Marceau Pivert, de J. Kergoat

Note de lecture parue dans Le Mouvement social N°190 (janvier-mars 2000).

Jacques KERGOAT. – Marceau Pivert. Paris, Éditions de l’Atelier, 1994, 346 pages. « La part des hommes ».

Pivert se vit attribuer par ses adversaires des qualificatifs qui se voulaient infamants : gauchiste, trotskiste, « enfant terrible du Parti socialiste », « résistant de Mexico » et bien d’autres encore. Contradictoirement, « Marceau » sut, toute sa vie, s’attacher des fidélités personnelles profondes et durables. Aujourd’hui, il s’en fallait de peu que ne perdurent que quelques images toujours simples : celle d’un irresponsable qui écrivit en juin 1936 « Tout est possible », celle d’un laïque intransigeant, voire sectaire ; au mieux celle d’un petit professeur vieillissant qui, certes, rompit avec Guy Mollet au moment de la guerre d’Algérie, mais après avoir soutenu son arrivée au pouvoir en 1946 dans l’espoir de le voir donner à son parti un coup de barre à gauche.
Jacques Kergoat avait montré dans sa France du Front populaire qu’il n’avait pas de sympathie particulière préalable pour M. Pivert. Répondant à une commande des Éditions de l’Atelier, il nous livre un ouvrage précis, empli de découvertes, qui devrait permettre de balayer les stéréotypes bien implantés. Loin de l’apologie, mettant en lumière toutes les ombres qu’il a pu rencontrer, mais balayant surtout un fatras d’idées simples et de jugements péremptoires, il a su dresser un polirait nuancé et humain d’un militant qui fut une figure essentielle du socialisme français et des mouvements socialistes internationaux durant près de trente années.

Pour cette première biographie publiée de Marceau Pivert, l’auteur a bénéficié d’une source nouvelle, les archives familiales, riches en carnets, documents et surabondantes en correspondance du monde entier. Pieusement conservées par sa fille,elles viennent d’être déposées à l’Université de Paris I (1). Il a su aussi exploiter les fonds traditionnels, les mémoires récents et des sources négligées jusqu’alors, notamment les premiers journaux dans lesquels M. Pivert écrivit.

L’itinéraire de Marceau Pivert reconstitué par Jacques Kergoat est tout d’abord conforme à celui de sa génération sacrifiée. Jeune enseignant, patriote au chauvinisme exacerbé par sa formation à l’École normale, il sort d’une guerre courageusement assumée qui laissera des traces dans sa chair antimilitariste et surtout pacifiste convaincu. La première surprise provient de son engagement politique au Parti socialiste de France, scission droitière de la S.F.I.O. bien implanté dans l’Yonne. Déçu par le Cartel des gauches, il entre à la S.F.I.O. pour militer directement dans son aile gauche, la Bataille socialiste, dont il devint un des animateurs avec Zyromski.
Son rôle dans ce parti, la rupture avec Zyromski, la création de la Gauche révolutionnaire, son exclusion et la création du P.S.O.P., sa participation aux débats théoriques et stratégiques qui traversent la gauche font l’objet d’une mise au point précise mais non démesurée. L’auteur estimant, avec raison nous semble-t-il, que ces faits sont mieux connus. L’exil aux États-Unis et à Mexico constitue un des points forts du livre. Dans ce bouillon de culture internationaliste, aux côtés de Victor Serge et de Juliàn Gorkin, en butte aux attaques permanentes des staliniens qui viennent d’assassiner Trotsky, Pivert s’efforce de reconstituer un noyau internationaliste indépendant. En pleine guerre, il fonde, avec Paul Rivet et le soutien de Jules Romains, un des monuments du rayonnement français à l’étranger, l’Institut français d’Amérique latine. Loin des obligations françaises, dans les pires conditions matérielles, l’homme, traditionnellement écrasé par le militant, semble s’épanouir sous la plume de son biographe. On lui saura gré aussi d’avoir mis en valeur les années de la IVe République où Marceau Pivert joua, comme responsable socialiste, secrétaire fédéral de la Seine et animateur des mouvements européens, un rôle trop souvent négligé. Ses hésitations, ses enthousiasmes, son isolement même les dernières années de la guerre d’Algérie dépassent le cas personnel.

Des points pourront être discutés. Ainsi de l’importance du pacifisme de Pivert qui nous paraît sous-estimé pour la dernière période. Il nous semble fondamental dans ses ruptures avec Guy Mollet, sur la C.E.D. et l’affaire de Suez. Nous rejoindrons en revanche l’auteur sur le fait que ces ruptures se fondaient aussi respectivement sur l’engagement européen et anticolonialiste, dimensions essentielles de l’individu.
Le biographe, à notre avis, s’est trop effacé derrière son sujet, il donne les clés de la compréhension de l’itinéraire, mais nous aurions souhaité qu’elles soient plus explicites, marquant nettement les ruptures, comme celle de la Libération.

La plupart des points controversés traditionnels sont traités avec nuance. Ainsi de l’engagement maçonnique, pour lequel l’auteur conclut que le Vénérable était plutôt un révolutionnaire qui défendait les idées socialistes dans sa loge et non l’instrument de celle-ci dans le mouvement socialiste. Souvent absorbé par le militant, l’homme fondamentalement optimiste apparaît dans sa cohérence, celle d’un rationaliste profond, excessivement tolérant et généreux, mais aussi dans ses hésitations, son incapacité non seulement à ruser avec ses principes mais à accepter que d’autres puissent le faire. Sans doute faut-il voir là une des raisons du mépris des « habiles » et de la fidélité têtue que lui ont vouée des générations de jeunes et de nombreux  militants de base pour qui il était un archétype de l’honnêteté et de la sincérité en  politique.

N’est-ce pas une raison de plus pour lire cet ouvrage, paru dans une collection,  « la part des hommes », qui décidément justifie son titre ?

Gilles MORIN

(1) Au Centre d’histoire et de recherches des mouvements sociaux et du syndicalisme, 9, rue Malher,  75004 Paris. Voir l’inventaire détaillé de ce fonds : Bulletin du C.R.H.M.S.S., n° 18,1995, p. 106-120.

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