Le destin de la spontanéité luxemburgienne (Guérin, 1971)

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Extrait de Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire (Daniel Guérin, 1971)

Les idées de Rosa Luxemburg sur les fonctions respectives de la spontanéité et du parti révolutionnaire ont ouvert, après sa mort, un débat incessant et qui n’est pas près d’être clos.
J.-P. Nettl, dans sa biographie de Rosa, a présenté un aperçu savoureux des « tournants » successifs et contradictoires, en la matière, du mouvement communiste international et notamment du P.C. allemand. L’héritage de la théoricienne a suivi le sort des nombreux zigzags de la « ligne » déterminée à Moscou, puis répercutée à Berlin.
Dix-huit mois après sa mort tragique, Rosa était encore révérée comme une inspiratrice et une théoricienne du communisme européen et August Thalheimer rendait un vibrant hommage à l’ensemble de son œuvre. Ses critiques se voyaient traités de « pharisiens marxistes » (1). Lénine, en octobre 1920. écrivit, à propos de la révolution de 1905 : « Les représentants du prolétariat révolutionnaire et du marxisme non falsifié aussi remarquables que Rosa Luxemburg saisirent tout de suite l’importance de cette expérience pratique » tandis que les sociaux-démocrates « se montrèrent complètement incapables de comprendre cette expérience (2) ».
Encore en 1922, Lénine, tout en énumérant les erreurs qu’aurait commises Rosa Luxemburg, ne mentionnait ni expressément ni implicitement ses idées sur la spontanéité. Il concluait qu’ « en dépit de ses erreurs elle était et restait un aigle. » Et il tançait les communistes allemands pour leur « incroyable retard » à publier ses œuvres complètes, indispensables, estimait-il, « pour l’éducation de nombreuses générations de communistes (3) ».
Mais les critiques devinrent déjà plus âpres quand, en 1922, Paul Levi se décida à publier un inédit explosif, La Révolution russe, dont il avait, trop prudemment, conservé le manuscrit depuis septembre 1918. Clara Zetkin et Adolf Warski rédigèrent chacun une brochure où les vues de Rosa sur la Révolution russe étaient sévèrement réfutées (4).
Le philosophe Georg Lukacs avait publié en janvier 1921 un essai où il faisait l’éloge de la conception luxemburgienne de la spontanéité des masses. Mais en janvier 1922 et surtout en septembre 1922, il publiait deux autres essais, plus aigres-doux, où il reprochait à Rosa d’avoir sous-estimé le rôle du parti révolutionnaire (voir texte VI). Le scandale de la publication de l’inédit gênant de 1918 avait sans aucun doute infléchi son jugement (5).
Cependant, avant 1924, le Parti communiste allemand posséda une direction quelque peu luxemburgiste, dont les porte-parole furent August Thalheimer, Jakob Walcher, anciens spartakistes, Heinrich Brandler et Ludwig. Ils devaient être exclus en 1927 et former la « K.P.O. » (Parti communiste Opposition).
Ce fut au début de 1924, après l’échec de la révolution allemande de l’été 1923 et, par voie de conséquence, la chute de la direction Brandler-Thailheimer du P.C. allemand, événements bientôt suivis par la mort de Lénine, que les idées de Rosa devinrent hérésiarques. Zinoviev dominait l’Internationale communiste et une direction d’ultra-gauche s’était emparée du P.C. allemand, avec à sa tête Ruth Fischer et Arkadi Maslov. La terrible Ruth n’hésita pas à accuser Spartacus de n’avoir jamais rompu clairement avec la Deuxième Internationale et elle diagnostiqua dans l’influence de Rosa rien moins qu’un « bacille de syphilis ». En 1925 elle alla plus loin et les idées de Rosa Luxemburg devinrent un corps de doctrine réprouvé : le « luxemburgisme ». Ruth Fischer attaqua vivement l’attitude de Rosa sur le problème de l’organisation (6). Elle lui attribua une caricaturale théorie de la spontanéité où l’auto-activité des masses était tout et où le parti était réduit à une simple abstraction.
Paul Frölich, biographe et compagnon d’armes de Rosa, s’est insurgé contre cette falsification. « Le soi-disant mythe de la spontanéité chez Rosa Luxemburg ne tient pas debout (…) Ce fut non pas Lénine, mais, après sa mort, Zinoviev, qui lança cette mensongère accusation afin d’établir l’autorité absolue du parti bolchevik sur l’Internationale Communiste. L’anti-luxemburgisme fut dans la scolastique stalinienne un article de foi. Il devint l’expression adéquate d’une mentalité de bureaucrates d’État et de parti, qui ne menaient pas les masses en lutte, mais subjuguaient des masses désarmées et captives (7). »
