Post-scriptum à « Marx théoricien de l’anarchisme » (Rubel, 1983)

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Maximilien Rubel: Post-scriptum (1983) à Marx théoricien de l’anarchisme (dans Les Cahiers du Vent du Ch’min). Texte transcrit par A.B.

En cette année du centenaire de la mort de Marx, l’essai ci-dessus, publié il y a dix ans, nécessiterait un remaniement en vue d’en renforcer la thèse centrale : la fondation par Marx d’une théorie politique de l’anarchisme [1]. Si l’on fait abstraction de la critique traditionnelle de caractère purement phraséologique, dont cette théorie fait l’objet de la part d’idéologues anarchistes et libertaires, on doit admettre que le véritable débat sur les modes de transition des sociétés dominées par le capital et l’État est loin d’être commencé. Le plus souvent, le verbalisme tient lieu d’argument dans les deux camps, anarchiste et marxiste, sans que l’enseignement du principal intéressé soit réellement pris en considération. Que la quasi-totalité des résolutions « politiques » rédigées par Marx pour les congrès successifs de l’Internationale ouvrière aient obtenu l’accord unanime des délégués, ce seul fait suffit pourtant pour reconnaître l’inanité des critiques soi-disant anti-autoritaires. En réalité, les « anti-autoritaires » n’étaient pas moins « marxistes » que leurs opposants, puisque, en votant ces résolutions dont ils ignoraient probablement l’auteur, ils rendaient hommage à l’« autorité » de ce dernier [2]. Et que dire du vote unanime, par l’ensemble des sections de l’A.I.T., de l’adresse sur la Guerre civile en France où le « vrai secret » de la nature de la Commune est révélé en ces termes :

« C’était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des accapareurs, la forme politique enfin découverte sous laquelle s’accomplira l’émancipation économique du Travail. » [3]

Comment ne pas s’étonner d’une phraséologie « anti-autoritaire » toujours florissante, lorsqu’on sait que cette conception du caractère politique de la Commune fut partagée sans réserve par les adeptes de Proudhon comme par ceux de Bakounine, lequel, peu de temps après, s’est évertué à répandre parmi ses compagnons de lutte des libelles où Marx est traité de « représentant de la pensée allemande », de « Juif allemand », de « chef des communistes autoritaires de l’Allemagne » aux allures de « dictateur-messie », partisan fanatique du « pangermanisme » [4]. Que dire de ces « Pièces justificatives » où Marx est décrit d’une part comme un « économiste profond… passionnément dévoué à la cause du prolétariat », comme « l’initiateur et l’inspirateur principal de la fondation de l’Internationale » et, d’autre part, comme un doctrinaire qui « en est arrivé à se considérer très sérieusement comme le pape du socialisme, ou plutôt du communisme » ? Il est, « par toute sa théorie, un communiste autoritaire, voulant comme Mazzini […] l’émancipation du prolétariat par la puissance centralisée du prolétariat ». Que penser d’un « anarchiste » ou d’un « communiste révolutionnaire » qui croit et affirme que le juif Marx est entouré d’une « foule de petits Juifs », que « tout ce monde juif », « un peuple sangsue », est « intimement organisé […] à travers toutes les différences des opinions politiques », qu’il est « en grande partie à la disposition de Marx d’un côté, des Rothschild de l’autre » [5] ? Comment prendre au sérieux un « anarchisme » qui, « anti-autoritaire » par essence et proclamation, attribue au même Marx le glorieux mérite d’avoir rédigé « les considérants si beaux et si profonds des statuts », et d’avoir « donné corps aux aspirations instinctives, unanimes, du prolétariat de presque tous les pays de l’Europe, en concevant l’idée et en proposant l’institution de l’Internationale, dans les années 1863-1864 », tout en oubliant ou feignant d’oublier que la charte de l’Internationale fut d’emblée un document politique, un manifeste qui confère à la lutte politique de la classe des producteurs le caractère d’un impératif catégorique, condition absolue et moyen indubitable de l’émancipation humaine [6] ?

