A propos du « Traité d’économie marxiste » de Mandel (Mattick, 1969)

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Article de Paul Mattick paru dans International Socialism N°37 (juin-juillet 1969).

Voici un livre ambitieux qui prétend éclairer la théorie économique marxiste d’un point de vue englobant tout le déroulement historique, de la préhistoire à la future société socialiste. Mandel estime cette vue d’ensemble nécessaire en raison de la proposition dialectique qui veut que la communauté primitive perdue resurgisse dans la société socialiste future, sous une « forme supérieure » toutefois. Le comportement des socialistes présuppose le socialisme; selon Mandel « il faut que les individus aient acquis l’expérience que la société, de marâtre, est devenue une mère généreuse et compréhensive, qu’elle satisfait automatiquement tous les besoins fondamentaux de tous ses fils. II faut que cette expérience repénètre dans les sphères inconscientes des individus, où elle rencontrera les échos du passé communautaire qui n’ont jamais été ensevelis complètement par les effets de 7 000 années d’exploitation de l’homme par l’homme » [1]. Ces « échos du passé » sont un simple postulat; pourtant, il est évident que les hommes ne se transformeront qu’en changeant les rapports sociaux et, par conséquent, les conditions de leur existence. Il n’est pas besoin d’évoquer un « inconscient collectif » pour fonder la possibilité d’une conscience socialiste. De toute façon, ceci n’a rien à voir avec la théorie économique marxiste, qui se limite à une critique de  l’économie politique ou bourgeoise et qui, du point de vue de Mandel, devra nécessairement disparaître avec la société capitaliste.

Le matérialisme historique est plus et autre chose que la théorie économique. Alors que le matérialisme historique explique le développement historique comme tel, la théorie économique a pour objet la forme historique spécifique que ce développement revêt dans le capitalisme. Cette différence est voilée dans l’ exposé de Mandel, qui se veut un survol de l’histoire à l’échelle mondiale, visant à actualiser l’analyse économique de Marx. Cela, toutefois, sans citer « les textes sacrés ». Mandel s’en explique ainsi : « Nous citons d’abondance les principaux économistes, historiens économiques, ethnologues, anthropologues, sociologues, psychologues de notre époque, pour autant qu’ ils formulent des jugements sur des phénomènes qui ont trait l’activité économique passée, présente ou future des sociétés humaines. ce que nous cherchons à démontrer, c’est qu’en partant de données empiriques des sciences contemporaines, on peut reconstituer l’ensemble du système économique de Karl Marx [2]. » De cette manière, Mandel veut démontrer que l’enseignement économique de Marx permet « cette synthèse de l’ensemble des sciences humaines » [3]. Il réalise, bien sûr, que c’est là une tâche difficile, et proclame avoir tout simplement produit une ébauche « se prêtant à de multiples corrections et une invitation aux jeunes générations marxistes à Tokyo, à Lima, à Londres et à Bombay et — pourquoi pas? — à Moscou, à New York, Pékin et Paris, de saisir la balle au vol et d’achever par un travail d’équipe ce qu’un travail individuel ne peut manifestement plus accomplir » [4].

