1921-08 Lettre à Miasnikov sur la liberté de la presse [Lénine]

Traduit de l’anglais (Collected Works, Moscou, 1965, Vol. 32 , p. 504-509).

5 août 1921

Camarade Myasnikov,

Je viens juste de lire vos articles. Je ne connais pas le contenu des propos que vous avez tenus dans l’organisation à Perm (je crois que c’était Perm), ni votre conflit avec elle.  Je ne peux rien dire à ce sujet, sinon qu’il sera traité par le Bureau de l’organisation qui, ai-je entendu, a nommé une commission spéciale.

Mon but est ici différent: il est d’apprécier vos articles comme documents politiques et littéraires.

Ce sont des documents intéressants.

Votre principale erreur, je crois,  se révèle le plus clairement dans l’article «Questions névralgiques». Et je considère de mon devoir de faire tout mon possible pour essayer de vous convaincre.

Au début de l’article que vous faire une appliquez correctement la dialectique. En effet, celui qui ne comprend pas que le mot d’ordre de « guerre civile » doive céder la place à celui de « paix civile » s’expose au ridicule, sinon pire. En cela, vous avez raison. Mais précisément parce que vous avez raison sur ce point, je suis surpris que vous ayez oublié la dialectique dans vos conclusions.

« La liberté de la presse, y compris des monarchistes aux anarchistes ». . .  Fort bien! Mais, un instant, tout marxiste et tout travailleur qui se penche sur quatre années d’expérience de notre révolution dira: « Regardons de  quelle sorte de liberté de la presse? Pour quoi faire? Pour quelle classe? ».

Nous ne croyons pas aux « absolus ». Nous nous rions de «démocratie pure».

Le mot d’ordre de « liberté de la presse » a pris une portée universelle à la fin du Moyen Age et l’a gardé jusqu’au dix-neuvième siècle. Pourquoi? Parce qu’il exprimait les idées de la bourgeoisie progressiste, en lutte contre les rois et les prêtres, les seigneurs féodaux et des propriétaires fonciers. Aucun pays au monde n’a autant fait pour affranchir les masses de l’influence des prêtres et des propriétaires fonciers que la Russie soviétique n’a fait et ne continue de faire. Nous avons réalisé cette tâche de «la liberté de la presse » mieux que quiconque au monde.

Partout dans le monde, partout où il y a des capitalistes, la liberté de la presse signifie la liberté d’acheter des journaux, d’acheter des écrivains, de corrompre, d’acheter et  de fausser l’«opinion publique» au profit de la bourgeoisie. C’est un fait. Personne ne sera jamais en mesure de le réfuter. Et nous?

Peut-on nier que la bourgeoisie dans ce pays ait été vaincue, mais non anéantie? Qu’elle est passée dans la clandestinité? Personne ne peut le nier.

La liberté de la presse en Russie soviétique, entourée par les ennemis bourgeois du monde entier, c’est la liberté d’organisation politique de la bourgeoisie et de ses plus fidèles serviteurs, les mencheviks et sociaux-révolutionnaires. C’est un fait irréfutable.

La bourgeoisie (partout dans le monde) reste bien plus forte que nous. Lui donner au surplus une arme telle que la liberté d’organisation politique (= liberté de la presse, car la presse est la base de l’organisation politique) c’est donner à l’ennemi des moyens pour lui faciliter la tâche, c’est aider l’ennemi de classe. Nous ne voulons pas nous suicider, et, par conséquent, nous ne ferons pas cela.

Nous voyons clairement ce fait: «la liberté de la presse» signifie en pratique que la bourgeoisie internationale achètera immédiatement des centaines et des milliers de cadets, des écrivaillons sociaux-révolutionnaires et mencheviks, et organisera leur propagande et sa lutte contre nous.

C’est un fait. « Ils » sont plus riches que nous ne le sommes et acheter une «force» dix fois plus grande que la notre pour nous combattre. Non, nous ne le ferons pas, nous n’aiderons pas la bourgeoisie internationale.

Comment pouvez-vous régresser d’un niveau d’analyse de classe à celui du sentimentalisme, à des considérations philistines?  C’est pour moi un mystère. Sur la question « paix civile ou guerre civile », sur la question de savoir comment nous avons gagné, et comme on « gagnera davantage », la paysannerie (du côté du prolétariat), sur ces deux questions clés (questions qui touchent à la substance même de la politique mondiale), sur ces questions donc (qui sont traitées dans deux de vos articles), vous avez été capable d’adopter des point de vue marxiste et non philistins ou sentimentaux. Ne pouvez-vous donc pas prendre en compte concrètement les relations entre classes, de façon sobre ? Tout à coup vous glissez dans le gouffre du sentimentalisme! « Il se produit chez nous un tas de scandale et d’abus: la liberté de la presse les dénoncera.» Pour autant que je puisse en juger par vos deux articles, c’est là où vous en êtes arrivé. Vous vous êtes laissé accabler par certains faits fâcheux et navrants, et vous avez perdu la  faculté de considérer les forces sobrement.

