1953-08 Cours nouveau [Pivert]

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Article de Marceau Pivert publié dans Correspondance socialiste internationale du 5 août 1953

Y a -t-il vraiment quelque chose de changé dans le comportement de la diplomatie russe? Est-on enfin sur la voie de la détente internationale entre les grandes puissances? Selon la réponse qu’ils apportent à ces questions, les hommes d’Etat contribuent à la détente qu’ils souhaitent, ou bien s’opposent plus ou moins hypocritement à la pacification qu’ils redoutent.

Nous nous placerons délibérément en dehors (au-dessous, ou au-dessus, comme on voudra) des préoccupations des chancelleries, des chefs de gouvernements, des chefs détats-majors.

Nous nous inspirerons exclusivement, dans cette brève nanalyse, des intérêts et des aspirations des travailleurs de tous les pays – des Russes comme des Américains, des Européens ou des Africains comme des Asiatiques. Et, de ce point de vue, nous affirmons, sans hésitation ni réserve: « Oui, quelque chose est changé au cours de cette année 1953, et qui fera date ». Le changement, d’abord imperceptible, s’est produit dès le lendemain de la mort du tyran qui jouait cyniquement avec la liberté et la paix des peuples, à commencer par le sien. Oui, quelque chose est changé depuis la mort de Staline: le stalinisme cruel, totalitaire, machiavélique et despotique a du plomb dans l’aile. C’est sans doute parce que cet épouvantail terrible était si précieux pour les gouvernements capitalistes, dans leur dessein de subordonner leurs peuples à la peur de la guerre, qu’ils ont vanté partout, avec une naïveté et une inconscience déconcertante, les mérites prodigieux du « chef génial ». Mais les lauriers sont coupés. Et les successeurs ont autre chose à faire qu’à s’agenouiller devant une momie sacrée. La vie continue, avec ses exigences et ses contradictions. Cependant, cette mort n’aurait sans doute pas suffi à modifier profondément le cours des choses si, en même temps que sombrait dans le néant le chef de la contre-révolution, les premiers symptômes du réveil du prolétariat international qu’il avait tant contribué à démoraliser et à crucuifer, n’avaient pas annoncé les temps nouveaux. Deux faits se conjuguent donc pour créer les conditions d’une « nouvelle étape »: la mort de Staline et l’éveil de la conscience de classe parmi les esclaves qu’il croyait pouvoir dominer pour toujours.

Les journées de juin et leurs conséquences

Tous les travailleurs ont compris l’importance décisive des journées de juin en Allemagne orientale. A elles seules elles justifient largement notre affirmation qu’un cours nouveau est commencé. C’est surtout celui-ci que nous cherchons à définir: les travailleurs allemands ne se sentent pas vaincus. Au contraire. Ils savent que leur puissance réside dans leur force de travail et d’organisation, car ils ont reçu, de longue date, une éducation socialiste et démocratique. C’est pourquoi ils ont eu le courage de se battre les mains nues contre les tanks de l’Armée Rouge. C’est ce genre de bataille, de genre de résistance obstinée, méthodique, héroïque pour la reconquête des droits élémentaires des travailleurs qui caractérise le mieux le cours nouveau. Finalement, les travailleurs organisés vaincront: c’est une certitude. Et leur victoire contribuera à la libération pacifique de leur communauté nationale. Et cette libération devra contribuer à la renaissance de l’internationalisme prolétarien. Car ce n’est pas seulement d’une portion de territoire annexé et exploité par un impérialisme primitif et barbare qu’il s’agit: c’est de la liberté du monde et de la paix des hommes que sont aujourd’hui comptables les lutteurs de l’avant-garde prolétarienne d’Europe centrale. Et c’est aussi de la solidarité de classe, de l’activité et de l’esprit revendicatif des autres prolétariats du monde, dressés contre les mêmes dangers de servitude et de misère, que dépend la victoire finale commune. Le « cours nouveau » qui commence pourrait ainsi se définir: la lutte de classe internationale n’est plus un instrument des impérialismes qui s’affrontent. Elle se développe enfin pour les objectifs propres des masses ouvrières et paysannes du monde entier.