L’apport de Mandel se limite, lui, à la lecture de beaucoup de livres et d’un tas de statistiques plus ou moins utiles, lui fournissant le matériel qui, d’une manière ou d’une autre, valide son interprétation de la théorie marxiste. Cette théorie, même si elle est illustrée par des données plus récentes, demeure fondamentalement telle qu’elle nous a été bien souvent présentée. On y trouve la division du travail entre travail nécessaire et sur-travail, l’évolution de l’économie de marché, les relations entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, les théories de la valeur et de la plus-value, la transformation de la plus-value en capital, le procès d’accumulation, tant primitive que développée, l’accroissement de la composition organique du capital et les différentes contradictions du capitalisme, qui se manifestent par ses tendances aux crises et par la baisse tendancielle du taux  de profit. Des chapitres sont consacrés au commerce, au crédit, à la monnaie et à l’agriculture. De là, Mandel en vient au capitalisme monopolistique, à l’impérialisme, et à l’époque contemporaine considérée comme celle du déclin du capitalisme. Le reste du livre est consacré aux problèmes de l’économie soviétique, à la transition du capitalisme au socialisme et au socialisme lui-même. A moins de s’acharner sur des questions secondaires, la plus grande partie du livre, plus descriptif que théorique, de Mandel ne nécessite pas d’appréciation critique. En fait, la plupart des matériaux présentés ne prêtent pas à controverse et peuvent profiter à quiconque s’intéresse à l’histoire sociale et aux problèmes économiques actuels. De toute façon, l’essentiel pour les socialistes ce ne sont pas tant les différents mécanismes de l’économie de marché capitaliste, tels que la monnaie ou les fonctions du crédit, le rôle de la concurrence… et ainsi de suite, mais les limites historiques du système, qui sont le résultat de ses contradictions internes. Ces dernières peuvent se résumer aux relations d’exploitation capital-travail, et donc aux contradictions de la valeur d’usage et de la valeur d’échange d’où proviennent toutes les autres contradictions qui a assiègent
le capitalisme, jusqu’à la chute du taux de profit qui n’est qu’une manifestation de l’accumulation du capital. Ne tenant pas compte de tous les points d’accord, nous attraperont la « balle au vol » seulement là où nous sommes en désaccord avec ses interprétations du marxisme et de la réalité contemporaine.
Marx entendait découvrir les lois du développement capitaliste. Tout comme le capitalisme est issu d’un autre système social, il est condamné à laisser la place à un système différent. Il ne peut durer, selon Marx, parce que sa transformation est déjà annoncée par les forces sociales antagoniques qui le rongent de l’intérieur, et en fonction de sa propre dynamique qui poussera cet antagonisme jusqu’à la révolution sociale. Le développement historique général doit se faire à travers les rapports de production spécifiques à la société capitaliste, en regard à Ia fois de leur nature réelle et de I’apparence fétichiste qu’ils revêtent dans le marché capitaliste et l’économie mercantile. L’analyse de Marx apporte la conviction que le développement capitaliste, conçu comme l’accumulation du capital, a des limites précises au-delà desquelles il cesse d’être un régime social progressiste. Les tentatives pour le maintenir malgré tout aboutiraient à des luttes politiques qui amèneraient finalement le capitalisme à sa perte.

En termes économiques, la production capitaliste est la production de la plus-value, c’est-à-dire de force de travail non payée. La formation du capital, c’est l’accumulation de la plus-value. Cela implique un accroissement de la productivité du travail. Dans le procès d’accumulation, de moins en moins de travail sera employé en comparaison de la masse croissante du capital. Ceci est caractérisé par Marx comme l’accroissement de la composition organique du capital, c’est-à-dire : plus de capital est investi en vue de la production, ou capital constant, qu’en force de travail, ou capital variable. Puisque seul le capital variable crée de la plus-value, alors que le taux de profit est mesuré en capital total — capital variable et capital constant combinés — le taux de profit doit tomber, à moins que cette chute ne soit compensée par un taux croissant d’exploitation, ou plus-value [5]. En réalité, tant que le capital accumule, l’accroissement de la composition organique du capital implique un taux croissant de plus-value, si bien que la chute du taux de profit n’existe que sous une forme latente. m Cependant, pour Marx aussi bien que pour Mandel, « une augmentation équivalente du taux de la plus-value et de la composition organique du capital est à la longue impossible à atteindre » [6]. Mais l’explication donnée par Mandel de cette impasse diffère de celle de Marx. Alors que Marx la déduit de la stricte application de la théorie de la valeur-travail au procès d’accumulation, Mandel pense qu’ « avec l’augmentation de la productivité du travail il se produit souvent une extension des besoins ouvriers et une augmentation correspondante de la valeur de la force de travail, ce qui, à son tour, favorise le développement du mouvement ouvrier, limitant ainsi l’accroissement du taux de plus-value » [7]. Mandel confond la croissance des salaires réels avec la croissance de la valeur de la force de travail. Mais les salaires réels peuvent augmenter, même avec la baisse de la valeur de la force de travail, et c’est précisément ainsi qu’ils augmentent en général, ce qui revient à dire qu’un accroissement dans les salaires réels présuppose un accroissement encore plus rapide dans le taux de plus-value. Pour Marx « la diminution du travail non payé ne peut jamais aller assez loin pour porter préjudice au système capitaliste… C’est l’accumulation la variable indépendante et c’est le taux des salaires la variable dépendante » [8]. Marx peut se tromper, bien sûr, et Mandel avoir raison, mais il resterait à le prouver empiriquement. Il n’existe aucune évidence de cette sorte. Le fait même que le capital continue à accumuler malgré l’augmentation des salaires indique l’accroissement du taux de plus-value, même , si cet accroissement est insuffisant pour garantir un taux d’accumulation qui assure des conditions de prospérité.