Cependant, en décembre 1925, au 14e congrès du P.C. russe, Zinoviev était évincé par Staline et peu après Ruth Fischer limogée, puis exclue du parti communiste allemand. Pour un temps, Rosa fut réhabilitée : elle avait été la victime des grossières calomnies de l’amazone ultra-gauchiste. Cet armistice ne dura que l’espace d’un matin. L’aile droite du P.C. russe l’avait emporté à Moscou et Boukharine, son porte-parole, s’applique à démolir L’Accumulation du Capital. Le plus important élément d’erreur dans cet ouvrage économique de Rosa, c’était sa théorie de la spontanéité (8).
Cependant la personne de Rosa était réhabilitée et soigneusement distinguée de ce qui demeurait l’hérésie : le « luxemburgisme ».
Les choses se gâtèrent une fois de plus lorsqu’en 1931, tour à tour, Joseph Staline en personne et Lazare Kaganovich attaquèrent publiquement Rosa : le despote fabriqua un amalgame entre Trotsky, Rosa Luxemburg et Parvus, tous trois accusés du péché de « révolution permanente », tandis que le second mettait fin à la coupable indulgence qui avait consisté à séparer Rosa du « luxemburgisme. » (9)
Trotsky en exil critiqua vertement l’article de Staline, « calomnie effrontée et honteuse contre Rosa Luxemburg », « doses massives de grossièreté et de déloyauté », pour conclure : « D’autant plus grand est notre devoir de transmettre dans toute sa splendeur et son haut pouvoir d’éducation cette figure vraiment merveilleuse, héroïque et tragique, aux jeunes générations du prolétariat (10). » Dans un article ultérieur, il s’en prendra aux luxemburgistes plutôt qu’à Rosa Luxemburg (11).
De nos jours, dans l’Allemagne de l’Est, on a renoncé à emprisonner Rosa dans un « spontanéisme » exclusif, fabriqué de toutes pièces, et l’on vient d’entreprendre une édition de ses Œuvres complètes, sans en supprimer un seul de ses écrits, y compris celui contre Lénine de 1904.
Ce bref rappel historique aide à mieux comprendre les controverses autour des idées de Rosa sur la spontanéité qui sont allées en s’amplifiant au fur et à mesure que grandit son prestige et que ses œuvres sont davantage diffusées.
Le « luxemburgisme » a connu plusieurs renaissances en dehors du mouvement communiste orthodoxe. Le premier luxemburgiste de langue française fut Lucien Laurat. Il avait été l’un des fondateurs du P.C. autrichien, puis membre du P.C. russe, ensuite membre du P.C. belge. Il était déjà luxemburgiste clandestin avant de rompre volontairement avec le P.C. belge au début de 1928 et de venir résider en France. Il avait publié des articles, sous le nom de Primus, dans le Bulletin communiste de Boris Souvarine à partir de 1925. Après son exclusion, il écrivit des articles luxemburgistes dans les revues Clarté puis Lutte de Classes. En 1930, il publia un Résumé de l’Accumulation du Capital.
La solitude de Laurat devait cesser à partir de 1933 : l’avènement de Hitler, la défaite du prolétariat d’outre-Rhin et la banqueroute du Parti communiste allemand, favorisèrent, en effet, une renaissance du luxemburgisme. Ses porte-parole de langue allemande furent des exilés : Miles (pseudonyme de Karl Franck) qui publia une brochure clandestine¬ment diffusée dans le Troisième Reich : Neu Beginnen (« Nouveau départ ») et les leaders du petit parti ouvrier socialiste (dissident) de Saxe; Sozialistische Arbeiterpartei (S.A.P.) : Oskar Wassermann, Jakob Walcher, Boris Goldenberg.
En France, la compagne de Laurat, Marcelle Pommera, fondait, en octobre 1933, la revue luxemburgiste Le Combat marxiste ; de son côté René Lefeuvre créait les revues luxemburgistes Masses, ensuite Spartacus, puis les Cahiers Spartacus ; Lucien Laurat y préfaça un recueil de textes de Rosa, Marxisme contre dictature (1934), tandis qu’André Prudhommeaux rassemblait les éléments de la brochure Spartacus 1918-1919 (Masses, n° 15, 1934). En 1937, Michel Collinet préfaçait une réédition, par les Cahiers Spartacus, de La Révolution russe. Marceau Pivert préfaçait, également en 1937, un petit inédit en français de Rosa : L’Eglise et le socialisme. Le mouvement politique animé par Marceau Pivert, d’abord Gauche révolutionnaire du Parti socialiste, ensuite Parti socialiste ouvrier et paysan, était fortement imprégné d’idées luxemburgistes.
La deuxième renaissance du luxemburgisme date de Mai 68, qui marqua, dans les faits, la réapparition éclatante de la spontanéité révolutionnaire. (…)