Ce n’est pas Marx, c’est Bakounine qui pratiquait le principe de la libération de « haut en bas », prônant la constitution d’une autorité centralisée et secrète, d’une élite ayant pour mission d’exercer une « dictature collective et invisible » afin de faire triompher « la révolution bien dirigée » [7]. Confiant dans le mouvement réel des ouvriers, Marx soulignait l’importance des syndicats, des coopératives et des partis politiques en tant que créations « de bas en haut », pendant que Bakounine, tout en retraçant magistralement la carrière de Mazzini, héros des expéditions en marge de la vie réelle des masses, dessinait pour les révolutionnaires italiens, appelés à organiser « une grande révolution populaire », un plan d’action en vue de soulever, de révolutionner les paysans « nécessairement » fédéralistes et socialistes. Le programme prévoyait la formation d’un « parti actif et puissant » qui ne devait être en réalité qu’une avant-garde marchant « parallèlement » aux mazziniens, mais en se gardant de s’allier avec eux, en veillant à ce qu’ils ne pénètrent pas dans ce nouveau parti, etc. Ce n’est pas Marx qui, face aux persécutions gouvernementales et policières dont l’Internationale était la victime, dans tous les pays du continent européen, conseillait la création, « au milieu des sections », des « nuclei » composés des membres les plus sûrs, les plus dévoués, les plus intelligents et les plus énergiques, en un mot des plus intimes », avec la « double mission » de former « l’âme inspiratrice et vivifiante de cet immense corps qu’on appelle l’Association Internationale des Travailleurs en Italie comme ailleurs […]. Ils formeront le pont nécessaire entre la propagande des théories socialistes et la pratique révolutionnaire ». Ce n’est pas Marx qui recommandait aux Italiens ainsi recrutés de former une « alliance secrète » qui « n’accepterait dans son sein qu’un très petit nombre d’individus, les plus sûrs, les plus dévoués, les plus intelligents, les meilleurs, car dans ces sortes d’organisations, ce n’est pas la quantité, c’est la qualité qu’il faut chercher » ; il ne fallait pas imiter les mazziniens et « recruter des soldats pour former des petites armées secrètes, capables de tenter des coups par surprise », car pour la révolution populaire, l’armée, c’est le peuple. Ce n’est pas Marx qui suggérait de former des « états-majors », un « réseau bien organisé et bien inspiré des chefs du mouvement populaire », une organisation pour laquelle « il n’est nullement nécessaire d’avoir une grande quantité d’individus initiés dans l’organisation secrète » [8].

Imagine-t-on l’homme, dénoncé comme la personnification du « communisme autoritaire », apostropher de cette manière un réseau secret de compagnons ou employer ses talents d’homme de science et de militant pour « convertir l’Internationale en une sorte d’État, bien réglementé, bien discipliné, obéissant à un gouvernement unitaire et dont tous les pouvoirs seraient concentrés entre les mains de Marx » [9] ?

Comment expliquer le fait que, pour justifier leur dogme « anti-autoritaire », les soi-disant anarchistes n’ont d’autre recours que l’invocation sans cesse répétée de quelques passages du Manifeste communiste ou la citation d’extraits de lettres privées, ainsi que, naturellement, le rappel des manœuvres douteuses et diplomatiques de Marx et d’Engels pour faire exclure Bakounine et ses fidèles de l’Internationale ? Alors qu’il est facile de composer une anthologie d’écrits jacobins et blanquistes-babouvistes à partir de l’œuvre de Bakounine, pareille gageure se révèle impossible en tant que démonstration du « communisme d’État » prétendument prôné par Marx.