La liberté de la presse aidera la force de la bourgeoisie mondiale. C’est un fait, « la liberté de la presse » ne contribuera pas à purger le Parti communiste en Russie d’un certain nombre de ses faiblesses, de ses erreurs, des malheurs et des maladies (on ne peut  nier qu’elles existent), parce que ce n’est pas ce que veut la bourgeoisie mondiale. Mais la liberté de la presse est une arme dans les mains de cette bourgeoisie mondiale. Elle n’est pas morte, elle est vivante. Elle est là, tapie. Elle a déjà embauché Il se cache à proximité et à regarder. Elle a déjà embauché Milioukov, Tchernov et Martov (en partie à cause de leur bêtise, et en partie en raison de leur lutte de fraction contre nous, mais surtout à cause de la logique objective de leur position petite-bourgeoise-démocrate) qui lui donnent de «fidèles et loyaux » états de service.

Vous avez pris le mauvais la mauvaise direction au carrefour. Vous avez voulu soigner le Parti communiste et ses maladies par un remède que vous lui arrachez des mains pour le remettre entre celles de la bourgeoisie mondiale ( Milioukov-Tchernov-Martov).Vous avez juste oublié un point, un minuscule point, à savoir: la bourgeoisie mondiale et sa «liberté» d’acheter pour elle-même les journaux et les centres d’organisation politique.

Non, nous ne suivrons pas ce cours. Sur mille travailleurs conscients politiquement neuf cent refusent de suivre ce cours.

Nous avons de nombreuses maladies. Les erreurs (nos erreurs communes, nous avons tous commis des erreurs, le Conseil du Travail et de la défense, le Conseil des commissaires du peuple et le Comité central) comme celles dans la distribution des carburants et des denrées alimentaires à l’automne-hiver  1920 (ce sont d’énormes erreurs!) ont considérablement aggravé les maladies installées dans notre situation. Besoins et malheurs abondent. Ils ont été terriblement aggravés par la famine de 1921. Cela nous coûtera un suprême effort pour en sortir, mais nous allons  y arriver, et avons commencé à le faire.

Nous allons nous en sortir,car, pour l’essentiel, notre politique est celle qui convient, et elle prend en compte toutes les forces de classe à l’échelle internationale. Nous allons nous en sortir parce que nous ne cherchons pas à présenter notre position meilleure qu’elle n’est. Nous connaissons toutes les difficultés. Nous voyons toutes les maladies, et nous prenons des mesures pour les soigner méthodiquement, avec persévérance, sans céder à la panique.

Vous avez laissé la panique prendre le meilleur de vous; la panique est une pente où l’on perd pied, vous glissez vers une position qui ressemble beaucoup, si vous formez un nouveau parti,  au suicide.

Vous ne devez pas céder à la panique.

Y a-t-il coupure des cellules du Parti communiste d’avec l’appareil du Parti? Il y a un mal, un malaise. C’est là. Il s’agit d’une maladie grave. Nous pouvons le constater. Cela doit être traité par des mesures de parti prolétarien et non par le biais de la «liberté» ( bourgeoisie).

Une grande partie de ce que vous dites au sujet de la relance de l’économie du pays, sur les charrues mécaniques, etc, sur la lutte d’«influence» envers la paysannerie, etc, est vrai et utile. Nous allons nous réunir et travailler en harmonie dans un parti. Les avantages en seront grands, ils ne viendront pas tous à la fois, mais très lentement.

Revitaliser les Soviets, assurer la coopération des sans-parti, leur laisser vérifier le travail des membres du Parti: ceci est absolument vrai. Ce travail là a à peine commencé.

Pourquoi ne pas l’amplifier de façon pratique?  Dans une brochure pour le Congrès?

Pourquoi pas ? Pourquoi craindre de travailler (dénoncer les abus à travers la Commission centrale de contrôle, ou la presse du Parti, la Pravda)? Les réserves lentes, difficiles et pénibles quant à ce dur travail amènent les gens à se rabattre vers la panique et à rechercher une solution toute simple: » la liberté de la presse »(pour la bourgeoisie).

Pourquoi devriez-vous persister dans votre erreur, une évidente erreur, dans votre mot-d’ordre anti-prolétarien de «liberté de la presse»? Pourquoi ne pas choisir le moins «brillant» (de scintillement bourgeois) travail consistant à chasser les abus, les combattre, et aider concrètement le travail des sans-parti?

Avez-vous déjà averti le CC de tous ces abus, et lui avez-vous suggéré  quelque moyen définitif de les éradiquer? Non, vous ne l’avez pas. Pas une seule fois.Vous avez vu une avalanche de malheurs et de maladies, avez fait place au désespoir et vous êtes précipité dans les bras de l’adversaire, la bourgeoisie (« liberté de la presse » pour la bourgeoisie). Mon conseil est de ne pas céder au désespoir ni à la panique.

Nous et  nos sympathisants, les ouvriers et les paysans, avons encore un immense réservoir de forces. Nous avons encore beaucoup de santé et de vigueur. Nous ne faisons pas assez pour guérir nos maux. Nous appliquons mal le mot d’ordre: promouvoir les sans-parti, faites contrôler le travail des membres du Parti par des sans-parti.

Dans ce domaine nous pouvons faire cent fois plus que ce que nous faisons.

J’espère qu’après y avoir réfléchi vous ne persisterez pas par orgueil dans une manifeste erreur politique («la liberté de la presse»), mais que, surmontant la panique, vous en viendrez au travail concret: aider à établir des liens avec les  sans-parti, et d’aider les sans-parti à vérifier le travail des membres du Parti.

Il reste une foule de choses à faire dans ce domaine. C’est par ce travail que l’on peut (et que l’on doit) aider à soigner lentement mais sûrement la maladie, au lieu de courir après ce feu follet qu’est  « la liberté de la presse ».

Avec mes salutations communistes,

Lénine