Oppositions ouvrières en Russie en 1923 (Souvarine)

by

Extrait du Staline de Boris Souvarine [1935 ; disponible en anglais: Stalin A Critical Survey Of Bolshevism pdf externe ]. Nous avons déjà publié un autre extrait de ce livre: Staline et la Géorgie .

L’unanimité n’était qu’apparence, à la base du Parti comme au sommet. il existait plusieurs oppositions clandestines persécutées par l’appareil et traquées par la Guépéou. Des feuilles volantes anonymes circulaient sous le manteau. Communistes exclus pour désobéissance et militants complices, provisoirement impunis grâce à leur obscurité, répondaient par des procédés conspiratifs aux méthodes policières de gouvernement, déjà en usage, dans l’unique organisation politique légale après avoir servi à supprimer tout parti concurrent.

La troïka n’avait pas eu de peine à se faire des premiers gêneurs en les envoyant loin de Moscou, en mission, au nom des intérêts supérieurs du communisme (…) Ainsi Krestinski, Ossinski, Iouréniev, Loutovinov, Kollontaï, Racovski et d’autres s’en iront à l’étranger, où Krassine et Ioffe les ont précédés pour des raisons valables. Les opposants moins en vue seront expédiés sans cérémonie vers la Sibérie, la Mongolie, l’Extrême-Orient. Isoler Trotski pour le réduire à l’impuissance, tel était le projet inavoué de Staline et de ses partenaires (…) Quant aux résistances esquissées dans la classe ouvrière contre la politique officielle par des militants moins notoires, la troïka ne reculait devant aucun moyen de coercition pour les briser.

De l’ancienne Opposition ouvrière dissoute, il ne subsiste plus que des groupes confidentiels sans influence. Mais une fraction plus active, la Vérité ouvrière, se manifeste depuis la fin de 1922 en lançant des proclamations. Elle y attaque comme « nouvelle bourgeoisie » les hauts et moyens fonctionnaires du Parti, des syndicats et de l’État, dénonce leurs privilèges politiques et matériels, dénie à un régime « d’arbitraire et d’exploitation» le caractère d’une dictature du prolétariat. « L’abîme entre le Parti et la classe ouvrière ne cesse de s’approfondir », lit-on dans ses appels. Les travailleurs, livrés à une « exploitation implacable», parqués dans des « logements affreux», sont par surcroît « privés sous menace de répression et de chômage de toute possibilité de disposer de leurs voix». Le Code du travail n’a pas plus de valeur effective que tant d’autres chartes illusoires. « La classe-dictateur est dépourvue en fait des droits politiques les plus élémentaires.» Cette fraction dissidente revendiquait la liberté de la presse et d’association pour les « éléments révolutionnaires du prolétariat».

En 1923, une autre opposition organisée en secret, le Groupe ouvrier, exprimant des doléances analogues, prend la défense des prolétaires « absolument sans droits», traite l’institution syndicale d’ « instrument aveugle aux mains des fonctionnaires», d’« appendice bureaucratique du Politbureau», et accuse le Parti d’avoir établi « non la dictature du prolétariat mais la dictature d’un triumvirat». Ce groupe se mêlait aux grèves, de plus en plus fréquentes, dans l’intention de leur donner un sens démocratique-révolutionnaire, réclamait la liberté de la presse illimitée et préparait une grève générale de protestation contre les abus du pouvoir.

Outre ces deux cercles communistes clandestins de faible importance numérique, il s’en créait un peu partout de moindres, ignorés les uns des autres. Tous ces réfractaires répandaient les mêmes vérités en se contredisant dans les considérations doctrinales, maladroites et confuses, où le bolchévisme est mitigé de libéralisme ou d’anarchisme. Ils manquaient complètement de cerveaux politiques capables de les guider dans une situation inextricable. Mais leur signification révélatrice était d’autant moins douteuse qu’une profonde effervescence remuait la classe ouvrière. Il fallait que le Parti fût devenu bien étranger à son origine pour ne pas s’en apercevoir.

Dans le courant de cette même année 1923, en particulier à partir de juillet, des grèves d’ampleur croissante éclatent, découvrant la réalité trop longtemps méconnue au Kremlin: un prolétariat en lutte pour son morceau de pain, dressé inconsciemment contre la « dictature du triumvirat ». Il ne suffisait pas de voter dans les congrès thèses sur thèses d’allure pédantesque, mais inopérantes et au surplus vite oubliées, pour compenser les privations intolérables infligées aux travailleurs. Les crises sévissaient sans discontinuer dans l’économie soviétique et les salaires de famine, payés avec de longs retards en monnaie avilie, ne couvraient plus les besoins élémentaires des salariés. Chômage en extension, production en baisse, prix des marchandises toujours en hausse et inaccessibles à la population laborieuse, – tout attestait l’aveuglement des gouvernants et justifiait l’exaspération des gouvernés. Les décisions salutaires du dernier congrès communiste sur le plan économique, la concentration industrielle, la rationalisation technique et administrative n’étaient pas plus appliquées que tant d’autres résolutions, lois et décrets vraiment inapplicables, – et toutes les plaies du régime ne cesseront d’empirer jusqu’en septembre 1923, où les démonstrations ouvrières atteignent une puissance qui accule enfin le Politbureau aux réformes les plus urgentes.

Prendre des sanctions contre les prétendus fauteurs de troubles, adhérents de la vérité ouvrière et du groupe ouvrier, arrêter les meneurs [*] et exclure du Parti les suiveurs, priver tous ces dévoyés de travail et de moyen d’existence n’était pas difficile. Mais après cela, il s’agissait de remédier aux causes pour éviter la répétition des effets.

"Grève", de Boris Mikhaylovich Kustodiev

[*] Note de la BS:

Ces arrestations de militants communistes de gauche devaient créer un précédent. Quelques pages plus loin dans le même livre de Souvarine, cet épisode réapparaît dans un discours de Staline se justifiant en 1927 au sujet du « testament » de Lénine et accusant l’Opposition d’avoir co-administré en 1923 les mesures répressives: « On parle d’arrestations de désorganisateurs exclus du Parti et qui mènent un travail anti-soviétique… On dit que ces faits sont inconnus dans l’histoire de notre parti. Ce n’est pas vrai. Et le groupe de Miasnikov? Et le groupe de la Vérité ouvrière? Qui donc ignore que les membres de ces groupes ont été arrêtés avec l’appui direct des camarades Trotski, Zinoviev et Kamenev?» .

Voir aussi:

3 Réponses to “Oppositions ouvrières en Russie en 1923 (Souvarine)”

  1. Neues aus den Archiven der radikalen (und nicht so radikalen) Linken « Entdinglichung Says:

    […] la victoire des nationalistes flamands ?Référendum à l’usine Fiat de Pomigliano d’ArcoOppositions ouvrières en Russie en 1923 (Souvarine)60 ans, dans toute l’Europe […]

    J’aime

  2. « Autour du Congrès de Tours  (Souvarine) « La Bataille socialiste Says:

    […] Stalin A Critical Survey Of Bolshevism pdf externe [extraits: Staline et la Géorgie et Oppositions ouvrières en Russie en 1923 […]

    J’aime

  3. L’opposition d’Ossinsky au 12° Congrès résumée par Souvarine (1923) « La Bataille socialiste Says:

    […] Oppositions ouvrières en Russie en 1923 (Souvarine, 1935) […]

    J’aime

Commentaires fermés