La carrière de Marx s’inscrit d’un bout à l’autre dans un processus de militantisme contre l’autorité. L’État et l’Église de Prusse furent le premier obstacle que le « docteur en philosophie » eut à affronter, pour pouvoir exercer la profession d’enseignant universitaire : ce fut le premier échec et aussi la première impulsion au combat contre l’autorité politique. Désormais, la vie de Marx se confond avec un combat politique mené dans tous les lieux d’exil comme dans le pays natal où il put retourner en 1848, non comme citoyen allemand mais comme apatride. A l’exception de l’Angleterre, lieu de liberté relative, les pays où Marx a séjourné ont mis la police à ses trousses. Jouissant du droit de libre expression en Grande-Bretagne, il ne s’est pas abstenu de pratiquer un journalisme « anti-autoritaire » et de chercher des contacts dans le milieu du chartisme alors sans grandes perspectives politiques. A Cologne, à Paris, à Bruxelles et à Londres, il a milité selon ses convictions socio-politiques, non en aventurier fomentant des conspirations de nul effet contre l’ordre établi, mais à visage découvert, là où les libertés bourgeoises étaient assurées, et dans la clandestinité quand la bourgeoisie devait encore lutter contre les vestiges de l’absolutisme féodal. Bref, son combat était toujours dirigé contre les régimes réactionnaires, donc autoritaires.

Un ensemble de principes ne mérite de s’appeler « théorie » que s’il développe des thèses empiriquement vérifiables et détermine les normes de réalisation rationnellement concevables. La théorie marxienne de l’anarchisme réunit ces deux caractéristiques ; elle analyse les phénomènes socio-historiques dans leur déroulement fixé par des témoignages vérifiés et vérifiables d’une part, et formule des pronostics relativement crédibles en fonction de comportements humains, de tendances transformatrices de la réalité sociale, d’autre part. Analytique et normative, cette théorie ne peut égaler l’exactitude des sciences dites naturelles, même si l’épistémologie moderne remet en question les présupposés déterministes des sciences dites exactes, assurant en quelque sorte le triomphe posthume de ce principe du « hasard », clef de l’atomisme épicurien (qui fut le sujet de thèse de l’étudiant Marx, candidat au doctorat en philosophie). Par opposition à la plupart des penseurs se réclamant de l’anarchisme ou d’un individualisme nihiliste (Max Stirner !), mais peu soucieux des moyens pratiques susceptibles de conduire à des formes de communauté libérées des institutions de classe favorisant l’exploitation et la domination de l’homme par l’homme, Marx a cherché à connaître les modes de transformation révolutionnaire des sociétés dans le passé, afin de déduire de ces expériences historiques des enseignements généraux. Lorsqu’il prétendait avoir assigné à ses recherches l’objectif ambitieux de « révéler la loi économique du mouvement de la société moderne », il avait déjà derrière lui près de trois décennies d’études dans plusieurs domaines du savoir. Ce n’est donc pas en spécialiste de l’économie politique qu’il se posait pour prétendre rivaliser avec Adam Smith ou David Ricardo et leurs épigones. L’originalité de sa méthode devait s’exercer dans l’observation des rapports humains qui sous-tendent les phénomènes dits économiques, tant dans leur expression théorique que dans leur manifestation pratique. Séparer le critique de l’économie politique et le théoricien de la politique révolutionnaire, c’est se fermer à la compréhension du sens profond de son œuvre, mais c’est aussi méconnaître l’influence forcément négative des circonstances « bourgeoises », plus exactement : de la « misère bourgeoise » qui a marqué toute sa carrière de paria intellectuel.

Nous disposons de nombreux indices qui permettent d’affirmer que le Livre de l’Etat prévu dans le plan de l’« Economie » défini par Marx dans l’Avant-propos de la Critique de l’économie politique (1859) devait exposer une Théorie de l’Anarchisme. Lorsque, pour commémorer le centenaire de la mort de Marx, un chroniqueur regrette que l’économiste l’ait emporté sur le théoricien du politique, il semble se fonder sur ce plan qu’il n’a pas été donné à Marx de mettre à exécution. Or, l’auteur de la Critique prétend disposer des « matériaux » destinés aux cinq « rubriques » ou « Livres » ; il parle même de « monographies » susceptibles de se changer, les circonstances aidant, en écrits élaborés conformément au schéma des deux triades où l’on devine facilement le rapport à la méthode dialectique d’un Hegel préalablement « redressé » [10]. Le halo de légende qui entoure l’œuvre de Marx a fini par atteindre un degré de mystification jamais atteint jusqu’ici, et l’on est bien obligé d’admettre que « libertaires » et « anti-autoritaires » y ont contribué pour une part non négligeable, se faisant ainsi les complices, souvent involontaires, des idéologues libéraux et démocrates enrôlés au service des intérêts du capitalisme vrai contre le faux socialisme peint sous les couleurs du démon totalitaire.

