1997 Serge Bricianer, des nuances du noir et du rouge vif [Reeve]

Article de Charles Reeve paru dans l’Oiseau-Tempête N°2 (automne 1997)

On me dit que, avec les années qui passent, ça va être comme à la guerre. Des cratères partout, un vide qui progressivement nous enveloppe. La seule voie de salut, ajoutent d’autres, est de combler le vide avec la vie, continuer de vivre avec la mort, en somme. Comment décrire l’inacceptable que nous sommes obligés d’accepter. La mort des amis qui devient partie de notre vie. Selon la formule usuelle, il faut se faire à l’idée. Encore un de ces « lieux communs métaphoriques dont notre paresse a coutume de se régaler sans craindre la surprise », écrivait René Crevel. Et là, la surprise est de taille. Je tourne autour de la question, je n’ose pas écrire les mots qui me font mal. Serge Bricianer, mon ami, est mort.

Il y a d’abord eu cette erreur médicale, comme il disait avec ironie. Un poumon de moins, ça passait encore. La médecine, il s’en servait comme tout le monde. Sans y croire plus que les médecins eux-mêmes. « Médecin ou pas médecin, c’est de la merde », disait-il, quelques jours avant la fin. La deuxième erreur fut irréparable : la mort. Serge faisait partie de ma vie, de mes repères critiques sur le monde. Comment essayer de parler de lui au passé ? Serge n’était pas, à proprement parler, un exemple de sociabilité. Il était solitaire et secret, quelqu’un de très fin, timide et réservé, d’un abord difficile, parfois jusqu’au rejet. Une riche trajectoire résumée en quelques lignes, une des rares fois où il a écrit sur lui-même : « Après avoir accompagné les Jeunesses communistes de l’an 40, tant qu’on y parlait de « fraternisation prolétarienne » (du moins est-ce là ce que je croyais entendre), j’ai traversé quelques-unes des nuances du noir et du rouge vif. » [1]. Des nuances qui allèrent du surréalisme à Socialisme ou Barbarie, ICO ou encore de revues plus confidentielles comme Mise au point ou Spartacus. Dans le bouillonnement de l’après 68, quelques-uns d’entre nous croisèrent sa trajectoire, et la rencontre s’est transformée en amitié. En amitié, il était d’une fidélité sans faille, comme dans les inimitiés d’ailleurs. Par lui, souvent malgré lui, moi et d’autres, avons été introduits dans la tribu des subversifs du siècle qui faisaient partie du panorama de sa vie. Il y avait : Breton, Pannekoek, Brauner, Rubel, Debord, Souvarine, Tanguy, Luca, Mattick, Herold, Natalia Trotsky, Korsch, Péret, Castoriadis, Nadeau, Malaquais, Franz Jung et bien d’autres illustres inconnus. Qu’on ne se méprenne pas. Serge avait horreur de tout ce qui pouvait ressembler, de près ou de loin, à une amicale d’anciens combattants. Il parlait d’eux lorsqu’il avait envie, quand l’occasion l’y incitait – avec le recul ironique pour lequel il était si doué et pas toujours avec tendresse. « Le passé ne nous intéresse que dans la mesure où il nous aide à comprendre le présent », disait-il. A sa façon, Serge vivait totalement dans le présent. Avec la distance qui était propre à sa personnalité, il s’intéressait à tout, suivait l’état désastreux du monde. Mais jamais le cynisme, qu’il maniait fort à propos, n’a remplacé une forte éthique sociale. Droit et intègre, il ne faisait pas de concessions. Son sens de l’humour était féroce mais il fallait connaître ses codes pour jouer le jeu de l’ironie. Dans les moments de confusion, quand l’ambiguïté des situations me brouillait l’esprit, je faisais appel à lui pour m’ouvrir une fenêtre. « Que veux-tu que je pense ? », commençait-il par dire. Ensuite, dans une phrase, une formule lapidaire, il balayait le brouillard. Mais bien sûr… D’une rare exigence intellectuelle et d’une exceptionnelle rigueur, il pestait tout le temps contre ceux qui se permettent de dire n’importe quoi sur tout. Jamais il n’a cessé d’écrire et toujours il considérait que ce qu’il faisait était inachevé. Cela nous exaspérait. « Et tu t’imagines que ça se fait comme ça, qu’on peut traiter une question pareille en quelques phrases ? » Pour lui, le travail intellectuel consistait à « éclairer un contexte, étayer encore ou prolonger une analyse ou, le cas échéant, à la discuter ou actualiser en procédant par touches successives. » (2). Son but étant de « décider le lecteur à en faire autant ».

