Staline et la Géorgie

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Extrait du Staline de Boris Souvarine (1940)

mencheviks géorgiens

Parmi les contradictions du bolchévisme, il n’en est pas de plus violente qu’entre la théorie et la pratique en matière de politique « nationale » et il appartenait à Staline de la souligner avec sa brutalité caractéristique.
Au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la cruelle nécessité avait substitué le droit des bolcheviks à disposer des petits peuples voisins acculés au dilemme : impérialisme ou révolution. Ce que l’Armée rouge ne put faire en Finlande et en Pologne, elle le fit en Ukraine, puis au Caucase, par des procédés analogues à ceux des États-Unis dans l’annexion du Texas. L’espoir des socialistes géorgiens de créer une Suisse nouvelle entre l’Europe et l’Asie n’était qu’un rêve, dans les circonstances données. Aux élections à la Constituante, en Géorgie, les menchéviks avaient obtenu 640 000 voix, les bolcheviks 24 000… Malgré cette imposante démonstration d’un sentiment populaire à peu près librement exprimé, l’Armée rouge eut le dernier mot trois ans plus tard en « aidant » les 24 000 à disposer des 640 000, par les armes. Tout le reste n’était que littérature.

Il serait même exagéré de dire que les bolcheviks de Russie aient « aidé » ceux de Géorgie car, de leur propre aveu, ils ont dû faire violence à la petite minorité communiste géorgienne comme à toute la population. Dans un document intitulé : Matériaux du compte-rendu politique du Comité central du parti communiste géorgien, destiné an troisième Congrès de ce parti, le secrétaire dudit Comité central écrit en toutes lettres : « Notre révolution géorgienne a commencé en 1921 par la conquête de la Géorgie au moyen des baïonnettes de l’Armée rouge… La soviétisation de la Géorgie s’est présentée sous les espèces d’une occupation par les troupes russes. Les menchéviks, pendant près de deux ans, ont puisé leur force principale dans le sentiment national humilié non seulement des possédants mais encore des larges masses laborieuses de Géorgie. » Le signataire de ce remarquable document, V. Lominadzé, constate ensuite que le parti menchéviste local, avec ses 80 000 membres, a longtemps conservé son influence intacte sous la domination bolchéviste russe, et il critique le parti communiste géorgien suspect de patriotisme : « En 1921, le Parti est resté presque passif pendant l’offensive de l’Armée rouge en Géorgie. Cela démontre que dans le passe aussi, les bolcheviks géorgiens ont fait montre des plus graves déviations à l’égard du bolchévisme éprouvé et vraiment léniniste. » Les derniers mots recèlent un irréductible conflit entre communistes de Moscou et de Tiflis.
« La stabilité relative du régime menchéviste était due à l’impuissance politique des masses paysannes éparses », a écrit Trotski, mais cela s’appliquerait à plus forte raison au régime bolchéviste dans toutes les Russies. En 1920, une délégation socialiste européenne visitait la Géorgie et à son retour, E. Vandervelde évoquait les cortèges enthousiastes de paysans gagnés au socialisme : « Certain jour, à Gori, lorsque tout un village venait à notre rencontre, portant les bannières rouges de l’Internationale… » Gori, pays natal de Staline. Quelques mois plus tard, des délégués communistes étrangers assisteront dans le même cadre à des scènes semblables mais verront les drapeaux rouges honorer une Internationale nouvelle.
Le cours des événements confirmait donc les prévisions de Rosa Luxembourg et dissipait le sophisme du droit abstrait d’auto-détermination. A l’épreuve des faits, les bolcheviks piétinaient leurs principes en envahissant la Géorgie, comme les menchéviks démentirent leur programme en la séparant de la République des Soviets, eux qui avaient conscience, suivant les paroles de Tseretelli de la « communauté d’intérêts qui liait tous ces peuples », au temps de l’autocratie. Les appréhensions de Lénine ne seront pas motivées seulement par le chauvinisme russe verbal de Staline, mais bientôt par les agissements de celui-ci, de plus en plus abusifs. Après la soviétisation militaire du Caucase, la bureaucratie et la police des vainqueurs marchaient sur les traces de l’armée. Et comme en Russie et en Ukraine, la « poigne de fer » s’abattit pesamment sur les communistes, sur les ouvriers et les paysans pauvres, après avoir frappé les opposants socialistes de toutes nuances. Staline s’était rendu sur les lieux en 1921 pour organiser l’administration à sa manière.
Le Sotsialistitcheski Vestnik de Berlin rapportait sur ce voyage, en substance : Staline est arrivé à Tiflis, muni de larges pouvoirs, a révoqué Makharadzé pour insuffisance de fermeté, l’a remplacé par Boudou Mdivani, et de même Tsintsadzé, remplacé par Atabekov. (Le premier était président du Conseil des commissaires ; le second, président de la Tchéka.) Makharadzé aurait refusé d’emprisonner des socialistes estimés comme Djibladzé, et Staline l’a grossièrement traité. Tout cela au nom du Comité central communiste de Géorgie, à la vérité de sa propre initiative. Ayant convoqué une assemblée ouvrière, Staline y a prononcé un discours-programme, accueilli avec une froideur hostile, et la réunion a été suivie d’arrestations…