A la vérité, c’est « le politique » qui traverse de bout en bout l’ensemble de l’œuvre de Marx, demeurée fragmentaire pour des raisons évidentes. Pour ce qui est de la « monographie » mentionnée parmi les matériaux partiellement rédigés comme texte provisoire du « Livre », elle pourrait être reconstituée à partir des éléments épars et fort nombreux, présents dans presque tous les écrits, publiés et inédits, désormais accessibles, grâce aux éditions et rééditions dont Engels fut l’initiateur. Elles s’échelonnent, après sa disparition, sur plus de huit décennies, au bout desquelles la question posée par Kautsky à Marx en avril 1881 semble enfin recevoir une réponse définitive grâce à l’entreprise éditoriale la plus récente, la Marx-Engels-Gesamtausgabe [12].

On sait donc maintenant que Marx n’a jamais cessé de travailler pour la « rubrique » intitulée « l’Etat ». C’est même par une critique de la morale politique de Hegel qu’il a commencé sa carrière d’homme de science « engagé », tout comme il l’a terminée par un travail sur les perspectives révolutionnaires dans la Russie tsariste. On sait surtout que le premier plan du Livre de l’Etat date de 1845, alors qu’il venait d’écrire la première ébauche d’une critique de l’économie politique. Traiter d’un sujet tel que « Marx théoricien de l’anarchisme » sans soumettre ce plan au jugement des lecteurs et plus particulièrement de ceux parmi eux qui ne se lassent pas de s’acharner contre le « communiste d’Etat », c’est se priver d’un argument capital. Voici donc les onze thèmes inscrits par Marx dans un carnet utilisé pendant les années 1844-1847, leur date précise n’étant pas établie :

I. L’histoire de la genèse de l’Etat moderne ou la Révolution française.
L’outrecuidance du politique (des politischen Wesens) : confusion avec l’Etat antique. Rapport des révolutionnaires à la société bourgeoise. Dédoublement de tous les éléments en bourgeois et citoyens (bürgerliche und Staatswesen).

II. La proclamation des droits de l’homme et la constitution de l’État. La liberté individuelle et la puissance publique. Liberté, égalité et unité. La souveraineté populaire.

III. L’État et la société civile.

IV. L’Etat représentatif et la Charte.
L’État représentatif constitutionnel, ou l’État représentatif démocratique.

V. La séparation des pouvoirs. Pouvoir législatif et pouvoir exécutif.

VI. Le pouvoir législatif et les corps législatifs. Clubs politiques.

VII. Le pouvoir exécutif. Centralisation et hiérarchie. Centralisation et civilisation politique. Système fédéral et industrialisme. L’administration publique et l’administration communale.

VIII. Le pouvoir judiciaire et le droit.

IX. La nationalité et le peuple.

X. Les partis politiques.

XI. Le droit de suffrage, la lutte pour l’abolition (Aufhebung) de l’État et de la société bourgeoise [13].

Marx s’est engagé en février 1845 à céder à un éditeur allemand l’exclusivité d’un ouvrage en deux volumes ayant pour titre « Critique de la politique et de l’économie politique » (voir plus haut). On peut donc s’autoriser à affirmer que le schéma ci-dessus devait servir à l’auteur de cadre de référence pour ses études à entreprendre. Plusieurs des thèmes énumérés avaient déjà été abordés dans les écrits rédigés par Marx avant l’année 1845, d’autres feront l’objet de ses travaux tout au long de son activité d’historien, de chroniqueur politique et de polémiste. « Le politique » sera au cœur de ses affrontements avec les anarchistes affiliés à l’Internationale ouvrière.