Parce que les salaires réels ont augmenté, Mandel considère que la théorie marxienne de l’accumulation n’est pas une « théorie de la paupérisation » et qu’affirmer le contraire serait discréditer le marxisme. Si l’on se fonde sur la théorie de la valeur-travail, c’est-à-dire sur l’hypothèse que le travail reçoit toujours la valeur de sa force de travail, autrement dit son coût de reproduction, il n’y a évidemment pas de paupérisation croissante des masses laborieuses. Mais ceci n’empêche pas, comme Mandel lui-même le signale, que le nombre décroissant de travailleurs en comparaison de l’augmentation du capital implique un nombre croissant d’inemployables, et donc une paupérisation croissante — sans parler de la misère accrue lors des périodes de dépression et des aberrations de la guerre capitaliste. D’ailleurs, en tant que marché mondial, le capitalisme partage la responsabilité de la paupérisation croissante de la planète. A une époque où même la bourgeoisie doit reconnaître ces faits, il est étrange que des marxistes sentent le besoin de nier que l’accumulation du capital est aussi l’accumulation de la misère.
Certes, Mandel n’est pas enclin à minimiser les contradictions du capitalisme. Il semble convaincu, pourtant, que la paupérisation du prolétariat a été prévenue avec succès au moyen des luttes salariales menées au dépens des profits. « Au sommet du boom, si le plein emploi est effectivement réalisé, les demandes d’emploi sont largement inférieures aux offres, les ouvriers peuvent exercer une pression sur les salaires dans le sens de la hausse, et la réduction du taux de profit qui en résulte est une des causes de l’éclatement de la crise [9]. » En réalité, pourtant, dans une période de grande prospérité les prix montent plus vite que les salaires, si bien que la baisse du profit ne peut s’expliquer par les relations d’offre et de demande du marché du travail. A partir de là, Mandel troque la théorie marxiste pour la théorie bourgeoise qui expliquera, comme on peut s’en douter, les crises par les hauts salaires. Le marxisme, lui, ne fait pas dériver sa théorie des crises des relations de l’offre et de la demande, mais des transformations sous-jacentes dans la composition organique du capital et de la modification de la productivité du travail.

Les efforts de Mandel pour expliquer la loi marxienne de la chute du taux de profit sont peine perdue en ce qui le concerne, car il est incapable de la mettre en relation d’une manière cohérente avec le cycle des crises du développement capitaliste. Ses lectures extensives des théories économiques vulgaires, notamment celles de Keynes, l’ont égaré car, afin de pouvoir utiliser ces matériaux, il est souvent obligé de violer les propres théories de Marx. La crise capitaliste, selon Mandel, « s’explique par l’insuffisance, non de la production ou de la capacité physique de consommation, mais de la consommation payante. Une abondance relative de marchandises ne trouve pas son équivalent sur le marché, ne peut pas réaliser sa valeur d’échange, reste invendable, et entraîne la ruine de ses propriétaires » [10]. Bien que Mandel considère l’augmentation de la composition organique du capital et la chute tendancielle du taux moyen de profit comme les lois générales de développement du mode de production capitaliste, il dit aussi « qu’elles créent la possibilité théorique des crises générales de surproduction si l’on admet un intervalle entre la production et la vente des marchandises » [11], Selon Marx, pourtant, la crise résulte des lois générales du développement capitaliste, même s’il n’y a pas d’intervalle entre la production et la vente des marchandises. Ce qui amène les crises, ce n’est pas une difficulté à réaliser de la plus-value, mais la difficulté périodique d’en produire en assez grande quantité.
Ceci ne revient pas à dire qu’il n’y ait pas de problèmes de réalisation, car en fait la production et la réalisation de la plus-value doivent aller de pair. Ceci signifie plutôt que la source déterminante de toutes les difficultés capitalistes doit être cherchée dans la sphère de la production et non dans la sphère du marché, même si les problèmes de production du profit apparaissent effectivement comme des problèmes de marché. Avec un profit suffisant, le capital accumule rapidement et crée son propre marché dans lequel la plus-value peut être réalisée; avec un profit insuffisant, le taux d’accumulation ralentit, ou disparaît entièrement, et rétrécit le marché, rendant ainsi difficile la réalisation de plus-value. « L’intervalle » entre la production et la vente est basé sur la différence entre le taux actuel de profit et le taux de profit qui serait nécessaire pour une accumulation accélérée du capital.