Militaristes et neutralistes

Nous entendons bien ici les réflexions des hommes prudents, et les réserves de ceux qui sont toujours en retard sur les événements. « Nous n’en sommes pas encore là – disent-ils. En attendant, continuons à nous armer et tenons-nous prêts à toutes les agressions! » Sans doute! Sans doute! Les militaires et les chefs de gouvernement doivent faire leur métier qui n’est pas le nôtre – et nous les comprenons bien. Mais notre rôle de socialistes internationalistes consiste précisément et avant tout à défendre NOTRE CLASSE contre L’AGRESSION PERMANENTE que constituent pour elle l’oppression et la course aux armements. La pire des agressions, contre tous les travailleurs du monde, c’est d’ailleurs la guerre elle-même, qui doit d’abord pour passer sur les millions de cadavre de ses victimes, abattre les plus grands socialistes, comme Jean Jaurès, et disloquer, anéantir et parfois déshonorer l’Internationale elle-même. Deux fois déjà la guerre est ainsi passée sur notre génération: c’est le problème de la guerre qui domine toutes nos réflexions politiques. Quiconque n’apporte pas une réponse satisfaisante dans ce domaine – satisfaisante pour les travailleurs s’entend – n’est pas digne du nom de socialiste. Or, ce qui va devenir possible désormais, ce qui résultera invinciblement du nouveau cours des choses, c’est que les socialistes internationalistes vont pouvoir enfin reprendre leur combat avec quelque chance d’être mieux compris: car l’immense masse des prolétaires misérables, opprimés, exploités, a déjà joué son rôle, sans le savoir peut-être et par sa seule résistance aux dures exigences des maîtres du jour: la famine, l’accélération des normes, la dictature policière, l’aggravation des conditions d’existence, sont des phénomènes à peu près universels, sauf en Amérique, centre de gravité du capitalisme en expansion. Pendant ce temps, des représentants officiels des travailleurs peuvent encore se diviser entre « partisans » de la militarisation de l’Allemagne et « partisans » de la neutralisation de l’Allemagne. Ils ne font ainsi que refléter les exigences soit de l’impérialisme capitaliste, soit de l’impérialisme stalinien: ils sont déjà en retard sur les événements. Car ce n’est pas pour cela (communauté européenne de défense – objectif atlantique – ou neutralisation de l’Allemagne – objectif russe) que les masses prolétariennes combattent et meurent: c’est pour le socialisme et la liberté; c’est pour le droit de disposer d’eux-mêmes, de discuter dans des syndicats libres, de voter pour qui bon leur semble et de critiquer ouvertement telles ou telles mesures gouvernementales. Militaristes ou neutralistes sont plus ou moins inspirés, ou influencés, par la pression des gouvernements de l’Ouest et de l’Est. Mais les socialistes internationalistes, interprêtes des aspirations profondes des masses, poseront, avec celles-ci, les problèmes préalables: pourquoi donc ces armements écrasants? A qui profitent-ils? Quelle classe les alimente par son travail et quelle classe s’enrichit en les fabricant? N’y a-t-il donc pas d’autre solution dans la société actuelle que d’être chômeur ou soldat? que de préparer la guerre ou de fermer les usines? Ainsi se profilent enfin à l’horizon les thèmes essentiels d’une politique socialiste internationale commune à tous les exploités et prenant pour base de départ leurs besoins élémentaires.