A la liste des textes déjà mentionnés, il convient d’ajouter un écrit polémique d’une concision et d’une ironie telles qu’il mériterait d’être cité en entier en tant que document conclusif de la théorie politique qui se dégage de l’ensemble de l’œuvre de Marx et en justifie l’intention stratégique subordonnée à la cause de l’anarchie. Par le subterfuge d’un pastiche, Marx prête la parole à un défenseur de l’« indifférentisme politique », si bien que les propos cités, avant même d’être commentés, révèlent l’inanité du raisonnement soi-disant anarchiste. Il suffit de modifier le caractère ironique du discours fictif, pour parvenir à reconstituer la conception positive du prétendu « communiste d’Etat » :

« La classe ouvrière doit se constituer en parti politique, elle doit entreprendre des actions politiques, au risque de heurter les « principes éternels » selon lesquels le combat contre l’État signifie la reconnaissance de l’État. Ils doivent organiser des grèves, lutter pour des salaires plus élevés ou empêcher leur réduction, au risque de reconnaître le système du salariat et de renier les principes éternels de la libération de la classe ouvrière.

Les ouvriers doivent s’unir dans leur combat politique contre l’État bourgeois, pour obtenir des concessions, au risque de heurter les principes éternels en acceptant des compromis. Il n’y a pas lieu de condamner les mouvements pacifiques des ouvriers anglais et américains, pas plus que les luttes pour obtenir une limite légale de la journée de travail, donc de conclure des compromis avec des entrepreneurs qui ne pourront exploiter les ouvriers que dix ou douze heures, au lieu de quatorze ou seize. Ils doivent s’efforcer d’obtenir l’interdiction légale du travail en usine des filles de moins de dix ans, même si, par ce moyen, l’exploitation des garçons au-dessous de dix ans n’est pas supprimée — donc, nouveau compromis heurtant la pureté des principes éternels !

Les ouvriers doivent exiger que l’État — comme c’est le cas dans la République américaine — soit obligé d’accorder aux enfants des ouvriers la gratuité de l’école élémentaire, même si l’enseignement primaire n’est pas encore l’instruction universelle. Le budget de l’État étant établi aux dépens de la classe ouvrière, il est normal que les ouvriers et les ouvrières apprennent à lire, à écrire et à calculer grâce à l’enseignement de maîtres rémunérés par l’État, dans des écoles publiques, — car mieux vaut renier les principes éternels qu’être illettré et abruti par un travail quotidien de seize heures.

Aux yeux des « anti-autoritaires », les travailleurs commettent l’horrible crime de violation des principes si, pour satisfaire leurs mesquins et profanes besoins quotidiens et pour briser la résistance de la bourgeoisie, ils mènent le combat politique sans reculer devant des moyens violents, en mettant à la place de la dictature de la bourgeoisie leur propre dictature révolutionnaire. » [14]

Marx ne s’avise nullement de désigner cette dictature ouvrière de « communisme d’État », bien qu’il emploie une formule non dépourvue d’ambiguïté, en déclarant que le nouveau pouvoir, « au lieu de déposer les armes et d’abolir l’État », conserve en quelque sorte l’appareil de coercition existant en « donnant à l’État une forme révolutionnaire et transitoire ». Ces lignes, écrites dix-huit mois après l’écrasement de la Commune de Paris, nous prouvent à l’évidence que, dans la théorie politique de Marx, les événements de 1871 en France n’avaient rien d’une expérience susceptible d’être évoquée pour illustrer le concept de « dictature du prolétariat ». Nous avons signalé ailleurs l’erreur commise par Engels à cet égard et nous jugeons utile de la rappeler dans ce post-scriptum — qui est loin d’épuiser le débat sur le thème examiné — par quelques passages d’un texte publié en 1971 :