Dans la théorie de Marx, le cycle des crises est expliqué par un écart entre la composition organique du capital et le taux de profit correspondant, dès que ce dernier ne permet plus un tauxaccéléré d’accumulation. Le dilemme est résolu par un accrois-sement de la productivité du travail suffisant pour permettre une nouvelle accumulation du capital, en dépit de sa composition organique plus élevée. La crise trouvant son origine dans la sphère de production, c’est dans cette sphère aussi qu’elle se trouve résolue. C’est à la source de cette situation fondamentale de crise, dans la sphère de production, qu’il faut rechercher la cause de toutes les manifestations de crise qui surviennent au niveau du marché.
Plus Mandel avance dans l’explication du phénomène des crises, plus son exposé devient obscur. Alors qu’il a raison d’insister en affirmant que « la production capitaliste du profit et les oscillations du taux moyen de profit sont les critères décisifs de l’état concret de l’économie capitaliste » [12], et alors que, pour lui, « le mouvement cyclique du capital n’est donc rien d’autre que le mécanisme à travers lequel se réalise la chute tendancielle du taux moyen de profit » [13], la crise reste quand même pour lui une crise de surproduction, due principalement aux disproportions entre les deux grands secteurs de production : la production des biens de production, et celle des biens de consommation. « L’apparition périodique des crises, écrit Mandel, ne s’explique que par une interruption périodique de cette proportionnalité (entre les deux secteurs de la production) ou, en d’autres termes, par un développement inégal des deux secteurs [14]. » Bien que Mandel soit parfaitement au courant de la péréquation des taux de profit, il affirme : « La disproportion périodique entre le développement du secteur des biens de production et celui des biens de consommation doit être liée à des différences périodiques entre les taux de profit dans les deux sphères [15] » Dans un grand effort pour concrétiser l’abstraite théorie marxienne des crises, Mandel en arrive à reprendre à son compte, dans une certaine mesure, des éléments empruntés à presque toutes les théories des crises, marxistes ou autres, et même de faux concepts comme ceux de « multiplicateur » et de « principe d’accélération », alors qu’en même temps il reproche à leurs auteurs de ne pas tenir compte du facteur du « développement inégal des différents secteurs, branches et pays entraînés dans le marché capitaliste », ce qui, pour lui, n’est pas seulement «une loi universelle de l’histoire humaine » [16] mais aussi la clé pour comprendre correctement le mécanisme, des crises capitalistes. Toutefois, loin d’arriver à une synthèse de toutes les connaissances partielles acquises à ce jour sur le problème du cycle des crises, la tentative de Mandel ne débouche que sur un amalgame d’idées contradictoires qui sont parfois difficilement compréhensibles.
Contrastant avec son exposé des théories de Marx, les chapitres que Mandel consacre au capitalisme monopolistique, à l’impérialisme et au déclin du capitalisme sont clairs et concis, et s’ils sont décevants, c’est seulement parce qu’ils manquent de fondement théorique. Les faits présentés parlent d’eux-mêmes, bien sûr, pourtant ils seraient encore plus éloquents s’ils étaient plus étroitement rattachés à la théorie marxienne qui explique clairement que le monopole et l’impérialisme, loin d’être des aberrations du capitalisme, ne constituent que les conséquences inévitables de la production du capital. Ces pages décrivent l’histoire bien connue de la concentration capitaliste, de la centralisation à l’échelle nationale et internationale et des interventions étatiques qui en résultent dans l’économie. Ce qui, aux yeux de certains, apparaît comme une expansion et une extension du capitalisme, et comme une consolidation du système à travers une fusion directe du capital et du gouvernement, semble être pour Mandel une preuve suffisante de l’état de déclin du capitalisme, parce que « la pratique croissante de l’interventionnisme d’État apparaît comme un hommage involontaire que le capital rend au socialisme » [17].