Les forces élémentaires sont en marche

La période que nous venons de vivre (disons au cours de ces vingt dernières années) a vu le socialisme constamment impuissant à dominer les éléments internationaux; le besoin de liberté et d’indépendance nationale a été à l’origine de toutes les unions sacrées. Utilisé par les classes dominantes, il a joué contre l’internationalisme. Au bout du compte, la barbarie n’a reculé ici que pour réapparaître un peu plus loin. Les peuples ont marché pour la liberté et ils ont inconsciemment renforcé le stalinisme et consolidé le capitalisme. Mais aujourd’hui, de nouvelles aspirations à l’indépendance nationale et à la libre détermination sont devenues si puissantes et les classes dominantes si impuissantes à les satisfaire, qu’elles ne peuvent plus être utiliser « sans coup férir » par les grandes puissances qui dirigent le monde. Le nationalisme naturel à un peuple opprimé est devenu une force élémentaire explosive; lorsque les classes dominantes le mettent dans leur jeu, des foyers de guerre s’allument un peu partout: telle est la gravité de la situation en Corée du Sud, où des forces réactionnaires risquent de rechercher l’unification en provoquant un conflit mondial.

Mais si, en Corée, en Indochine (comme cela est le cas en Tunisie) des forces de libération nationale et sociale partent des profondeurs des masses ouvrières et paysannes et accrochent leurs revendications vers la liberté à toutes les revendications du prolétariat international, alors le stalinisme sera sûrement vaincu sur son propre terrain, ce que ne pourrait jamais obtenir un gouvernement capitaliste.

En d’autres termes, le caractère nouveau de la situation s’affirmera d’autant plus clairement que les masses ouvrières et paysannes, organisées internationalement, poursuivront des objectifs communs à tous les travailleurs: ce sont donc des techniques de lutte de classe, comme la grève, qui doivent prévaloir sur les techniques de lutte entre nations, comme la guerre froide ou chaude; et ces techniques elles-mêmes doivent naturellement s’inspirer d’une ligne politique autonome de classe, afin de transformer le mouvement spontané en mouvement conscient et à longues perspectives.

Politique de classe et politique de puissance

C’est la question allemande qui est au centre de la situation internationale: la politique de puissance tend à mettre la réunification de ce pays au service d’une stratégie – intégration à l’Ouest, disent les uns – neutralisation (afin de favoriser l’infiltration stalinienne) disent les autres; il n’y a pas de solution durable dans cettedirection, et même si la conférence à quatre ou cinq, que nous souhaitons, aboutissait à un compromis, à un partage du monde, la dynamique guerrière reprendrait bientôt sa marche en avant car elle est la loi même de la politique de puissance, exclusivement basée sur des rapports de force.

La position socialiste internationaliste revendique donc pour le peuple allemand le droit de disposer librement de lui-même. Le mot d’ordre révolutionnaire est aujourd’hui: suffrage universel (comme en 1848) avec garantie de libre circulation des pensées et des opinions: ic, c’est le camp totalitaire qui DOIT reculer. Et sans aucun marchandage. On ne négocie pas au sujet d’un droit imprescriptible: toutes les forces politiques internationales qui se réclament de la démocratie doivent sur ce point apporter leur aide au peuple allemand. Nous espérons bien qu’alors ce sera un gouvernement socialiste qui prendra la direction des affaires, car nous n’avons aucune confiance, en dépit de tous leurs engagements, dans les gros industriels, les militaires et les ex-nazis qui soutiennent Adenauer. Ainsi, pour la première fois, un parti socialiste placé au coeur d’une situation internationale en pleine évolution, pourrait peser de tout son poids en faveur du désarmement général contrôlé. L’ALLEMAGNE, NON REARMEE, SERVIRAIT DE BASE DE DEPART POUR CETTE CAMPAGNE SOCIALISTE INTERNATIONALE, et les travailleurs de tous les pays se sentiraient solidaires de cette vaste entreprise. Alors, ce sont les militaires des deux camps qui devraient reculer – ou se démasquer. Et il n’est pas impossible que la crise intérieure russe ne soit finalement influencée par une telle politique internationale. Nous répondons ici à ceux de nos camarades qui nous croient pleins d’illusions sur les chances d’une négociation entre les grandes puissances: « Nous n’avons pas d’illusions, mais nous savons – et nous l’observons en ce moment même – que le niveau de conscience politique des masses – que la lutte de classe internationale, meême dans sa phase la plus obscure et la plus embryonnaire – jouent un rôle considérable dans les décisions des gouvernements impérialistes ».

