1937-05 En attendant la fin de la pause [Pivert]

Tribune libre dans le Populaire du 8 mai 1937.

Il n’est pas prématuré d’envisager l’avenir proche où les contradictions que le régime capitaliste porte dans ses flancs provoqueront de nouvelles secousses sociales.

Même si les circonstances sont favorables au gouvernement de Front populaire, il n’est pas possible d’espérer raisonnablement qu’il pourra faire face à la fois à toutes les exigences: on ne peut pas continuer à dépenser des sommes prodigieuses pour les armements et donner satisfactions aux revendications légitimes des vieux travailleurs ou des chômeurs. On ne peut pas donner satisfaction aux classes moyennes sans attaquer directement les privilèges du grand capital. Bien plus: les progrès accomplis au bénéfice de la classe ouvrière accentuent les antagonismes et obligent les entreprises les plus développées à concentrer et à perfectionner leurs moyens de production; nous vérifions et nous vérifierons de mieux en mieux cette conséquence, banale pour des socialistes, à savoir que les réformes conquises de haute lutte par le prolétariat ne peuvent que rendre plus sensible la nécessité de la révolution sociale.

D’où une obligation tactique inéluctable pour le Parti: mettre en évidence aux yeux des masses en mouvement son rôle historique fondamental et dégager la voie du pouvoir véritable où il devra les conduire.

S’il ne le fait pas, d’autres le feront à sa place…

Mais en même temps, une difficulté d’apparence insurmontable vient heurter cette nécessité. Nous avons délégué nos meilleurs camarades au gouvernement. Et dans le cadre du régime capitaliste, ils sont chargés d’appliquer le programme du Rassemblement Populaire. Ils prennent donc, qu’on le veuille ou non, la responsabilité de l’ordre établi. Ils le conservent. Et toutes les mesures prises en faveur de la classes ouvrière, ils savent, en tant que socialistes, que la classe dominante s’arrangera toujours en vue de les faire supporter par les travailleurs.

D’un côté le Parti risque de ne pas jouer son rôle dirigeant à l’égard des masses. de l’autre il risque de nourrir et d’entretenir des illusions réformistes pernicieuses.

Il faut pourtant maintenir le Parti sur sa position de classe.

Il faut pourtant poursuivre en même temps, l’expérience du Front populaire.

Comment s’en sortir ?

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Une première remarque nous y aidera: l’application du programme du Rassemblement Populaire est suspendue… Le fonctionnement de la légalité capitaliste, et plus précisément le chantage de la confiance et la puissance des banques sont à l’origine des difficultés financières, au même titre que les dépenses énormes dites de « défense nationale » (disons plutôt de défense de classe).

Le Parti socialiste ne peut pas se borner à enregistrer ces résultats prévisibles, ni à les déplorer en regrettant leur exploitation par des compagnons plus habiles ou moins scrupuleux.

Il a son mot à dire et il le dira sans doute.

Il rappellera comment on lui a refusé d’introduire dans le programme de Rassemblement Populaire les nationalisations destinées à entamer la structure du grand capitalisme.

Il serait trop injuste, en effet, d’imputer à ses délégués des insuffisances de résultats qui ont leur origine en partie dans la médiocrité des moyens employés. Pour réaliser durablement des réformes qui coûtent il faut oser entreprendre des réformes qui paient. Et les réformes qui paient doivent aller chercher  » l’argent où il est « , plus exactement elles doivent s’attaquer à la structure du régime économique d’où nous viennent toutes nos misères.

C’est pourquoi le parti doit prendre la tête, dès maintenant, d’un puissant mouvement d’opinion pour préparer « en fin de pause » une offensive décisive contre les trusts.

*

Il n’est pas possible d’imposer longtemps aux masses populaires des mesures qu’elles n’ont pas réclamées (comme le surarmement) et de leur refuser des mesures dont elles ont parfaitement compris le sens et la nécessité (comme les nationalisations). Les chômeurs et les vieux peuvent avoir satisfaction, mais il faut que le rassemblement Populaire donne au gouvernement un mandat ferme pour le ode de financement (de même pour les rands travaux).

Qui donc, dans les organisations du Rassemblement Populaire, refuserait de s’attaquer, par exemple, au formidable trust des assurances ?

Trente milliards de réserves sont accumulés par les compagnies. C’est cette masse de manœuvre qui domine toute l’économie; c’est elle qui commande toutes les avenues du pouvoir réel. C’est elle qui alimente les caisses noires du fascisme. De là partent toutes les tentatives du monstre. MM. Mirabaud, du Phénix, de l’Union Parisienne et du P.O.; Vernes, du Phénix et du Crédit National; de Neuflise, de l’Union, du Crédit National et du P.L.M.; Guy de Wendel, des Assurances Générales et des Chemins de fer de l’Est; de Rotschild, etc. sont naturellement adversaires des nationalisations. Mais ils nous permettront sans doute d’être d’un autre avis. Leur influence s’exerce jusque sur le secteur étatisé des assurances: ainsi mon ami René Rul, secrétaire de la 18° section, a démontré dans sa thèse que la Caisse nationale des retraites pour la vieillesse, avec des frais généraux dix fois moindres que les compagnies privées, faisait un milliard de bénéfices annuels… et n’osait pas le répartir entre les assurés, soit en augmentant leur retraites, soit en diminuant leurs versements.

Un excellent projet, déposé par Vincent Auriol, le 17 janvier 1933, peut être très rapidement repris. Il est intolérable que l’on continue à verser des dividendes de 200 p. 100 pour une exploitation qui devrait être transformée en service public, rien que pour avoir enrichi fabuleusement plusieurs générations d’affameurs du peuple.

Au besoin, si quelques intelligences sénatoriales particulièrement lentes à comprendre dressaient, comme d’habitude, un obstacle en travers de cette réforme de structure, l’action autonome de la classe ouvrière saurait trouver les moyens, comme en juin dernier, de faire pénétrer certaines vérités dans les cerveaux récalcitrants.

En tout cas, aucune revendication n’est plus unanimement désirée par les militants socialistes et, quant au Rassemblement Populaire, qui donc oserait y apparaître comme le porte-parole des deux cents familles en refusant de prendre part à un tel combat ?

Car le combat reprendra… Et plus tôt qu’on ne l’imagine ! Il faut donc le préparer.

Car c’est lui qui permettra de résoudre l’apparente contradiction entre la tâche du gouvernement et celle du Parti. Le gouvernement renforcera la cohésion du Front Populaire en s’engageant dans la lutte contre les trusts. Et la lutte contre les trusts permettra au Parti de conduire les masses populaires vers la conquête du véritable pouvoir.

Marceau PIVERT.

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