Il nous a laissé deux livres (*) qui font référence pour ceux qui s’intéressent aux courants du marxisme révolutionnaire : Pannekoek et les conseils ouvriers (EDI, Paris, 1969) et Karl Korsch, marxisme et contre-révolution (Seuil, Paris, 1975), ainsi que de nombreuses traductions de Paul Mattick et d’autres auteurs du courant du communisme de conseils. D’une culture inépuisable, avec un savoir qui ne ressemblait jamais à une accumulation de connaissances, il était parfois tranchant, sec, voire élitiste. Comment pouvait-on ignorer ce qu’il considérait comme essentiel ? Il avait toujours refusé de « réussir », et il était peu avare de remarques sarcastiques sur les universitaires et autres intellectuels professionnels, qu’il appelait avec plaisir « chercheurs d’Etat ». Il n’y avait pas là la moindre jalousie. Ce qu’il mettait en cause, c’était la fonction sociale. La formule de son grand ami Paul Mattick était la sienne : « Dit ce que tu dois dire, fais ce que tu dois faire, exprime-toi là où on t’en donne l’occasion, mais, surtout, ne te compromets jamais avec des imbéciles. » La sottise, la médiocrité et les faiblesses de la pensée, il était fort doué pour les déceler. L’internationalisme du courant d’idées auquel il se rattachait m’a toujours séduit. Un internationalisme qui était dans sa façon d’être, pas une position politique de sectarisme doctrinaire. Le dégoût surréaliste de tout ce qui est relent patriotique ou identitaire, il l’avait gardé intact. Parmi les amis de sa vie nombreux furent ceux qui avaient connu l’exil, l’immigration et le déracinement.

J’arrête là, car il n’aurait pas aimé que ces lignes ressemblent à des louanges. « Brrr ! Ça sert à quoi ? C’est la vie qui compte. » Un grand vide est là, puisque Serge n’est plus parmi nous. C’est plus qu’un manque. C’est indicible. Ça semble presque prétentieux de dire que nous devons continuer sans lui, en faisant vivre ce que nous avons été capables de prendre chez lui. Un courage, une cohérence, un respect de soi, une éthique, la sensibilité à l’injustice sociale et le profond désir d’un monde fraternel et égalitaire. Comme son ami, le poète surréaliste Jean-Pierre Duprey, Serge Bricianer était « allergique à la planète ». Faisons en sorte que ce sentiment soit partagé.

NOTES

[1] – Introduction, Karl Korsch, marxisme et contre-révolution (choix de textes traduits et présentés par Serge Bricianer), Seuil, Paris, 1975.
[2] – Ibid.

(*) Depuis la parution de ce texte, Ab irato a édité de Serge Bricianer : Une étincelle dans la nuit : islam et révolution en Iran 1978-1979 (2002).

Voir aussi:

 

Une Réponse to “1997 Serge Bricianer, des nuances du noir et du rouge vif [Reeve]”

  1. Pannekoek and Workers’ Councils « La Bataille socialiste Says:

    […] en une sélection de textes d’Anton Pannekoek choisis, traduits et présentés par de Serge Bricianer. Nous avions publié la critique par H. Chazé de ce livre qui était parue dans ICO en 1970 (cf. […]

    J’aime

Commentaires fermés