« Engels ne pouvait ignorer que, pour Marx, la dictature du prolétariat était une phase de transition « nécessaire » — au sens historique et éthique — entre le système capitaliste et le mode de production socialiste, « négation » du précédent. La théorie politique de Marx — qu’il aurait sans doute développée dans le Livre sur l’État prévu dans le plan de l’ « Economie » –— repose sur le principe de l’évolution progressive des « modes de production » dont chacun crée, en se développant, les conditions matérielles et morales de son dépassement par le suivant. En vertu de ses propres antagonismes sociaux, le capitalisme prépare le terrain économique et social de sa mutation révolutionnaire qui n’a rien d’un phénomène accidentel : afin que puisse se réaliser la dictature du prolétariat, les conditions matérielles et intellectuelles doivent avoir atteint un niveau de développement qui rende tout retour en arrière impossible. En d’autres termes, le postulat de la dictature prolétarienne exclut l’éventualité d’un échec. Une dictature, pour mériter le nom de prolétarienne, doit aboutir au type de société qu’elle a aidé à naître. Son existence ne peut être démontrée qu’a posteriori. Par conséquent, l’échec de la Commune prouve qu’il n’y eut pas de dictature du prolétariat et qu’il ne pouvait pas y en avoir. » [15]

En accordant à l’œuvre de Marx une place éminente parmi les contributions à une théorie de l’anarchisme, nous nous efforçons de préserver l’héritage intellectuel des penseurs révolutionnaires du XIXe siècle. La nouvelle théorie naîtra d’un mouvement révolutionnaire à l’échelle mondiale, sans quoi la « loi économique du mouvement de la société moderne » — que Marx prétendait avoir révélée — l’emportera sur l’instinct de survie et de conservation de notre espèce. Alors que cette « loi » relève de l’analyse scientifique du mode de production capitaliste — qui semble loin d’être parvenu au terme de son évolution — l’impératif catégorique de la révolution prolétarienne s’inscrit dans cette éthique de l’anarchie dont Kropotkine nous a légué les prolégomènes [16].

M.R. octobre 1983

Notes:

 

[1] Voir L. Janover et M. Rubel, « Matériaux pour un Lexique de Marx. — Etat. Anarchisme ». Etudes de marxologie (Cahiers de l’I.S.M.EA), nº 19-20, janvier-février 1978, p. 11-161.

[2] M. Rubel, « La charte de la Première Internationale. Essai sur le « marxisme » dans l’Association internationale des travailleurs. » Dans : Marx critique du marxisme, Paris, 1974, p. 25-41. Le Rapport du Conseil central de l’A.I.T., rédigé par Marx pour le Congrès de Genève (1866), contient sous la question 4 (« Travail des jeunes personnes et des enfants des deux sexes ») un paragraphe où il est dit entre autres : « La partie la plus éclairée des classes ouvrières comprend pleinement que l’avenir de leur classe, et par conséquent de l’espèce humaine, dépend de la formation de la génération ouvrière qui grandit. Ils comprennent que surtout les enfants et les jeunes personnes doivent être préservés des effets destructeurs du système présent. Cela peut seulement être accompli par la transformation de la raison sociale en force sociale et dans les circonstances présentes nous ne pouvons faire ceci que par des lois générales mises en vigueur par le pouvoir de l’Etat. En créant de telles lois, les classes ouvrières ne fortifieront pas le pouvoir gouvernemental. De même qu’il y a des lois pour défendre les privilèges de la propriété, pourquoi n’en existerait-il pas pour en empêcher les abus ? Au contraire, ces lois transformeraient le pouvoir dirigé contre elles en leur propre agent. Le prolétariat fera alors par une mesure générale ce qu’il essaierait en vain d’accomplir par une multitude d’efforts individuels. » A.I.T., Compte rendu du Congrès de Genève publié dans le Courrier international. Londres, 1867; cf. La Première Internationale, sous la direction de J. Freymond, t. I, Genève, 1962, p. 32. En votant « à une grande majorité » ce rapport, les délégués ne se sont sans doute pas aperçus qu’ils adhéraient à la théorie du « communisme d’Etat » fabriqué plus tard par la propagande obstinée de Bakounine et ses amis.

[3] Marx, The Civil War in France, 3e éd., Londres, 1871. MEGA, 1/22, 1978, p. 142.