Notes

1) August Thalheimer, « Les œuvres théoriques de Rosa Luxemburg », Die Internationale, 1920, II, nos 19-3 p. 19-20.
2) Lénine, « Contribution à la question de la dictature », 20 octobre 1920, Œuvres complètes en français, éd. 1935, XXV, 511.
3) Lénine, écrit posthume dans la Pravda du 16 avril 1924, Sochineniya, XXXIII, 184.
4) Clara Zetkin, Um Rosa Luxemburgs Stellung zur russischen Revolution ; — Adolf Warski, Rosa Luxemburgs Stellung zu den taktischen Problemen der Revolution, ts. deux Hambourg, 1922.
5) Georg Lukacs, « Rosa Luxemburg, marxiste », janvier 1921 ; « Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de Rosa Luxemburg », janvier 1922; « Remarques méthodologiques sur la question de l’organisation », septembre 1922, ds Histoire et conscience de classe, trad. fse, 1960, 47-66, 309-381.
6) Ruth Fischer, Die Internationale, 1925, VIII, n° 3,107.
7) Paul Frölich, « Zum Streit über die Spontaneität », Aufklärung 1953.
8) N. Boukharine, « L’impérialisme et l’accumulation du Capital », Unter dem Banner des Marxismus, 1925-1926, II, 288; — cf. Nettl (en anglais), II, 802.
9) Staline, « Sur certains problèmes de l’histoire du bolchevisme » lettre ouverte, Proletarskaya Revolyutsiya, n° 6 ( 113), 1931, Staline, Sochineniya, XIII, 84-102; — I.. Kaganovich, Correspondance Internationale, 15 décembre 1931.
10) Trotsky, « Bas les pattes devant Rosa Luxemburg! », 28 juin 1932, Ecrits, I, 1955, 321-331; — voir plus haut Document n° 10.
11) Du même, « Rosa Luxemburg et la IVe Internationale », 1935, reproduit ds. Nos tâches politiques, trad. fsc, 1970, — voir plus loin texte VII.
12) Hartmut Mehringer et Gottfried Mergner, « La gauche nouvelle allemande et Rosa Luxemburg », Partisans (Rosa Luxemburg vivante), n° 45, 1969; — à noter la parution en 1970 dans la collection de poche Rowohlt des Ecrits sur la théorie de la spontanéité de Rosa Luxemburg.

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Une Réponse to “Le destin de la spontanéité luxemburgienne (Guérin, 1971)”

  1. lucien Says:

    en castellano:
    http://marxismolibertario.blogspot.com/2008/07/el-destino-de-la-espontaneidad.html

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