1979 Souvenirs du Présidium de l’I.C. [Souvarine]

Extrait de Sur Lénine, Trotski et Staline (1978-79), entretiens avec Branko Lazitch et Michel Heller.

Vous ne reverrez Trotski qu’en juin 1921 au Kremlin, à l’occasion du III° Congrès de l’Internationale communiste (Komintern). C’est au même moment que vous rencontrez Lénine pour la première fois ?

Lors de notre premier entretien, il est accompagné de Grégoire Zinoviev, président de l’Internationale communiste, et de Nicolas Boukharine, le n°2 de l’Internationale, et de Béla Kun, qui dirigea la Hongrie soviétique en 1919. Du côté français, je suis avec Fernand Loriot, secrétaire international du PCF. Loriot est le premier socialiste français à s’être rallié à Lénine, dès 1916.

L’entretien se passe dans une datcha, aux environs de Moscou. Lénine nous pose à brûle-pourpoint la question :  » Quand ferez-vous la révolution, en France ?  » Loriot, mon supérieur en âge et en fonction, est totalement surpris. Interloqué, il cherche une réponse, ce qui me permet de répondre en bon « marxiste » :  » La situation n’est pas encore mûre, en France. Le pays appartient au camp des vainqueurs de guerre, alors que les révolutions n’ont eu lieu que dans le camp des vaincus. En outre, les anciens soldats n’ont aucune envie de se battre de nouveau, cette fois dans une guerre civile… « 

Six mois plus tard, en décembre 1921, toujours en ma présence, Lénine a le même comportement avec un autre Français, Emile Bestel, un vrai prolétaire de Saint-Denis, membre suppléant du Comité central du PCF. Lénine redemande à ce métallurgiste quand le Parti va faire la révolution. La question contrarie visiblement Bestel. Mais il ne le manifeste qu’après notre entrevu,e en disant: « Comment veux-tu que je sache quand la révolution va éclater en France ? »

A ma connaissance, Lénine cessa de poser cette question aux français.

De 1921 à 1924, vous êtes à Moscou et vous appartenez au « sommet de l’Internationale communiste. Comment vivez-vous?

En juin 1921, la guerre civile est finie. la NEP (Nouvelle politique économique) remplace le communisme de guerre. Beaucoup de boutiques sont ouvertes, et les marchandises sortent de leurs cachettes, comme par enchantement. On nous annonce la suppression de la Tchéka (police politique). Nous, les Français, ne pouvions pas prévoir que la nouvelle police politique – le Guépéou – ne vaudrait pas mieux…

L’essentiel de ma vie se passe dans deux bâtiments: le fameux hôtel Lux, qui abrite tout le personnel dirigeant de l’Internationale communiste, et le siège du Komintern, près du Kremlin. la distance entre les deux édifices est à peine de quinze minutes à pied, mais un car fait la navette. A l’hôtel Lux, nous disposons, au rez-de-chaussée, d’une salle à manger. Le travail n’est pas encore bureaucratisé. Je peux travailler dans ma chambre et ne pas aller tous les jours au siège du Komintern.

Comment restez-vous en contact avec Lénine, étant donné qu’il n’assiste qu’exceptionnellement aux réunions du Présidium du Komintern?

L’une des trois secrétaires que j’ai eues se nomme Ina Armand. C’est la fille d’Inessa Armand, qui fut l’amie de Lénine jusqu’à sa mort, en 1920. Lénine traite Ina comme sa propre fille, ce qui fait croire à beaucoup de gens qu’elle l’est réellement. Je ne le crois pas. Comme Ina habite chez Lénine, c’est par son intermédiaire que je peux facilement communiquer avec lui, même pour des problèmes qui ne relèvent pas de la grande politique. Un jour, Lénine m’a fait apporter par Ina une lettre qu’il avait écrite, en français, à Constantino Lazzari, un dirigeant communiste italien. Lénine demande que je corrige son français, ce que j’ai fait un peu trop méticuleusement. Le lendemain, Ina me dit: Vladimir a éclaté de rire en voyant les corrections, et il s’est exclamé: « Mais il ne reste plus rien de mon texte! »

A Moscou, avez-vous pris contact avec des opposants?

