Critique de Malthus (Marx & Engels)

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La bibliothèque numérique québécoise Les classiques des sciences sociales a mis en ligne un livre d’extraits compilés de Marx et Engels sur les théories de Malthus édité par Roger Dangeville (Petite collection Maspéro, 1978):

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Extrait:

Le malthusianisme : une déclaration de guerre ouverte au prolétariat

En attendant, la déclaration de guerre la plus brutale que la bourgeoisie ait lancée contre le prolétariat, c’est la théorie de la population de Malthus et la nouvelle loi des pauvres qu’elle a inspirée. Nous avons déjà fait allusion en de multiples occasions à la théorie de Malthus. Nous rappellerons simplement ici ses principales conclusions : la terre est perpétuellement surpeuplée, de sorte que la pauvreté, la misère, la disette et l’immoralité doivent toujours dominer ; que c’est le sort de l’humanité d’être éternellement condamnée à exister en trop grand nombre, donc en classes diverses, dont certaines sont plus ou moins riches, cultivées et morales, et les autres plus ou moins pauvres, misérables, ignorantes et immorales. Il s’ensuit dans la pratique — et Malthus lui-même tire ces conclusions — que la charité et les caisses de pauvres sont à proprement parler une absurdité, puisqu’elles ne servent qu’à maintenir en vie et à faire se multiplier la population en excédent, dont la concurrence ne fait que peser sur les salaires ; que l’occupation des miséreux par l’administration des pauvres est également déraisonnable, puisqu’une quantité fixe, tout à fait déterminée, de produits peut être consommée ; que, pour chaque ouvrier en chômage qui est occupé, on en jette un autre sur le pavé, de sorte que la libre entreprise privée se trouve lésée par chaque intervention de l’Assistance publique dans l’industrie ; qu’il ne s’agit donc pas de nourrir la population en surnombre, mais de la limiter autant que possible, d’une façon ou d’une autre.
Malthus déclare, en termes non voilés, que le droit qu’a tout homme vivant sur cette terre de manger, de boire et de se vêtir est un pur non-sens. Il cite à ce propos les paroles d’un poète : le pauvre arrive « au banquet de la Nature » et ne trouve aucun couvert mis pour lui, puis il ajoute que la Nature lui enjoint alors de ficher le camp,  « puisqu’avant de naître il n’a pas demandé à la société si elle voulait de lui ».
Telle est maintenant la théorie favorite de toute authentique bourgeoisie anglaise, et tout naturellement, puisqu’elle est devenue pour celle-ci la justification la plus commode, sans parler de ce qu’elle renferme une bonne part de vérité sur les conditions actuellement existantes. Dès lors, il ne s’agit plus de rendre active la « population excédentaire », en l’employant utilement, mais simplement de la faire mourir de faim de la manière la plus commode et de l’empêcher de mettre trop d’enfants au monde. Et rien n’est plus facile en fait — à condition que la population en surnombre reconnaisse elle-même qu’elle est superflue et se laisse aller gentiment à mourir de faim. Cependant, en dépit des efforts les plus tenaces de la bourgeoisie philanthropique, il n’est guère d’espoir dans l’immédiat de faire partager ces idées aux ouvriers. Les prolétaires se sont plutôt mis en tête qu’avec leurs mains zélées ce sont précisément eux qui sont les plus utiles, tandis que les riches messieurs capitalistes, qui ne font rien, sont en trop.
Toutefois, comme les riches détiennent toujours le pouvoir, les prolétaires doivent subir le fait que la loi — si eux-mêmes ne veulent pas l’admettre volontairement — les déclare, eux, réellement superflus. C’est ce qui est arrivé avec la nouvelle loi des pauvres. La vieille législation sur les pauvres, qui reposait sur l’ordonnance de 1601 (la 431 année du règne d’Elisabeth), partait encore naïvement de l’idée que la paroisse avait le devoir de subvenir à la vie des pauvres. Quiconque n’avait pas de travail recevait une aide et, à la longue, le pauvre considérait que la paroisse était dans l’obligation de le préserver de la mort par inanition. Il revendiqua son assistance hebdomadaire comme s’il s’agissait d’un droit et non d’une faveur — et c’en fut trop à la fin pour la bourgeoisie. En 1833, alors que la bourgeoisie était tout juste arrivée au pouvoir grâce au Reform Bill et que le paupérisme avait atteint son apogée dans les districts campagnards, elle se mit aussitôt en devoir de réformer aussi, selon ses vues, la législation sur les pauvres. Elle désigna une commission d’enquête pour l’application de la législation sur les pauvres, et celle-ci découvrit une grande quantité d’abus : tout d’abord, que toute la classe laborieuse des campagnes était paupérisée et entièrement ou partiellement dépendante de la caisse des pauvres, qui, lorsque les salaires étaient trop bas, versait aux pauvres un supplément ; ensuite que, dans ce système grâce auquel le chômeur pouvait vivre, celui qui était mal payé, mais gratifié d’une nombreuse famille était assisté, le père d’enfants illégitimes était tenu de payer une pension alimentaire ; bref, que ce système qui reconnaissait en général que le pauvre avait besoin de protection, ruinait le pays :