Les commissaires du peuple des petites « républiques-sœurs » sont déjà congédiés sans égards par le secrétaire général du Parti, mais cela ne fait que commencer. A ce moment, Lénine couvre tout, souvent sans savoir la vérité. C’est pourquoi Staline peut agir à Tiflis en véritable dictateur, au nom du Secrétariat, donc du Politbureau, donc du Comité central, donc du Parti… Moins d’un an plus tard, il entrera en conflit déclaré avec Mdivani, son camarade d’enfance, comme naguère avec Makharadzé, le plus marquant des bolcheviks géorgiens, avec Tsintsadzé, le fameux boiévik, compagnon d’embuscades et d’expropriations de Kamo. Il s’en prendra aussi à S. Kavtaradzé (commissaire aux Affaires étrangères), à B. Kirkvélia (commissaire à l’Intérieur), à A. Svanidzé (commissaire aux Finances), à L. Doumbadzé (président du soviet de Tiflis), à Todria, à Torochélidzé, à Okoudjava, à toute la « vieille garde » bolchéviste géorgienne qu’il accuse de déviation nationaliste, à tous les cadres du Parti qu’il entreprend de nettoyer par des sanctions, des révocations, des mesures d’exil à l’intérieur de la Russie. En fait, le Comité central communiste de Tiflis, quasi unanime, s’efforçait de sauvegarder l’indépendance nominale de la Géorgie soviétique, — désirant une union directe avec les autres Républiques, non une adhésion au second degré par l’intermédiaire de la Fédération de Transcaucasie que prévoyait Staline dans son projet constitutionnel entaché de nationalisme grand-russien. Mais aux communistes de Géorgie en butte à l’arbitraire de Staline, il reste une ressource, première et dernière, seule et unique : en appeler de Lénine mal informé à Lénine mieux informé… Cinq ans après la révolution d’Octobre, le droit des peuples de l’ancien Empire se réduit à un vague espoir dans l’intervention providentielle d’un homme. Encore ne s’agit-il que du droit des communistes, et des communistes de première classe.
Mais il faut constater, à cette date, le progrès réalisé en un certain sens : les peuples soviétiques de Russie et d’Asie, d’Ukraine et du Caucase, étaient sur pied d’égalité dans une identique privation de libertés. Par un phénomène inverse de la Révolution française, le nombre de « citoyens passifs » avait augmenté incessamment jusqu’à limiter la catégorie des réels « citoyens actifs » à l’équivalent des upper ten thousand, mais à un niveau économique inférieur, la masse nivelée par en bas subissant la loi non écrite d’un nouveau genre de patriciat subdivisé en plusieurs rangs sous le Politbureau et son Secrétariat. Suprême correctif à tous les excès : la sagesse aléatoire de Lénine.

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2 Réponses to “Staline et la Géorgie”

  1. Oppositions ouvrières en Russie en 1923 (Souvarine) « La Bataille socialiste Says:

    […] Survey Of Bolshevism pdf externe ]. Nous avons déjà publié un autre extrait de ce livre: Staline et la Géorgie […]

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  2. « Autour du Congrès de Tours  (Souvarine) « La Bataille socialiste Says:

    […] Stalin A Critical Survey Of Bolshevism pdf externe [extraits: Staline et la Géorgie et Oppositions ouvrières en Russie en 1923 […]

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