Accords sur le dos de qui?

Nous avons l’habitude, dans cette modeste revue, d’être généralement en avance sur els événements. (On peut relire par exemple ce que nous avons écrit depuis trois ans au sujet de la nécessité avant toute autre décision concernant l’Allemagne, de procéder à la consultation démocratique de ce pays réunifié.) Nous n’hésitons pas, en conséquence, à indiquer dès à présent un danger qui semble aujourd’hui bien imaginaire, mais qui peut se préciser rapidement: celui d’accords entre les « super-grands », au détriment des petites nations et du mouvement autonome des masses. Voyez comment la presse réactionnaire – ou la presse pro-soviétique, ce qui n’est pas tellement différent – apprécie les événements de Berlin-Est: vous serez édifiés sur la vraie nature des sentiments qu’ils ont inspiré à la classe ennemie, celle des munitionnaires, des impérialistes et des bureaucrates totalitaires. Les uns regrettent presque cette lutte héroïque juste au moment où les diplomates alleint tomber dans les bras les uns des autres! Et les Russes continuent de calomnier ignoblement et à emprisonner les ouvriers qui revendiquent. Ce sont des provocateurs fascistes! Il y a déjà des alliances tacites (comme celles qui se sont révélées dans le concert inattendu de louanges en faveur de Staline mort) dans cette convergence des inquiétudes et des colères! Eh bien c’est notre devoir à tous, à nous socialistes et syndicalistes libres dans tous les pays, de travailler à une autre convergence: celle qui rassemblera dans l’action solidaire tous les opprimés contre tous les oppresseurs, tous les exploités contre tous les exploiteurs. Il n’y a pas d’unité d’action possible entre des travailleurs honnêtes et les fusilleurs de Berlin-Est. Il n’y a pas de politique commune possible avec ceux qui ne pensent et n’agissent qu’en terme stratégiques, sans tenir jamais compte du fait que derrière les armes il y a des hommes. Que valent donc, aujourd’hui, les affirmations selon lesquelles l’Allemagne de l’Est était armée jusqu’aux dents, ce qui exigerait l’armement systématique et urgent de l’Allemagne occidentale? Que valent ces bataillons allemands prolongeant l’Armée Rouge quand les ouvriers des usines les dissolvent et les volatilisent sous les coups de leur action de classe? Et que vaudraient les paysans russes changés eux-mêmes en policiers de la contre-révolution, en face d’une classe ouvrière luttant pour sa liberté en même temps que contre l’exploitation capitaliste?

S’il y a, comme nous le souhaitons, des accords interntionaux qui sanctionnent enfin un commencement de détente internationale, il appartiendra aux masses ouvrières alertées et remises en marche par leurs premiers succès, de faire en sorte qu’ils ne consacrent pas un recul du mouvement de libération sociale, mais un progrès. Le choix est proche et il sera décisif: lutte de classe pour les solutions socialistes, ou reprise de la course à la militarisation et à la guerre.

Tout compte fait, les pessimistes qui ne croyaient plus à l’existence de la lutte de classe et qui se complaisaient dans le service exclusif des grandes perspectives stratégiques, feront bien de réviser leurs orientations s’ils veulent participer réellement au grand remue ménage qui se prépare. Car bientôt le troisième camp socialiste internationaliste surgira, au milieu des discussions des diplomates, et si ceux-ci n’entendent rien, des millions d’esclaves, eux, reconnaîtront clairement l’appel de leur destin. Quand ces masses déshéritées d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine et ces prolétaires industriels d’Europe et d’Amérique, auront pu s’emparer des meêms idéologies socialistes internationalistes et libertaires qui sont en train de cheminer lentement dans leur cosncience obscure, alors, bien des échaffaudages fragiles des chancelleries s’écrouleront. Et l’effrayant appareil totalitaire lui-même ne résistera plus longtemps aux pressions obstinées d’une classe laborieuse internationale qui porte dans ses mains la destinée du monde.

 

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