Mandel montre, bien sûr, que les interventions de l’État surviennent à l’intérieur de la structure capitaliste en vue de consolider le profit; pourtant, en même temps, elles minent à long terme les fondements du régime. Parce qu’il est de moins en moins possible de se servir avec profit de tout le capital, écrit Mandel, « l’État bourgeois devient le garant essentiel du profit des monopoles » [18], ce qui amène « le transfert de la propriété publique à des trusts privés » et « l’importance croissante de l’économie de guerre et d’armements » comme substituts « marché », un processus qui, « poussé à sa logique extrême implique nécessairement un processus de reproduction rétrécie » [19]. Si ce processus n’est pas poussé aussi loin, cependant, « les commandes d’État stimulent la production et l’expansion de capacité non seulement dans les secteurs directement « militarisés », mais encore dans les secteurs des matières première» et même, par l’accroissement de la demande générale ainsi créée dans les secteurs des biens de consommation. Aussi longtemps qu’il y a des ressources non employées dans la société, ce « stimulant » aura tendance à en assurer le plein emploi tout en sapant à la longue la stabilité de la monnaie » [20].
Ceci est indubitablement vrai, que l’on se préoccupe ou non de savoir s’il y a des ressources inutilisées dans le capitalisme. Les ressources inutilisées dans le capitalisme : le capital constant et le capital variable, sont la propriété des capitalistes et seront utilisées à la seule condition qu’ils puissent en tirer un profil et augmenter le capital. « La consommation publique », à savoir les travaux publics, les armements et la guerre, sont soustrait de la plus-value disponible destinée à être transformée en capital supplémentaire, producteur de plus-value. Une production développant progressivement sans être source de profit implique un taux d’accumulation en déclin et éventuellement sa fin, détruisant ainsi la rationalité de l’économie capitaliste. Tant qu’elle n’est pas pompée dans la grande masse de la population au moyen de l’inflation, la dépense de la « consommation publique » s’amoncèle dans la dette nationale, qui ne cède aucun profil ni contrepartie. De même que le marché élargi est un pseudo-marché, la prospérité qui en résulte n’est qu’une pseudo-prospérité qui peut ajourner et non empêcher le retour à des conditions de crise. L’application de cette politique a des limites, si bien que même dans une période de dirigisme les ressource* inutilisées ne peuvent que s’accroître.

Une production élargie n’est d’aucun secours au capitalisme. Il lui faut une plus grande production de profit pour contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit. En traitant de l’économie mixte, Mandel oublie complètement son savoir marxiste, et son exposé devient contradictoire. Tout en faisant remarquer que les interventions de l’État sont nécessaires pour assurer le taux de profit des monopoles, il affirme en même temps que « les trusts ne souffrent plus d’une pénurie, mais bien d’une pléthore de capitaux [21]» et cette « sur-capitalisation » est due « aux sur-profits des monopoles » qui ne trouvent pas de débouchés dans les nouveaux investissements. Mais s’il existe de tels « sur-profits », pourquoi les monopoles auraient-ils besoin du gouvernement pour les aider à produire avec profit? Manifestement, s’ils ont des difficultés à trouver des occasions d’investissements rentables, ces difficultés ne peuvent être atténuées grâce à une production sans profit et guidée par le gouvernement. C’est précisément en fonction d’un taux de profit insuffisant, relatif au capital existant, que les investissements vont en diminuant et nécessitent ainsi une production induite par l’État pour prévenir les crises économiques.
Pourtant, Mandel confond le manque d’investissements privés, dû à une diminution du profit, avec une « abondance » de capital relative à la « demande effective », et il considère, avec les keynésiens, que la « demande effective » dirigée par le gouvernement fait fonction de « stabilisateur » de l’économie. Il écrit : « Souvent, la reproduction pourra même rester élargie dans tous les secteurs, à condition que le taux d’élargissement y soit stable ou en recul, c’est-à-dire que le secteur d’armement absorbe la majeure partie ou l’ensemble des ressources supplémentaires disponibles dans l’économie [22]. » Selon lui, la stabilité est assurée grâce à la limitation dans l’accumulation du capital, et non grâce à sa reprise et son accélération. Ainsi, dit-il, « l’économie capitaliste de cette phase tend à assurer à la fois à la consommation et à l’investissement une stabilité plus grande qu’à l’époque de la libre concurrence, ou que pendant le premier Stade du capitalisme des monopoles; elle tend vers une réduction des fluctuations cycliques qui résulte avant tout de l’intervention croissante de l’État dans la vie économique » [23].