Oui, immédiatement. D’abord avec l’opposition dans le Parti bolchevik. Je connaissais déjà les textes de Lénine et de Trotski contre l’Opposition ouvrière pour les avoir publiés à Paris, mais je ne connaissais pas les documents des opposants. Mon ami Pierre Pascal me procure la brochure que l’Opposition ouvrière a distribué au X° Congrès sans pouvoir la diffuser dans le public. A l’époque, je ne m’exprime pas facilement en russe. Ce qui facilite les choses, c’est que deux des principaux porte-parole de cette opposition, Alexandra Kollontaï et Alexandre Chliapnikov, parlent excellement le français. J’ai avec eux un contact direct et amical, qui persistera.

Avez-vous connu des opposants non communistes?

Dès mon arrivée à Moscou, je visite la prison de Boutirki, où sont enfermés des militants anarchistes. C’est une démarche sans précédent dans l’Internationale communiste. Elle me vaut deux réactions hostiles. Une commission d’enquête est formée dans l’Internationale pour examiner mon cas, tandis que Béla Kun me dénonce directement au Bureau politique du Parti bolchevik, avec ce commentaire: « On aurait dû le garder en prison ». Lénine répond que ma place est non pas en prison, mais au Présidium de l’Internationale où je pourrai acquérir de l’expérience auprès des chefs du Parti. Il dit même: « Avec nous, il va apprendre… » A partir de cette date commence ce que Goethe nomme « les années d’apprentissage ». Elles ont duré, pour moi, moins de trois ans. En 1924, je me suis retrouvé opposant, ou, comme on dit aujourd’hui, dissident.

Quand avez-vous un premier contact avec la population?

En 1921, membre du Comité exécutif, du Secrétariat et du Présidium de l’Internationale communiste, je suis écrasé de travail, du matin au soir. Ce n’est qu’en 1922 que je suis allé rendre visite à la famille de ma mère, dans la région de Kiev. Dès qu’elle m’a vu arriver en voiture officielle, accompagnée de fonctionnaires soviétiques, la famille s’est montrée très réservée. On a parlé de choses anodines, et j’ai vite compris leur gêne.

Quand avez-vous connu Staline?

Seulement au cours de l’été 1923. Plusieurs hauts dirigeants passent leurs vacances à Kislovodsk, une station thermale du Caucase. Boukharine m’a invité dans sa villa; Zinoviev est notre voisin, ainsi que le futur maréchal de l’Armée rouge Clément Vorochilov et Clara Zetkin, la femme la plus célèbre du communisme. Trotski habite un peu plus loin. Comme d’habitude, il ne fréquente pas les autres, il se tient à l’écart, ce qui, plus tard, accréditera la version de ses adversaires qu’il est hautain et prétentieux. Staline habite dans une autre station thermale, Essentouki; il est seul, sans famille et sans collaborateurs. Visiblement, il s’embête. Il vient régulièrement nous rendre visite. Je le vois encore arriver sur une draisine mise à sa disposition.

Avec des gardes du corps?

Non.

Comment se comportent entre eux ces quatre principaux personnages de l’entourage de Lénine?

Pendant l’étét 1923, Lénine a déjà subi sa troisième attaque. Il est donc à l’écart des affaires. La direction du Parti et du Komintern se trouve précisément aux mains de ces quatre dirigeants avec lesquels je passe mes vacances: Staline, Trotski, Zinoviev et Boukharine. Nous parlons à bâtons rompus de la politique, mais aussi nous faisons des randonnées à cheval. Je n’ai pas remarqué de signes de discorde.

Quelle impression Staline vous fait-il?

C’est un homme moins cultivé que les trois autres. Il me paraît rusé, dénué de scrupules, prêt à employer des méthodes expéditives. une réaction de Staline me frappe, alors. Des dirigeants géorgiens sont venus nous voir pour exposer la situation de leur république. Ils parlent de « banditisme », de groupes armés dans les montagnes, de nationalistes géorgiens, antirusses et anticommunistes. « Il n’est pas toujours facile d’en venir à bout, disent-ils, car ils bénéficient de la complicité de la population. » A ce moment-là, Staline fait sa seule intervention: « Ne pourrait-on pas fusiller une petit peu? » Il accompagne ces paroles du geste du tireur à la mitraillette.

L’hagiographie et l’iconographie staliniennes ont dissimulé l’infirmité de Staline, son bras gauche plus court que le droit. cette infirmité était-elle visible?

A peine. Mais je constate que Staline cache souvent son bras gauche d’une manière ou d’une autre: par exemple, il lui arrive de prendre la pose napoléonienne.

Si vos vacances au Caucase se passent sans histoire, ce n’est pas le cas après.