[4] Nous nous abstenons de produire ici un florilège des propos racistes et germanophobes que la figure de Marx a inspirés à Bakounine. On les trouvera, fidèlement rapportés mais peu commentés, dans les Archives Bakounine, I, Michel Bakounine et l’Italie 1871-1872, 2e partie : La première Internationale en Italie et le conflit avec Marx. Leiden, 1963. Le parti pris « anti-autoritaire » de l’éditeur, A. Lehning, ne favorise pas un jugement équilibré et éclairant sur le fond théorique d’un conflit dont l’étude serait à reprendre à zéro, vu le désarroi des porte-parole dans les camps des « marxistes » et des « antimarxistes ».

[5] Bakounine, Rapports personnels avec Marx. Pièces justificatives nº 2. op. cit., p. 124 sq. « Cela peut paraître étrange. (…) Ah ! c’est que le communisme de Marx veut la puissante centralisation de l’Etat, et là où il y a centralisation de l’Etat, il doit y avoir nécessairement une Banque centrale de l’Etat, et là où une pareille Banque existe, la nature parasite des Juifs, spéculant sur le travail du peuple, trouvera toujours moyen d’exister… » (ibid., p. 125).

[6] Voir la « Lettre aux internationaux de la Romagne », datée du 23 janvier 1872, Archives Bakounine, I, 1963, op. cit., p. 207-228. Bakounine y fait son mea culpa pour avoir contribué à l’élargissement des pouvoirs du Conseil général de l’A.I.T. lors du Congrès de Bâle (1869) et renforcé de la sorte l’autorité de la « secte marxienne ».

[7] Bakounine à Albert Richard, 1er avril 1870. Archives…. op. cit.. p. XXXVI sq. A. Lehning résume dans son Introduction les activités de Bakounine tendant à « donner aux masses une direction vraiment révolutionnaire » en multipliant les organisations secrètes.

[8] Lettre à Celso Ceretti, 13-27 mars 1872. Archives…. op. cit.. p. 251 sq.

[9] Lettre aux internationaux de la Romagne…. op. cit., p. 220. Avant de forger l’expression « marxistes » pour désigner les amis de Marx. Bakounine parlait de « marxiens » et du « nucleo marxien ».

[10] Cf. Jacques Julliard, « Marx mort et vif », le Nouvel Observateur, 25-31 mars 1983, p. 60 : Marx aurait « négligé la théorie politique » au profit d’une « théorie de l’exploitation économiques »… « pour notre malheur ».

[11] Marx, Œuvres, Pléiade, t.1.

[12] Cette édition est due à l’initiative conjuguée des Instituts du marxisme-léninisme de Moscou et de Berlin (RDA). Une quinzaine de volumes — sur un total calculé à plus de cent — sont parus depuis 1975.

[13] Cf. Marx-Engels-Werke, Berlin (RDA), vol. III, p. 537. Les points VIII à XI (8 à 11 ) sont indiqués par 8′, 8″, 9′ et 9″.

[14] Marx, « L’indifférentisme en matière politique » (en italien) dans Allmanacco repubblicano, 1873, p. 141-148.

[15] Introduction à Jules Andrieu, Notes pour servir à l’histoire de la Commune de Paris en 1871, Paris, Payot, 1971. Édition établie par M. Rubel et L. Janover. Le volume sera repris par l’éditeur de Spartacus, René Lefeuvre.

[16] Pierre Kropotkine, l’Ethique. Trad. du russe avec une introduction par Marie Goldsmith. Stock + Plus, Paris 1979. Un deuxième volume livrera le texte inédit d’une ébauche dont la traductrice résume la pensée directrice, p. 8 sq. Il convient de signaler une étude italienne récemment parue où les thèses présentées ci-dessus reçoivent des éclaircissements complémentaires : Bruno Bongiovanni, L’Universale pregiudizio Le interpretazioni della critica marxiana della politica, Milan, La Salamandra, 1981.

 

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2 Réponses to “Post-scriptum à « Marx théoricien de l’anarchisme » (Rubel, 1983)”

  1. Samuel Says:

    Merci.

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  2. Tomas Says:

    :)

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