Décrire cet état de félicité, dû aux interventions étatiques et à l’économie d’armement, comme une époque « de déclin du capitalisme » n’est compréhensible que si l’on conçoit, comme le fait Mandel, que l’élargissement du secteur économique dirigé par le gouvernement est un pas vers le socialisme – considéré comme une économie étatique. Dans cette perspective, bien sûr, la propriété étatique serait encore préférable au seul contrôle étatique et Mandel ne manque pas de signaler que les « nationalisations de secteurs industriels peuvent constituer une véritable école d’économie collective, à condition que les indemnités au capital soient réduites ou nulles; que les représentants du capital privé soient écarté de leur direction; qu’une participation ouvrière soit assurée à leur gestion ou que celle-ci soit soumise à un contrôle ouvrier démocratique, et que les secteurs nationalisés soient utilisés par un gouvernement ouvrier dans un but de planification générale, notamment pour atteindre certains objectifs prioritaires sociaux (ex.: la médecine gratuite) ou économique (ex.: le plein emploi) » [24]. En fonction de la relative stabilité obtenue par les interventions étatiques, Mandel prévoit un changement d’objectif pour la lutte de classe prolétarienne: « Socialement et politiquement, dit-il, la période de déclin du capitalisme éduque la classe ouvrière pour qu’elle s’intéresse à la gestion des entreprises et à la direction de l’économie dans son ensemble, dans le même sens que le capitalisme de la « libre concurrence » éduqua la classe ouvrière à s’intéresser à la répartition du revenu social entre profits et salaires [25]. »

Le contrôle ouvrier sur la production présuppose une révolution sociale. Il ne peut pas être réalisé par étapes, sous les auspices d’un gouvernement ouvrier qui « nationalise les secteurs de l’économie », sans parler de l’impossibilité d’une planification générale dans l’économie mixte avec entreprises nationalisées et privées. Sans doute, Mandel n’est pas contre la révolution sociale; pourtant, avant même son déclenchement, il la voit aboutir à une économie étatisée avec une participation des ouvriers, et non pas à une économie dirigée par les producteur eux-mêmes. Ceci nous amène à la dernière partie du livre qui traite du socialisme et de l’économie soviétique.