« C’était une entrave pour l’industrie, une récompense aux mariages irréfléchis, un stimulant à l’accroissement de la population et le moyen de contrebalancer l’effet d’une population accrue sur les salaires ; c’était une institution nationale en vue de décourager les ouvriers honnêtes et industrieux, de protéger les paresseux, les vicieux et les imprévoyants, de détruire les liens familiaux, d’empêcher systématiquement l’accumulation des capitaux, de dissoudre le capital existant et de ruiner les payeurs d’impôt, sans parler de ce qu’elle constituait une prime pour les enfants illégitimes en pourvoyant à leur alimentation » (Extrait littéral d’un rapport des commissaires de la Loi des Pauvres).
Cette description des effets de l’ancienne législation sur les pauvres est certainement tout à fait exacte ; les secours favorisent la paresse et accroissent la surpopulation. Dans les conditions sociales actuelles, il est tout à fait clair que le pauvre est obligé d’être un égoïste et que, s’il en a le choix et s’il vit tout aussi bien, il préfère ne rien faire plutôt que de travailler. Mais, la seule conclusion à en tirer, c’est que les actuelles conditions sociales ne valent rien, et non pas — comme en concluent les commissaires malthusiens — que la pauvreté doit être traitée comme un crime et lourdement pénalisée, afin de servir d’avertissement aux autres, selon la théorie de l’intimidation.
Ces sages malthusiens étaient si fermement convaincus de l’infaillibilité, de leur théorie qu’ils n’hésitèrent pas un seul instant à placer les pauvres dans le lit de Procuste de leurs conceptions économiques et de les traiter avec la plus révoltante dureté. A l’instar de Malthus et des autres partisans de la libre concurrence, ils étaient convaincus que le mieux serait de laisser le soin à chacun de se tirer tout seul d’affaire et d’appliquer le laisser-faire avec conséquence.
Ils eussent préféré abolir purement et simplement la législation sur les pauvres. Toutefois, comme ils n’en avaient ni le courage ni l’autorité, ils proposèrent une Loi sur les Pauvres la plus malthusienne possible qui, parce qu’elle intervient activement est encore plus barbare que le laisser-faire qui reste passif. Nous avons vu que Malthus traite le pauvre qui recherche un emploi comme un criminel en lui accolant l’étiquette de « superflu » et recommande à la société de le punir de la mort par inanition. Les commissaires n’étaient tout de même pas aussi barbares ; la mort par inanition pure et simple a quelque chose de trop horrible, même pour un commissaire de la Loi des Pauvres. « Bien, dirent-ils, vous autres pauvres, vous avez le droit d’exister, mais seulement d’exister. Le droit de vous reproduire, vous ne l’avez pas, et pas plus celui d’exister humainement. Vous êtes une plaie publique et, si nous ne pouvons pas vous supprimer directement, comme toute autre plaie publique, vous devez tout de même sentir que vous en êtes une, et il faut au moins vous brider et vous mettre hors d’état de produire d’autres “inutiles et superflus”, soit directement, soit par l’exemple de votre paresse et de votre pauvreté. Vous pouvez vivre, mais vous vivrez comme un avertissement salutaire pour ceux qui seraient amenés à devenir eux aussi des “inutiles” . »
Ils proposèrent donc une nouvelle Loi sur les Pauvres, qui passa au Parlement en 1834 et est encore en vigueur. Tous les secours en argent ou en aliments furent supprimés ; la seule assistance permise fut l’admission dans les maisons de travail (workhouses) que l’on se mit aussitôt à construire partout. L’organisation de ces maisons du travail, ou — comme le peuple les appelle — ces bastilles de la Loi des Pauvres, est telle qu’elle fait reculer d’effroi quiconque a la moindre perspective de se tirer d’affaire sans cette forme de charité publique. Pour être sûr que la caisse des pauvres ne soit mise à contribution que dans les cas les plus extrêmes et que les efforts de chacun soient tendus au maximum avant de s’adresser à la charité publique, la maison du travail doit y rendre le séjour aussi repoussant que l’esprit raffiné d’un malthusien peut l’imaginer.

[La situation de la classe laborieuse en Angleterre, F. Engels, 1845]

4 Réponses to “Critique de Malthus (Marx & Engels)”

  1. Neues aus den Archiven der radikalen (und nicht so radikalen) Linken « Entdinglichung Says:

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  2. From the archive of struggle no.44 « Poumista Says:

    […] Notes d’interventions de Marx (septembre 1871) * Friedrich Engels: Le malthusianisme : une déclaration de guerre ouverte au prolétariat (1845, Auszug aus La situation de la classe laborieuse en […]

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  3. Contre le néo-malthusianisme (1913) « La Bataille socialiste Says:

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  4. From the archive of struggle no.47 « Poumista Says:

    […] Copenhague(1913) * Rosa Luxemburg: Discours au Congrès du Stuttgart (1898) * Friedrich Engels: Le malthusianisme : une déclaration de guerre ouverte au prolétariat (1845, Auszug aus La situation de la classe laborieuse en Angleterre) * Jules Guesde: Questions […]

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