversements de l’économie et de la société des pays du centre qui allaient rendre le capitalisme toujours plus différent de la représentation qu’ils s’en étaient faite et frapper de caducité des pans entiers de leur construction théorique.

Pierre SOUYRI

Autre livre chez le même éditeur:

Laisser un commentaire