Selon Mandel, toutes les contradictions du mode de production capitaliste « peuvent être résumées dans la contradiction fondamentale et générale : la contradiction entre la socialisation effective de la production et la forme privée, capitaliste de l’appropriation » [26]. Cette dernière étant la conséquence de lu propriété privée de moyens de production. Le capitalisme s’est développé comme un système de propriété privée des moyens île production dans une économie de marché qui trouve une sorte de « régulation » aveugle à travers les relations de valeur qui dominent le procès d’échange. L’histoire récente a montré que des rapports capitalistes de production peuvent exister «uns propriété privée des moyens de production et que, pour p classe ouvrière, une appropriation centralement déterminée du sur-travail par le gouvernement ne mènera pas à une « appropriation socialiste » des produits du travail. Certes, dans les deux systèmes il y a « socialisation effective de la production » due à la division du travail. Mais la socialisation de la production au sens marxien implique que les moyens de production ne sont plus séparés des producteurs, si bien que ces derniers peuvent eux-mêmes déterminer comment employer leur travail et comment disposer de leurs produits. S’ils continuent à être séparés des moyens de production, c’est-à-dire si le contrôle de ces moyens de production reste le privilège d’un groupe social séparé, organisé en État, les relations sociales de production restent capitalistes, même si les capitalistes n’existent plus en tant qu’individus. Sur ce point, Mandel manque une occasion de mettre le marxisme « au goût du jour ». Il affirme encore que le capitalisme ne peut rien signifier d’autre que le capitalisme d’entreprises privées et que, là où ce dernier a disparu, on a affaire non pas encore au socialisme, mais à une transition vers le socialisme. Toutefois, il n’est pas toujours très cohérent : souvent il parle de « pays socialistes » comme s’ils étaient déjà une réalité, alors que par moments, surtout au sujet de la Russie, ne voit qu’un socialisme en cours de réalisation et encore arqué des stigmates du passé capitaliste. Pour lui, cependant, l’économie soviétique ne revêt aucun des aspects fondamentaux de l’économie capitaliste » [27]. Elle est simplement marquée « par la combinaison contradictoire d’un mode de production non capitaliste et d’un mode de répartition encore foncièrement bourgeois » [28].
Selon Marx, les rapports de production déterminent les rapports de distribution du travail et de ses produits. Un mode de distribution bourgeois ne pourrait exister sans un mode de production similaire. Il y a, naturellement des différences entre le capitalisme d’entreprises privées et le capitalisme d’État. Mais elles concernent la classe dominante, et non la classe dominée dont la position sociale reste, elle, identique dans les deux systèmes. Du point de vue des capitalistes, le capitalisme d’État peut bien sembler être le « socialisme », car il les prive effectivement de leurs privilèges habituels, mais pour les travailleurs ce « socialisme » signifie simplement une nouvelle équipe d’exploiteurs. Pour les nouveaux dirigeants, le système diffère du capitalisme ne serait-ce que par le fait de leur propre existence et par les changements économiques et institutionnels réalisés en vue de consolider leur nouvelle position. Le capitalisme d’État semble être la dénomination la plus appropriée pour ce système, et si Mandel y voit une objection, il doit se rappeler que Lénine et les vieux bolcheviks parlaient de l’État russe en ces termes. De leur point de vue, le capitalisme d’État était supérieur au capitalisme monopolistique et, par là même, plus proche d’un futur socialisme. Cette « étape », considérée à tort par les bolcheviks comme transition vers le socialisme, ne fut que plus tard falsifiée en « socialisme ».
Il devrait être clair au niveau théorique, et surtout après cinquante ans de bolchevisme, que le capitalisme d’État n’est pas la voie vers le socialisme. On ne peut les confondre que si l’on a dans la tête cette hypothèse fausse et non marxiste selon laquelle la nouvelle classe dominante (ou caste, comme le pense Mandel) éliminera de son plein gré ses propres privilèges à l’occasion d’une série de révolutions par en haut, et, ce faisant, remplacera le mode de distribution fondamentalement bourgeois par une forme d’appropriation plus apparentée à son « mode de production non capitaliste ».

Parce que les dirigeants bolcheviques ne se sont pas conduits ainsi, Mandel maintient qu’ils ont « trahi » le socialisme et la classe ouvrière, qu’ils ont cessé d’être de véritables communistes et devraient être remplacés par des révolutionnaires plus conséquents. Il faudrait aussi, selon lui, un système plus efficace de « contrôle ouvrier » pour empêcher l’accroissement excessif de la bureaucratie et pour limiter ses pouvoirs. Mandel explique qu’en Russie « cette gestion (de l’État ouvrier) fut exercée de plus en plus par un appareil bureaucratique, d’abord en quelque sorte par délégation de pouvoif, ensuite de plus en plus, par usurpation. Le parti bolchevique ne comprit pas à temps la gravité de ce problème, malgré les avertissements multiples de Lénine
et de l’opposition de gauche » [29].
Quand Mandel parle de déformation bureaucratique de la Russie et de méthodes de direction et d’exploitation brutales, arbitraires et terroristes, il n’en rend pas responsable le bolchevisme et sa conception du Parti dirigeant autoritaire, mais le stalinisme et la classe ouvrière russe elle-même qui « commença à se désintéresser de plus en plus de l’activité gestionnaire directe de l’État et de l’économie » [30]. Il fait semblant d’ignorer que ce fut le parti bolchevique sous Lénine et Trotsky qui enleva à la classe ouvrière le contrôle et la direction de la production, et remplaça la direction des Soviets par celle du Parti et de l’État. Toutes les innovations terroristes associées au régime stalinien, y compris le travail obligatoire et les camps de concentration avaient été lancées sous Lénine. Au cours de ses lectures, Mandel a forcément pris connaissance de toute l’histoire de la révolution bolchevique jusqu’à la mort de Lénine, il ne peut donc ignorer les méthodes dictatoriales et terroristes employées à cette époque contre la bourgeoisie et la classe ouvrière. Résumer le dilemme russe à sa période stalinienne relève purement et simplement de la falsification historique.