En effet. Nous rentrons à Moscou, fin août ou début septembre, avec un objectif précis: préparer immédiatement la révolution en Allemagne. La décision doit être prise à deux niveaux: d’abord, au Bureau politique russe; ensuite, au Présidium de l’Internationale.

Bien entendu, je n’ai aucun droit d’entrée dans la première instance, mais Boukharine me tient au courant de ses travaux. Quand une question doit être tranchée au Bureau politique, on commence par faire venir les personnes compétentes pour exposer les données du problème. Pour prendre la décision sur l’Allemagne, on fait venir de Berlin les deux principaux chefs du PC, Heinrich Brandler et Auguste Thalheimer. ils présentent la situation en Allemagne comme révolutionnaire. Le Bureau politique russe se prononce alors en faveur de l’action révolutionnaire.

Mais, derrière cette unanimité de façade, une cassure se produit au Bureau politique. Dans son plaidoyer pour la révolution, Brandler demande une aide fraternelle soviétique sous de multiples formes, dont l’une doit être l’envoi d’un chef historique de la Révolution russe pour diriger les opérations.

A la question précise: qui? Brandler répond sans hésiter: Trotski. A la seconde même, Zinoviev, frappé de stupeur, réagit: il est le président de l’Internationale, et le choix ne se porte pas sur sa personne! Moment de tension extrême: Staline intervient habilement en disant: « Les camarades Trotski et Zinoviev sont trop importants pour être exposés aux dangers d’une présence en Allemagne; ils sont indispensables à la direction de notre Parti. Je propose l’envoi des camarades Karl Radek et Georges Piatakov. » Effectivement, ces deux dirigeants sont allés en Allemagne.

Comment se sont déroulées les réunions du Présidium de l’Internationale sur la révolution allemande?

Les travaux du Présidium suivent les délibérations du Bureau politique russe. Quand Zinoviev, Boukharine et Radek font des propositions précises au Présidium de l’Internationale, je sais qu’ils apportent des décisions prises la veille au Bureau politique.

Le Bureau politique russe se réunit chaque jeudi, mais, souvent, les séances se prolongent tard dans la nuit. A son tour, le Présidium siège le vendredi, je m’en souviens bien, car, le samedi, Zinoviev rentrait à Pétrograd, par le fameux wagon du Tsar, que j’ai utilisé plusieurs fois avec lui. Le Présidium n’a qu’à entériner la décision du Bureau politique. Il y a, toutefois, une originalité dans notre réunion: nous sommes une dizaine de membres du Présidium, auxquels s’ajoutent les délégués allemands et russes. Mais nous sommes stupéfaits de voir entrer dans la salle Staline, secrétaire général du Parti, et Dzerjinski, chef de la police politique. L’un et l’autre font leur première apparition dans nos réunions. Bien entendu, ils n’appartiennent à aucune haute instance de l’Internationale. Leur présence signifie symboliquement que l’Internationale mais aussi le Parti et la Police russes sont du côté des communistes allemands.

A quel moment prenez-vous connaissance du conflit au sommet du Parti russe? Dans les mois qui précèdent la mort de Lénine?

Une fois la décision prise sur la révolution allemande, chacun regagne sa place: les Allemands retournent chez eux, les hommes de Moscou s’infiltrent en nombre en Allemagne, et moi, je rentre à Paris. Selon notre schéma, le PCF doit empêcher l’intervention armée de Poincaré contre la révolution en marche en Allemagne. Je suis porteur de cette directive. Sur le chemin Moscou-Paris, je passe par Berlin. J’y retrouve Radek. Il me met au courant du désaccord qui règne dans le Bureau politique russe. Il prononce une phrase qui reste gravée dans ma mémoire: « Au Bureau politique, ils sont six contre un (Trotski). Espérons que cela fera l’équilibre. » Par ces propos, Radek constate la supériorité intellectuelle écrasante de Trotski sur les autres. Mais il exprime aussi l’espoir que la discorde ne dégénérera pas en schisme définitif.

La révolution allemande échoue, les 21, 22 et 23 octobre 1923, avant même d’avoir été déclenchée sérieusement. Que se passe-t-il ensuite?

Tout le monde se retrouve à Moscou: les émissaires russes, les chefs du PC allemand, désormais divisé en trois tendances, moi-même. mais, cette fois, le climat politique est empoisonné: l’échec de l’Octobre allemand offre l’occasion d’un règlement de comptes général. La « troïka » (Staline-Zinoviev-Kamenev) intrigue contre Trotski et l’accuse d’avoir été longtemps contre Lénine (…)