Ce qui est encore plus significatif, toutefois, c’est que Mandel considère encore la révolution bolchevique comme un exemple  de révolution ouvrière dont on aurait pu empêcher la dégénérescence grâce à une meilleure direction que celle qui succéda à Lénine. Il ne peut concevoir les révolutions socialistes autrement que selon la problématique de la révolution bolchevique. Et il suppose que les problèmes du socialisme seront partout  semblables à ceux rencontrés en Russie. « La contradiction  entre le mode de production non capitaliste et les normes bourgeoises de distribution est la contradiction fondamentale de toute société de transition entre le capitalisme et le socialisme [31]. » Et il en est ainsi parce qu’ « un manque de valeur d’usage prolonge l’existence de la valeur d’échange ». Pour cette raison, la production marchande ne peut être abolie mais seulement « dépérir » à travers la maîtrise grandissante sur la « pénurie ». Donc, les catégories économiques du capitalisme : valeur, prix, profit, salaire, monnaie… etc., devront être retenues pour être utilisées dans une « économie planifiée » qui doit « se servir pleinement du marché, sans s’y soumettre passivement. Cette économie doit, si elle le peut, guider le marché au moyen de stimulants; elle doit, si besoin est, le maîtriser autoritairement chaque fois que cela est indispensable à la réalisation de ses buts primordiaux tels qu’ils ont été librement définis par les travailleurs »  [32]. L’évolution du pouvoir de décision des travailleurs sera caractérisée par un changement allant du « contrôle ouvrier » (c’est-à-dire la supervision de la direction par les travailleurs) à la participation directe des travailleurs à la direction, et, finalement, jusqu’à « l’autogestion ouvrière » dans le socialisme supérieur.

Et ainsi tout finit bien, donc tout est bien. Quoi qu’on puisse en penser par ailleurs, cet inepte bavardage sur la classe ouvrière et le socialisme n’a rien à voir avec la théorie économique marxiste.

PAUL MATTICK

Notes

[1] ERNEST MANDEL, Traité d’économie marxiste. Coll. 10/18, Union Générale d’Édition, Paris, 1969, t. 4, p. 152.
[2] Op. cit., t. l,p. 13.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Cf. KARL MARX, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris1 1968, t. 2, p. 1000 et sq.
[6] E. MANDEL, op. cit., t. 1, p. 213.
[7] Ibid.
[8] KARL MARX, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1965, t.1, p. 1129 et note p. 1694.
[9] E. MANDEL, op. cit., t. 1, p. 179.
[10] Id.,t. 3, p. 6.
[11] Id., t. 3, p. 10.
[12] Id.,t. 3, p. 12.
[13] ld., t. 3, p. 15.
[14] ld.,t. 3, p. 16.
[15] Ibid.
[16] Id.,t. l,p. 111.
[17] ld., t. 3, p. 263.
[18] ld.,t. 3,p.206.
[19] Id.,t. 3, p. 239.
[20] Ibid.
[21] Id.,t. 3, p. 220.
[22] Id.,t. 3, p. 241.
[23] Id., t. 3, p. 246.
[24] ld.,t. 3, p. 207.
[25] Id., t. 3, p. 256.
[26] Id., t. 1, p. 217.
[27] Id, t. 4, p. 24.
[28] ld., t. 4, p. 30.
[29] Id., t. 4, p. 41,
[30] Ibid.
[31] Id.,t. 4, p.40.
[32] Id.,t. 4, p. 129.

Voir aussi:

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3 Réponses to “A propos du « Traité d’économie marxiste » de Mandel (Mattick, 1969)”

  1. La crise mondiale et le mouvement ouvrier (Mattick, 1975) « La Bataille socialiste Says:

    […] A propos du “Traité d’économie marxiste” de Mandel (1969) […]

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  2. Workers State? Pull the other one « La Bataille socialiste Says:

    […] 1969-06 A propos du “Traité d’économie marxiste” de Mandel [P. Mattick] […]

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  3. lucien Says:

    Voir aussi:

    Critique d’Ernest Mandel (blog Socialisme:mondial)

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